21 Le naufrage

 

La collision se produisit à l’aube. Konrad Arflane quittait sa cabine afin de rendre visite à Janek Ulsenn et de déterminer s’il était vraiment malade, quand un grand choc parcourut toute la longueur du navire et jeta Arflane à terre.

Il saignait du nez. Il se releva et retourna vite rejoindre Ulrica dans sa cabine. Elle était assise sur la couchette, l’air effrayé.

— Que se passe-t-il, Konrad ?

— Je vais aller voir !

Il courut sur le pont. Partout des hommes gisaient à terre. Certains étaient tombés des gréements et avaient été tués, d’autres n’étaient qu’étourdis et se relevaient déjà.

Dans la lumière pâle du soleil, il regarda vers la proue mais ne remarqua aucun obstacle. Il fila à l’avant pour essayer de distinguer quelque chose par-dessus le beaupré décoré de crânes de baleine. Il découvrit que les patins avant étaient coincés dans une crevasse peu profonde invisible d’en haut. Ce n’était pas la faute des vigies si l’obstacle n’avait pas été signalé. La crevasse ne faisait peut-être que trois mètres de large et trente centimètres de profondeur mais elle avait presque réussi à naufrager le navire. Arflane jeta une corde et descendit au bord de la fissure inspecter les patins.

Ils n’avaient pas l’air trop endommagés. Le bord de l’un d’eux était brisé et un petit morceau était tombé au fond de la crevasse, mais cela n’était pas suffisant pour compromettre leur fonctionnement.

Arflane découvrit que la crevasse se terminait quelques mètres à tribord. C’était vraiment pas de chance que la goélette l’ait croisée à cet endroit. On allait pouvoir tirer le navire, remettre les patins en position et reprendre la route.

Hinsen regardait par-dessus le bastingage.

— Qu’y a-t-il, mon capitaine ?

— Rien de grave, monsieur Hinsen. Mais les hommes vont avoir un rude travail ce matin. Il va falloir faire reculer le navire. Dites au bosco d’inverser la voilure. Cela les aidera si l’on peut attraper assez de vent.

— Très bien, mon capitaine.

Hinsen disparut aussitôt.

Alors qu’Arflane commençait à grimper à la corde à la force du poignet, Urquart s’approcha du bastingage et l’aida à l’enjamber. Le harponneur au visage émacié désigna du doigt le nord-ouest sans prononcer une parole. Arflane regarda et jura.

Une cinquantaine de sauvages chevauchaient rapidement dans leur direction. Ils montaient des animaux semblables à des ours ; assis sur la croupe large, leurs jambes pendant devant eux, ils tenaient des rênes attachées à la tête de leurs montures. Ils avaient pour armes des javelots et des épées d’os. Vêtus de fourrures, ils ressemblaient à des hommes ordinaires, à la différence des créatures qu’ils avaient rencontrées auparavant.

Arflane se précipita sur la passerelle et ordonna au porte-voix que tous les marins se munissent d’armes et se préparent au combat.

Les premiers sauvages avaient presque atteint le navire. L’un d’entre eux criait avec un étrange accent, répétant sans cesse les mêmes mots. Tout à coup, Arflane comprit.

— Vous avez tué les dernières baleines ! Vous avez tué les dernières baleines !

Les cavaliers se dispersèrent en s’approchant du navire, ayant manifestement décidé d’attaquer de tous les côtés. Arflane aperçut des visages fins et aquilins sous les capuchons ; puis des javelots commencèrent à s’abattre sur le pont.

La première vague ne blessa personne.

Arflane ramassa de chaque main des javelots finement taillés et les relança sur les sauvages les plus proches. Lui aussi rata son but. Ils n’étaient pas conçus pour ce genre de combat et, à cette distance, les sauvages étaient plus un inconvénient qu’un danger véritable.

Mais ils furent bientôt très près du navire et Arflane vit un marin tomber avant de pouvoir tirer la flèche qu’il avait préparée.

Deux autres membres de l’équipage furent abattus par des javelots bien lancés mais les représailles fusèrent des ponts et les assaillants durent payer leur tribut. Plus de la moitié des sauvages tombèrent de leurs montures, frappés par des flèches, et les survivants se retirèrent et se regroupèrent pour une nouvelle attaque à bâbord.

Arflane s’était muni d’un arc et, en compagnie de Hinsen et Manfred Rorsefne, il attendit le prochain assaut. Urquart se trouvait un peu plus loin, près du bastingage. Une demi-douzaine de javelots d’os étaient rangés à ses côtés et il avait momentanément abandonné son propre harpon, dont le poids et la taille étaient doubles de ceux des armes des sauvages.

Les pattes puissantes des plantigrades s’agitèrent prestement et les sauvages se ruèrent sur le navire en hurlant. Une nuée de javelots s’éleva en sifflant ; une nuée de flèches lui répondit. Deux sauvages moururent sous les traits d’Urquart et quatre autres furent sérieusement blessés. La plupart tombèrent sous les flèches. Arflane se retourna pour sourire à Hinsen mais il était mort, transpercé de part en part par un javelot en os. Les yeux du premier officier étaient grands ouverts et embués et sa main, qui se tenait au bastingage et le maintenait encore debout, se relâchait peu à peu. Il s’affala sur le pont.

— Urquart est blessé, je crois, murmura Rorsefne à l’oreille d’Arflane.

Arflane parcourut des yeux le bastingage, s’attendant à trouver Urquart étendu sur le sol, mais le harponneur avait arraché un javelot de son bras et sautait par-dessus le bastingage, suivi par un groupe de marins hurlants.

Les sauvages se regroupaient à nouveau, mais seuls cinq d’entre eux étaient indemnes. Quelques autres, encore en selle, étaient hérissés de flèches.

Urquart, à la tête de sa troupe, invectivait les rares survivants. Il brandissait son harpon d’un air menaçant de la main droite et de la gauche une paire de javelots. Les sauvages hésitèrent ; l’un d’eux tira son épée. Puis ils firent faire demi-tour à leurs étranges montures et s’enfuirent à toute allure sur la glace tandis qu’un Urquart triomphant gesticulait et hurlait derrière eux.

L’attaque était terminée ; il n’y avait même pas dix blessés et seulement quatre morts, dont Hinsen. Arflane considéra le corps du vieil homme et soupira. Il ne ressentait aucune rancune envers les sauvages. S’il avait bien entendu ce que criait l’un d’eux, leur chasse à la baleine avait détruit leurs moyens de subsistance.

Il avisa Rorchenof, le nouveau bosco, sur le pont et il lui fit signe d’approcher. Le bosco, découvrant le cadavre d’Hinsen, secoua la tête d’un air lugubre et regarda Arflane comme s’il était responsable de l’attaque des sauvages.

— C’était un bon marin, mon capitaine.

— C’est vrai, bosco. Je veux que vous conduisiez un groupe pour ensevelir les morts dans la crevasse. Cela gagnera du temps. Faites-le maintenant, voulez-vous ?

— Très bien, mon capitaine.

Arflane regarda derrière lui et vit qu’Urquart et sa bande massacraient les blessés avec exactement le même plaisir qu’ils avaient eu à dépecer les baleines la nuit précédente. Il haussa les épaules et regagna sa cabine.

Ulrica s’y trouvait. Il lui raconta ce qui s’était passé. Elle parut soulagée et demanda :

— Avez-vous parlé à Janek ? Vous devriez le faire ce matin.

— J’y vais maintenant.

Il sortit de la cabine et suivit la coursive. Il n’y avait qu’un seul garde en faction ; Arflane n’avait pas jugé nécessaire d’en prévoir plus. Il fit signe au garde de déverrouiller le cadenas. La porte s’ouvrit vers l’intérieur et Arflane découvrit Ulsenn allongé sur sa couchette, la mine pâle mais apparemment bien portant.

— Vous ne mangez pas beaucoup, m’a-t-on dit, dit Arflane.

Il ne pénétra pas dans la cabine mais s’appuya sur la barre pour parler à Ulsenn.

— Je n’ai pas spécialement envie de manger, dit-il avec froideur. (Il regarda Arflane fixement.) Comment va ma femme ?

— Bien.

Ulsenn eut un sourire amer. Son visage ne reflétait plus rien de la faiblesse qu’Arflane y avait lue auparavant. Cet emprisonnement semblait avoir durci son caractère.

— Voulez-vous quelque chose ? demanda Arflane.

— Bien sûr, capitaine ; mais je ne pense pas que vous soyez prêt à me l’accorder maintenant.

Arflane comprit le sous-entendu. Il fit un bref signe de tête, tira la porte et verrouilla lui-même le cadenas.

La goélette des glaces avait repris sa route mais les hommes étaient épuisés. Une atmosphère particulièrement étrange s’était emparée du navire quand le jour pointa et qu’Arflane ordonna de déployer la voilure.

La goélette se dirigea vers les glaciers dont on pouvait maintenant distinguer les détails.

Les angles et les courbes des montagnes de glace scintillaient dans le soleil, reflétant les couleurs du ciel dans un jaillissement de nuances allant du bleu ou du jaune pâle à des noirs, des verts d’agate ou des pourpres. Le passage devint bientôt visible ; c’était une ouverture très étroite dans les gigantesques falaises. Selon la carte de Rorsefne, le traverser allait prendre des jours.

Arflane observa attentivement le ciel, l’air soucieux. Il fallait s’attendre à du mauvais temps, mais il était probable qu’ils l’évitent. Il hésita et se demanda s’il devait pénétrer dans la gorge ou attendre ; puis il haussa les épaules : New York était presque en vue ; ils avaient perdu assez de temps. Une fois dans la passe, leur expédition serait quasiment terminée ; la cité était à moins de cent milles après les glaciers.

Alors qu’ils voguaient entre les collines les plus basses, à l’approche du défilé, Arflane ordonna le repli de la majeure partie de la voilure et ordonna à six hommes de monter la garde à la proue pour transmettre à la timonerie et aux quatre timoniers de service les informations sur des obstacles éventuels.

L’atmosphère irréelle parut s’alourdir à mesure que l’Esprit des Glaces approchait des falaises de glace. Les cris des vigies de proue résonnaient à présent sur toute la longueur du navire, on eût dit que le monde entier était habité de voix moqueuses et ironiques.

Konrad Arflane, les jambes solidement campées sur la passerelle, tenait fermement le bastingage de ses mains gantées. Ulrica Ulsenn était à sa droite, le visage paisible et absent, vêtue de ses plus belles fourrures ; à ses côtés se trouvait Manfred Rorsefne, apparemment le seul à ne pas être affecté par cette aventure ; sur la gauche d’Arflane. Urquart, le harpon au creux des bras, fouillait avidement les montagnes du regard.

Le navire pénétra dans la gorge profonde, s’avançant entre d’immenses falaises distantes entre elles d’un quart de mille à peine. Le sol de la gorge était lisse et le navire accéléra quand les patins rencontrèrent la glace vierge. Sous l’effet du bruit, un morceau de glace se détacha du flanc des falaises de tribord. Il rebondit plusieurs fois avant de s’écraser au sol dans un nuage de particules scintillantes.

Arflane se pencha pour s’adresser à Rorchenof qui se tenait sur le gaillard d’arrière et observait le paysage avec inquiétude.

— Dites aux vigies de parler le plus doucement possible, bosco, sinon nous risquons d’être ensevelis avant même d’avoir pu comprendre ce qui nous arrive.

Rorchenof acquiesça d’un air lugubre et se dirigea vers l’avant pour prévenir les vigies de proue. Il paraissait troublé.

Arflane lui-même se sentirait mieux quand ils auraient atteint l’autre côté de la passe. Il avait l’impression d’être un nain à côté de ces montagnes. Il décida que le défilé était suffisamment large pour permettre d’augmenter la vitesse du navire sans trop de danger.

— Toutes voiles dehors, monsieur Rorchenof ! prononça-t-il soudain.

Rorchenof manifesta quelque surprise mais ne posa pas de question.

L’Esprit des Glaces bondit toutes voiles dehors entre les murailles jumelles du canyon, longeant d’étranges formes aux sombres couleurs que le vent avait sculptées. Partout, la glace offrait l’aspect d’un verre noir et menaçant.

 

Vers le soir, le navire fut secoué par plusieurs embardées et sa course se fit saccadée.

— Ce sont les patins, mon capitaine ! cria Rorchenof à Arflane qui regardait droit devant lui.

Il faisait plus froid et le vent se levait ; plus vite ils seraient sortis de cette passe, mieux cela vaudrait.

— Nous risquons de déraper, mon capitaine, et nous écraser contre une falaise. Ou bien de tout prendre sur la tête.

— Je jugerai moi-même du danger que nous courons, bosco.

Les trois personnes qui se tenaient à ses côtés sur la passerelle le regardèrent avec curiosité mais ne pipèrent mot.

Rorchenof se gratta la tête et retourna à l’avant du navire.

La goélette vacillait dangereusement tandis que le ciel s’assombrissait et que les hautes falaises semblaient se refermer sur eux. Arflane ne fit pourtant aucune tentative pour ralentir leur allure.

Peu avant la tombée de la nuit, Rorchenof se présenta sur le pont, suivi d’un groupe de marins.

— Capitaine Arflane !

Konrad Arflane les considéra d’un air tranquille. Le navire était à présent secoué sans cesse de brefs soubresauts et les timoniers avaient de la peine à commander les patins avant.

— Qu’y a-t-il, bosco ?

— Pouvons-nous jeter les ancres, mon capitaine, et réparer les patins ? À ce train-là, nous allons tous y passer.

— Il n’y a rien à craindre, bosco.

— Nous pensons que si, mon capitaine !

— C’était la voix d’un des marins.

Un murmure d’assentiment s’éleva autour de lui.

— Retournez à vos postes, dit calmement Arflane. Vous n’avez pas encore compris la nature de l’expédition.

— Nous comprenons quand nos vies sont menacées, mon capitaine ! s’écria un autre marin.

— Il ne vous arrivera rien, les rassura Arflane.

Avec l’apparition de la lune, le vent se mit à mugir plus fort, gonflant les voiles et augmentant la vitesse du navire qui filait en trépidant le long du canyon, passant à toute allure devant les falaises blanches et étincelantes dont le sommet se perdait dans les ténèbres.

Rorchenof regarda autour de lui d’un air affolé ; un précipice se présenta et le navire le contourna en zigzaguant sur la glace.

— C’est de la folie ! cria-t-il. Donnez-nous les barques ! Vous pouvez aller où vous voulez – nous fichons le camp !

Urquart brandit son harpon :

— C’est ça que je vais vous donner si vous ne retournez pas à vos postes. La Glace-Mère nous protège. Ayez confiance !

— La Glace-Mère ! (Rorchenof cracha.) Vous êtes complètement fous tous les quatre. Nous voulons faire demi-tour !

— Nous ne pouvons pas ! cria Urquart, et il éclata d’un rire de dément. Cette passe est trop étroite pour faire demi-tour, bosco !

Le bosco à la barbe rousse montra le poing au harponneur.

— Alors, jetez les ancres principales ! Arrêtez, le navire et laissez-nous les barques ; nous rentrerons par nos propres moyens. Vous pouvez continuer.

— Nous avons besoin de vous pour manœuvrer, leur dit Arflane comme pour le raisonner.

— Vous êtes vraiment devenus fous – tous ! s’écria Rorchenof, de plus en plus désespéré. Qu’est-il arrivé à ce navire ?

Manfred Rorsefne se pencha sur le bastingage.

— Vos nerfs ont craqué, bosco, c’est tout. Nous ne sommes pas fous. Mais vous, vous êtes hystérique !

— Mais les patins… Il faut s’en occuper !

— J’ai dit non, dit Arflane.

Il sourit à Urquart et passa son bras autour des épaules d’Ulrica pour la maintenir en équilibre contre les soubresauts du navire.

Le vent hurlait maintenant dans le canyon et tendait les voiles au risque de les arracher des gréements. L’Esprit des Glaces louvoyait entre les parois de la gorge, manquant à tout instant de s’écraser contre les immenses parois ébréchées des falaises.

Sans une parole, Rorchenof fit demi-tour et précéda ses hommes dans leurs quartiers.

 

Rorsefne fronça les sourcils.

— Ils n’ont pas dit leur dernier mot, capitaine Arflane.

— Peut-être.

Arflane s’agrippa au bastingage quand le timonier réussit de justesse à éviter les falaises de bâbord. Il jeta un regard vers la timonerie et cria des paroles d’encouragement aux hommes qui se démenaient avec la barre. Ils lui répondirent d’un regard apeuré.

Quelques instants plus tard, Rorchenof réapparut sur le pont. Lui et ses hommes brandissaient des coutelas et des harpons.

— Bande d’imbéciles ! leur cria Arflane. Ce n’est pas le moment de se mutiner ! Il faut s’occuper du navire !

Rorchenof cria en direction des hommes qui se trouvaient dans les haubans :

— Repliez la voilure, les gars !

Puis il se mit à hurler et recula en titubant, l’énorme harpon d’Urquart dans la poitrine. Il tomba sur le pont et, pendant un instant, les autres ne bougèrent plus, observant avec horreur leur meneur qui agonisait.

— Ça suffit ! commença Arflane. Retournez à vos postes.

Le navire fit une nouvelle embardée et un bruit métallique s’éleva quand les chaînes de direction refusèrent de mordre dans les engrenages des patins. Les falaises de glace se dressèrent devant eux puis disparurent quand les timoniers parvinrent à replacer l’Esprit des Glaces dans la bonne direction.

Les marins hurlèrent et se précipitèrent vers la passerelle de commandement. Arflane saisit Ulrica et la poussa dans la timonerie ; il ferma la porte et se retourna pour s’apercevoir qu’Urquart et Rorsefne avaient abandonné la passerelle en sautant par-dessus le bastingage et couraient maintenant sur le pont.

Se sentant trahi, Arflane se prépara à affronter les mutins. Il était sans armes.

Le navire semblait à présent complètement à la merci du vent qui rugissait. Des bourrasques de neige giflaient les gréements et la goélette slalomait sur ses patins endommagés. Arflane était seul sur la passerelle et les premiers marins montaient déjà avec précaution l’escalier des cabines. Il attendit que le premier homme fût presque sur lui, le frappa au visage, lui arracha son coutelas et lui fracassa le crâne avec le manche.

Un paquet de neige balaya la passerelle et aveugla les marins. Arflane hurla, frappant d’estoc et de taille. Puis, alors que les mutins reculaient, estropiés, le visage en sang, Urquart et Rorsefne surgirent derrière eux.

Urquart avait récupéré son harpon et Rorsefne était armé d’un arc et d’un coutelas. Il se mit calmement à tirer des flèches dans le dos des mutins. Ils se retournèrent, en pleine confusion.

Le navire sursauta. Rorsefne fut projeté de côté ; Urquart réussit à saisir un cordage pour garder son équilibre. La plupart des marins furent expédiés dans toutes les directions et Arflane dérapa le long de l’escalier des cabines, s’accrochant à la rampe et lâchant son coutelas.

Le navire fut à nouveau ébranlé par une série de soubresauts. Arflane lutta pour remonter ; le vent s’engouffrait dans sa veste déchirée par le vent et sa barbe ruisselait. D’une main il se tenait au bastingage, de l’autre il gesticulait en direction des marins.

— Rorchenof vous a trompés ! cria-t-il. Vous voyez maintenant pourquoi il faut franchir cette passe le plus vite possible. Si nous n’y arrivons pas, le navire est fichu !

Le visage d’un marin s’avança ; il avait le regard aussi fou que celui d’Arflane.

— Pourquoi ? Pourquoi, patron ?

— La neige ! Si nous sommes pris dans la tempête, nous serons aveuglés et impuissants ! Des blocs de glace vont tomber des falaises et bloqueront le passage. La neige s’amoncellera sur notre route et nous bloquera. Si nous ne sommes pas écrasés, nous resterons prisonniers de la neige et à bout de ressources !

Au-dessus de sa tête, une voile se détacha de ses anneaux et se mit à claquer violemment contre le mât. Le hurlement du vent s’amplifia ; le navire était poussé de côté vers la falaise et semblait frotter les parois avant de revenir au centre de la gorge.

— Mais si nous continuons d’avancer, nous allons nous écraser sur une falaise et nous tuer ! cria un autre marin. Qu’avons-nous à y gagner ?

Arflane sourit et étendit les bras ; sa veste flottait derrière lui et ses yeux flamboyaient.

— Une mort rapide au lieu d’une mort lente si la chance nous abandonne complètement. Si elle reste avec nous – et vous savez que j’ai de la chance – nous serons sortis à l’aube et New York ne sera plus qu’à quelques jours de voyage !

— Vous aviez de la chance, patron ! cria le marin. Mais on dit que vous n’êtes plus l’élu de la Glace-Mère, que vous êtes allé contre sa volonté. Cette femme…

Arflane éclata d’un gros rire.

— Il vous faudra faire confiance en ma bonne fortune – c’est tout ce qui vous reste. Baissez les armes, les gars.

— Que le vent nous aide à traverser cette passe. C’est notre seul espoir.

C’était la voix d’Urquart.

Les hommes baissèrent leurs coutelas bien qu’ils ne fussent pas complètement convaincus.

— Vous seriez plus utiles dans les haubans à surveiller la voilure ! cria Manfred Rorsefne par-dessus le hurlement du vent.

— Mais les patins… commença un marin.

— On s’en occupera, dit Arflane. Au boulot, les gars. Il n’y aura pas de représailles quand nous aurons traversé cette passe, je vous le promets. Nous devons travailler ensemble – ou mourir ensemble !

Les marins commencèrent à se disperser mais leurs visages reflétaient encore la peur et le doute.

Ulrica sortit de la timonerie et s’avança avec difficulté le long du pont glissant pour saisir le bras d’Arflane. Le vent fouettait ses habits et la neige piquait son visage.

— Êtes-vous certain que les hommes ont tort ? Ne vaudrait-il pas mieux… ?

Il sourit et haussa les épaules.

— Cela n’a pas d’importance, Ulrica. Descendez vous reposer, si vous le pouvez. Je vous rejoindrai un peu plus tard.

De nouveau, le navire sursauta ; Arflane glissa sur le pont, revint avec difficulté vers elle et la conduisit vers la passerelle.

Quand elle fut en sécurité dans ses appartements, il se dirigea vers l’avant du navire, luttant contre le vent et la neige qui le giflaient et l’aveuglaient à moitié. Il atteignit la proue et scruta devant lui, ne parvenant à discerner que les falaises de part et d’autre ; pendant ce temps, le navire continuait de se balancer et de rebondir sur ses patins endommagés. Il alla jusqu’au beaupré et s’allongea dessus, se tenant d’une main à un cordage de la voile d’étai ; de l’autre, il caressait les énormes crânes de baleine, passant ses doigts sur les contours des orbites et des mâchoires grimaçantes, comme s’il pouvait y trouver la force qu’ils abritaient jadis.

Alors que la tempête de neige se calmait un peu, il aperçut devant lui les lignes noires des falaises de glace. Elles paraissaient se refermer, comme si elles glissaient sur leurs bases et se resserraient pour les emprisonner. Ce n’était qu’une illusion d’optique mais il fut intrigué.

C’est alors qu’il comprit ce qui se passait. La gorge se rétrécissait réellement à cet endroit. Peut-être les falaises s’étaient-elles vraiment déplacées car l’ouverture était à peine plus large qu’une crevasse.

L’Esprit des Glaces ne réussirait jamais à passer.

 

Il se balança désespérément le long du beaupré, uniquement conscient de la vitesse et de l’instabilité du navire, suffoqua, et traversa le pont en titubant jusqu’à l’énorme couronne de la direction. Il saisit le lourd maillet accroché à côté ; il se mit alors à frapper sur la fiche de secours. Urquart s’approchait de lui ; il tourna la tête et beugla :

— Jetez les ancres ! Pour l’amour de la Glace-Mère, Urquart ! Jetez les ancres !…

Urquart traversa le pont en courant, et ordonna aux hommes de se rendre aux épontilles pour faire sauter les chevilles qui tenaient les lames jumelles des ancres principales hors du contact de la glace.

Arflane leva les yeux, le cœur chaviré. Ils avaient presque atteint le goulot d’étranglement ; les chances de sauver le navire se réduisaient à néant.

La fiche s’enfonçait. Avec acharnement, il frappait sans discontinuer.

Tout à coup, la fiche céda. Il y eut un grincement strident quand les patins se tournèrent l’un vers l’autre à la manière d’un soc de charrue ; le navire se mit à tanguer et à vibrer violemment.

Arflane traversa le pont en courant. Il avait fait tout ce qu’il pouvait ; sa seule préoccupation était désormais la sécurité d’Ulrica.

Il atteignit sa cabine quand le navire se cabra, comme dans un orgasme monstrueux. Ulrica était là et son mari se trouvait à ses côtés.

— Je l’ai libéré, dit-elle.

Arflane grogna.

— Allons – venez sur le pont. Les chances de survivre sont minces.

Il y eut un dernier choc très violent ; les vibrations du navire se poursuivirent mais s’éteignirent progressivement à mesure que les ancres mordaient dans la glace et le stoppaient.

Arflane se précipita sur le pont et s’aperçut avec surprise qu’ils étaient à moins de dix mètres de l’endroit où le navire se serait fracassé contre les parois des falaises.

Mais l’Esprit des Glaces continua de se mouvoir. La grande goélette bascula quand les patins de bâbord se rompirent avec des craquements secs. Elle tomba sur le flanc avec un gémissement formidable, se retourna quand le vent s’engouffra dans la voilure et projeta les hommes d’équipage contre le bastingage de bâbord.

Arflane saisit Ulrica et s’agrippa de la main à une corde. Pour l’heure, sa seule préoccupation était d’abandonner le navire et de sauver leurs peaux. Il se laissa glisser le long de la corde et sauta sur la glace dure, entraînant la femme avec lui loin du bâtiment, malgré le vent debout.

Dans la tempête déchaînée, il était difficile de distinguer les falaises ou la masse de la goélette.

Il entendit un craquement sur le flanc de la gorge puis perçut un bruit nouveau au-dessus de sa tête quand des morceaux de glace se mirent à dégringoler.

Il chercha alors à s’abriter sous un surplomb de l’autre falaise. Il s’arrêta, haletant, et jeta un regard vers le navire brisé. On ne pouvait absolument pas savoir qui avait réussi à s’échapper du navire ; quand le rideau de neige s’écarta un instant, il aperçut une silhouette près du bastingage. Il entendit une voix par-dessus les gémissements du vent. On aurait dit celle d’Ulsenn. – Il a voulu ce naufrage ! Il l’a voulu !…

Cela ressemblait au cri stupide d’un oiseau. Le vent mugit encore plus fort et couvrit la voix puis une avalanche de glace s’abattit sur le navire.

Ulrica et Arflane s’enlacèrent et regardèrent l’Esprit des Glaces se faire écraser par les immenses blocs qui se détachaient ; le navire sursautait comme un animal agonisant, sa coque se brisait, ses mâts craquaient et volaient en éclats, tout se désintégrait beaucoup plus rapidement qu’Arflane ne l’aurait cru. La goélette explosait dans un nuage de débris de glace et de neige tourbillonnante, sous les immenses murailles déchiquetées des montagnes de glace.

Arflane se mit à sangloter devant ce spectacle ; c’était comme si la destruction du navire signifiait la fin de tout espoir. Il attira Ulrica à lui et l’enlaça plus pour se réconforter que par égard pour elle.