1 Konrad Arflane

 

Quand Konrad Arflane se retrouva sans navire des glaces sous son commandement, il quitta la cité-crevasse de Brershill et partit à ski vers le grand plateau glaciaire ; il s’en allait afin de décider s’il devait vivre ou mourir.

Pour ne s’autoriser aucun compromis, il emporta une petite quantité de vivres et d’équipement, calculant que, s’il n’avait pas fait son choix dans les huit jours, il mourrait de toute façon de faim et de froid.

Il considérait avoir de bonnes raisons d’agir ainsi. Bien qu’il n’eût que trente-cinq ans et qu’il fût l’un des capitaines les plus célèbres de tout le plateau, il avait peu de chances d’obtenir un nouveau poste de commandement à Brershill et il se refusait à envisager de servir un autre patron en tant que premier ou second officier, même s’il en avait la possibilité. Moins de quinze ans auparavant, Brershill possédait une flotte de plus de cinquante navires. Elle se réduisait à présent à vingt-trois. Et, bien qu’il ne fût pas morbide, Arflane avait décidé qu’il n’y avait qu’une seule alternative à un commandement dans une cité étrangère : la mort.

Alors il partit vers le sud et traversa le plateau. Les navires seraient rares dans cette direction, et bien peu le dérangeraient.

Arflane était un homme grand et fort, la barbe rousse et fournie que le givre faisait étinceler. Il était vêtu de la fourrure noire du phoque et de la fourrure blanche de l’ours. Un épais capuchon de peau d’ours préservait sa tête de la morsure du vent froid ; pour se protéger de la réverbération du soleil sur la neige, une visière de tissu léger était tendue sur un cadre d’os de phoque. À la hanche, dans un fourreau de peau de phoque, il portait un court poignard et, dans chaque main, un harpon de deux mètres cinquante qui lui servait d’arme autant que de bâton. Ses skis étaient de longues bandes découpées dans les os de la grande baleine de terre. Ils lui permettaient d’atteindre une bonne vitesse et il se trouva bientôt au-delà des routes normales de navigation.

De même que ses ancêtres étaient des marins, Arflane était un homme de la glace. Il avait les mêmes habitudes solitaires, la même assurance, la même expression lointaine dans le gris de ses yeux. La seule grande différence entre Arflane et ses ancêtres était qu’ils avaient dû parfois s’éloigner de la mer, tandis que lui ne quittait jamais la glace ; car, en ce temps-là, elle recouvrait le monde entier.

Arflane le savait : elle était présente en tout point de la carte, sous une forme ou une autre ; falaises de glace, plaines de glace, vallées de glace et même, bien qu’il en eût seulement entendu parler, cités entières de glace. Une glace à la teinte constamment changeante, selon la couleur du ciel : bleu pâle, mauve, outremer, pourpre, jaune ou vert émeraude. En été, les crevasses, les glaciers et les grottes devenaient encore plus spectaculaires avec les teintes riches, profondes et scintillantes qu’ils reflétaient, tandis qu’en hiver les sinistres montagnes et plateaux de glace possédaient une grandeur irrésistible, silhouettes érigées, blanches, grises, noires sous les cieux funèbres lourds de neige. En toute saison, il n’y avait pas de paysage qui ne fût de glace dans ces variétés ou ces couleurs, et Arflane était pleinement conscient que jamais cela ne changerait. La glace demeurerait pour l’éternité.

Le grand plateau glaciaire, la région qu’Arflane connaissait le mieux, occupait et recouvrait entièrement la partie du monde jadis connue sous le nom de Matto Grosso. Les vallées et les montagnes originelles avaient depuis longtemps été englouties par les glaces, et le plateau actuel, d’un diamètre de plusieurs centaines de kilomètres, montait en pente douce vers les hauteurs pour rejoindre sur la périphérie une glace plus grossière. Arflane connaissait le plateau mieux que quiconque, car il avait navigué pour la première fois avec son père avant son deuxième anniversaire et avait commandé une goélette à voiles d’étai avant ses vingt et un ans. Son père s’appelait Konrad Arflane, comme chacun des représentants mâles de la lignée depuis des centaines d’années, et tous avaient été commandants. Quelques générations auparavant, des membres de la famille Arflane avaient même possédé des vaisseaux.

Les navires des glaces – pour la plupart des vaisseaux de commerce ou de pêche – étaient des voiliers montés sur des patins semblables à des skis gigantesques qui leur permettaient de traverser la glace à grande vitesse. Vieux de plusieurs siècles, les navires étaient le principal moyen de communication, de subsistance et de commerce pour les habitants des Huit Cités du plateau. Ces colonies, nichées dans des crevasses au-dessous du niveau de la glace, possédaient des bateaux à voiles et leur pouvoir dépendait de l’importance et de la qualité de leur flotte.

La ville natale d’Arflane, Brershill, avait jadis été la plus puissante mais sa flotte s’amoindrissait rapidement. On comptait à présent plus de capitaines que de bateaux ; car Friesgalt, de tout temps principale rivale de Brershill, s’était désormais hissée au rang de première ville du plateau et imposait ses conditions commerciales, monopolisant les terrains de chasse et rachetant, comme cela s’était produit pour la barque-goélette d’Arflane, les navires des hommes des autres cités incapables de la concurrencer.

 

Cela faisait six jours que Konrad Arflane avait quitté Brershill et il n’avait toujours pas statué sur son destin, quand il aperçut une forme sombre s’approcher lentement sur la plaine blanche et glacée. Il fit halte et scruta devant lui, essayant de déterminer la nature de la chose. Rien ne lui permettait d’en évaluer la taille. Ce pouvait être une baleine de terre blessée qui se traînait sur ses immenses nageoires musclées comme un chien sauvage qui se serait éloigné des étangs chauds où il chassait les phoques.

L’expression habituelle d’Arflane était détachée et insolente, mais une lueur de curiosité pointa dans ses yeux tandis qu’il observait la lente progression de la créature. Il réfléchit à ce qu’il devait faire.

Les cieux tourmentés, immenses et gris, lourds de neige, roulaient au-dessus de sa tête et occultaient le soleil. Relevant sa visière, Arflane examina la chose en mouvement et se demanda s’il fallait s’approcher ou l’ignorer. Il n’était pas venu sur la glace pour chasser, mais s’il s’agissait d’une baleine, il pouvait l’achever et y graver sa signature, il deviendrait relativement riche ; dès lors, il lui serait beaucoup plus facile de décider de son avenir.

En fronçant les sourcils, il planta ses harpons dans la glace et s’élança sur ses skis. Ses muscles roulaient sous sa veste de fourrure et le sac brinquebalait dans son dos tandis qu’il glissait rapidement vers la créature. Ses mouvements étaient retenus, presque nerveux. Il était penché sur ses skis et progressait avec aisance sur la glace.

L’espace d’un instant, le soleil rouge perça les couches de nuages froids et la glace étincela d’un bout à l’autre de l’horizon comme un lit de diamants. Arflane découvrit que c’était un homme qui gisait sur la glace. Puis, le soleil disparut à nouveau.

Arflane fut contrarié. Une baleine, voire un phoque, aurait pu être tuée et servir à quelque chose, mais un homme n’était d’aucune utilité. Ce qui l’ennuyait plus encore, c’est qu’il avait délibérément choisi cette route pour éviter tout contact humain.

Tout en filant sur la glace silencieuse en direction du corps, il songea à l’abandonner là. La morale des pays de glace ne l’obligeait nullement à l’aider, et il n’éprouverait aucun remords en le laissant mourir. Malgré sa nature taciturne, Arflane continuait cependant d’approcher. Difficile d’attiser sa curiosité mais, quand cela était, il devait la satisfaire. Une présence humaine était très rare dans cette région.

Quand il fut assez près pour distinguer les détails de la silhouette sur la glace, il s’arrêta progressivement et l’observa.

La vie de cet homme ne tenait plus qu’à un fil. Le visage, les mains et les pieds, exposés à l’air libre, étaient violets de froid et couverts de boursouflures. Du sang avait gelé sur la tête et les bras. Une jambe était complètement hors d’usage, cassée ou engourdie. D’insuffisants lambeaux de riches fourrures étaient maintenus au corps par des bandes de boyau et de cuir : la tête était nue et la chevelure grise étincelait de givre. C’était un vieillard, mais il était grand et large d’épaules. L’homme rampait toujours, avec une extraordinaire ténacité animale. Les yeux, rouges et à demi aveugles, regardaient fixement droit devant ; la tête massive et décharnée, dont les lèvres bleuies étaient gelées en un rictus, roulait tandis que le corps se déplaçait sur les coudes et sur le ventre le long de la plaine glacée. Il n’avait pas remarqué Arflane.

Konrad Arflane contempla un instant la silhouette d’un air morose, puis, il se détourna pour s’éloigner. Il ressentait une admiration obscure pour le vieillard agonisant. Il pensait qu’il aurait tort de se mêler d’une épreuve aussi intime. Il équilibra ses harpons, prêt à s’élancer sur la glace dans la direction d’où il était venu, mais, entendant un bruit derrière lui, il se retourna et vit que le vieillard s’était effondré et gisait maintenant, immobile sur la glace blanche. Sa mort ne serait pas longue à venir.

Sur un coup de tête, Arflane fit demi-tour et s’approcha du corps avant de s’accroupir à côté. Posant un harpon et prenant appui sur l’autre, il saisit une épaule du vieillard dans sa main gantée. L’étreinte fut douce, presque une caresse.

— Vous êtes un vieil homme têtu, murmura-t-il.

Il bougea si bien qu’Arflane découvrit le visage gelé sous la chevelure hirsute et givrée. Il ouvrit lentement les yeux : ils étaient emplis d’une folie intérieure. Les lèvres bleues et gonflées s’écartèrent et un son guttural sortit de la gorge. Arflane contempla un instant le regard dément d’un air méditatif, puis il défit son sac volumineux et l’ouvrit pour en sortir une gourde d’eau-de-vie. Il la déboucha maladroitement, approcha le goulot de la bouche boursouflée et tordue et versa quelques gouttes entre les lèvres. Le vieillard avala, toussa et hoqueta, puis dit d’une voix faible :

— J’ai l’impression de brûler, et pourtant c’est impossible. Avant de partir, monsieur, dites-moi si la route est encore longue jusqu’à Friesgalt…

Puis il ferma les yeux et sa tête retomba. Arflane l’observa avec perplexité. Il devinait, d’après ses lambeaux de vêtements et son accent, que le mourant était un aristocrate friesgaltien. Comment avait-il pu se retrouver seul sur la glace sans serviteurs, une fois de plus, Arflane songea à le laisser mourir. Il n’avait rien à gagner à tenter de sauver cet homme, presque un cadavre déjà. Il n’éprouvait que haine et mépris envers les seigneurs de Friesgalt, dont les puissants navires des glaces dominaient à présent les plaines gelées. Comparé aux habitants des autres cités, la noblesse friesgaltienne était nonchalante et sans dieu. Elle tournait ouvertement en dérision la doctrine de la Glace-Mère ; elle poussait les familles aux excès ; elle se montrait volontiers dépensière, refusait que ses femmes accomplissent le moindre travail manuel et accordait même à certaines d’entre elles l’égalité avec les hommes.

Arflane soupira, fronça de nouveau les sourcils, puis il se pencha sur le vieil aristocrate et le jaugea. Il pesait d’un côté ses préjugés personnels, son propre instinct de conservation, et de l’autre son admiration involontaire pour la ténacité et le courage de cet homme. S’il était le survivant d’un naufrage, il était clair qu’il avait rampé plusieurs milles pour parvenir jusqu’ici. Un naufrage était la seule explication plausible à sa présence sur la glace. Arflane prit sa décision. Il sortit de son paquetage un sac de couchage doublé de fourrure, le déroula et retendit sur le sol. Piétinant maladroitement sur ses skis, il s’approcha des jambes de l’homme, les introduisit dans l’ouverture du sac et s’escrima à y faire entrer le reste du corps avant de serrer fermement le haut du sac autour de la tête, ne laissant qu’une petite ouverture pour lui permettre de respirer. Puis il modifia la position de son paquetage en le plaçant sur sa poitrine, et hissa le sac de couchage sur son dos jusqu’à ce que le visage emmitouflé soit à la hauteur de ses larges épaules. Il tira deux longueurs de cuir d’une musette et affermit la position du vieillard emmailloté de fourrure. Puis, avec difficulté, même pour quelqu’un de sa carrure, il appuya sur ses harpons et se mit en route pour le long voyage à ski vers Friesgalt.

Le vent se levait. En altitude, il avait lacéré les nuages en banderoles grises et tourbillonnantes, révélant le soleil qui dessinait des taches d’ombre sur la glace. Celle-ci semblait vivante, tel un raz de marée, noire sous les nuées, rouge à la lumière, étincelante comme l’eau vive. On aurait cru que le plateau se déployait à l’infini, sans la moindre saillie, sans horizon, seuls les nuages paraissaient rejoindre la glace dans le lointain. Le soleil se couchait, et il ne lui restait plus que deux heures pour voyager, car il était peu recommandé de circuler la nuit. Il se dirigeait vers l’ouest, vers Friesgalt, à la poursuite du grand globe rouge qui sombrait. Une neige légère et de fines particules de glace voletaient sur le plateau, poussées, comme il l’était, par le vent froid. Les bras robustes d’Arflane manœuvraient les grands harpons d’avant en arrière, tandis qu’il se penchait en avant, en partie à cause de la vitesse et en partie à cause du fardeau qu’il portait sur le dos, les jambes à peine écartées sur les solides skis en os de baleine.

Il continua d’avancer jusqu’à ce que le crépuscule cède la place aux ténèbres, et la lune et les étoiles apparaissaient par intermittence au travers des nuages de plus en plus denses. Puis, il ralentit et s’arrêta. Le vent tombait, désormais réduit à un soupir lointain ; il s’éteignit même totalement quand Arflane déposa le corps, retira le paquetage de sa poitrine et planta sa tente, enfonçant à l’oblique les piquets d’os dans la glace.

Lorsqu’elle fut montée, il y fit rentrer le vieillard et mit en marche son chauffage individuel ; c’était un bien précieux, mais il s’en défiait presque autant que d’une flamme nue, ce qu’il n’avait vu que deux fois dans sa vie. L’appareil fonctionnait grâce à de petites piles solaires et Arflane, comme tout le monde, ne comprenait pas comment il fonctionnait. Même les explications des livres anciens n’avaient pas de sens pour lui. Les piles étaient censées ne pas s’user ou quasiment, mais il devenait rare d’en trouver de bonnes.

Il prépara un bouillon pour eux deux et, grâce à une nouvelle rasade d’eau-de-vie, il revigora le vieillard, relâchant les cordes à l’ouverture du sac.

La lune brillait au travers de la toile de tente et donnait à Arflane suffisamment de lumière pour qu’il puisse travailler. Le Friesgaltien toussa et gémit. Arflane le sentit frissonner.

— Voulez-vous de la soupe ? lui demanda-t-il.

— Un peu, si vous pouvez vous en passer.

La voix fatiguée, mais qui gardait encore l’écho d’une force passée, avait un accent de perplexité.

Arflane mit un gobelet de bouillon chaud devant les lèvres gercées. Le Friesgaltien l’avala et gémit.

— C’est assez pour l’instant, je vous remercie.

Arflane replaça le gobelet sur le chauffage et resta silencieusement accroupi un moment. Ce fut le Friesgaltien qui parla le premier.

— À quelle distance sommes-nous de Friesgalt ?

— Pas loin. Peut-être dix heures de ski. Nous pourrions partir pendant que la lune est levée, mais je ne suis pas les routes indiquées. Je ne vais pas prendre le risque de voyager avant l’aube.

— Bien sûr. Je pensais être plus près, mais… (Le vieillard toussa de nouveau, doucement, puis émit un faible gémissement.) On se trompe facilement sur les distances. J’ai eu de la chance. Vous m’avez sauvé. Je vous en suis reconnaissant. D’après votre accent, je peux dire que vous êtes de Brershill. Pourquoi ?…

— Je ne sais pas ! dit Arflane.

Le silence se fit et Arflane se prépara à s’allonger sur le tapis de sol. Le vieillard avait son sac de couchage mais il ne ferait pas trop froid si, contrairement à ses habitudes, il laissait le chauffage. La faible voix se fit entendre à nouveau.

— Il n’est pas banal de voir un homme voyager seul dans les étendues glaciaires non répertoriées, même en été.

— C’est vrai, répondit Arflane.

Après un arrêt, le Friesgaltien dit d’une voix enrouée et manifestement fatiguée :

— Je suis le Seigneur Pyotr Rorsefne. La plupart m’auraient laissé mourir sur la glace – même ceux de ma propre cité.

Arflane grommela d’un ton impatient.

— Vous êtes généreux, ajouta le Seigneur de Friesgalt avant de s’endormir enfin.

— Ou peut-être complètement idiot, dit Arflane en hochant la tête. Il s’allongea sur le tapis de sol, les mains derrière la tête. Pendant un instant, il plissa les lèvres et fronça légèrement les sourcils. Puis il sourit, avec un peu d’ironie. Le sourire s’effaça quand lui aussi s’endormit.