7 Les funérailles sur la glace
Le Seigneur Pyotr Rorsefne mourut pendant leur absence ; ses funérailles eurent lieu deux jours plus tard.
Le même jour furent ensevelis Brenn, de la Douce Vierge, et Haeber, premier officier du yacht des glaces. Trois cérémonies séparées se tinrent en dehors de la ville, mais seule celle de Rorsefne fut splendide.
Portant son regard sur la glace blanche, avec sa couche de neige que le vent glacial faisait tourbillonner, Arflane voyait les trois convois funèbres. Il pensa que c’étaient les Rorsefne qui avaient tué son vieil ami Brenn, ainsi que Haeber ; cette excursion sur les terrains de chasse avait causé leur mort à tous les deux. Mais il ne parvint pas à ressentir beaucoup d’amertume.
Au loin, sur sa gauche et sur sa droite, des traîneaux noirs portaient les cercueils simples de Brenn et de Haeber, tandis que devant lui se déroulait la procession funèbre de Pyotr Rorsefne à laquelle il participait. Il avait pris place derrière les membres de la famille, mais devant les serviteurs et les autres personnes du convoi. Son visage était solennel et il ressentait très peu d’émotion, en dépit du choc qu’il avait reçu en apprenant la mort de Rorsefne.
Vêtu du manteau de deuil en peau de phoque noire sur lequel était cousu l’insigne rouge du clan des Rorsefne, Arflane était assis dans un traîneau tiré par des loups à la robe teinte en noir. Il en tenait lui-même les rênes. Manfred Rorsefne et la fille du défunt, Ulrica, portant eux aussi de lourds manteaux noirs, étaient également installés côte à côte dans un traîneau tiré par des loups noirs, tandis que derrière eux suivaient divers membres des familles Rorsefne et Ulsenn. Janek Ulsenn était trop souffrant pour être présent. En tête de la procession avançait lentement le traîneau funèbre, à la proue et à la poupe majestueuses, portant le cercueil orné d’ivoire dans lequel reposait le seigneur disparu.
La procession funèbre glissait pesamment sur la glace. Dans le ciel, de gros nuages blancs se rassemblaient, masquant le soleil. Une neige légère s’était mise à tomber.
La fosse mortuaire apparut finalement. Elle avait été creusée dans la glace et des blocs miroitants s’empilaient sur un côté. À proximité s’élevait une grosse grue qui avait servi à hisser les blocs. Avec ses traverses et ses cordes pendantes, se découpant sur le ciel froid, elle avait tout d’une potence.
L’atmosphère était calme, on n’entendait que le doux grincement des patins et le faible gémissement du vent.
Une silhouette immobile se tenait près des blocs empilés. C’était Urquart, le visage aussi impassible qu’à l’ordinaire, portant comme d’habitude sa longue lance, venu assister aux funérailles de son père. La neige qui recouvrait sa chevelure en hauteur et ses épaules accentuait sa ressemblance avec un membre de la hiérarchie de la Glace-Mère.
Quand ils s’approchèrent et qu’Arflane put percevoir les craquements des poutrelles sous l’action du vent, il s’aperçut que le visage d’Urquart n’était pas totalement vide d’expression. Il témoignait d’une déception singulière, ainsi que de colère.
Lentement la procession s’arrêta près du trou noir dans la glace. La neige tombait sur le cercueil. Le vent s’engouffra dans leurs manteaux et rejeta en arrière le capuchon d’Ulrica Ulsenn. Arflane aperçut son visage baigné de larmes quand elle le remit en place. Manfred Rorsefne, le bras en écharpe sous sa pelisse, fit un signe de tête à Arflane. Ils descendirent de leurs traîneaux et, accompagnés par quatre membres de la famille, s’approchèrent du cercueil.
Manfred, aidé par un garçon d’une quinzaine d’années, détacha les loups noirs et tendit leurs harnais à deux serviteurs. Puis trois hommes poussèrent le lourd traîneau vers la fosse.
Pendant un instant, il demeura en équilibre sur le bord, comme s’il refusait de basculer, puis il glissa et tomba dans les ténèbres. Ils l’entendirent s’écraser au fond ; puis ils se dirigèrent vers la pile de cubes de glace afin de les jeter dans la fosse et la sceller. Mais Urquart avait déjà saisi le premier bloc à deux mains, et pour une fois, son harpon gisait sur le sol, là où il l’avait posé. Il leva haut le bloc, puis le jeta de toutes ses forces, les dents découvertes et les yeux pleins de feu. Il s’arrêta, observa la fosse, s’essuya les mains sur sa veste graisseuse puis il s’éloigna après avoir ramassé son harpon, tandis qu’Arflane et les autres se mettaient à pousser les autres cubes vers le bord.
Il fallut une heure pour combler la fosse et y planter le pavillon arborant les armes des Rorsefne. L’étoffe claqua dans le vent. Tout autour étaient rassemblés les membres du convoi, tête baissée, et Manfred Rorsefne utilisa sa main valide pour grimper maladroitement sur le tas de glace et prononcer l’oraison funèbre.
— Le fils de la Glace-Mère a regagné son sein glacial, commença-t-il selon la tradition. Elle lui a donné la vie, elle la lui a reprise ; mais il vivra éternellement dans les palais de glace où la Mère tient sa cour. Impérissable, elle gouverne le monde. Impérissables sont ceux qui la retrouvent. Impérissable, elle engendrera un monde unique, sans âge ni mouvement ; sans désir ni frustration ; sans colère ni joie ; un monde parfait, entier et silencieux. Rejoignons-la bientôt.
Il s’était exprimé d’une voix claire et précise, avec toutefois une pointe d’émotion.
Arflane mit un genou en terre et répéta la phrase finale :
— Rejoignons-la bientôt.
Derrière lui, mais avec moins de ferveur, les autres suivirent son exemple, murmurant les mots que lui avait prononcés avec conviction.