22 L’expédition

 

Au matin, la neige avait cessé mais les cieux restaient gris et chargés au-dessus des pics sombres des glaciers. La tempête s’était calmée presque aussitôt après la destruction de l’Esprit des Glaces, comme si l’anéantissement du navire avait été son unique objectif.

Arflane et Ulrica cheminaient parmi les tas informes de neige et de glace vers le goulot de la gorge où l’épave était venue se coucher. Ils furent rejoints par Rorsefne et Ulsenn. Quelques marins se tenaient près des monceaux de fibre de verre brisée et de métal, comme s’ils espéraient que le navire allait reprendre son ancienne forme par un coup de baguette magique. Urquart déambulait parmi les débris, tel un charognard.

Le jour était froid et sinistre. Ils frissonnaient et les volutes blanches de leur haleine restaient suspendues dans l’air. Ils regardèrent autour d’eux et virent partout des corps mutilés ; la plupart des marins avaient été tués et les sept survivants regardaient Arflane avec rancœur, lui reprochant la témérité qui les avait menés à ce désastre.

L’attitude d’Ulsenn envers Arflane et Ulrica était lointaine et neutre. Il leur adressa un signe de tête quand il les vit se diriger vers l’épave. Rorsefne souriait et fredonnait une chanson, comme s’il s’amusait d’une plaisanterie comprise de lui seul.

Arflane se tourna vers lui et montra du doigt l’étroit passage entre les falaises.

— Il n’était pas indiqué sur la carte, n’est-ce pas ?

Il avait parlé fort, comme pour se défendre, et pour que les marins puissent l’entendre.

— Il n’était pas mentionné, lui accorda Rorsefne qui souriait tel un acteur égayé par son texte. Les falaises ont dû se rapprocher. J’ai déjà entendu parler d’un tel phénomène. Qu’allons-nous faire maintenant, capitaine ? Il ne reste plus aucune barque. Comment allons-nous rentrer ?

Arflane lui lança un regard menaçant :

— Rentrer ?

— Vous voulez dire que vous voulez continuer, n’est-ce pas ? dit Ulsenn d’une voix neutre.

— C’est ce qu’il y a de plus raisonnable à faire, répondit Arflane. Nous ne sommes qu’à cinquante milles de New York, ou à peu près, et à plusieurs milliers de milles de chez nous…

Urquart ramassa plusieurs planches d’ivoire qui provenaient des écoutilles brisées.

— Des skis, dit-il. Nous pourrions rallier New York en une semaine, voire moins.

Rorsefne se mit à rire.

— Infatigable ! Je suis avec vous, capitaine.

Les autres ne dirent rien ; il n’y avait plus rien à dire.

 

En deux jours, le petit groupe eut franchi la passe et entreprit la traversée de l’immense plaine de glace qui s’étendait au-delà de la chaîne des glaciers. Le temps était toujours mauvais, la neige tombait parfois et le froid leur gelait les os. Ils avaient transformé des harpons et des planches d’ivoire en piquets et en skis et portaient au dos des sacs de provisions.

Ils étaient complètement épuisés et parlaient rarement, même quand ils s’arrêtaient camper. Ils suivaient une route calculée grâce à un petit compas que Manfred Rorsefne avait déniché parmi les débris de son coffre de voyage.

Pour Arflane, l’espace tout entier se réduisait à une immense plaine blanche et le temps n’existait plus. Son visage, ses mains et ses pieds étaient rongés par le froid ; sa barbe était incrustée de particules de glace, ses yeux rouges et gonflés. Il avançait mécaniquement sur ses skis, suivi par les autres qui, comme lui, se déplaçaient comme des automates. Penser ne signifiait plus que se souvenir de manger et se protéger au mieux du froid ; tout langage se réduisait à des communications monosyllabiques si l’un décidait de s’arrêter ou de changer de direction.

Arflane et Ulrica restaient ensemble par habitude mais ne ressentaient plus rien l’un pour l’autre.

Dans de telles conditions, le petit groupe aurait pu continuer sans jamais trouver New York, jusqu’à ce que tous ses membres meurent les uns après les autres ; la mort même n’aurait été qu’un passage insensible car le froid était tellement vif que la douleur n’existait plus. Deux marins périrent : les autres les laissèrent là où ils étaient tombés. Urquart était le seul qui ne semblait pas souffrir de la fatigue. Quand les marins moururent, il fit le signe de la Glace-Mère avant de poursuivre son chemin.

Aucun d’eux ne s’était aperçu que le compas était faussé et qu’ils effectuaient dans l’immensité blanche une large courbe qui les menait à l’opposé de l’endroit où New York était censé se trouver.

 

D’allure générale, les sauvages ressemblaient à ceux qui les avaient attaqués après le massacre des baleines. Ils étaient entièrement vêtus de fourrures blanches et chevauchaient des animaux blancs semblables à des ours. Ils levèrent leurs épées et leurs javelots quand ils s’approchèrent pour bloquer la progression du petit groupe.

Arflane ne les découvrit qu’à ce moment-là. Il vacilla sur ses skis et observa de ses yeux rougis les visages aquilins et souriants des cavaliers. Il leva péniblement son harpon dans un geste de défense, mais il fut trop lourd pour lui.

Tout à coup, Urquart poussa un cri et lança l’un après l’autre ses deux harpons, puis il fit glisser de son épaule son arme personnelle quand deux sauvages descendirent de leurs montures.

Leur chef cria et fit un signe à ses hommes ; ils galopèrent vers le petit groupe, les javelots dressés. Arflane lança son harpon pour défendre Ulrica mais il reçut au visage un coup violent qui lui fit perdre l’équilibre. Puis on le frappa à la tête et il perdit conscience.