19 La lumière
Le matin qui suivit la conversation entre Rorsefne et Hinsen, Arflane fut réveillé par des coups frappés à la porte de sa cabine. Il se leva lentement et reposa les fourrures sur le corps endormi d’Ulrica. Il mit sa veste et ses jambières avant de déverrouiller la porte.
Manfred Rorsefne était là ; derrière lui, le brouillard tourbillonnait et pénétrait dans la cabine. Le jeune homme avait les bras croisés et affichait un air dédaigneux.
— Puis-je vous parler, capitaine ?
— Plus tard, grogna Arflane en jetant un coup d’œil vers la couchette où remuait Ulrica.
— C’est important, dit Manfred en s’avançant.
Arflane haussa les épaules et recula pour laisser entrer Rorsefne ; à ce moment, Ulrica ouvrit les yeux et les vit tous les deux. Elle fronça les sourcils.
— Manfred…
— Bonjour, cousine, dit Rorsefne.
Il avait la voix teintée d’une pointe humour que ni Arflane ni Ulrica ne purent comprendre. Ils le regardèrent avec circonspection.
— Ce matin, j’ai parlé à M. Hinsen, dit Rorsefne en se dirigeant vers les deux coffres d’Ulrica et d’Arflane. Il croit que le temps va bientôt s’éclaircir. (Il s’assit sur un coffre.) S’il a raison, nous allons vite reprendre de la vitesse.
— Qu’est-ce qui lui permet de penser cela ? demanda Arflane sans manifester de véritable intérêt.
— Le brouillard a l’air de se dissiper. Il y a moins de neige depuis quelques jours. L’air est plus sec. Je crois que M. Hinsen a assez d’expérience pour tirer des conclusions justes de tels indices.
Arflane approuva mais se demanda quelle était la véritable raison de la visite de Rorsefne. Ulrica s’était retournée, avait enfoui son visage dans les oreillers de fourrure et tiré les couvertures.
— Comment va votre épaule ? demanda négligemment Rorsefne.
— Ça va, grogna Arflane.
— Vous n’avez pas l’air en forme, capitaine.
— Je n’ai rien du tout, dit Arflane sur la défensive.
Il redressa un peu son dos voûté et alla lentement vers la cuvette près du tonneau d’eau. Il tourna le robinet, et aspergea son visage ridé.
— Le moral n’est pas bon à bord, continua Rorsefne.
— C’est ce qu’il semble.
— Urquart donne aux hommes de quoi s’occuper mais ils ont besoin de quelqu’un de plus expérimenté, qui saurait tirer d’eux le maximum, dit Rorsefne avec une intention marquée.
— Urquart a l’air de très bien se débrouiller, dit Arflane.
— Bien sûr. Mais ce n’est pas ce que je veux dire.
Surpris par la franchise de Rorsefne, Arflane fit volte-face et s’essuya la figure sur sa manche.
— Cela ne vous regarde pas, dit-il.
— Vous avez raison. C’est bien entendu le rôle du capitaine que de s’occuper des problèmes de son navire. Mon oncle vous a offert ce commandement parce qu’il croyait que vous seul étiez capable de conduire l’Esprit des Glaces jusqu’à New York.
— C’était il y a longtemps, dit Arflane d’une façon évasive.
— Je vous rafraîchis la mémoire, capitaine.
— Est-ce bien cela que votre oncle voulait ? Il me semble qu’il a très bien prévu ce qui allait se produire pendant ce voyage. Il a tout combiné à part m’offrir sa fille, Rorsefne, et cela juste avant de mourir.
Ulrica s’enfouit encore plus dans les oreillers de la couchette.
— Je sais. Mais je ne pense pas qu’il ait très bien compris la complexité de votre caractère et du sien. Il croyait que cela allait arriver tout naturellement. Il n’avait pas imaginé que Janek nous accompagnerait. Je me demande si mon oncle savait ce que voulait dire conscience, au sens propre du mot. Il n’a pas compris à quel point un sentiment de culpabilité pouvait conduire à l’apathie et à l’autodestruction.
Arflane lui répondit, sur la défensive :
— Vous me parlez d’abord du moral de l’équipage et, ensuite, de mes sentiments et de ceux d’Ulrica. Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?
— Tout est lié. Vous le savez très bien, capitaine, dit Rorsefne en se redressant. (Bien qu’étant plus petit, il donnait l’impression de dominer Arflane.) Vous êtes souffrant et votre mal est mental et émotionnel. Les hommes le comprennent, même s’ils sont incapables de le formuler. Nous manquons désespérément de bras. Quand nous demandons à un marin d’assumer le travail de deux, nous constatons qu’il réalise à peine ce qu’on exigeait normalement de lui avant l’attaque. Les hommes respectent Urquart mais ils le craignent également. C’est un étranger. Ils ont besoin de quelqu’un avec qui ils ont des affinités. Vous étiez celui-là. Maintenant, ils commencent à croire que vous êtes aussi insolite qu’Urquart.
Arflane se frotta le front.
— Qu’est-ce que cela peut faire à présent ? Par ce temps, le navire peut à peine avancer. Que croyez-vous que je vais faire, apparaître sur le pont et les rassurer pour qu’ils puissent chanter en chœur au lieu de ronchonner en attendant que le brouillard se lève ? Quel bien cela leur fera-t-il ? De quelle action ont-ils besoin ? D’aucune !
— Je vous ai dit qu’Hinsen pensait que le temps allait s’améliorer, dit Rorsefne d’un air patient. De plus, vous connaissez vous-même l’importance des attitudes du capitaine, et cela, quelle que soit la situation. Vous ne devriez pas tant vous dévoiler hors d’ici, capitaine.
Arflane se mit à nouer lentement les cordons de sa veste. Il secoua la tête et soupira à nouveau. Rorsefne s’approcha de lui.
— Baladez-vous sur le navire, capitaine Arflane. Voyez si le marin que vous êtes est satisfait de son état. Les voiles sont mal ferlées, les ponts sont couverts de neige sale, les écoutilles ne sont pas attachées et les gréements ne sont pas liés. Le navire est aussi malade que vous-même. Il est en train de pourrir !
— Laissez-moi, dit Arflane en tournant le dos à Rorsefne. Je n’ai pas besoin de leçons de morale. Si vous compreniez le problème…
— Je m’en fiche. Ce qui m’intéresse, c’est le navire, ceux qu’il transporte et sa mission. Ma cousine vous a aimé parce que vous étiez meilleur qu’Ulsenn. Vous aviez la force qu’elle ne trouvait pas en lui. Mais maintenant, vous n’êtes pas meilleur que lui. Vous n’avez plus droit à son amour. Vous ne vous en apercevez pas ?
Rorsefne se dirigea vers la porte de la cabine, l’ouvrit, sortit d’un air digne et claqua la porte derrière lui.
Ulrica se retourna dans sa couchette et regarda Arflane d’un air interrogateur.
— Vous pensez vraiment ce qu’il dit, n’est-ce pas ? dit Arflane.
— Je ne sais pas. C’est plus compliqué…
— C’est vrai, murmura Arflane avec amertume.
La colère montait en lui ; elle semblait donner une nouvelle vie à ses mouvements et il arpentait la cabine pour rassembler ses vêtements.
— Il a raison, dit-elle d’un air songeur, de vous rappeler vos devoirs de capitaine.
— Ce n’est qu’un passager, un poids inutile. Il n’a pas le droit de me dire ce que je dois faire !
— Mon cousin est intelligent. De plus, il vous apprécie, il a de la sympathie pour vous…
— On ne le dirait pas. Il critique sans comprendre…
— Il fait ce qu’il croit être son devoir, et dans votre intérêt. Il ne se préoccupe pas de lui. Il ne s’en est jamais préoccupé. Pour lui, la vie est un jeu qu’il croit devoir jouer jusqu’au bout. Le jeu doit être subi, mais il ne s’attend pas à y prendre plaisir.
— Je ne m’intéresse pas au caractère de votre cousin. Et je veux qu’il cesse de s’intéresser au mien.
— Il voit que vous êtes en train de vous détruire – et moi avec, dit-elle avec insistance. C’est plus compliqué que vous ne le croyez.
Arflane s’arrêta, déconcerté.
— Vous le pensez aussi ?
— Oui.
Tout à coup, il s’assit sur le bord de la couchette. Il se tourna vers elle ; elle lui rendit son regard, les yeux pleins de larmes. Il tendit la main et lui caressa le visage. Elle la saisit dans les siennes et la porta à ses lèvres.
— Oh ! Konrad, que s’est-il passé ?…
Il ne dit rien mais se pencha sur elle, l’embrassa et l’attira à lui.
Une heure plus tard, il se releva et, immobile près de la couchette, il regarda le sol d’un air pensif.
— Pourquoi votre cousin s’intéresse-t-il tant à moi ? dit-il.
— Je ne sais pas. Il vous a toujours apprécié. (Elle sourit.) De plus, il est peut-être inquiet pour sa propre sécurité, s’il croit que vous ne dirigez pas le navire comme il le faudrait.
Il hocha la tête.
— Il a eu raison de venir ici, dit-il finalement. J’ai eu tort de me mettre en colère. J’étais faible. Ulrica. Je ne sais que faire. Aurais-je dû accepter ce commandement ? Aurais-je dû laisser mes sentiments pour vous prendre autant d’emprise sur moi ? Ai-je eu raison de séquestrer votre mari ?
— Ce sont des questions personnelles, dit-elle doucement, qui ne regardent ni le navire ni ses passagers, mais seulement nous-mêmes.
— Vraiment ? (Il pinça les lèvres.) On le dirait bien pourtant. (Il se redressa.) Néanmoins, Manfred avait raison. Vous avez raison. Je devrais avoir honte…
Elle montra du doigt le hublot.
— Regardez, dit-elle. Il y a plus de lumière. Allons sur le pont.
Il ne subsistait plus que de légers lambeaux de brouillard et de timides rayons de soleil commençaient à percer les nuages. Le navire avançait lentement, avec un tiers de voilure seulement.
Arflane et Ulrica se promenèrent sur le pont la main dans la main.
Les blancs et les bruns des mâts et des gréements, le jaune de l’ivoire, tout était adouci par les rayons du soleil. On entendait parfois un bruit sourd quand les patins rencontraient une irrégularité, la voix lointaine d’un marin qui, dans les gréements, hélait un camarade. L’air était tiède et odorant. Même la mauvaise tenue des ponts donnait au navire un air délabré et désinvolte qui ne choquait pas Arflane autant qu’il l’aurait cru. Le soleil se manifesta bientôt au milieu des nuages qu’il dispersa jusqu’à ce que la ligne d’horizon tout entier apparaisse depuis le bastingage. Ils traversaient une étendue de glace bordée au loin par une barrière sans faille de glaciers dont l’aspect était inconnu d’Arflane. Ils étaient hauts, noirs et déchiquetés. De tous côtés, la glace se tachetait de jaune quand les nuages se déchiraient et que se montrait le ciel bleu pâle.
Ulrica lui saisit le bras et indiqua un point à tribord. Dans le ciel qui se dégageait, une nuée d’oiseaux apparut soudain, comme libérée par l’éclatement des nuages ; leurs silhouettes sombres tournoyaient et plongeaient vers le navire.
— Regardez leur couleur ! s’exclama Ulrica.
Arflane vit la lumière jouer dans le plumage frissonnant des oiseaux les plus proches et il fut lui aussi stupéfait. Leur couleur dominante était un vert éclatant. De sa vie, il n’avait jamais rien vu de tel ; tous les animaux qu’il connaissait avaient perdu leurs couleurs pour survivre dans un monde de glace. L’aspect de ces oiseaux le troublait. La nuée étincelante qui filait vers les noirs glaciers de l’horizon les dépassa bientôt. Arflane la suivit du regard en se demandant d’où venaient les oiseaux de couleur et pourquoi leur apparition l’avait tant affecté.
Derrière lui, une voix résonna depuis la passerelle :
— Déployez la voilure ! Tout le monde dans la mâture !
Celle d’Urquart.
Arflane ôta doucement de son bras la main d’Ulrica et se dirigea vers la passerelle d’un air décidé. Il grimpa l’escalier des cabines et enleva le porte-voix des mains du harponneur étonné.
— Très bien, monsieur Urquart. Je vais vous remplacer.
Urquart poussa une sorte de grognement et prit son harpon posé contre la timonerie. Il descendit lourdement l’escalier des cabines et prit position sur le gaillard d’arrière, tournant le dos à Arflane.
— Monsieur Hinsen ! (Arflane essaya de mettre une note de confiance et de force dans sa voix quand il s’adressa au premier officier situé près d’une des écoutilles avant.) Voulez-vous demander au bosco de monter ?
Hinsen fit un signe de la main pour montrer qu’il avait compris et appela un homme dans les haubans supérieurs du grand mât qui descendit sur le pont en se balançant ; il se dirigea vers la passerelle en même temps qu’Hinsen. Il était grand et solidement bâti, et sa barbe soigneusement taillée était aussi rousse que celle d’Arflane.
— Vous êtes Rorchenof, ancien bosco de l’Ildiko Ulsenn, hein ? dit Arflane quand ils le rejoignirent sur le gaillard d’arrière.
— C’est cela, mon capitaine – avant la chasse à la baleine.
Il y avait de la force dans la voix de Rorchenof et il parlait sur un ton presque de défi, avec une trace de fierté.
— Bon. Donc, quand je demanderai de déployer la voilure, vous saurez ce que cela veut dire. C’est l’occasion de prendre de la vitesse. Je veux que ces vergues soient chargées de toute la voilure possible.
— Très bien, mon capitaine, dit Rorchenof en hochant la tête.
Hinsen donna une claque amicale sur l’épaule du bosco qui partit prendre son poste. Puis le premier officier regarda Arflane d’un air soupçonneux, comme s’il n’avait plus guère confiance dans ses décisions.
— Restez là, monsieur Hinsen.
Arflane regarda Rorchenof rassembler les hommes puis les envoyer dans les gréements. Les enfléchures furent bientôt remplies de marins. Quand Arflane jugea qu’ils étaient prêts, il porta le porte-voix à ses lèvres.
— Déployez la voilure ! cria-t-il. Du foc à l’artimon, des huniers aux misaines !
Le navire fut bientôt recouvert d’une voûte de voiles que le vent gonflait et, en quelques minutes, il doubla, quadrupla sa vitesse, et bondit sur la glace étincelante.
Hinsen avait entrepris de refaire l’épissure d’un cordage. Maintenant que le brouillard avait disparu, il remarquait que bon nombre de cordages étaient mal épissés ; il faudrait s’en occuper avant la tombée de la nuit.
Un peu plus tard, alors qu’il s’occupait d’un second nœud, Urquart s’approcha de lui.
— Eh bien, monsieur Urquart, le capitaine est redevenu lui-même, hein ?
Hinsen étudia soigneusement la réaction d’Urquart. Un léger sourire apparut sur le visage émacié du harponneur. Il jeta un regard vers le ciel rouge et jaune. Les voiles immenses l’empêchaient de bien voir ; elles se déployaient, larges et gonflées, semblables au ventre d’une baleine repue. Le navire filait à une vitesse qu’il n’avait plus connue depuis la descente du plateau. L’ivoire brillait, ainsi que le métal, et les voiles réfléchissaient la lumière. Mais ce n’était plus le fier navire du jour de son départ. Il transportait trop de neige sale, les écoutilles ne fermaient plus aussi bien qu’avant et les barques ne pendaient plus aussi nettement dans leurs bossoirs.
Urquart tendit une main dégantée et caressa de ses doigts rouges et osseux les pointes de son harpon. Il avait toujours sur ses lèvres son étrange sourire mais il ne fit pas mine de répondre à Hinsen. Il se tourna vers la passerelle et Hinsen remarqua la présence de Manfred Rorsefne aux côtés du capitaine. Rorsefne venait tout juste de le rejoindre ; ils le virent taper sur l’épaule d’Arflane et s’appuyer négligemment contre le bastingage, puis porter le regard à droite et à gauche pour inspecter le navire.
Hinsen fronça les sourcils, incapable de deviner ce qu’Urquart avait en tête.
— Qu’est-ce que Rorsefne vient faire là-dedans ? demanda-t-il. Voyez-vous, c’est à lui que nous devons la renaissance du capitaine.
Urquart cracha sur un tas de neige qui fondait à côté de lui.
— Maintenant, ce sont eux qui dirigent le navire, dit-il. C’est comme ces jouets pour les enfants que l’on fabrique avec des bébés phoques. On passe une ficelle dans les muscles de la gueule et, quand on tire dessus, la créature sourit ou grimace. Chaque muscle a sa ficelle. Il y en a une pour relever les lèvres, une autre pour les abaisser. Parfois, on change les ficelles.
— Vous voulez parler d’Ulrica Ulsenn et de Manfred Rorsefne ?
Urquart frotta d’un air pensif la lourde hampe du harpon.
— Avec l’aide de la Glace-Mère, il leur échappera, dit-il. Il est de notre devoir de faire pour le mieux.
Hinsen se gratta la tête.
— J’aimerais bien mieux vous comprendre, monsieur Urquart. Vous croyez donc que le capitaine va conserver ses bonnes dispositions ?
Urquart haussa les épaules et s’éloigna de son pas long et souple, comme à son habitude.