CHAPITRE XVI

C’était la ronde infernale des spectres. Ils étaient partout. On en rencontrait dans tous les couloirs, les coursives, les divers départements de l’astronef. On en voyait dans l’espace, par les hublots. En légions pressées, ils évoluaient parmi ces montagnes de ténèbres dans lesquelles fonçait le navire de Dan Kraft.

Et ils étaient aussi auprès de lui, jusque dans la cabine de pilotage. Ils demeuraient là, les uns immobiles, les autres évoluant avec plus ou moins de vélocité.

Que faisaient-ils ? Que cherchaient-ils ? On ne savait. Ils étaient là.

Les cosmatelots, dont les cheveux se dressaient sur la tête, n’avaient plus un poil de sec. Ces hommes rudes, ces bourlingueurs interstellaires, claquaient des dents, sentaient leurs jambes se dérober sous eux.

Des fantômes, il y en avait au chevet de Cédric, qui gémissait dans sa fièvre. Près d’Aïssé aussi, et la jeune femme, écroulée près de sa couchette, saisie d’une frénésie nouvelle, exhalait une longue plainte monocorde, seulement entrecoupée de sanglots brefs, convulsifs. La peur régnait.

Hooro et Veim, livides, faisaient effort pour tenir, entourés qu’ils étaient par ces êtres venus on ne savait d’où. Il y en avait de tous âges, de toutes races avec quelques femmes parmi eux. Ils étaient vraisemblablement originaires de tous les mondes possibles, connus ou inconnus. Et des métamorphoses se produisaient quelquefois, ajoutant encore à l’aspect effarant de cette invasion sans précédent.

Ils changeaient de visage, de vêtements, parce que des enfants remplaçaient des adultes, avant qu’un vieillard n’apparût soudain à la place d’un jouvenceau, il s’agissait certainement, pensait Dan Kraft, d’un même personnage, vu simplement à une période différente de son existence.

Ils étaient là, omniprésents, impérieux, maîtres du navire.

Pourtant, ils n’existaient pas.

Le commandant de l’Altaïr en avait la conviction profonde. Il n’en ressentait pas moins l’effroi général. On ne vit pas impunément dans un univers peuplé de personnages impalpables, mais bien visibles, offrant toutes les caractéristiques de l’être humain normal.

Il ne s’agissait même pas d’un cinéma en  relief, d’un phénomène réellement ondionique. Non ! Ce n’était qu’illusion.

Si le saphir, la pierre-vampire responsable de ce film fantastique, captait les échos de l’univers, c’était à lui qu’on devait une pareille hallucination. Parce qu’il ne pouvait s’agir que de cela.

L’irradiation bleue, libérée par Kraft, agissait terriblement sur les cerveaux et suscitait ces visions. Rien que des visions. Mais un handicap effrayant.

Pourtant, Kraft ne bronchait pas et ne cherchait pas à envelopper de nouveau le joyau maudit. Il l’avait placé, bien en évidence, dans la cabine d’astronavigation, en dépit de l’attitude répulsive de son pilote et de son astronavigateur.

La chose était là. Monstrueuse gemme bleue, véritable soleil infernal jetant ses feux éblouissants, noyant l’astronef tout entier, mais aussi irradiant à travers l’espace et, par ce fait ainsi que l’avait spéculé le commandant, permettant une trouée dans la mer ténébreuse.

Parce qu’il semblait que l’obscurité ambiante fût en échec. Certes, il y avait encore ces masses couleur de nuit qui paraissaient jusque-là écraser l’Altaïr. Des nuées de dimensions gigantesques, accumulées, et qui formaient l’ensemble redoutable de cet océan spatial.

Seulement, le noir n’était plus total. Le bleu s’y mêlait, y creusait des trouées éclatantes, paraissait cisailler ces massifs ténébreux en des échappées glorieuses d’un azur insoutenable tant il était brillant.

Noir. Bleu. Noir, Bleu,

Et des spectres.

Des spectres par centaines, par milliers. Des spectres à bord du navire. Et des spectres suspendus dans le vide bleu ci noir des spectres en telles quantités qu’on s’y perdait, que là revenait la foule des équipages aspirés et assassinés depuis des temps et des temps par l’épouvantable joyau.

Symphonie démentielle, féerie d’enfer, cosmos en bleu-noir, il fallait à Dan Kraft un effort permanent pour supporter la vision que les lunettes sombres n’atténuaient qu’à peine.

Seulement, la trouée se précisait.

Il voyait, devant lui, comme une échappée, un tunnel bleu qui allait s’élargissant dans l’océan obscur. L’Altaïr, mené de main de maître, piquait par là.

À bord, c’était la terreur, l’horreur permanente. Et des murmures s’élevaient déjà. Ils ne se rendaient pas compte de l’effet qui commençait à se produire, effet escompte par Dan Kraft et risqué en un élan de folle témérité.

Ils se croyaient encore dans la damnation de l’océan ténébreux et ces flammes d’azur, loin de les rassurer, les épouvantaient d’autant plus qu’elles avaient aussitôt engendré l’armée des fantômes.

Dan Kraft, par les interphones, percevait ces réactions. Près de lui, ni Hooro ni Veim ne bronchaient, mais il se demandait si les deux hommes, sans oser encore élever la voix, n’éprouvaient pas des impressions identiques à celles de tous les autres cosmatelots, lesquels pensaient que leur commandant, une fois de plus, les précipitait dans quelque bouche de l’enfer.

Lui ne voyait que cette porte bleue, cette échappée de même couleur que le prisme fantastique, et par laquelle il espérait bien arracher son navire au gouffre couleur de nuit.

Sa position était d’autant plus difficile qu’il était envahi, mystérieusement, par une force qu’il ne pouvait contrôler, qu’il tentait vainement de repousser, et qui, insidieusement, cherchait à s’emparer de sa pensée.

On lui parlait.

Qui, sinon la pierre elle-même ?

Et il se souvenait de sa rencontre avec les fossiles ressuscites, les idoles repérées par Cédric qui s’étaient révélées pouvoir engendrer des entités apparemment vivantes quand il les avait affrontées.

On lui parlait. On lui redisait que tout cela était folie, qu’il lui serait à jamais impossible de vaincre le joyau bleu.

Un dialogue s’échafaudait entre lui et l’inconnu. Et ce dialogue avait déjà été entamé avec les idoles de pierre. Si bien qu’il comprenait qu’à ce moment, comme cela recommençait à se produire, il avait été suggestionné jusqu’à ce qu’il donnât une personnalité à l’interlocuteur, lequel n’était en fait qu’un spectre à l’égal des autres, tout aussi muet, mais, sous l’impulsion de l’effarante gemme, fortement dominé, son cerveau en venait à entamer une conversation dont il devait en réalité faire les demandes et les réponses.

Seulement, il y avait, derrière tout cela, une base réelle, solide, intangible. Une puissance indiscutable.

Le saphir diabolique vivait. Il se nourrissait de toutes les vitalités possibles. Il aspirait le feu, la clarté, la vie. Et il défiait tous ceux qui osaient s’en prendre à lui.

Déjà il annonçait sa vengeance, et la perte de l’astronef.

D’autre part, Dan Kraft sentait son sang se glacer dans ses veines. Ce n’était pas une figure de style, mais une réalité. Il avait froid et il voyait déjà, autour de lui, non seulement ses deux coéquipiers qui grelottaient et pas seulement de terreur, mais aussi la condensation qui commençait à former une petite neige, avant d’en arriver à la glaciation.

À travers l’Ait air, le froid régnait.

La seule lumière, éclatante il est vrai, était la lumière bleue, mais il était évident que les tubes éclairants étaient en retrait, pâlissant dans ce flux d’azur.

Et les spectres continuaient leurs randonnées, les uns plus rapides, d’autres avec une lenteur crispante. Mais tous paraissaient regarder les cosmatelots.

Regarder les vivants.

Mais, parmi ces légions, il n’y avait aucun zombie, ce qui corroborait la thèse de Kraft.

Rien que de l’illusion. Les rayons bleus pouvaient agir sur les cerveaux vivants, seulement aucun mort-vivant n’apparaissait puisque ce phénomène ne pouvait se produire qu’à partir de corps préexistants.

Et tous les cadavres conservés par le froid de la planète y étaient restés, si bien que, logiquement, ce qui apparaissait ne procédait que du domaine de l’hallucination.

Un grand cri monta, un cri de femme au bord de l’hystérie.

Kraft frissonna et il aperçut le regard que se Lançaient Hooro et Veim.

Aïssé était en pleine crise...

Ebranlée par son aventure, terrorisée par l’invasion spectrale, sans doute allait-elle de nouveau faire des siennes.

Kraft balança à aller s’occuper d’elle. Mais il lui était impossible de quitter le poste de pilotage. Il voulait être là jusqu’au bout, jusqu’au moment où le navire spatial aurait franchi les derniers massifs ténébreux, où le tunnel azuré – du moins il l’espérait – le ramènerait vers l’espace normal.

Aïssé hurlait et des voix s’élevaient. Zamiel, surtout, commençait à hausser le ton. Kraft sentit passer un nouveau vent de révolte.

— Quelle bande de cons ! grinça-t-il entre ses dents. Ils ne vont pas tout compromettre alors que nous touchons peut-être au but...

Le froid augmentait, non seulement extérieur, mais aussi dans les organismes et tous se sentaient de plus en plus mal à l’aise.

La voix mystérieuse paraissait adopter, le mode ironique. L’imagination de Kraft, chatouillée par l’onde subtile émanant du joyau, lui représentait ce qui allait se passer, et que, se sentant glacés, autrement dit dévorés par la pierre dont nul n’ignorait les facultés vampiriques, les cosmatelots ne supporteraient plus très longtemps un tel traitement, d’autant que l’envahissement des fantômes achevait de rendre la position insupportable.

Organismes gelant lentement, cerveaux perturbés par les atroces visions, c’en était trop pour des gens qui venaient déjà de subir des épreuves sans précédent dans les annales de la navigation interstellaire.

Il sentait venir cette marée humaine. Il la vit.

Une fois de plus, pensait-il. L’arrivée des révoltés, mécontents, aigris, animés par des sentiments de jalousie, de haine, tout ce qui est à la base des contestations collectives.

Ce fut cependant différent. Parce que, cette fois, autour d’Aïssé qui participait, ils étaient semblables aux spectres illusoires qui bloquaient l’astronef, et il était même à certains moments difficile de les distinguer les uns des autres.

Fébriles, hallucinés, tremblants, ils gémissaient de cette horde épouvantable qui s’immisçait dans leur existence. Les fantômes étaient partout, les entouraient, formaient une ronde incessante qu’on retrouvait à chaque pas, qui paraissait assister aux plus petits faits de leur comportement.

Kraft regardait l’irruption de la bande dans le poste. Mais comme les spectres étaient là, allaient, venaient, se superposant sans cesse aux humains réels, il fut lui aussi foudroyé par un tel spectacle. Il ne savait plus et, la gorge sèche, s’interrogeait, se demandait si un pareil cauchemar finirait jamais.

Toutefois, les humains se manifestaient par la parole. Aïssé surtout :

— Ils reviennent !... Ils sont là !... Je ne veux plus !... Je ne veux plus !... Ils me reprennent... comme dans les cavernes !... Leurs mains glacées !... Leurs corps abominables !... Sur moi... Sur moi... Je ne veux pas !...

Et Zamiel, un Zamiel blafard, les yeux creux, soutenant sa maîtresse délirante, râlait :

— Comprenez-vous !... Vous avez libéré la pierre !... Et dans ce bleu... Ce feu d’azur qui nous envahit... Les fantômes sont là... Elle a peur ! Peur d’eux !... Comprenez-vous ce qu’ils lui ont fait... quand vous l’avez laissée entre leurs mains, entre leurs horribles mains de cadavres ?... Comprenez-vous ?

Dan Kraft frissonna horriblement.

Aïssé, hypervoltée par le retour des fantasmes nés du saphir, avait enfin avoué le hideux supplice qui avait été le sien, quand elle avait été livrée aux zombies.

Pourtant, il voulut réagir encore :

— Mais nous ne sommes plus sur la planète. Mais nous ne risquons plus rien ! Ce ne sont que des spectres... Illusoires !... Vous voyez bien qu’ils n’existent pas ! Mais essayez donc de les toucher !

Lui-même étendait la main, qui se perdait dans la forme cependant bien visible d’un cosmatelot sans doute mort depuis un siècle.

— Rien... Rien... Une hallucination !

— Mais elle va devenir folle ! vociféra Zamiel. Il faut en finir !... Nous débarrasser de cette horreur !

Il avançait vers le saphir, bien en vue dans le poste.

Aïssé éclata d’un rire affreux, d’un rire qui faisait mal.

Derrière le couple, Kraft pouvait voir la massive silhouette de Késar, et les derniers cosmatelots.

Il tonna :

— Pourquoi n’êtes-vous pas à vos postes ? Nous sommes en péril !... Il ne s’en faut peut-être que d’une heure... et nous sortirons de ce gouffre !...

— Non !... Tout de suite ! Ce fut la ruée. Kraft cogna.

Une minute, il se débattit, un poignard à la main. Un fulgurant, là aussi, eût été inutile, le saphir tout proche ayant immédiatement absorbé la flamme.

Kraft eût succombé sans la voix de Hooro qui criait :

— Nous sortons !... Nous sortons !...

Ce qui stoppa le pugilat. Instinctivement, tous levaient la tête, cessant de frapper, d’essayer à la fois de maîtriser le commandant et de s’emparer de la pierre infernale, qu’ils voulaient jeter à l’espace, au hasard, pour s’en délivrer à jamais.

Mais l’appel du pilote changeait tout et ils constataient qu’il avait raison, que le grand passage en bleu et noir tournait uniquement à l’azur.

Ils se jetaient vers les baies ouvrant sur le vide pour permettre la visibilité aux responsables de l’astronef. Et ils ne voyaient plus l’océan obscur.

Alors, ce fut le revirement.

Les cosmatelots, et Aïssé elle-même, hurlèrent leur joie, frénétiquement, comprenant enfin qu’on s’échappait de l’enfer des ténèbres, que l’Altaïr retrouvait l’espace normal.

Certes, le feu bleu dominait toujours, mais les masses noires avaient disparu.

Ils étaient dans le grand vide, l’espace proprement dit. Avec un navire emmenant le fantastique saphir qui continuait à engendrer des fantômes, mais hors de cet abîme où ils avaient tous cru laisser leur raison et leur vie.

Et les spectres s’effacèrent, n’étant plus suscités par la lumière bleue.

Dan Kraft, profitant de la situation, avait promptement renveloppé le joyau diabolique. Le joyau qui lui avait cependant permis de chasser cette nuit extraordinaire, de percer ces gouffres sombres où se perdaient les vaisseaux spatiaux.

Cette fois, ce fut du délire Tout redevenait naturel, sans problème. On se retrouvait sur ces routes du ciel qu’ils connaissaient tous fort bien, quelque part dans la Galaxie. On ne savait encore où, mais qu’importait !

L’essentiel n’était-il pas d’avoir franchi le mur de la nuit ?

Très vite, Dan Kraft courut à sa cabine, et se hâta d’enfermer de nouveau l’énorme gemme qui n’irradiait plus, qui ne projetait plus à partir de leurs cerveaux ce film fantastique qui les menait vers la démence.

Seulement, se penchant tout aussitôt sur la couche de Cédric, l’homme qui venait de vaincre l’océan noir, d’asservir la pierre-vampire, de résister à une nouvelle mutinerie d’un équipage en fureur, pâlit et se sentit soudain plus faible qu’un insecte devant cette terrible réalité.

Cédric se mourait.