CHAPITRE PREMIER

Dan Kraft repoussa d’un geste brusque la bande magnétique audio-visuelle que lui tendait le second de l’Altaïr.

— Monsieur Zamiel, fit-il d’un ton sec, veuillez prendre note que je ne tolère pas d’être dérangé quand je suis à la barre de mon navire !

Le lieutenant Zamiel pâlit. Hooro, le pilote nippo-terrien, et Veim, le Centaurien qui faisait office d’astronavigateur, demeuraient le nez sur leurs contrôles respectifs et se gardaient bien de paraître s’intéresser à l’incident.

Ils ne connaissaient que trop bien le maître du bord. Eux, tout comme l’équipage au complet, état-major compris.

Cependant, Zamiel ne bougeait pas et demeurait, un peu gauche, tenant à la main le message urgent qui venait de parvenir, après le départ de Procyon VIII.

— Veuillez m’excuser, commandant, mais...

— Quoi encore ?

— Ce texte nous est parvenu avec la mention « Ultra-urgent » !

— Monsieur Zamiel, veuillez vous retirer. Je prendrai connaissance des élucubrations de ces planétaires lorsque j’en aurai fini avec mon travail actuel.

Il avait prononcé le mot « planétaires » avec tout le mépris de l’homme de l’espace qu’il était, se refusant à être autre chose.

Zamiel était plus que mal à l’aise. Hooro et Veim s’en rendaient parfaitement compte. Ils comprenaient aussi qu’il allait se passer quelque chose à bord de L’F.

Le lieutenant avala une gorgée d’air. Encore qu’il eût trente ans, et dix ans de navigation, qu’il fut promis à un commandement dès son arrivée sur la Terre où se rendait le navire commandé par Kraft, il lui fallait faire effort sur lui-même pour affronter l’irascible cosmonaute.

— Commandant !...

— Monsieur Zamiel, pour la dernière fois, sortez !

Cette fois, Zamiel perdit toute retenue :

— Commandant ! Il s’agit du salut du navire !

— Ce salut est mon affaire ! Non celle des autres... Lieutenant, votre dernière chance avant de prendre les arrêts de rigueur...

— Non, commandant. Je ne sortirai pas avant que vous n’ayez vu et entendu ce message !

Hooro et Veim « sentirent » plus qu’ils ne virent le commandant Dan Kraft se lever.

Zamiel était blême mais il ne bougeait pas. En un garde-à-vous impeccable, tenant toujours la bande, il faisait face.

Et il fallait du courage pour faire face à Dan Kraft.

Un colosse quadragénaire, d’un blond roux, que les mille soleils de l’univers avaient patiné, colorant sa peau d’un bistre profond. Des yeux d’un bleu de fer, un nez puissant, la bouche plutôt mince, lui faisant un faciès impressionnant, autant que sa solide carrure, ses mains de catcheur...

Zamiel voulut reprendre, sinon l’avantage, du moins quelques points.

— Commandant ! On nous met en garde !... Procyon VIII a reçu des renseignements sur le péril inconnu...

— Monsieur Zamiel, prononça le commandant avec un calme plus terrible que le ton de la colère, je me fous du péril inconnu comme je me fous des soi-disant indications des fonctionnaires de Procyon et d’ailleurs Je n’ai, de toute façon, aucune explication à vous donner. Vous êtes aux arrêts de rigueur, monsieur !

— Non ! gronda soudain Zamiel. Vous m’écouterez !

— Monsieur !

— Le salut de l’astronef...

— Zamiel ! vous êtes en état de rébellion !

— Le salut du navire...

— ... Me regarde ! Et moi seul !

— Vous le compromettez par votre entêtement !

— Des insultes, à présent ! En attendant le conseil de guerre, sortez ! Et regagnez votre cabine où vous resterez jusqu’à notre arrivée sur Terre !

— Nous n’arriverons jamais sur la Terre avec un capitaine comme vous, Kraft !

Hooro et Veim avaient le vertige.

L’Altaïr fonçait dans l’espace et on préparait une plongée subspatiale destinée à rapprocher le vaisseau de son but en franchissant ainsi un nombre respectable d’années-lumière.

Mais ce conflit entre le commandant et l’officier en second renversait toutes les normes connues.

Kraft se maîtrisait. Il était visible qu’il avait fortement envie de brusquer les choses et d’en finir avec le rebelle par la seule force de ses poings, ce qui lui eût été loisible.

Peut-être eût-il agi ainsi sans la présence de ses deux cosmatelots. Kraft n’était pas un homme à perdre la face et, encore qu’il fût ulcéré de se heurter ainsi à son second, il estimait devoir en avoir raison par sa seule autorité, tant personnelle que galonnée la voix sifflante, il lança :

— Vous savez que votre cas est passible de la peine de mort. Zamiel ? Et qu’en tant qu’officier de justice, j’ai licence de vous faire désintégrer ?

— À condition, capitaine Kraft, que vous trouviez des bourreaux parmi nos cosmatelots...

Brusquement, lui aussi se déchaînait.

— Parce que tous, tous à bord, en ont assez de votre tyrannie, de votre incurable orgueil !... Parce que, apprenez-le, commandant de l’Altaïr, vos hommes ne toléreront pas que vous risquiez notre perte pour un caprice !...

Kraft eut un rire bref.

— Vous m’annoncez une mutinerie en puissance, si je comprends bien ?

— L’équipage est révolté !

— Je le materai !

— Une dernière fois, commandant, revenez à vous ! Le péril inconnu...

Il brandissait la bande magnétique. Kraft la lui arracha et la jeta dans un angle du poste de pilotage.

— Zamiel, allez dans votre cabine et ne m’obligez pas à...

Cette fois, il levait la main mais Zamiel reculait d’un pas et tirait son fulgurant de sa ceinture.

Ce fut au tour de Kraft de pâlir.

Non que le solide cosmatelot qu’il était eût peur de la mort. Il avait vu et subi tant de choses au cours de ses randonnées interstellaires que ce n’était pas une simple arme désintégrante qui pouvait l’impressionner.

Non. Ce qui le frappait, c’était l’attitude de son second, attitude jugée par lui tellement insensée qu’il commençait à se demander si Zamiel n’avait pas tout bonnement perdu la raison, victime de quelque mal de l’espace, phénomène malheureusement assez fréquent chez les voyageurs du grand vide.

C’est alors que Veim se leva et alla, posément, ramasser la bande que le commandant avait tellement négligée.

Décontenancé, Kraft éructa :

— Veim... Qu’est-ce que vous faites ?

Veim avait lui aussi avalé sa salive. Mais il comprenait que cette scène pénible et peut-être passablement ridicule avait assez duré.

D’une voix qu’il s’efforçait de tendre assurée – car malgré tout il était de ceux qui tremblaient devant le commandant – il déclara :

— D’après le lieutenant, il serait bon de savoir ce que contient ce message.

— Ah non ! Pas de rébellion ! Je...

— Doucement, commandant...

Hooro se levait à son tour et disait cela de sa voix douce, mais infiniment plus assurée que celle de Veim.

Kraft les enveloppa tous trois d’un regard circulaire. Puis ses yeux se reportèrent vers la porte.

Tout à coup, il avait l’impression qu’ils n’étaient pas absolument seuls. Au-delà, d’autres observaient, écoutaient. Il fonça, bouscula Zamiel, ouvrit avec violence.

Il ne s’était pas trompé. Ils étaient là.

Cosmatelots, officiers aussi : le lieutenant Rits et l’aspirant Clark.

Et des armes étaient braquées sur lui.

Il eut un rictus méprisant. Il allait dire quelque chose lorsqu’une voix s’éleva.

Une voix un peu mécanique, tandis que, dans le poste, la lumière baissait, et que des images étaient soudain projetées sur la paroi. En relief-color.

Veim avait branché la bande sur un magnéto spécial, comme il en existait dans tous les départements de l’astronef. Aussitôt, un contact s’établissait et, alors que la sono s’élevait, il y avait affaiblissement automatique de l’éclairage pour favoriser la visualité.

Un speaker à l’air grave apparaissait, portant l’uniforme des forces de Procyon, disant :

Alerte à tous astronefs évoluant zone Canis minor. Péril inconnu manifesté de nouveau à deux reprises. Un navire perdu. Un autre a pu s’échapper et donner l’alerte. Ordre à toutes unités militaires et commerciales éviter orientation Canis major. Nous répétons : ordre à toutes unités militaires et commerciales éviter...

Dan Kraft s’était repris.

Pas un pli de son visage ne bougeait. Il semblait changé en pierre, mais on voyait ses yeux d’acier briller d’un feu inquiétant.

Le groupe des mutins s’était rapproché et, cette fois, ce fut le lieutenant Rits, le doyen de l’équipage, un homme pondéré qu’on pouvait s’étonner de voir prendre part à une révolte, qui éleva la voix :

— Commandant Kraft... Tout cela est pénible et je suis le premier à en convenir. Mais vous venez d’entendre... ce que vous refusiez d’admettre. Nous devons dévier de notre route. Il est stérile de s’entêter comme vous le faites ! Kraft aboya :

— Monsieur Rits, je ne suis pas de ceux qui « dévient de leur route », ainsi que vous le dites. Vous oubliez que j’ai la charge de ce bâtiment, sur Je plan moral comme sur le plan matériel. Je dois mettre cap sur la Terre. Ce sont mes instructions et j’entends les respecter.

— Il n’est pas question de ne pas rallier notre planète patrie. Nous sommes tous d’accord ; je voulais seulement dire...

— Il suffit ! Si vous refusez tous de m’obéir, tout cela ne relèvera que de la plus vulgaire des rébellions... avec les suites que comporte ce genre de faits !

— Commandant...

— Et si je me démets, qui prétend me remplacer ? Vous, monsieur Rits ?

Il se faisait sarcastique. Les autres, visiblement, s’énervaient de tant de discussions et des signes d’impatience se manifestaient.

Rits tenta de parlementer, d’expliquer qu’on faisait confiance à Kraft en tant que commandant de navire, mais qu’il importait de prendre toutes précautions utiles afin d’éviter ce péril inconnu dont on parlait tant et dont nul ne savait rien, sinon qu’il causait la perte de nombreux astronefs.

Késar, un cosmatelot presque aussi colossal que Kraft, intervint brutalement :

— On regrette ! Mais pas moyen de faire autrement ! Moi et les autres, on veut pas crever sans savoir comment parce qu’on a un capitaine buté !

Les yeux de Kraft s’arrêtèrent un instant sur lui. Késar fit bonne contenance, mais on devinait qu’il avait dû frissonner.

La discussion pouvait se prolonger en dialogue de sourds, mais les cosmatelots étaient survoltés. Le péril inconnu pesait lourd sur eux. Une force indéterminée, insoupçonnée, dont on ne connaissait même pas la nature. Kraft avait toujours eu beau jeu de dire que ces navires ne s’étaient égarés qu’en raison de la carence de leurs commandants, ils n’en démordaient pas. Il fallait dévier de la route, éviter la direction Canis major. On perdrait du temps mais tout valait mieux, que la fin dans les griffes du monstre mystérieux.

Kraft, une fois encore, refusa. Il lui sembla qu’il y avait un flottement, sa fermeté ébranlant la coalition.

Alors quelqu’un écarta le groupe des hommes et s’avança.

Kraft fronça le sourcil.

— Aïssé ! De quoi vous mêlez-vous Aïssé était la concubine de Zamiel. Tenant parfaitement son poste avec rang d’aspirant, spécialiste de l’observation spatiale, elle était à la fois un cosmatelot de valeur et une créature qui, selon l’avis général, n’avait pas froid aux yeux.

En uniforme, mais la chemise échancrée sur une poitrine ferme, à l’épiderme à peine bronzé par les astres innombrables, de beaux cheveux noirs roulant sur ses épaules, elle avançait, cigarette à la bouche, insolente, déplaisante en dépit de son indéniable beauté qui faisait tant de ravages et rendait d’ailleurs Zamiel un homme peu heureux.

— Dan Kraft, vous faites le malin... Je m’en doutais ! Votre vanité vous pousse à braver le péril inconnu, par gloriole, par sotte gloriole !... Les hommes bavardent... Stupidité ! Moi, je savais que vous refuseriez de dévier d’une ligne la direction du navire... Aussi ai-je pris mes précautions !...

Kraft la regardait.

Il se dominait et demeurait de marbre. Mais en lui une hydre rongeait déjà.

Aïssé... Une ennemie mortelle ! Une femme pardonne-t-elle le refus de celui auquel elle s’est offerte ?

Aïssé, qui le détestait, qui haïssait d’instinct Marianna sa femme, celle qui l’attendait sur la planète Terre.

Marianna qui « les » attendait.

Lui. Et Cédric.

Cédric. Leur fils.

Leur fils, embarqué à quatorze ans comme cosmousse, en voyage de préparation à l’E.H.E.I. (Ecole des Hautes Etudes Interplanétaires) à laquelle il devait entrer au cours de la prochaine session terrestre.

Aïssé fit un signe. Deux cosmatelots qui se tenaient derrière elle poussèrent Cédric. Cédric ébouriffé, ayant visiblement lutté contre ceux qui l’avaient assailli.

Cette fois, Kraft tressaillit en dépit de sa formidable volonté.

— Cédric... Vous avez osé ! Veim prononça doucement :

— Le message, commandant, le message...

Il lut, sur tous ces visages, une résolution : celle d’échapper à tout prix à la puissance qui dévorait les astronefs.

Brièvement, il demanda :

— Que voulez-vous ? Aïssé trancha :

— Pour l’instant, c’est vous qui êtes aux arrêts. En attendant que nous prenions une décision sur votre sort. Cédric nous répond de votre docilité. Regagnez votre cabine.

Il y eut un très court instant de silence. Kraft avait un monde de choses à dire, mais il estima alors qu’on n’avait que trop jacassé jusque-là.

Il demeurait, bras croisés, face à eux tous. Puis il se mit en route, sans mot dire et ils comprirent qu’il acceptait. Du moins, pour l’instant.

— Père... Père...

La voix angoissée de Cédric s’élevait, mais Dan Kraft, commandant de l’Altaïr, passa sans accorder un regard à son fils.