CHAPITRE XV

La chose est soigneusement enfermée dans le coffre, lequel est situé dans la propre cabine du commandant.

Cédric est malade. Très amaigri, il tousse et a la fièvre.

L’équipage est morne, plus que jamais. Cependant, l’astronef renferme un groupe humain qui doit couver de dangereuses pensées.

Aïssé reste prostrée. Elle a refusé de répondre aux questions, et Cédric, interrogé par son père, n’a pas su expliquer ce qui était survenu à la jeune femme.

Zamiel est fou de colère rentrée. Il aime Aïssé. Non certes de ce qu’il est digne d’appeler un grand amour. Il aime cette fille de façon animale. Une passion dangereuse. Et l’état dans lequel elle a été ramenée à bord est pour lui une raison supplémentaire de haïr Dan Kraft.

Késar reste la brute intégrale. Son seul sentiment dynamisant : la haine.

Les autres... Tous des médiocres.

Sauf sans doute Hooro, le plus subtil, rameau de la race nippone, et qui sait mesurer la valeur de Kraft, l’intérêt qu’il y a à le seconder pour le salut du navire. Tous les autres ne sont que des passifs, susceptibles de suivre n’importe quel mouvement.

Dangereux, tout cela.

Dan Kraft le sait.

Dan Kraft a le sens précis d’une pareille situation. Il y songe, à la barre de l’astronef. Veim et Hooro sont près de lui, à leurs postes respectifs.

On vient de décoller.

La planète inconnue retourne aux ténèbres, depuis que la lumière bleue a cessé de s’y manifester. On ne voit plus qu’un sol tourmenté, aride, gelé.

Tout est noir et les rares étoiles n’y jettent qu’une très vague lueur fantomatique, accentuant encore le caractère sinistre de ce monde damné.

Mais l’Altaïr n’est plus attiré par la pierre infernale, puisqu’il fait corps avec elle depuis qu’elle se trouve à bord. C’est la dynamite à la puissance un milliard, sans doute. Cependant, plus de frein, plus d’attirance dévorante.

Le vaisseau spatial a pu s’envoler normalement. Il ne connaîtra pas le sort de tous ces astronefs dont Dan Kraft a pu voir le cimetière, qui s’est animé un instant sous ses yeux aux caprices de la lueur fantastique.

Il dirige son navire. Où ? Comment ? Les instruments du bord ne réagissent pas normalement et il est bien entendu que ce départ s’effectue à l’aveuglette.

Pilote et astronavigateur se taisent. Ils effectuent méthodiquement leur mission, obéissent rigoureusement aux ordres du commandant de bord.

Tous les autres, et Zamiel et Késar, demeurent neutres. Ils sont aux divers postes, suppléant de leur mieux aux disparus dont les fonctions doivent être assumées, si bien que l’équipage n’a guère le temps de muser.

Pour l’instant, tout est axé sur le fait que Kraft va tenter de sauver le navire, de le ramener vers l’espace normal.

Pour l’instant...

Mais ensuite ?

Kraft se demande s’il ne lui reste pas le plus dur à passer. Affronter un pareil équipage qui, dès qu’il se sentira capable de naviguer dans des conditions plus naturelles, commencera à mésestimer l’indispensabilité de son commandant, quitte à revenir sur les griefs passés, à recommencer à se révolter.

Certes, Kraft a donné sa parole. Il ramènera l’Altaïr jusqu’à la Terre, il « oubliera » la mutinerie. Impunité pour les coupables.

Seulement, avant d’atteindre le système solaire, bien des événements peuvent encore se produire.

L’Altaïr fonce. La planète n’est déjà plus qu’un souvenir et, déjà, on se retrouve dans l’océan des ténèbres.

Ténèbres seulement extérieures, cette fois. Parce que, depuis que le saphir est réduit à néant, du moins visuellement, l’absorption de la lumière ne se produit plus et on a retrouvé un éclairage normal à bord, ce qui est important.

Parallèlement, le froid dévorant a cessé de les miner les uns et les autres. La température est correcte, réglée à volonté comme par le passé. Kraft songe à ces phénomènes. Il conclurait volontiers que la pierre-vampire n’avait d’action qu’à partir de ses manifestations photoniques et que le simple fait de lui interdire d’irradier visuellement la réduirait à néant, mais ce serait sans doute un peu trop simpliste.

Il doit y avoir autre chose. Et il ne cesse de s’interroger sur la nature d’un tel minéral. Une fois de plus, il se demande si ce n’est qu’un minéral.

Un prisme ? Il y a songé à plusieurs reprises. Un prisme capable de capter les ondes temporelles, puisqu’il permet des reflets du passé et aussi quelquefois de l’avenir.

Aux époques de la préhistoire technique, la radio ne fonctionnait qu’avec une base de pierre galène[1]. Le contact d’une pointe métallique permettait la catalysation ondionique. Ce saphir est-il, à sa manière, une prodigieuse galène qui, dans certaines conditions, entre en contact avec le formidable réseau invisible des échos cosmiques ?

Le monstre est là. Enfermé. Nul ne le voit et il ne diffuse plus sa clarté magique.

Il ne semble plus non plus se nourrir de la vitalité des humains, de la thermie générale. Chacun a retrouvé son métabolisme. L’éclairage, le chauffage, fonctionnent et on peut allumer une flamme sans la voir absorbée par une force mystérieuse.

Les réacteurs à photons marchent sans histoire.

L’Altaïr navigue à travers un monde noir, mais il navigue. Il s’est libéré de l’entrave redoutable de la planète, tout simplement parce que l’élément vampirique est à bord.

Et le péril est là. Dan Kraft ne se le dissimule pas. On ne vient pas à bout d’une puissance aussi titanesque en la bouclant tout bonnement dans un coffre-fort après l’avoir enveloppée dans une veste d’astronaute. C’est cependant ce qu’il s’est contenté de faire, mais il sait bien que de telles mesures n’auront qu’un résultat provisoire.

Il pense au saphir. Il pense à Cédric qu’il est urgent de soigner.

Dès qu’on aura retrouvé l’espace normal, il faudra faire escale sur la première planète repérée. Où ? Dan Kraft n’en a aucune idée puisqu’il ne sait plus où évolue son navire. On a quitté le monde de Canis major et Canis minor. Mais maintenant ?

De toute façon, la Terre est loin, très loin et, avant de la rejoindre par successives plongées subspatiales, on rencontrera d’autres mondes. Il est indispensable d’agir pour Cédric.

Le devoir exige également de donner des soins à Aïssé. Parce que son état demeure des plus inquiétants. Le cerveau est atteint et elle semble encore sous le poids d’une violente terreur. Des cauchemars l’assaillent mais, même à Zamiel, elle refuse de dire ce qu’elle a subi.

Des heures. Des tours-cadran...

Il faut bien l’admettre : on a réussi à quitter la planète désolée, mais il semble bien qu’on ne soit guère plus avancé.

L’Altaïr erre dans l’océan des ténèbres. Tourne en rond.

Aucun espoir. Les radios et télés ne fonctionnent toujours pas, les ondes paraissant se noyer dans cette obscurité spatiale. On ne distingue jamais le ciel normal. Nulle étoile ne se manifeste. C’est pis encore que sur la planète.

Et puis, tout fut remis en question.

Horrifiés, les cosmatelots constatèrent que «ça recommençait » comme lorsqu’on avait connu la chute effroyable, la chute contre nature, et ensuite la lancée dans l’océan ténébreux.

Tout avait paru normalisé depuis le départ et la neutralisation de la pierre fatale par Dan Kraft.

Or, la lumière baissait de nouveau. Le chauffage laissait à désirer. Ce n’était pas encore très marqué, mais on ne pouvait oublier que c’était ainsi que tout avait débuté.

Dan Kraft le constatait comme les autres. Tout de suite, il devina ce qui allait se passer : tout incriminerait le saphir et, par ricochet, celui qui n’avait pas hésité à se charger d’un aussi dangereux fardeau, fut-il en quelque sorte mis en captivité.

— Les imbéciles !... Ils seront trop heureux de m’accuser... de me tomber dessus...

Ce qui ne manqua pas de se produite dans l’heure qui suivit les premières manifestations de la baisse luminique.

Il n’y eut que Hooro pour deviner la vérité, une vérité que Dan Kraft, de son coté, pressentait également.

Les génératrices alimentant à la fois les réacteurs du navire et tous les circuits lumière-chaleur étaient victimes d’un phénomène très aisément explicable.

Parce que, cette fois, nul ne se sentait affaibli, glacé, vampirisé. Jusqu’à nouvel avis, les perturbations demeuraient d’ordre mécanique.

Il fallut expliquer cela et Kraft admit que le Japonais lui était très utile. Ce qui arrivait n’avait nullement le saphir pour origine. Plus banalement, on continuait à naviguer dans un monde absolument ténébreux. Or, la dynamisation motrice ne pouvait se faire que par apport photonique. Il y avait certes des réserves, mais le renouvellement du carburant d’astronef, depuis longtemps, s’obtenait uniquement par accumulation d’atomes luminiques. On rechargeait aux approches des soleils, ce qui permettait par la suite de très longues randonnées, sans préjudice des plongées dans le subespace.

L’Altaïr, à l’aller, avait en grande partie épuisé son potentiel énergétique lequel ne pouvait s’enrichir de nouveau puisque aucune lumière, si faible fût-elle, ne se manifestait et, partant, n’apportait le plus petit photon aux réserves du vaisseau spatial.

Cette hypothèse, logiquement seule valable, satisfit plus ou moins les cosmatelots. Seulement, cela n’arrangeait rien. On plongeait dans le noir et, maintenant, on risquait l’immobilisation. Une immobilisation qui, de surcroît, promettait une fin sans recours dans la mort de la lumière, la mort de la chaleur...

Cela dura encore pendant un demi-tour-cadran durant lequel Dan Kraft ne quitta pas le poste de pilotage et tenta, mais vainement, de sortir son navire de cet abîme obscur.

Comme il faisait de moins en moins clair, l’ambiance devenait funèbre et on retrouvait les heures morbides qui avaient précédé l’arrivée sur la planète au saphir.

Depuis un moment, Kraft était tenaillé par une idée violente.

Il y avait un risque à prendre. Et quel risque ! Mais s’il ne faisait rien, il en avait maintenant la certitude, l’Altaïr se perdrait définitivement dans l’océan des ténèbres, étrange vengeance de la pierre fantastique qui, ainsi, reprendrait la proie qui lui échappait.

— Hooro... Veim... Continuez !

Il sortit brusquement de la cabine, passa rapidement dans les couloirs de l’astronef.

Il sentit sur lui les regards lourds de Késar, de Zamiel, de Wolmer et des autres. Mais il n’en avait cure.

Il passa à la cabine de Cédric, se pencha sur l’enfant. Cédric était bien faible. Il eut une quinte de toux mais sourit à son père.

Nous allons bientôt sortir d’ici, retrouver l’espace normal !

Cédric murmura, en tendant vers Kraft une main amaigrie :

— Avec toi, je sais... je n’ai pas peur !

Il posa un baiser rapide sur le front de son fils et passa dans sa propre cabine.

Il allait ouvrir le coffre. Il se ravisa, prit l’interphone et, dans tous les micros du bord, sa voix résonna :

— À tous ! Ordre de prendre les lunettes noires ! Et d’évacuer les couloirs entre la cabine du commandant et la soute aux réacteurs !

Un frisson passa sur le navire. Qu’allait tenter cet homme d’exception ?

Dans sa cabine qu’elle ne quittait pratiquement plus, Aïssé frémit et leva ses yeux fixes, ses yeux où passait parfois une lueur de démence.

Zamiel tenta de voir, malgré tout, après avoir tout de même obéi et protégé ses yeux par des verres fumés.

Il aperçut Kraft qui passait, très vite, un paquet entre les mains.

Et, tout à coup, après quelques instants, ils furent tous saisis à la fois d’émerveillement et d’épouvante.

Parce que la lumière bleue reparaissait. Parce que tout devenait bleu. Parce que l’astronef tout entier, dans tous ses compartiments, était subitement éclairé par cette lueur d’azur, tendre, profonde, une lumière qu’on eut jurée vivante ainsi qu’ils l’avaient déjà tous pensé.

Mais elle régnait, triomphante, supplantant les misérables lucioles qui se mouraient à bord. Ils étaient baignés par cette ambiance absolue, et encore qu’ils aient des lunettes noires, ils étaient éblouis par tant de splendeur.

Seulement, ils avaient peur.

L’astronef, au sein du monde des ténèbres, s’irradiait de bleu.

Et les hommes de l’Altaïr, saisis d’un sentiment sans nom, comprenaient que, risquant le tout pour le tout, et dans un but qu’ils comprenaient mal, Dan Kraft venait de libérer le monstre.