CHAPITRE III

À deux nouvelles reprises, l’Altaïr fut saisi dans ces remous incompréhensibles qui donnaient l’impression effrayante que l’astronef devenait la proie d’une main géante, le saisissant comme un fétu, pour le rejeter avec autant de violence que de mépris.

À l’intérieur de l’immense cockpit, les résultats touchaient au tragique.

La première secousse engendra la panique, mais il y eut surtout, à part quelques ecchymoses, quelques horions, des dégâts matériels.

On ne songeait même plus à gouverner Aucun contrôle ne répondait et on avait pris le parti, obligatoire, sinon sage, d’arrêter les réacteurs. Le vaisseau spatial n’était donc plus qu’une épave, descendant toujours dans ce gouffre de ténèbres, avec son équipage terrorisé.

Une nouvelle secousse fut plus terrible encore.

Cette fois, il y eut non seulement des blessés, mais des morts, dont Rits lui-même, le crâne fracassé à son tour et deux cosmatelots. L’état-major se trouva, de ce fait, réduit, à Zamiel, Clark et naturellement à l’aspirant Aïssé, jusque-là, sans doute, le membre le plus énergique de l’ensemble.

Leur situation était des plus délicates et tous trois s’en rendaient parfaitement compte.

Les hommes prenaient tout cela fort mal. Ils s’enivraient, se querellaient, il y avait des injures, voire des coups. L’astronef allait bientôt emmener un équipage de déments furieux.

Veim et Hooro avaient fait l’impossible mais, découragés, renonçaient à essayer de redresser le navire. Comme les autres, ils étaient partagés entre des instants d’apathie et des moments de fureur.

Un autre problème se posa, dans ce vaisseau déséquilibré, où beaucoup de choses allaient de plus en plus de travers. Il y avait certaines zones de l’Altaïr où l’antigravitation permettant l’équilibre ne jouait plus. Là, on se retrouvait en apesanteur et on évitait soigneusement ces points.

Mais il y avait plus grave. On se trouvait avec trois cadavres sur les bras, ceux du lieutenant Rits et de ses deux malheureux compagnons d’infortune.

Or, en temps normal, c’était un règlement admis dans toutes les galaxies, un commandant d’astronef avait le devoir de faire désintégrer tout corps mort, dont la présence était indésirable sur les vaisseaux de l’espace.

Pas question d’effectuer pareil travail sur l’Altaïr. Le système adéquat était détraqué comme le reste. On s’était contenté, pour l’instant, de déposer les trois cadavres dans les soutes où, par bonheur, on pouvait encore obtenir un semblant de climatisation.

Mais la présence de ces corps créait un état morbide et plus d’un cosmatelot repris par les superstitions planétaires parlait de malédiction, encore que Zamiel et Clark eussent tenté d’interdire de pareilles sornettes.

Aïssé tentait de demeurer maîtresse d’elle-même. Depuis un moment, elle se montrait moins désagréable avec Zamiel, comprenant qu’un conflit entre eux n’était guère à souhaiter en de telles circonstances. D’autre part, elle ménageait aussi l’aspirant Clark, encore qu’elle ne l’aimât guère. Cet être renfermé, détesté à peu près de tout le monde, lui était impose par la situation. Tous trois tinrent conseil, firent le point. Ce n’était pas brillant.

Astronef désemparé, plongé dans un vide totalement noir, si on pouvait admettre que le ton général soit le noir. Un équipage de mutins refusant toute discipline. Une navigation errante avec cette impression permanente de descente, et un déséquilibre total, des parois renversées sur lesquelles on marchait, quand on ne s’envolait pas tout à coup parce que l’antigravitation ne fonctionnait plus.

Trois cadavres dans la cale. Le commandant légitime bouclé dans sa cabine.

Un enfant captif, lui aussi, qui dépérissait à vue d’oeil, vivant dans un affolement perpétuel.

Zamiel avait proposé de réunir le père et le fils, mais Aïssé s’était opposée à cette mesure humanitaire.

— Si tu veux que nous gardions barre sur Kraft, c’est encore en nous servant du gosse que nous avons les meilleures chances.

— Parce que tu crois que nous avons encore des chances ?

Clark était intervenu :

— Il y en a peut-être au moins une ! Les deux amants l’avaient regardé.

— Expliquez-vous, Clark !

Haussant les épaules, avec ce pli amer qui marquait son visage presque continuellement, le félon leur lança :

— Il y a, dans la Galaxie, un homme qui est capable de sauver l’Altaïr, si toutefois cela est possible !

Zamiel comme Aïssé avaient déjà compris.

— Lui, n’est-ce pas ?

— Lui... et vous le savez bien !

— Acceptera-t-il ?

— Il faut le forcer...

— Un Dan Kraft est un monstre d’orgueil. Il résistera... même sous la torture !

— Lui, oui... mais...

Clark eut une brève hésitation devant l’horreur de ce qu’il allait proposer.

— ... Si on torturait quelqu’un devant lui... Aïssé ricana.

— Quelqu’un qui lui est cher, c’est bien cela ? Figurez-vous que j’y avais déjà pensé..., que j’allais le proposer !

Zamiel était affolé.

— Quoi ?... Vous voudriez... Cédric...

— Crois-tu que ce soit le moment de faire du sentiment ?

Aïssé saisit son amant par le bras, le poussa vers un hublot, un hublot parfaitement déséquilibré, qui se trouvait presque sous leurs pieds eu égard à la position quasi renversée de l’astronef.

— Tu vois, là-dessous ?... le noir !... Plus que le noir... Un abîme comme on n’en a jamais signalé de semblable à travers le Cosmos... Le péril inconnu... c’est ça, ça et pas autre chose... Et nous tombons dedans, dans cette horreur...

Elle s’interrompit.

Elle était blafarde dans la clarté du néon magnétisé qui fonctionnait encore et éclairait cet astronef de cauchemar.

— Le gouffre, reprit-elle. Et nous tombons dedans... avec des cadavres à bord ! Alors, je t’en prie, si tu veux que nous en sortions...

Clark eut un mouvement brusque.

— Je vais prendre quelques hommes... Je fais le nécessaire avec Késar !

Il n’attendait même plus leur acceptation. Tacitement, les trois révoltés se trouvaient d’accord pour aller jusqu’au bout de l’ignominie.

Kraft méditait lorsqu’ils vinrent le trouver.

Le commandant de l’Altaïr souffrait mille morts. Cependant, il continuait à se dominer, augmentant ainsi une douleur qui ne trouvait aucun exutoire. Relégué dans l’étroite cabine, il songeait à sa notoriété en péril, comme au sort de son enfant. Il songeait à Marianna, qui ne devait guère soupçonner le drame.

Lorsque s’ouvrit la porte, il crut tout d’abord qu’on lui apportait sa pitance, mais il vit Clark avec deux nommes armés.

Le lieutenant évita le regard de Kraft.

— Veuillez nous suivre !

Sans doute, un très court instant, les trois arrivants se demandèrent-ils si le terrible capitaine allait réagir. Mais, toujours silencieux et lointain, il sortit de la cabine. Clark passa le premier et les autres encadrèrent Kraft.

Cette apparente résignation ne les trompait pas. Un homme comme le commandant de l’astronef ne serait pas toujours aussi passif. À l’instant choisi par lui il regimberait et de quelle façon !

Ces mutins savaient bien qu’en le convoyant ainsi, c’était de la dynamite vivante qu’ils emmenaient.

On gagna le poste de pilotage où Zamiel, Aïssé, Veim et Hooro l’attendaient.

Zamiel parla, d’une voix morne. Il exposa la situation. Kraft avait dû se rendre compte de cette inconcevable chute dans le néant, de l’inertie des réacteurs, de la situation plus que tragique de l’Altaïr.

— Savez-vous, commandant, où nous sommes ?

— Je n’en ai nulle idée. Mais, Zamiel, est-ce pour me faire ce petit discours que vous m’avez fait venir ?

La voix était glacée, n’exprimant aucune émotion apparente. Pourtant, le colosse roux continuait à impressionner les révoltés.

— Nous pensons, dit alors Clark, qu’il vous serait possible de reprendre en main le navire.

Kraft eut un rire bref.

— Vous vous foutez de moi ?

— Il y va de notre salut à tous, capitaine. De celui de « votre » navire, qui ne saurait vous être indifférent. De celui de...

— Suffit 1 Le chantage est inutile !

— Nous verrons jusqu’où cela ira, grinça Aïssé.

Des qu’elle le voyait, elle entrait en transe, n’ayant jamais digéré le mépris dont il avait enveloppé ses propositions de nymphomane.

— Capitaine, l’Altaïr est en danger !

— Vous vous répétez, coupa simplement Kraft.

— Vous refusez de reprendre le commandement ?

— Reconduisez-moi dans ma cabine !

— Il n’en est pas question !

Encadré de nouveau, il fut conduit dans une des soutes, à travers un décor désastreux. Il vit ainsi les divers compartiments déséquilibrés. avariés. Il vit également des traces de sang, et plusieurs hommes pansés, en mauvais état. Mais il resta de marbre.

Dans la soute, des piliers de métal étayaient la formidable carène. Kraft se vit poussé contre un de ces piliers où on l’attacha solidement.

Rien sur son visage n’indiquait le moindre sentiment. Toutefois, il tourna la tête quand il entendit la voix de Cédric :

— Père... Qu’est-ce qu’ils vont te faire ?... Kraft fut frappé. Cédric avait maigri, pâli, depuis la révolte, son incarcération, et cette chute dramatique incompréhensible.

Késar le menait de sa poigne formidable. Le géant cosmatelot s’arrangea pour ne pas croiser le regard de Kraft. Il était de taille à le braver, du moins sur le plan physique, les deux athlètes se valant sensiblement. Moralement, c’était bien autre chose.

— Capitaine, dit la voix désagréable de Clark, vous rendez-vous compte de la menace qui pèse sur nous tous ? Vous pouvez peut-être encore, vous seul, arracher l’Altaïr à cet abîme...

Pas de réponse.

Les mutins attendirent presque une minute. Kraft, ligoté au pilier de fer, était semblable à une statue. Cédric, malgré son jeune âge, modelait son attitude sur celle de son père, qui ne lui avait pas encore adressé la parole. L’adolescent transpirait, mais il tentait de faire bonne figure.

Alors les officiers félons se consultèrent du regard et on fit un signe à Késar, qui maintenait toujours Cédric.

En un tournemain, le cosmatelot déshabilla Cédric, ou plutôt lui arracha ses vêtements, qu’il jeta dans un coin. D’une seule main, il contenait l’enfant qui se débattait, hurlant à son père de le secourir.

Peut-être Kraft souffrait-il mille morts, mais il n’en laissait rien paraître.

Nu, le petit fut attaché à un autre pilier, face au commandant déchu.

Clark, décidément le porte-parole de la bande, prononça :

— Ne nous obligez pas au pire, capitaine. Aidez-nous, dans notre intérêt à tous... Kraft regardait Cédric.

Il était de ces pères exigeants, dont la tendresse n’éclate jamais tant elle leur semble honte et faiblesse. Décidé depuis toujours à faire de son rejeton un officier cosmatelot, un conquistador des étoiles, il l’avait astreint à une discipline sévère, à des études poussées. Il l’envoyait dans les centres sportifs. Cependant, trop occupé lui-même, il avait assez peu souvent observé son évolution, sinon par ses résultats scolaires.

Maintenant, il le découvrait dans sa nudité un peu fragile, mais cependant charmante. Il voyait le torse blanc (Cédric avait le teint de son père, ses mêmes cheveux fauves) piqueté de quelques taches de rousseur. Il apercevait les premiers signes de la virilité naissante, lui qui, comme beaucoup de pères, avait trop souvent négligé de regarder plus intimement ce que devenait le jeune Kraft, ce rameau vivant de lui-même.

C’était un Cédric presque inconnu que lui livraient ces misérables, un Cédric qui, peut-être, faisait vibrer au fond de son coeur de roc une libre qui avait jusque-là refusé de se manifester.

Il fut tenté de parler, mais se contint encore, laissant venir ses adversaires.

Aïssé, pour se donner une contenance, allumait une cigarette de plus. Kraft la haïssait cordialement et savait que Cédric et lui n’avaient certainement pas de plus féroce ennemi que cette diablesse.

— Capitaine...

Le silence. Rien que le silence.

Clark eut un simple mouvement de menton. Késar défit posément sa ceinture de cuir et, par deux fois, cingla le torse de Cédric, où des lignes rouges apparurent.

Cédric se tordit dans ses liens, grimaça horriblement, mais se mordit les lèvres pour ne pas crier. Et sa jeune bouche s’ensanglanta.

— Nous irons jusqu’au bout, dit posément Clark. C’était un simple avertissement !

Cédric, cette fois, s’écria :

— Mais qu’est-ce qu’ils te veulent ? Aïssé sauta sur l’occasion :

— Ton père peut nous sauver tous ! Le navire est en péril ! Nous allons mourir, toi et ton père aussi. Il refuse ! Dis-lui donc, toi...

— Assez ! gronda Kraft. Je t’interdis, sale putain, de parler ainsi à mon fils !

Aïssé dissimula sa gêne sous un rire qui se voulait dégagé. Zamiel était plus mal à l’aise que jamais.

Clark reprit la parole :

— Acceptez-vous de voir ainsi torturer votre fils devant vous ? Je reconnais là votre orgueil, votre égoïsme monstrueux ! N’importe ! Cédric sera fouetté au sang... Ensuite, aux fers tous les deux !

Cédric tremblait. Pour la troisième fois, la lanière marbra le corps juvénile.

Les yeux des mutins, maintenant, se braquaient sur le capitaine prisonnier et guettaient ses réactions. Il avait fermé les yeux et il était indéniable qu’à présent, il changeait d’orientation.

Après le troisième coup de fouet, il prononça avec une émotion qui le gagnait :

— Que voulez-vous exactement ? Déchirez-moi vivant si cela vous chante ! Moi... Pas cet enfant !

Zamiel, qui était soucieux de parler quelque peu pour se libérer, lança, très vite :

— Vous nous donnez votre parole, quoi qu’il puisse advenir, de faire tout ce qui sera en votre pouvoir, en votre connaissance spatiale, pour remettre le cap sur la Terre et nous ramener jusqu’au sol de la planète patrie ! Vous le pouvez... Nous en sommes persuadés et, de toute façon, vous ne ferez ainsi qu’accomplir votre devoir jusqu’au bout !

Kraft allait répondre, Aïssé intervint :

— Il est bien entendu, en outre, qu’à partir du moment où vous redevenez le commandant, la mutinerie est oubliée et que nul n’y fera jamais allusion. Cela aussi fera partie de votre serment, capitaine Kraft.

Kraft ouvrit les yeux, regarda longuement Cédric, Cédric marqué de trois stries rouges, Cédric qui essayait de lui sourire.

Et le terrible Kraft sourit aussi à son fils.

— Vous avez ma parole, dit-il lentement. Déliez-moi. Je mène de nouveau le navire. Cap sur la Terre ! Et nul ne saura jamais rien... si toutefois nous parvenons à nous extirper de cet abîme !

Késar délivra Cédric et allait opérer de même pour son père. Mais le petit l’avait devancé et courait déjà défaire les liens retenant Kraft.

Kraft qui prit dans ses bras l’enfant nu et martyrisé.

C’est à ce moment que se produisit la quatrième secousse.