CHAPITRE XI

Le tonnerre. Cent. Mille tonnerres. Le Tracas était tel que, pendant quelques instants, Dan Kraft et les trois hommes de l’astronef demeurèrent abasourdis, incapables seulement de bouger.

Ils avaient réussi à prendre place sur un éperon de roc qui surplombait un peu la vaste surface de glace formant chape au-dessus du cratère. Et ils restèrent là, figés, pendant que cette voûte, entamée, sabotée, lézardée par l’action des fulgurants, éclatait soudain, se fendait, s’effondrait avec un bruit terrible.

Toute la montagne vibrait. C’était un véritable séisme et, devant les yeux épouvantés des cosmonautes, le décor du massif se modifiait avec une foudroyante rapidité.

Ce qu’ils avaient pris pour une banquise et qui n’était qu’une sorte de plafond de glace, croulant vers les profondeurs du cratère, libérait un potentiel encore plus intense de la clarté bleue, si bien que le paysage tout entier en était irradié et que les rescapés de ce cataclysme en miniature demeuraient fascinés, envoûtés, alors que peut-être, sans ce détail, ils se fussent tous enfuis, paniques, horrifiés, incapables de raisonner.

Les derniers blocs de glace se détachaient, tombaient, s’accumulaient, formant maintenant dans le cratère de véritables monticules.

C’était autre chose, encore plus beau, d’ailleurs, avec cette lumière azurée ruisselant sur ces monts soudainement apparus, ces cristaux gigantesques qui à présent parsemaient l’immense cirque.

Le bruit, répercuté à l’infini, aux mille échos de la planète, s’amenuisa, s’atténua, mourut enfin.

Alors, ils revinrent à eux, se regardèrent, se comptèrent.

Oui, c’était bien cela, Clark manquait.

Veim et Hak se palpaient, comme s’ils se demandaient s’ils étaient encore bien des vivants. Wolmer avait l’air absolument abruti.

Dan Kraft respira fortement, ferma les yeux. Il savait que c’était la seule manière possible d’échapper à l’action de la lumière bleue, trop envahissante et génératrice d’hallucinations. Il cherchait à classer ses idées, à voir clair en lui.

Il régla sa respiration autant qu’il le put. Puis il examina le nouveau décor et il eut, à défaut de sourire, un petit rictus de satisfaction.

La voûte géante ne colmatait plus le cratère. En revanche, ces amas de glaçons s’élevant ça et là, avec diverses altitudes, et dont certains atteignaient le bord supérieur du cratère, formaient ces cheminements qu’il s’était vainement évertué à découvrir avant la catastrophe.

— Un escalier naturel, dit-il, nous devons trouver cela... Et nous pourrons alors descendre dans le gouffre. .

Les trois survivants le regardèrent, ils ne paraissaient pas comprendre.

Ainsi, l’enragé cosmonaute avait l’intention d’aller explorer l’abîme ? Cette accumulation de catastrophes ne lui suffisait donc pas ?

Veim risqua :

— Et Clark ?

Kraft riposta sèchement :

— Justement ! C’est en descendant que nous avons des chances de le retrouver !

Une fois de plus, ils se turent. Ils étaient dépassés et n’avaient plus de réactions vraies depuis un bon moment. Ils avaient changé de monde, ils étaient des égarés absolus.

En dépit de la sourde rancune que les uns et les autres nourrissaient envers leur commandant de bord, ils savaient, de manière irrécusable, qu’il représentait le seul espoir pour eux de sortir d’un tel pétrin et de regagner l’univers normal.

Alors, ils obéirent quand il ordonna de s’encorder. Et ils commencèrent, sur les glaçons entassés, à chercher le moyen le plus rationnel pour atteindre le fond du cirque rocheux.

La descente fut longue et périlleuse.

Sans la cordée, les uns et les autres eussent sans doute glissé, et se seraient écrasés cinquante mètres plus bas, sur quelque aiguille de glace, ou sur un bloc aux cent aspérités.

Terrain incroyablement glissant, perfide, fertile en crevasses spontanées, en effondrements subits.

Ils descendaient.

Ils haletaient, ils avaient froid, ils avaient peur.

La lumière bleue les abrutissait. Sur le conseil de Kraft, ils progressaient le plus possible les yeux fermés, mais cela augmentait naturellement les difficultés de la descente.

Ils sentaient, en permanence, l’attirance mystérieuse qui donnait cette redoutable impression d’être lentement dévoré. Et ils continuaient, ils suivaient Dan Kraft.

Ils n’avaient plus le choix.

De bloc en bloc, de tas en tas, de degré en degré, ils furent bientôt à mi-hauteur du cratère, qui devait avoir environ trois cents mètres de profondeur,

Wolmer sortit de sa torpeur et jeta un cri qui s’étrangla dans sa gorge.

Il montrait quelque chose et tout d’abord les autres ne comprirent pas.

Mais en se rapprochant, on vit...

Dans la masse glaciaire, une silhouette apparaissait. En un instant, ils le reconnurent ; celui qui était en quelque sorte enchâssé dans la glace : Clark.

Les trois cosmonautes avançaient péniblement vers cette vision épouvantable qui achevait de les perturber.

Dan Kraft, lui, plus calme, contemplait le félon.

Clark n’avait pu à temps prendre pied sur le roc et la glace s’était dérobée sous ses pas au moment du grand effondrement, si bien qu’il avait fait une chute vertigineuse et que des blocs s’étaient refermés sur lui, l’écrasant partiellement.

Une sorte de plaque presque plane le masquait, le montrant en transparence.

Et c’était atroce, de le voir ainsi, immobile à jamais, en état d’hibernation perpétuelle. Des étoiles de sang s’étaient formées et, pas encore coagulées, elles dessinaient autour du cadavre, et sur lui, une constellation pourpre d’un aspect absolument terrifiant.

Les hommes tremblaient. Dan Kraft songea un instant. Clark n’avait pas tardé à expier. Il y avait eu d’autres morts. Le destin frappait les responsables de la mutinerie, mais lui, comment se sortirait-il de tout cela ?

Et Cédric ? Cédric qui, étant donné son âge, demeurait parfaitement innocent.

Il donna l’ordre de repartir. Nul ne pouvait plus rien pour celui qui avait été l’aspirant Clark, de l’équipage de l’astronef terrien Altaïr.

Tant bien que mal, se soutenant grâce à l’encordement, les quatre hommes finirent par atteindre le bas des montagnes de glaçon, touchèrent le sol proprement dit du cratère.

L’attitude robotique des cosmatelots exaspérait Dan Kraft.

Il était fixé sur ce qu’ils pensaient : l’aventure les dépassait et ils demeuraient tous dans l’état d’esprit de révolte en ce qui le concernait.

Mais, parallèlement, il savait qu’il pourrait les diriger à son gré..., du moins tant qu’on n’aurait pas rejoint la planète patrie. À ce moment, tout serait de nouveau à redouter.

Sans se préoccuper d’eux, il cherchait, à travers les amoncellements de glaciers, ce puits central qu’il avait repéré et d’où émanait la clarté bleue.

Il le trouva sans grande difficulté : un véritable geyser lumineux, coloré d’azur, semblant monter des profondeurs de la planète.

II alla jusqu’au bord de ce nouvel abîme, se pencha et, presque aussitôt, recula en papillotant des yeux.

Il titubait, il se sentait saisi de vertige. Un flux de pensées déferlait en lui et il était saisi dans un cinéma fantastique. Il voyait tournoyer d’innombrables images, il revivait son passé et il avait des visions effarantes de l’avenir.

Les autres, inquiets, le soutenaient déjà. Il les repoussa sans douceur.

— Ça va !... Ecoutez bien ce que je vais vous dire !

Cela leur parut certainement effarant, mais ils se disposèrent à obéir.

Et, alors que les préparatifs s’exécutaient, Viem râla :

— Un mort-vivant !

II y eut aussitôt un certain flottement. Dan Kraft, qui s’était assis un instant sur un bloc de glace pour se reprendre après l’instant de défaillance, ouvrit les yeux et se leva vivement, portant la main à sa hache.

Veim ne s’était pas trompé : un zombie arrivait.

Horrifiés à cette vue, les cosmatelots flanchaient. Le souvenir du contact atroce était tellement imprégné en eux qu’ils redoutaient de le connaître une fois encore, et la seule apparition d’un de ces êtres incompréhensibles les terrorisait.

Dan Kraft faisait face.

Et cependant, en dépit de son courage, il se sentit pâlir.

Ce spectre animé, il le reconnaissait. C’était très facile, d’ailleurs. Parce qu’il portait toujours, enfoncé jusqu’à la garde entre les pectoraux, le poignard que Kraft lui-même lui avait planté.

Le monstre aux yeux vitreux marchait d’un pas d’automate, droit sur le groupe des hommes de l’Altaïr.

— Halte ! rugit Dan Kraft, la hache levée.

L’autre continua d’avancer. Il ne parlait pas, mais des pensées paraissaient émaner de lui et envahissaient le cerveau du commandant de l’astronef :

« À toi de faire halte !... À toi de reculer... De t’enfuir d’ici... Tu ne dois pas... Tu ne dois pas faire ce que tu as le désir d’accomplir... »

L’influx mental était nébuleux, mais Kraft le percevait cependant et il savait bien que c’était à lui qu’on s’adressait, au nom de la puissance inconnue qui régissait cet univers hors nature.

Alors, la rage le saisit. Il fonça sur la créature infernale et frappa.

Sans doute les coups avaient-ils aussi peu d’effet, en ce qui concernait le domaine vital, puisque ce dernier devait être pratiquement inexistant.

Seulement, devant les cosmonautes aux yeux agrandis par l’horreur, Kraft détruisit littéralement cette abomination qui figurait un être humain.

Aucune goutte de sang ne coulait. On eût dit qu’il s’acharnait sur un mannequin, sur un quelconque androïde. Crâne fendu, membres à demi détaché s, l’étrange caricature finit par crouler, s’abattre, atrocement mutilée, aux pieds du commandant de l’Altaïr.

C’était quelque chose d’abominable que ce robot démantibulé, et ceux qui avaient assisté à cette scène démentielle étaient saisis d’un sentiment indéfinissable, se croyant en plein cauchemar.

Mais, une fois de plus, ils constataient que ce roc vivant qu’était Dan Kraft restait décidé à ne reculer devant rien.

Il jeta la hache avec dégoût, écoeuré lui-même de ce qu’il avait été amené à réaliser.

— Allons ! fit-il avec brusquerie.

Ils se reprirent et, cette fois, après avoir détaché la grande corde qui les liait tous, ils la déroulèrent, Kraft demeurant seul attaché.

Il alla ainsi jusqu’au bord du puits, en détourna ses regards pour ne pas subir l’atroce envoûtement.

Il avait tiré un mouchoir de la poche de sa combinaison de cosmonaute et, posément, se bandait les yeux.

Cela fait, il donna ses instructions, d’une voix sèche et sans passion, sans réplique aussi. Mais il était sûr d’être obéi.

Veim le guida jusqu’à l’extrême bord du puits, les deux autres retenant fermement la corde.

Puis Veim se joignit à eux et, tous trois cramponnés au sol, recommencèrent la manoeuvre qui avait permis à Kraft d’explorer l’intérieur du cratère à partir du tunnel pratiqué dans la voûte de glace.

Lentement, en aveugle, soutenu par l’action des trois hommes, se guidant comme il le pouvait aux aspérités de la paroi rocheuse, il descendit dans le foyer même de cette flamme d’azur qui dévorait le feu, la lumière et les hommes.