CHAPITRE X

L’ascension avait été pénible, encore que l’altitude fût médiocre. Mais les accidents de terrain, les glacis perfides, voire les éboulements, avaient soumis Dan Kraft à une rude épreuve.

Il avait croqué quelques pilules vitaminées, pour se donner un coup de fouet, et il continuait, grimpait, s’écorchant, se meurtrissant à chaque enjambée.

Il arrivait enfin, contusionné, sanglant, couvert d’estafilades et d’ecchymoses. Il haletait en dépit de sa nature athlétique, mais il était en haut.

Et il regardait.

Un cercle de collines tourmentées, d’aspect fantastique. Au centre, ce qui pouvait passer pour un immense cratère, large de près d’un kilomètre. Ou simplement le vallon intérieur formé naturellement par l’entourage montagneux.

Quoi qu’il en soit, la lumière venait de là. De sous une masse glaciaire qu’il avait pressentie plus qu’entrevue. Un véritable iceberg enchâssé dans ce creux géant.

Alentour, des sources, formant ça et là de petits lacs où flottaient de minuscules banquises, la température demeurant assez rude.

Et quelque part en dessous, au fond de ce gouffre que colmatait en quelque sorte la masse glaciaire, il y avait la source de clarté bleue.

De quelle nature ? Kraft était encore bien incapable de le préciser. Il ne voyait qu’une sorte de noyau d’un joli bleu saphir, sans doute d’une très grande intensité lumineuse, mais dont les radiations étaient fortement : atténuées par la formidable masse qu’elles parvenaient cependant à transgresser.

Cela irradiait doucement, créant au-dessus du cercle de collines, cette aura aux tons de turquoise, d’une rare beauté, mais, Dan Kraft le savait déjà, génératrice de sortilèges incompréhensibles.

Pourtant, il n’était plus de ceux qui croient aux contes de fées. Il savait, en bon explorateur des mystères du Cosmos, qu’aucun arcane ne demeure jamais totalement secret et qu’un esprit rationnel, cartésien, finit toujours par déterminer les causes de quelque effet que ce soit.

— Je saurai !...

Cette zone hallucinatoire était entretenue par ce joyau bleu, enfoui sous les glaces. Dan Kraft savait à présent qu’il ne quitterait pas cette planète perdue au-delà de l’océan ténébreux sans en avoir déchiffré l’énigme.

Et il pensait aussi que c’était ainsi qu’il retrouverait Cédric.

Il étudia un long moment ce bizarre paysage.

Dans les pièces d’eau partiellement gelées, les glaçons dansaient, au rythme des jaillissements, sources ou petits geysers, qui se formaient ça et là et interdisaient une glaciation totale.

Si bien que tous ces petits icebergs mouvants, évoluant capricieusement, formaient autant de prismes qui captaient et reflétaient la clarté bleue. Et Dan Kraft réalisa que ces luminescences fantaisistes, projetées un peu partout sur la contrée avoisinant le massif, étaient cause des fantasmes dont il avait été le témoin, et aussi la victime, à plusieurs reprises.

Pareil fait ne pouvait se produire à partir du grand iceberg central, lequel demeurait immobile, accroché depuis des siècles sans doute aux gigantesques parois. Mais les petits lacs d’alentour, imparfaitement pris par les glaces, continuaient à entretenir la sarabande des glaçons, qui se jouaient en fantaisie de l’extraordinaire lumière, capable de réveiller les ombres du passé.

Tout à coup, Dan Kraft, fasciné par le spectacle et qui restait en profonde admiration devant tant de splendeur, s’arracha à sa contemplation.

Il se secoua, lit quelques pas, saisi d’une humeur soudaine. Il venait de réaliser qu’il était à son tour victime de l’enchantement. En effet, il se sentait plus glacé que jamais et comprenait qu’il était bien placé pour être pris dans la zone attractive du joyau couleur de saphir.

Parce qu’il en était sûr, c’était vers lui qu’étaient aspirés toutes les forces, tous les feux. Et même la vie.

Ce séduisant et mystérieux bijou était de la race des vampires.

Il refit l’expérience du briquet puis la flamme piqua et disparut, pointant avec un manque total d’équivoque vers le fond du gouffre, vers ce que Kraft commençait en lui-même à appeler le saphir.

Alors, il se campa sur un roc, dominant l’ensemble. Il plongea du regard vers les profondeurs, vers ce qu’il devinait plutôt qu’il ne le voyait en translucidité et il hurla, cabotinant plus pour lui-même que pour l’inconcevable ennemi :

— J’irai jusqu’à toi ! Je saurai ! Je reprendrai Cédric !

Peut-être se rendit-il compte du petit côté théâtral de son attitude, mais il s’était libéré en quelque sorte et, tout de suite, chercha du regard comment aborder l’abîme.

Parvenir jusqu’au saphir ? Mais comment ?

Le gigantesque glaçon qui bloquait le cratère interdisait toute idée de descente.

Kraft évolua longuement sur les sommets, cherchant la faille, sans jamais la trouver.

Pourtant, ce fond ne devait pas être inaccessible. Il devait y avoir un moyen et il le trouverait.

Il le trouva. Seulement, il eut tout de suite un geste de rage. N’avait-il pas lui-même renoncé à l’outil nécessaire, alors qu’il jetait furieusement son inutile fulgurant, dont la flamme partait vers le sol ?

C’est-à-dire, sans doute, vers le joyau bleu qui, des profondeurs, attirait à lui tout élément vital.

Kraft songea à aller rechercher son arme. Mais comment retrouver le lieu où s’était déroulé le combat avec les zombies ? Et puis, quel temps perdu !

Alors, il se servit de son poste-radio. Il prit contact avec les hommes du commando, sans trop de difficultés. Cela fonctionnait.

Ils étaient quelque part près du cimetière d’astronefs. Il leur demanda de le rejoindre, ayant besoin de leurs armes. Ils ne comprirent pas mais, peut-être soulagés de savoir que l’homme fort de l’Altaïr n’était pas perdu comme ils avaient pu le croire, ils assurèrent qu’ils venaient vers lui.

Deux longues heures furent encore nécessaires pour la jonction. Encore Dan Kraft avait-il descendu les pentes au-devant du petit groupe.

Clark, Veim, Hak et Wolmer étaient mornes. Ils grelottaient de froid et de terreur. Retrouver le commandant parut quelque peu les réconforter.

Posément, il leur expliqua ce qu’il attendait d’eux. Ils écoutaient sans enthousiasme. Kraft précisa que leur action serait réduite et qu’il se chargeait du reste, à savoir la descente dans ce gouffre sans égal.

Les hommes de l’Altaïr étaient dépassés par les événements. Ils devenaient assez passifs et, puisqu’on leur assurait qu’ils ne courraient qu’un risque réduit, ils acquiescèrent.

Ils avaient conservé les fulgurants. Kraft les plaça selon des angles calculés par lui. Les quatre armes furent braquées vers le bas, dans la masse de glace, en direction du saphir.

Le commandant de l’astronef estimait qu’en principe (mais la logique était souvent en déroute sur cette planète) les flammes devaient piquer dans la glace et l’entamer, sinon la traverser, puisque c’était la force inconnue qui allait automatiquement les aspirer. Ce qui se produisit effectivement. Au signal de Kraft, les quatre cosmatelots tirèrent.

Le commandant avait bien calculé son tir. Quatre flammes jaillirent et, cette fois, si elles disparurent, ce fut après une longue trajectoire qui parut transpercer littéralement la banquise.

Une sorte de tunnel embryonnaire apparut. Kraft eut un cri de triomphe.

— C’est bien cela... Ça marche ! Feu ! Feu ! Alors, ils se mirent à tirer, diriges par leur commandant. Et le feu atomique des terribles armes, cette fois, était bien attiré vers ce centre effarant, mais tout naturellement, au passage, il crevait littéralement l’énorme chape de glace, il façonnait petit à petit une galerie qui allait en s’évasant.

Le travail fut bien plus bref que Kraft ne l’avait cru tout d’abord. Il pensait qu’un véritable iceberg, un glaçon d’un seul tenant, obstruait totalement le cratère. En fait, ce n’était qu’un revêtement, épais au plus d’une douzaine de mètres, et que les fulgurants avaient percé assez aisément.

En dessous... Qu’y avait-il en dessous ?

Une force irrésistible soulevait Dan Kraft. D’ores et déjà, il savait qu’il allait plonger dans ce gouffre.

Un gouffre bien extraordinaire, cependant. Car, par cette ouverture, c’était maintenant un véritable torrent de lumière bleue qui montait, qui semblait enrober les êtres et les choses, et ruisselait sur les cosmonautes.

Kraft s’avança, très au bord, se pencha, au risque de tomber dans ce trou béant. Et ses hommes le regardaient avec effroi, saisis de vertige.

Il recula, revint vers eux, encore ébloui de ce qu’il avait découvert.

— Je vais descendre, dit-il avec simplicité.

Il n’obtint pas de réponse. Visiblement, tous étaient effarés. Ce flot lumineux les épouvantait, dans sa splendeur, bien plus que toutes les visions infernales imagées qu’ils avaient pu concevoir, selon les superstitions qui avaient sévi sur l’Altaïr à partir de la chute vers l’océan des ténèbres.

Ils ne savaient que dire. Ils avaient peur.

Et puis, d’étranges visions se formaient autour d’eux.

On ne pouvait dire ce qui se passait. Ils se trouvaient tous plongés dans une atmosphère onirique. Ils ne savaient plus où commençait le songe, où était la réalité. Ces visions, ces films qui se déroulaient...

Chacun revoyait sa vie passée, des êtres, des événements. Et aussi d’autres images incompréhensibles, les unes enivrantes, d’autres, au contraire, effrayantes.

C’était comme une ivresse dangereuse, lorsqu’elle mène l’homme aux confins de la démence, lorsque l’aimable griserie des premiers instants le cède aux horreurs du délire.

Ils étreignaient des femmes-spectres, ils revoyaient des parents, des amis morts depuis longtemps et, parallèlement, des inconnus se dressaient devant eux.

Dan Kraft n’échappait pas à la règle mais, bandant sa volonté, il luttait pour ne pas succomber à l’envoûtement.

Il le savait, tout cela venait de cette lumière bleue qui envahissait tout et d’autant plus efficacement qu’il avait réussi à percer la voûte glaciaire qui en surplombait la source mystérieuse.

Cette source qu’il avait cru entrevoir, au-dessous de lui, à une profondeur incommensurable.

Il leur cria de se reprendre, de réagir contre les fantasmes.

— Tout cela vient de cette lumière, rien d’autre ! Tout est factice !

— Mais, râla le cosmatelot Wolmer, cette lumière est vivante !

Kraft eut un mouvement d’humeur. Il allait répliquer vertement, taxer le cosmatelot de stupidité, mais il se reprit, pensant loyalement que Wolmer devait avoir raison : cette lumière avait quelque chose de vivant.

Il se contenta de hausser les épaules et prononça :

— L’un d’entre vous a emporté une corde ?

— Moi, fit Hak.

— Bien. Donne-la-moi.

Une longue corde, partie intégrante de l’outillage des commandos, chaque homme emportant un outil différent.

Dan Kraft s’amarra solidement par la ceinture et ordonna à ses hommes de l’aider à se laisser glisser dans le tunnel vertical creusé dans la voûte de glace.

Ils parurent épouvantés, mais n’osèrent répliquer. Ils s’arc-boutèrent tous les quatre et le commandant de l’Altaïr commença à s’engager dans le trou.

Lentement, ils le firent descendre, lui criant des ordres, et eux lâchant de la corde avec parcimonie.

Il franchit ainsi l’épaisseur de la glace, parvint au vide.

Car c’était le vide. Ce qu’il avait pris pour une masse gigantesque bloquant le cratère entier ne formait en fait qu’une coupole constituée par la glaciation et surplombant un formidable entonnoir naturel.

L’intérieur, il est vrai, était lui-même tapissé de glace, formant des aiguilles aux allures de stalactites et de stalagmites. Et dans ce décor, la lumière jouait à satiété, éveillant des splendeurs inconnues.

Elle émanait d’une sorte de puits, creusé lui-même au fond du cratère proprement dit. Et c’était encore au fond de ce puits que devait se trouver ce que Kraft avait instinctivement appelé le joyau, le saphir fantastique qui était à l’origine de toutes les magies de cette planète, diabolique en surface, féerique en profondeur, mais toujours aussi dangereuse pour les astronautes passant au large du péril inconnu.

Il donna encore ordre qu’on le laissât descendre et, bientôt, la corde tombant du tunnel, il se trouva dans la position d’un insecte pendu à un fil, au-dessous de la voûte, dominant l’ensemble de ce monde intérieur.

Un instant, il oublia tout et jusqu’à son vertige, tant la beauté du décor l’impressionnait.

La chute du navire, l’océan ténébreux, les idoles ressuscitées, les zombies, le rapt de Cédric et d’Aïssé, le feu et la lumière dévorés, rien n’existait que ce gouffre d’azur, cet abîme couleur de ciel...

Mais Kraft se reprenait, dominait une fois de plus ses sens exacerbés, son esprit envahi par l’envoûtement.

— Non !... Non !... Un peu de réalisme ! Tout cela est magnifique, mais plus que perfide... Cédric est captif quelque part dans ces abîmes...

Il allait crier à ses hommes de le remonter, sans avoir encore aperçu un chemin de descente possible, lorsqu’un détail attira son attention.

Sur la voûte, partant du tunnel creusé par les fulgurants, il apercevait une longue lézarde, provoquée par l’effritement de la masse de glace.

Et il voyait que cette lézarde paraissait évoluer, qu’elle se creusait, qu’elle s’étendait...

Kraft comprit le danger et hurla qu’on le remonte.

Ce qui fut fait.

Les hommes le hâlèrent et il regagna la surface de l’immensité recouvrant le cratère.

— Vite !... Vite !... Courez !... Gagnez les rochers... Quittez la surface de la glace !...

Déjà ils voyaient, en dessus, la crevasse qui se manifestait, l’énorme masse ébranlée par le façonnement du tunnel ayant fait éclater l’ensemble.

Comme des fous, ils coururent vers le terrain même de la colline, sentant déjà l’épaisseur gelée vibrer et faiblir sous leurs pas.

Alors qu’ils arrivèrent, il y eut un craquement titanesque. Avec un bruit épouvantable, toute la voûte de glace parut éclater et s’effondra vers les profondeurs du cratère.

Clark jeta un cri terrible et, n’ayant pu toucher à temps le sol ferme, disparut dans l’écroulement des glaciers.