CHAPITRE VI

Un capitaine de navire maritime quitte son bateau le dernier en cas de détresse. Un capitaine d’astronef débarque le premier sur un monde inconnu.

Dan Kraft ne manquait pas à cette règle universelle.

L’Altaïr avait abordé la planète émergeant de l’océan des ténèbres. Jusque-là, rien n’avait transpiré de sa surface, sinon qu’elle était de type terrien et sans doute assez froide, assez désolée. Mais la vie y était possible d’après les contrôles radar.

Les autres le regardaient. Le coeur serré. Cédric voulait le suivre de près mais Kraft lui avait enjoint de demeurer sur le navire jusqu’a nouvel avis.

En fait, à présent, c’était son seul souci d’inquiétude car, s’il lui arrivait malheur qu’adviendrait-il de l’enfant ? Il lui était désormais impossible de le confier à quiconque à bord.

Mais il fallait poursuivre l’aventure. Il débarquait.

Un horizon faiblement montagneux. Des nuages grisâtres. Un ciel qu’on découvrait parmi les déchirures de la nuée. Et quelques grosses étoiles parmi le ruissellement galactique.

Etaient-ce elles qui répandaient cette clarté diffuse ? Dan Kraft était encore incapable de l’admettre. Il pensait que ce monde flottait à très grande distance d’un astre tutélaire, que son soleil était peut-être l’une de ces étoiles. Ce qui expliquait cette ambiance crépusculaire, dont on ne savait si elle était jour ou nuit.

Dans une certaine mesure, cette position astrale pouvait aussi être déterminante du froid. Cependant, en admettant que la planète fût vis-à-vis de son soleil ce que Pluton est à celui du monde patrie, il eût semblé qu’on dût se trouver dans un amas glaciaire. Ce qui n’était que très relatif. Il faisait froid et on distinguait en effet des masses blafardes qui pouvaient être des sources gelées, des geysers figés, mais la température, si basse fût-elle, demeurait supportable.

Kraft pensait donc qu’il y avait là bien des mystères. Il avait suivi posément, sans hâte, mais sans retenue, la passerelle surgie du sas. Il posait à peine le pied sur ce sol aride que Cédric le rejoignait en courant, malgré la défense.

Le capitaine de l’Altaïr fronça le sourcil. Mais il vit le visage du petit bonhomme et ne dit rien. Cédric avait encore maigri et, en dépit du froid ambiant, il sentait dans la sienne la main qui brûlait de fièvre.

Zamiel, Aïssé et les autres virent le père et le fils marcher sur la planète des ténèbres.

Kraft, au bout d’un moment, se retourna » leur fit signe. Il ne les obligeait pas à le suivre, il leur en donnait licence, c’était tout.

Naturellement, ce fut encore Aïssé qui descendit en tête. Zamiel ne la quitta pas d’une semelle. Clark demeurait à bord. Plusieurs cosmatelots voulurent aller explorer cet univers neuf pour eux, leur commandant ayant franchi la première épreuve.

Késar suivait. Il était sombre et depuis la sévère correction qu’il avait reçue, il n’élevait plus beaucoup la voix. Maté ? C’était douteux. En tout cas, ce qui lui était advenu avait servi de leçon aux autres. Maintenant, nul ne contestait Kraft. De toute façon, ils avaient besoin de lui et la bêtise monumentale qu’avait été la mutinerie leur apparaissait dans toute sa splendeur.

Cédric montrait quelque chose, très loin, vers des monts moyennement élevés.

— Là... La lumière.

Kraft y porta son regard perçant. Le jeune Kraft ne s’était pas trompé. Une curieuse luminosité se dégageait, émanant semblait-il d’une masse translucide qu’on distinguait assez mal. C’était d’un joli bleu, doux et fascinant à la fois. De quelle nature ? Il était difficile de le dire et Kraft se demanda s’il s’agissait de l’origine de la clarté ambiante, si vague, si ténue. Il se promit d’aller voir cela de plus près.

Cependant, les cosmonautes, qui avaient souffert atrocement du froid au cours de l’approche de la planète, constataient que là comme à bord il était impossible de faire du feu. L’expérience du briquet fut reprise à satiété. Et chaque fois, on fit la même constatation.

La flamme était absorbée, vampirisée ainsi que le fit remarquer Zamiel. Mais non plus dans une direction donnée. Directement vers le bas. Ce qui corroborait les observations précédentes. La force aspirante qui se gorgeait de feu-lumière devait se trouver sous le sol de la planète, peut-être exactement en son centre.

Ils avaient eu très peur en approchant et l’attitude sereine de Kraft les avait décidés au débarquement, encore que plus d’un eût peut-être préféré périr lentement à bord plutôt que de mettre le pied sur ce monde obscur. À présent, ils constataient qu’en effet ils avaient toujours aussi froid mais que, au palper, la terre n’était pas glacée comme on aurait dû normalement s’y attendre. Au contraire, alors qu’il n’y avait pratiquement ni astre réchauffant ni vraiment éclairant, on sentait, au contact de cette terre rude, une sorte de tiédeur surprenante.

La végétation était inexistante, hors des mousses très dures, quelques plantes piquantes comme des cactées mais d’un ton livide, ce qui s’expliquait en raison de l’absence quasi totale de luminosité.

Kraft, après deux heures d’exploration, ordonna d’aller quérir les cadavres demeurant à bord. On allait creuser le sol et les inhumer.

C’était une triste corvée, mais nul ne protesta. Ils étaient terrorisés depuis qu’ils vivaient avec ces chairs qui commençaient à se décomposer et, pendant plusieurs heures, on travailla à établir ce cimetière en miniature.

La terre était relativement friable et ils eurent moins de peine qu’ils n’avaient pu le craindre. Surtout, ils remarquèrent que la tiédeur du terrain augmentait au fur et à mesure qu’on s’enfonçait.

Ce qui donna beaucoup à réfléchir.

Kraft avait éloigné son fils pendant ce pénible travail. Cédric en profita pour faire un petit voyage d’exploration qui ne lui apprit pas grand-chose, sinon qu’à l’horizon, vers les collines, il avait cru distinguer des formes relativement régulières, semblant moins l’oeuvre de la nature que celle d’une main humaine.

— Comme des statues, p’pa. De grandes statues !

— Nous irons voir cela de près... Demain... enfin, je ne sais si je dois dire demain. Quand nous aurons pris un peu de repos.

Rits et les cosmatelots tués furent donc inhumés. Selon la tradition universelle, l’équipage se rangea autour des tombes, tête nue, pendant que le capitaine récitait la prière cosmique enseignée un jour sur une misérable planète par le Fils de Dieu.

Des pelletées de terre retombèrent sur les corps et ce fut fini.

Etaient-ce là les victimes de la rébellion ? Celles du péril inconnu ? Ou seulement d’un déplorable concours de circonstances ? Chacun pouvait maintenant y méditer à son aise mais, bien entendu, on se garda d’épiloguer à haute voix.

Après une reconnaissance succincte des environs, Kraft fit rentrer tout son monde à bord. Du repos après la sinistre tâche accomplie, qui malgré tout soulageait beaucoup les cosmatelots horrifiés en permanence par la présence des corps dans les soutes. Ensuite, un petit groupe se détacherait et partirait à travers la planète.

Kraft ne dormit pas et tenta, aidé de Hooro, de faire le point.

Ils eurent peine à situer les astres. Cependant, ils finirent par admettre qu’une énorme étoile devait être Sirius, ce qui indiquait qu’ils étaient encore relativement dans la zone située entre Canis minor et Canis major. Conclusion logique en raison de leur aire de départ et la traversée effectuée encore qu’on fût bien incapable de préciser à quoi correspondait le no maris land mystérieux et l’océan des, ténèbres.

Après un tour-cadran, l’expédition se forma.

Kraft laissait le navire sous le commandement de Zamiel. Hooro, lui, était son adjoint.

Cela ne correspondait pas à grand-chose, puisque de toute façon le capitaine de l’Altaïr ne pouvait plus considérer ses officiers et ses cosmatelots autrement que comme des mutins.

De toute façon, il pensait ne rien risquer en les laissant à bord Dans un cas extrême, certains auraient pu profiter de son absence pour appareiller. Mais de ce côté, Kraft était bien tranquille. Aucun d’entre eux n’était désormais capable de piloter l’astronef dans de telles conditions. On l’attendrait bien sagement, pour l’excellente raison que, qu’on le veuille ou non, pour tous, il représentait la seule et unique chance de salut.

Clark, Aïssé, Veim et deux cosmatelots, Hak et Wolmer, devaient l’accompagner. Quant à Cédric, il était bien évident qu’il refusait dorénavant de quitter son père d’une semelle.

Sa fièvre ne tombait pas. Kraft lui faisait prendre des médicaments qu’il jugeait adéquats, encore que sa science médicale fût sommaire. Il eût préféré le laisser à bord au repos, mais il comprenait bien que cela était impossible.

Ils sortirent par le sas et la petite passerelle et se retrouvèrent sur l’étrange planète.

On s’orienta. Le but primordial était naturellement de se diriger vers la bizarre source de clarté bleutée qui jetait une tâche pâle au lointain. Encore que la luminosité générale fût sensiblement la même (il ne devait y avoir ici ni jour ni nuit eu égard à l’éloignement de l’astre tutélaire qu’on ne parvenait d’ailleurs pas à déterminer), cette clarté apparaissait plus floue que la veille.

Dan Kraft pensa qu’il y avait des nappes de brume dans cette direction, ce qui lui parut l’explication la plus rationnelle.

D’autre part, il était intrigué par la découverte de Cédric, lequel disait avoir repéré, au cours de sa petite randonnée personnelle, des silhouettes immenses apparaissant assez grossières, mais très éloignées.

Les deux directions se confondant relativement, on se mit en route, lestés de provisions, d’outils, d’armes aussi.

Les premières heures de marche furent mornes et sans intérêt. Le paysage demeurait égal à lui-même, hostile, aride, noyé dans cette clarté désespérante qui ne devait jamais varier. Dan Kraft pensait que deux ou plusieurs étoiles diffusaient alternativement un peu de lumière, ce qui expliquait cette continuité dans l’éclairement en dépit de la rotation planétaire.

Il faisait froid. Cependant, ce n’était pas le zéro absolu qu’on avait pu redouter. Sur un autre plan, ils constataient qu’ils progressaient dans un état qui confinait à un léger vertige. Ils essayèrent de comprendre.

Si le sol attirait ainsi ce qui était fulgurance, il était évident qu’il continuait également à absorber leur vitalité. Ce qui avait dû se produire au fur et à mesure que l’Altaïr approchait de la planète. Maintenant, un équilibre relatif s’établissait. Kraft pensa que cela provenait du fait que le sol demeurait tiède, ce qui contrebalançait le refroidissement provoqué par l’appel vampirique.

Tout cela était confus, difficilement saisissable, presque toujours illogique et contradictoire. Mais le capitaine Dan Kraft, qui avait longtemps bourlingué de planète en planète, n’en était plus à une découverte ahurissante près. Il était de ceux qui s’affranchissent de ce qu’ils considèrent comme des nonnes, simplement parce qu’ils y ont été accoutumés, alors que la nature, en d’autres temps et d’autres lieux, offre des modalités souvent très différentes.

Il y avait en effet du brouillard et ils ne tardèrent pas à cheminer dans des vallées, à franchir des cols, où les nappes brumeuses les enveloppaient de leurs lourdes et insaisissables masses. De nombreuses plaques de glace achevaient d’assurer que la planète était aqueuse et en effet – ce fut le seul incident de parcours – ils trouvèrent deux sources. Enrobées de glace, mais filtrant quand même, et le léger bruit les enchanta un instant, déchirant l’atmosphère pesante et désespérante de ce monde désolé.

On les repéra soigneusement, après s’être abondamment désaltéré. Un peu plus tard, un groupe y reviendrait, pour renouveler la provision d’eau potable en vue du voyage de retour.

Car Dan Kraft en demeurait convaincu : il remettrait cap sur la Terre et y ramènerait son navire.

Les autres aussi savaient, cela. Seulement, ils pouvaient s’interroger sur les suites de ce retour. Certes, Kraft avait donné sa parole de faire le silence sur la mutinerie, et cette parole il la tiendrait Restait à savoir s’il n’était pas capable de vengeance personnelle, ce qui pouvait laisser quelque inquiétude parmi l’équipe.

Le capitaine devinait leurs pensées et s’était-il promis de veiller, surtout dès qu’on serait en vue de la planète patrie.

Après le passage des sources, on constata que la lueur bleutée était relativement proche. Elle devait émaner d’une masse certainement glaciaire située dans un creux parmi les collines. Peut-être un lac gelé. Mais l’origine profonde de cette luminosité restait à découvrir.

Cédric, lui, pensait toujours à ces statues aperçues pendant la précédente randonnée. Ce fut lui, encore une fois, qui les distingua.

— Père... Je les vois !

Aïssé et les autres cherchèrent dans la direction indiquée par le fils de Kraft.

Au bout d’un moment, ils remarquèrent en effet des formes vagues, qui paraissaient immenses. C’est alors que, pour la première fois, on crut percevoir que la lumière bleue se déplaçait lentement car – ce fut bref mais certain – les silhouettes en furent baignées fugacement.

Cédric poussa un cri :

— Ils vivent !... Ce sont des géants !

— Ne dis pas de bêtises !          gronda Kraft.

Les autres n’étaient qu’à demi convaincus. Le capitaine reprit, de sa voix nette, sans faiblesse :

— La clarté les a touchés et te fait croire à un mouvement. En fait, ce ne sont probablement que des rochers sculptés par la nature...

— Ou par des hommes... ou des êtres quelconques, dit la voix morne de Clark.

Kraft ne daigna pas lui répondre. Il avançait et naturellement les autres, qu’ils soient ou non rassurés, le suivirent.

Le capitaine avançait d’ailleurs lui-même avec prudence, encore qu’il ne crût guère à la vie de ces formes. Des idoles peut-être, ou de simples rocs. Le brouillard ne faisait qu’accentuer la confusion, à son sens, engendrant des fantasmes.

Cédric claquait des dents. Peur ? Fièvre plutôt. Dan Kraft, en dépit de son extraordinaire courage, de sa volonté sans faiblesse, sentait des sueurs froides perler à son échine.

Il n’était entouré que de traîtres. Clark... Aïssé... Veim et les autres. Tous s’étaient élevés contre lui, avaient tenté de se débarrasser de lui, commandant, et crime plus hideux encore, avaient torturé son fils.

En permanence, Dan Kraft vivait un cauchemar. Mais c’était avant tout la présence de Cédric, le souci du salut de l’enfant qui le soutenaient. Il ne devait pas flancher et, s’il avait juré de ramener l’Altaïr jusqu’à la Terre, c’était surtout pour rendre Cédric à Marianna.

Mais la Terre était loin et on devait se trouver dans le voisinage plus que relatif de Sirius... Et dans quelle zone de l’univers, c’était indéterminable !

Petit à petit, ils apercevaient les silhouettes repérées par Cédric.

Dans cette grisaille vaguement traversée de lueurs bleutées, cela prenait des proportions inquiétantes. On ne pouvait encore estimer les dimensions de ces créatures, qu’elles soient de chair ou de pierre, mais leur taille dépassait de beaucoup celle de l’humain normal, toujours à peu près semblable à travers les galaxies, oscillant d’un mètre trente à deux mètres dix en moyenne.

Avec, il est vrai, des types morphologiques incroyablement diversifiés quant à la forme du visage, à la pigmentation, à la musculature.

Nul ne parlait. Le silence régnait et, jusqu’à nouvel avis, cette planète ne comportait pas de vie animale. Le végétal restait rudimentaire et cependant ils avaient tous l’impression de présences, dans ces roches et ces glaces.

Ils furent tout près et Dan Kraft, soulagé lui-même, donna une claque amicale sur la joue de Cédric.

— Tu vois, nigaud... Des statues !

— Des idoles, crut devoir rectifier Veim, mais le capitaine ne releva pas.

Ils avaient longtemps marché. On fit halte, on but de cette eau fraîche récupérée aux sources et dont on avait empli des flasques.

On avala des pilules nutritives et Kraft organisa un tour de garde.

Bien sûr, lui aussi devrait dormir. Peu tranquille avec un tel entourage, il serait encore plus inquiet qu’à bord de l’astronef, où il gardait Cédric en permanence près de lui.

En attendant, il n’avait pas sommeil et déclara qu’il veillerait. Dès qu’il se sentirait las, il appellerait le cosmatelot Hak.

Tous s’étendirent et s’endormirent, ou tout au moins se reposèrent.

Kraft pensait à Cédric, à la Terre, à Marianna. À ce voyage de retour dont les mille difficultés ne pouvaient lui échapper. Avant tout, comment quitterait-on ce monde affolant ?

Du temps passa.

Il allait et venait, grillant quelques cigarettes difficilement allumées pour tuer le temps.

Par instants, il jetait un regard vers les dormeurs et s’arrêtait sur Cédric. Le petit reposait mais, comme toujours depuis le drame, son sommeil était agité.

Kraft n’avait pas remarqué la lueur bleutée qui glissait sur le camp, sur les étranges idoles dressées un peu plus loin. Il se réservait, quand Hak prendrait son tour de garde, d’aller les examiner de près.

Il regarda dans leur direction, machinalement.

Il tressaillit.

Cédric avait-il raison ?

C’était, il l’eût juré, des statues, des pierres assez grossièrement taillées mais figurant effectivement des formes humaines.

Or, dans cette espèce de nuit qui n’était pas la nuit, avec cette vague clarté lunaire qui ne venait d’aucune lune, il les voyait sous un autre aspect.

Dan Kraft comprit que ces statues étaient vivantes.