CHAPITRE V

Kraft était emmitouflé comme tous, à bord de l’Altaïr. Plus rien ne s’était produit d’exceptionnellement spectaculaire, excepté cette constante baisse de thermie, agissant à la fois sur chaleur et lumière.

On vivait quasiment à l’aveuglette, les tubes éclairants ne diffusant désormais qu’une très vague clarté, aucune flamme ne subsistant plus d’une demi-seconde, et la température ne cessant de se refroidir à tel point qu’on pouvait se croire dans quelque région polaire d’une planète de type terrien. On avait accumulé les vêtements chauds, sur les combinaisons réglementaires constituant l’uniforme des cosmonautes Tous allaient et venaient ainsi, trébuchant, tombant parfois, se cognant souvent, tant la visibilité était devenue mauvaise.

La condensation commençait à se manifester et des traces blanches apparaissaient. De minuscules stalactites se formaient aux plafonds des divers compartiments de l’astronef.

En ce qui concernait l’orientation, nul n’était plus informé. Dan Kraft menait le navire, soucieux mais résolu. Les autres, désormais apathiques, ne réagissaient plus, même la turbulente Aïssé.

Veim était aux commandes. Cédric, chaudement vêtu, était venu auprès de son père, les tragiques heures qu’ils avaient vécues les avaient singulièrement rapprochés. L’enfant en était tout joyeux, en dépit d’un assez mauvais état général. Il était désormais fiévreux, ce qui inquiétait Kraft.

Observant sur l’écran panoramique représentant l’horizon vers lequel avançait l’astronef – c’est-à-dire une vision totalement, neutre et d’autant plus angoissante – laissant Veim à la barre, Kraft appela soudain Cédric.

Le petit s’empressa d’arriver près du commandant.

— Père ?

— Prends mon briquet.

— Mais tu sais qu’on ne peut plus allumer...

— On peut allumer, Cédric. La flamme disparaît, voilà tout.

— Ah ! Bon !

Cédric était particulièrement bien placé pour savoir qu’on ne discutait pas impunément les paroles du terrible cosmonaute.

— Tu vas faire jouer la flamme, Cédric. Et tu l’observeras. Compris ?

— Compris, p’pa !

Déclic. Un feu bref jaillit, disparut aussitôt.

— Qu’as-tu remarque ?

— Ben, je... j’ai déjà vu...

— Tu as déjà vu. Mais tu n’as pas regardé ! Je voudrais que tu m’expliques ce qui se passe exactement.

— Ben voilà... La flamme s’éteint aussitôt !

— Elle s’éteint. Mais comment ?

— Heu !... comme si on soufflait dessus.

— Tu es sûr ? Recommence donc, plusieurs fois si nécessaire !

Veim, sans lâcher un gouvernail qui ne servait plus qu’à stabiliser le vaisseau perdu, tourna la tête, intrigué, pour suivre cette petite expérience.

— Regarde bien, Cédric !

Trois ou quatre fois, le fils de Dan Kraft récidiva.

— Eh bien ? demanda son père. As-tu remarqué, cette fois... ?

— Oui. La flamme jaillit toujours normalement, mais elle est... non, elle n’est pas soufflée... On dirait... on dirait...

— Réfléchis bien !

— On dirait qu’elle est comme... oui, c’est cela... comme si on ne soufflait pas dessus, mais au contraire, comme si on l’aspirait ! s’écria triomphalement Cédric.

Un étrange sourire vint sur le visage de Dan Kraft.

— Bien. As-tu remarqué dans quelle direction ?

— Toujours la même... Environ trente degrés tribord dans l’axe du navire.

Veim ne dit rien, mais il admirait silencieusement la réaction de ce gosse qui avait profité des leçons paternelles, si dures qu’elles aient été.

— Veim, dit Kraft, vous notez, n’est-ce pas ?

— Oui, commandant.

— Trente degrés tribord ! Maintenez cette direction. Je vais vérifier...

Pendant un long moment, Kraft et Cédric parurent se promener à travers les divers compartiments encore disponibles à bord de l’Altaïr, c’est-à-dire ceux où l’antigravitation fonctionnait malgré les avaries.

Les autres, intrigués, les regardaient, mais, outre qu’on n’y voyait plus grand-chose, il y avait une sorte d’accord tacite qui faisait que nul ne songeait plus à discuter les agissements du commandant de bord, encore que certains continuassent à penser qu’avec ou sans lui, le vaisseau spatial était irrémédiablement perdu.

S’usant les yeux pour prendre des notes, autant que son père faisait de même en observant les tubes d’éclairages, les appareils thermiques, les diverses sources de chaleur et de lumière, Cédric accumula une assez importante documentation.

De retour au poste de pilotage, où Veim avouait naviguer comme un aveugle, ils se penchèrent sur les contrôles et, tant bien que mal, parvinrent à ce résultat.

Tout ce qui était de nature « feu », photonique ou purement thermique, était curieusement aspiré dans une direction unique. Cela se voyait surtout sur les tubes de néon magnétisé, dont la fréquence déjà très affaiblie diminuait selon l’orientation. On en revenait toujours à cette différence de trente degrés ou à peu près, déjà constatée par Cédric dans le poste de pilotage à partir de la petite flamme du briquet.

— J’en conclus, dit Dan Kraft, que la force inconnue, ce péril dont nous ne savons rien, se trouve dans cette direction. Cela vient de là. C’est par là que se trouve le vampire mystérieux qui absorbe notre chaleur, mécanique ou humaine.

Comme tous à bord, il était littéralement gelé. Dans leurs fourrures, tous se sentaient glacés. Ils avaient depuis un bon moment l’impression que leur sang se refroidissait et plus d’un avait émis l’hypothèse qu’ils allaient périr ainsi, lentement, passant insensiblement de l’état de vie à celui de cadavres.

Veim n’avait pas jugé utile d’élever la moindre observation. Il n’en fut pas moins vrai que, relevé par Clark aux commandes (tous se partageaient le quart), le pilote s’empressa de conter aux autres que Kraft croyait avoir détecté la direction exacte de ce qu’on pouvait appeler le foyer du péril inconnu, et qu’il semblait décidé à diriger le navire de ce côté.

Les réactions furent diverses.

Kraft parut les ignorer. Nul n’osa le braver une fois encore. Pourtant, d’aucuns pensaient que c’était plus que risqué, qu’il menait l’Altaïr à la catastrophe définitive. Des discussions s’élevèrent, mettant un peu de nervosité parmi ces êtres à demi gelés, enlises dans une certaine passivité. Il y avait des voix qui estimaient que, justement, mieux valait affronter le péril inconnu que de continuer à naviguer dans ce néant cotonneux où les ténèbres devenaient souveraines et allaient bientôt les noyer tous, tandis qu’ils périraient lentement dans le refroidissement mortel qui les gagnait petit à petit.

Clark, cet homme envieux, solitaire, était avare de réactions. De surcroît, il subissait comme tous les rigueurs d’un froid envahissant. Visage glacé, doigts engourdis, il menait l’astronef ainsi qu’il lui avait été enjoint, et il se renfermait généralement dans un quasi mutisme inquiétant.

Tous n’en furent donc que plus surpris lorsqu’il appela, par interphone, l’ensemble des survivants de l’Altaïr.

Il venait de faire une curieuse constatation : on ne se trouvait plus dans l’obscur, l’imprécis. Maintenant, le navire avançait dans un monde différent.

La nouvelle remua cette masse humaine apathique. Kraft, qui prenait quelque repos dans sa cabine, en compagnie de Cédric dont il ne se séparait plus guère, se précipita vers le hublot.

Clark ne s’était pas trompé. Maintenant, le décor environnant le vaisseau spatial avait changé d’aspect.

Certes, il n’était pas moins impressionnant, pas moins angoissant que ce gouffre d’imprécision dans lequel on avait vécu pendant plusieurs tours-cadran. À présent, on avait l’impression de naviguer sur un océan noir. Des formes vagues, tourmentées, roulaient, comme des nuages, ou des lames à évolution lente. On voyait cela au-dessous, en dessous. Vers l’horizon également, car maintenant on pouvait admettre, de façon toute relative, qu’il y avait un horizon.

Tel quel, l’Altaïr paraissait pris entre ces deux firmaments dont parle le poète. Mais deux firmaments aussi noirs, aussi dénués de toute étoile l’un que l’autre.

Cependant, une telle constatation fit passer un courant un peu plus optimiste chez les naufragés du vide. Ce n’était pas mieux, mais c’était différent. Quelques-uns convinrent que, si on était déjà sorti de cette sorte de néant ( ?) si longuement traversé, c’était parce que Kraft avait repris la barre en main.

Opinion controversée par Zamiel, par Aïssé, par Késar plus particulièrement. Ils n’avaient cédé qu’à la puissance des événements, mais il était évident qu’entre eux et Kraft rien n’allait plus, rien n’irait plus jamais. Si le capitaine de l’Altaïr pouvait oublier le comportement de quelques cosmatelots, comment aurait-il jamais quelque indulgence envers ses officiers révoltés ? D’autant qu’ils avaient torturé Cédric en sa présence, pour le plus hideux des chantages.

Cependant, on se remua un peu à bord. On sortit de l’engourdissement général. Il faisait aussi froid, sinon plus, la mort s’infiltrait en eux, mais le fait d’avoir changé d’ambiance les réveilla quelque peu.

Pendant un tour-cadran encore, on navigua ainsi. De plus en plus, ils avaient l’impression d’un océan de ténèbres, sous un ciel qui ne valait pas mieux et il semblait en effet que d’énormes vagues couleur de nuit, en un mouvement lent, roulaient au-dessous et autour de l’astronef, l’emportant vers on ne savait quel havre énigmatique.

La lumière se mourait. La glaciation s’étendait à bord et ils commençaient à constater que leur propre respiration formait une buée qui gelait immédiatement, produisant un fantôme de neige.

L’humidité de l’air couvrait les parois d’une couche de glace mince, avec des aspérités en aiguilles. Le tout dans l’obscurité grandissante.

Et le vaisseau spatial poursuivait sa route fatale sur l’océan noir.

Kraft, lui, tenait ferme. Non sans peine. Il obligeait Cédric à remuer, à réagir, à lutter contre le froid envahissant. L’enfant refusait de se plaindre, soucieux d’être digne de son rude géniteur. Mais il était tantôt brûlant, tantôt glacé. Kraft le traitait avec toute la douceur dont il était capable, sans toutefois laisser entrevoir son anxiété grandissante.

En attendant, il pensait qu’après cette zone, différente de la précédente, on découvrirait quelque élément nouveau. Il en fut d’autant plus persuadé que Zamiel, à son tour de quart, constata que le radar fonctionnait de nouveau.

Une terre. Une planète.

Cela semblait évident. Un astre quelconque se trouvait devant eux et l’expérience « flamme » avait bel et bien donné une direction satisfaisante, puisqu’on allait aborder quelque part... Mais où ?

Qu’importait à Kraft ! Ce qu’il voulait, avant tout, c’était faire escale. Une relâche eût été salutaire. Sans doute trouverait-on de meilleures conditions climatiques, ce qui n’était pas difficile. L’équipage se détendrait sur un sol, fût-il peu hospitalier. Enfin, il faudrait penser au ravitaillement. Les planètes les plus déshéritées recèlent souvent au moins de l’eau, quelques végétaux, une faune... Les types lunaires existent, mais on pouvait espérer rencontrer un corps céleste un peu moins aride.

C’était, à bord, l’obscurité ou presque. Kraft, ni personne, n’en pouvait douter. Il y avait, en ce péril inconnu, une puissance absorbant vitalité, chaleur, luminosité également. Et on allait vers « cela ».

Mais tout valait mieux, selon le commandant, que cette navigation d’incertitude, cette course à l’abîme mystérieux, cette chute vers le rien.

Il pouvait croire que tous partageaient son avis à bord, encore qu’il continuât à garder le plus profond mépris pour ceux qui ne se rangeaient pas a son opinion. Une nouvelle révolte lui paraissait peu probable, la première ayant eu des résultats désastreux, encore qu’en dehors de lui on eût suivi les consignes émanant de Procyon VIII, ce qui n’avait pas évité la perdition de l’astronef.

Il y avait une planète, non loin de l’Altaïr. Les contrôles, maintenant, l’attestaient sans restrictions. Un monde un petit peu moins volumineux que Mars. De plus, les radars spéciaux détectaient une atmosphère, sans doute une végétation. Bref, un monde philo-humain.

À cela près qu’il absorbait vampiriquement la vitalité de ceux qui s’en approchaient.

Mais perdu pour perdu dans ces ténèbres, Kraft était décidé à pousser jusqu’au bout, jusqu’au sol de cet astre sans précédent.

Dans ce noir, il luttait...

Des cris attirèrent son attention. Un certain tumulte, sans doute une de ces scènes intermittentes où l’un des cosmatelots, pris de désespoir, se mettait à hurler à la mort, plus ou moins ivre en dépit des consignes strictes tendant à rationner l’équipage.

Kraft, au départ, n’y prit pas une très grande attention, pensant que cela se calmerait promptement.

Mais il ne tarda pas à constater que les vociférations se poursuivaient. Même, il y eut un bruit de coups et, tandis que Zamiel était au gouvernail. Kraft se dirigea vers le poste d’équipage, d’où semblaient venir les cris.

Il se heurta à Aïssé.

— Je venais vous chercher, commandant ! Leurs rapports étaient toujours peu amènes.

Elle l’exécrait, il ne l’ignorait pas et savait qu’elle était en grande partie responsable des tristes événements qui avaient désolé l’Altaïr. Mais en la circonstance, l’aspirant Aïssé semblait bouleversée.

— Que se passe-t-il ?

— Késar est encore ivre. Il a bu presque une bouteille de bourbon.

— Je m’en occupe !

— Je vous en prie, écoutez-moi. Un instant... Il a une crise de fureur... Il dit des choses... Il jette la panique... Il se croit mort ! Et nous avec !

Kraft écarta Aïssé et fonça.

Dans le poste, c’était un joli désordre. Le gigantesque Késar, à demi nu, tenait la bouteille d’Old Crow, une vieille réserve de la planète patrie, et buvait à plein goulot, achevant de vider le fond. Entre deux lampées, il éructait grossièrement et se mettait à hurler :

— Des morts !... Des cadavres qu’on est, je vous dis !... Ce con de Kraft nous emmène en enfer... En enfer que je vous dis !... Parce qu’on est morts ! Tous ! Tous morts !... l’Altaïr est dans l’Au-delà... Et on est des âmes foutues... Des âmes qui vont en enfer là où il nous mène, cette saloperie !...

Il but encore un bon coup, sursauta en voyant Kraft, immobile, qui le regardait.

Les autres, consternés, refluaient. Il y en avait deux sur le plancher. Ils avaient tenté d’intervenir, mais la brute les avait assommés.

Clark, Veim, Hooro, se tenaient prudemment à l’écart et Aïssé, derrière le commandant, regardait la scène.

— Tu as fini, abruti ? demanda froidement Dan Kraft.

Les yeux injectés de sang et troublés par l’excès d’alcool, Késar eut un sourire ignoble.

— Lui... lui qui nous conduit en enfer... sur l’océan des ténèbres...

— Ferme-la !

— Que je...

La gifle le fit sursauter. Il brandit la bouteille dans le dessein incontestable de l’assener sur la tête de Dan Kraft.

Il l’avait bien reconnu malgré cette sorte de nuit qui pesait sur eux tous et n’était plus combattue que par de vagues clartés tremblotantes qui paraissaient grelotter dans les tubes, comme des insectes maladifs, des lucioles de cauchemar.

La poigne du capitaine tordait le bras de la brute et la bouteille tombait, se brisait en cent morceaux, ce qui fit s’écarter un peu plus les assistants.

— En enfer, répéta l’obstiné, totalement ivre et entêté comme tous ceux qui se trouvent dans cet état.

Il envoya à Kraft, qui ne le lâchait pas, un chapelet d’injures, répétant qu’il les trahissait, qu’il allait les livrer au diable, et autres sornettes.

— Des damnés !... On est des damnés !...

Soudain, d’un effort, appelant sa force exceptionnelle, il réussit à se libérer. Il recula et s’apprêta à foncer.

Les deux géants s’affrontaient, plus silhouettes vagues qu’hommes visibles, et les autres, haletants, regardaient...

Quelques coups furent échangés. Késar cria encore que le froid les dévorait vivants, et qu’ensuite ils grilleraient tous.

Il cognait, mais avait affaire à forte partie. Kraft était solide et, par surcroît, parfaitement à jeun et maître de lui.

Deux fois, dix fois, ils se heurtèrent, les coups tombaient dru, mais Késar s’énervait, se fatiguait, l’ivresse lui coupant les jambes, mollissant ses muscles.

À un certain moment, ils s’étreignirent et c’était fantastique que de voir ces deux colosses enlacés, cherchant l’un et l’autre à étouffer l’adversaire.

Il y eut un cri, soudain.

— P’pa !... Dis, p’pa... Te laisse pas faire ! Késar, malgré le handicap alcoolique, allait culbuter Kraft lorsque la voix du gosse stimula le capitaine. Cédric, en effet, venait seulement d’arriver, attiré par le vacarme.

Le commandant se dégagea d’un effort et cogna si rudement que Késar chancela.

Kraft ne lui laissa pas le temps de se reprendre et, d’un dernier coup qui atteignit la pointe du menton, il envoya Késar voltiger à l’autre bout du poste d’équipage.

Etendu sur le plancher, Késar ne bougea plus pendant une minute. Puis il eut une épouvantable contraction et se mit à vomir.

Kraft se détourna avec dégoût, saisit Cédric par le bras, l’entraîna.

Sur le seuil, il se retourna, embrassa les présents d’un regard.

Il venait de reprendre son autorité, par la simple force physique, seule supériorité admise par les médiocres.

Il leur lança :

— Nettoyez cette charogne !... Ensuite, aux fers !... Vous m’avez compris, j’espère ?...

Il fit un temps, reprit, sur un mode nettement ironique :

— Et puisque nous sommes tous damnés, à en croire cet imbécile, je me charge de vous emmener chez le diable !... Et là, on finira bien par savoir la vérité !... Viens, toi !

L’Altaïr poursuivit sa route. Les contrôles attestaient que la planète mystérieuse était toute proche.