CHAPITRE XIV

Le vieil homme étrange ne cessait de répéter son nom : Maxkredi – ou Max Kredi – comme s’il s’étonnait d’en posséder encore un après cent ans de solitude. Max Kredi, Maxkredi… Car il prétendait avoir vécu un siècle entier dans la maison forte de Térive d’Allac, ou ce qu’il en restait.

— J’ai cent cinquante ans ! confia-t-il à Juo et Ushaïa.

Et, après un instant de réflexion, il précisa sur un ton las :

— Cent cinquante ans ou plus. Oui, peut-être beaucoup plus. Mon programme comporte une longévité indéfinie. Moi qui sais tant de choses sur le monde, j’ignore mon âge exact. Le programme m’empêche aussi de mourir. Pas question de me suicider, naturellement. Quand j’ai su que vous possédiez une arme lourde, j’ai pensé que vous auriez la bonté de me tuer. Les Nomades du chef Haroun, qui passent quelquefois ici, ont bien essayé, eux, mais ils n’ont pas pu. Ma puissance de feu est trop supérieure à la leur et le programme ne me permet pas facilement de tricher.

« C’est que je suis un ancien Dormeur, un Éveillé… Un Maître, vous comprenez ? Oui, oui ! Je suis un de ces monstres qui ont survécu aux dépens de toute l’humanité… Oui ? Avant le Moratoire, vous le savez peut-être, il y avait plus de dix milliards d’hommes sur la Terre. Les dirigeants ont décidé de plonger dans le sommeil de l’hibernation la quasi-totalité de la population du monde. Non ? Si ! Il ne resterait à la surface que le Peuple de la Présence, à peine quelques millions d’êtres, et les Surveillants, chargés de faire respecter les règles du Moratoire par le Peuple, depuis leurs îles. Vous le savez, n’est-ce pas, vous le savez ?

— Je le sais, dit Juo. Je suis un officier déserteur.

— Déserteur ? répéta le vieux en écho.

— J’appartiens au Peuple de la Présence, dit Ushaïa à voix basse.

— En réalité, vous le savez, n’est-ce pas ? reprit Max Kredi. La plus grande partie des humains d’avant le Moratoire ont été tués pour servir de carburant aux machines. Et il est resté dans les cavernes quelques millions de Dormeurs qui ont commencé à s’éveiller pour remonter à la surface. Pourquoi ? Pourquoi ? Dieu seul le sait ! Mais je suis un de ceux-là, moi, un Dormeur, un Éveillé, un Maître ! Je ne suis pas une des victimes, alors je suis un des assassins ! Aâââh !

« Je suis un de ces monstres qui sont sortis des cavernes d’hibernation pour s’approprier la Terre ! Bien sûr, j’ignorais tout cela quand je me suis réveillé hors de la caverne. Je ne savais même pas que je venais de me réveiller. J’ignorais que j’appartenais à l’avant-garde du Grand Retour. Je n’avais aucun souvenir ou presque. Puis j’ai reçu la Révélation…»

Le vieil homme hochait sa tête cendrée, plantée de touffes de cheveux blancs, pareils à des chardons sur une plage de sable. Tout en déclamant, il levait ses mains maigres et griffues, parsemées de traînées brunes. Son buste décharné flottait dans une ample casaque rougeâtre, raide de crasse. Ses gesticulations faisaient s’entrechoquer et cliqueter les armes, les outils et les objets divers qui lestaient les poches trouées de son pantalon, accroché à une lourde ceinture de métal.

Il avait servi à ses hôtes une boisson qui ressemblait à une bière brune et acide. Ushaïa trempa prudemment les lèvres dans le liquide noirâtre, pétillant. Elle but une gorgée. Max Kredi se mit à rire. Juo vida son verre d’un geste distrait, en fixant les araignées géantes qui avaient colonisé le mur du fond.

Le vieil homme étrange partageait sa demeure avec les chauves-souris et les arthropodes. Ces derniers, représentés surtout par une variété d’araignées de grande taille, d’un beau gris beige, avaient leur domaine dans la pièce où Max Kredi venait d’accueillir ses visiteurs : le plafond, les coins et les recoins et les tentures qu’elles avaient tissées entre le ciel et le plancher… Elles possédaient un domaine et un rôle leur était dévolu : colmater les brèches et tapisser les murs pour rendre la maison habitable. Elles faisaient partie du mobilier. Il suffisait de s’y habituer. Juo se demanda s’il le pourrait.

Car il éprouvait maintenant un désir très vif de rester dans cette forteresse à demi écroulée, avec les chauves-souris, les araignées et le vieux fou… Il rectifia d’instinct : la maison forte n’était qu’à demi écroulée et Max Kredi n’était qu’à demi fou. Mais impossible de savoir ce qu’il y avait dans l’autre moitié de son esprit !

— J’ai reçu la Révélation, racontait-il, une main serrée sur son verre, l’autre pianotant en l’air. Ses os et ses veines saillaient, tandis que de grosses larmes immobiles s’allumaient sous ses paupières rougies. J’ai reçu la Révélation, dit-il, et d’abord, je ne l’ai pas acceptée. Je n’ai pas voulu croire que j’étais un de ces monstres, un de ces assassins ! La vérité était insupportable. J’ai essayé de la fuir pendant vingt ans, puis elle s’est imposé à moi peu à peu… La culpabilité est lourde à porter et combien torturante… J’ai été guidé vers un Sanctuaire : celui-ci. Car la maison forte de Térive d’Allac était bien un Sanctuaire préparé pour le retour des Maîtres !

Les explications du vieil homme devenaient incohérentes, son débit précipité changeait les mots en onomatopées et les phrases en bredouillement. Ushaïa et Juo l’écoutaient avec une attention indulgente et un peu lassée.

— Le Peuple de la Présence devait être un réservoir… un réservoir d’esclaves pour nous… Les Éveillés ! Mais je ne… pas besoin d’esclaves, moi… Sommes tous coupables ! Tous ceux qui ont reçu le programme supérieur ! Milliards d’individus transformés en carburant… faire marcher les machines… Les survivants auraient pas dû savoir… sûrement des fuites… sommes coupables !

Ainsi, le vieil homme était devenu fou, à moitié ou complètement, à la pensée du génocide qui avait fondé le Moratoire. Une pensée qui venait le tourmenter sans fin au fond de sa solitude. Il se sentait coupable de vivre alors que des milliards d’êtres humains avaient été réduits en chair à pétrole cinq siècles plus tôt !

— Maintenant, je suis délivré ! s’écria-t-il en levant les deux mains vers le plafond des araignées. Je vous lègue le Sanctuaire et je pars ! Je n’avais pas le droit de l’abandonner aux Nomades, aux sauvages, à toutes les bêtes. Mais maintenant, vous êtes là, vous êtes de ma race. Un de vous au moins est de ma race ! Alors, je peux vous laisser le Sanctuaire et m’en aller. Je suis libre ! Je vais partir. Les chiens m’attaqueront. Les ours, les bœufs sauvages, toutes les bêtes de la Terre ! Et le programme ne pourra pas toujours me sauver. Alors, je mourrai et je serai libéré ! Je ne serai plus coupable !

Juo vida son verre et se leva.

— Ne partez pas ! cria Max Kredi. Je vous donne le Sanctuaire. Acceptez mon offre !

— Nous l’accepterons peut-être, dit Juo. Mais nous voulons visiter le Sanc… Nous voulons visiter la maison.

— Le Sanctuaire, oui ! Allons visiter !

Ses semelles ferrées claquaient sur les dalles. Il ramassa son fusil, fit sauter dans sa main un pistolet qui pendait à sa ceinture.

— Avez-vous faim ? Non, je suis idiot. Allons visiter le Sanctuaire d’abord. Je vous montrerai mes réserves de nourriture… Vous êtes coupables. Nous sommes tous coupables ! Mais vous serez heureux ici. Heureux ! Et vos enfants seront innocents.

Ushaïa se retourna vivement.

— Nos enfants ? Mais…

Le vieux sourit.

— Vous aurez le temps d’en avoir beaucoup.

La jeune femme se rebella et répondit d’une voix acerbe :

— Mon compagnon a dit qu’il acceptait votre offre. Il a dit peut-être… Moi non ! Enfin, je n’ai rien dit. Il restera peut-être seul ici. Il fera des enfants à qui il voudra. Mais pas à moi !

Le vieux rit encore.

Ils étaient sortis de la maison et ils se trouvaient devant le porche métallique d’où Juo avait vu surgir le vieux à son arrivée. Cette construction bizarre s’arc-boutait entre deux murailles lézardées. Le soleil, filtrant sous les têtes des chênes, s’écrasait en lames bleutées contre le métal, diffusant jusqu’au sol une lumière d’aspect artificiel. Et tout autour, une végétation de lianes folles, couverte de fleurs fanées, de baies et de graines, s’élançait vers le faîte des murs, comblait le vide des toits, s’enroulait sur les charpentes préservées, courait sur la crête des éboulis qu’elle festonnait de dentelles multicolores. Le paysage était à la fois féerique et oppressant.

Les deux fugitifs partageaient un sentiment contradictoire d’inquiétude profonde et de sécurité immédiate.

Maintenant, Max Kredi se tenait sous le porche. Il avait l’air d’une silhouette vague projetée dans la lueur d’un arc électrique. Et, soudain, il disparut. Ushaïa lança un cri, leva son fusil.

La voix du vieil homme, provenant d’une extrémité de l’arc, les rassura aussitôt.

— Ici, je suis invisible. C’est une vieille installation. Autrefois, ce… ce mécanisme servait à rendre tout ce qui est autour invisible d’en haut. Bonne protection contre les Écumeurs du silence, n’est-ce pas ? Je ne sais pas si ça marche encore…

Il ne réapparaissait toujours pas. Juo et Ushaïa l’entendirent ricaner d’un autre point du porche.

— Quand je suis ici, je suis invisible et je vois ! Oui, je vois l’avenir ! Je me demande si c’est une propriété de cette chose-là ou un effet du programme ou une combinaison des deux. Mais je vois. Je sais que vous resterez. Tous les deux. Oui, oui, je vous vois ici. Tous les deux. Plus tard, d’autres vous rejoindront. Vous resterez longtemps, très longtemps. Et je… il y aura des enfants ! Beaucoup d’enfants… Ah ! je ne vois plus rien !

Il réapparut alors, ruisselant de sueur, hilare et échevelé, la bouche ouverte sur une puissante denture artificielle de métal noir.

— Je suis libre, libre ! Et vos enfants seront innocents ! Je pars tout de suite. Ah ! un peu d’eau, juste une gourde. Je veux bien mourir, mais pas de soif !

Il se mit à courir, tourna en rond une seconde, récupéra une sorte de calebasse dans une anfractuosité tapissée de lierre. Il la brandit d’un air triomphant et se précipita pour la remplir à une source qui lançait au ras des pavés un minuscule geyser.

Il se releva en glapissant de joie.

— Maintenant, le programme ne peut pas m’empêcher de partir, puisque le Sanctuaire est sauvé. Le programme ne peut pas m’empêcher de mourir !

Juo et Ushaïa regardaient le vieil homme avec une stupéfaction virant à la stupeur. Son regard flambait. Un sourire immense sur ses lèvres violacées le transfigurait. Ses cheveux en toupet se dressaient sur son crâne de papyrus. Ses outils et ses armes s’entrechoquaient à sa ceinture et le long de ses cuisses.

— Je pars ! hurla-t-il. Je pars et vous restez. Un siècle, deux, trois… très longtemps… je ne sais pas !

— Tu devais nous faire visiter ta maison, ton Sanctuaire, dit Ushaïa sur un ton de reproche.

Max Kredi éclata de rire.

— Vous avez mille ans pour visiter le Sanctuaire, mes enfants !

Il courait vers le parc, à travers les éboulis. Il s’arrêta soudain à l’endroit où Juo et lui s’étaient rejoints quelques heures plus tôt et, après une longue hésitation, s’étaient serré la main presque fraternellement.

— Merci d’être venus, amis.

— Attendez ! cria Juo. Le passage…

— Vous trouverez le plan des accès dans la salle des araignées.

Il repartit vers les grands arbres. Juo et Ushaïa le regardaient s’en aller, immobiles, impuissants. Il se retourna une dernière fois, s’appuyant de la main au tronc d’un chêne géant.

— Bonne chance à vous ! Bonne chance à l’avenir !

Avant de disparaître dans le premier fourré, il cria encore quelques mots. Il était déjà loin. Juo crut comprendre « mille ans peut-être ».

Mille ans peut-être ?

Juo et Ushaïa se regardèrent puis haussèrent les épaules ensemble.

— Je n’ai pas envie de rester ici mille ans ! dit la jeune femme.

— Je ne t’en demande pas tant, dit Juo.

Mais peut-être lui aurait-il demandé exactement cela, s’il avait osé.

— D’un autre côté, ajouta-t-elle, je n’ai pas envie de repartir tout de suite pour Acharac. Je suis trop fatiguée. Alors, cette nuit, demain peut-être…

— Le temps de visiter le Sanctuaire ? fit-il.

— Si c’en est un. Mais je n’y crois pas.

— Moi non plus. Et pourtant…

Juo n’acheva pas sa pensée. La plainte modulée qui avait salué les deux voyageurs à leur arrivée retentit de nouveau, dans la direction opposée, de l’autre côté des ruines. Comme un signal… Le vieux Max Kredi, Dormeur éveillé, héros fou ou Dieu sait quoi, avait quitté sa base de solitude. Il était libre. Et il ne vivrait plus très longtemps.

D’une façon ou d’une autre, il expierait cette culpabilité monstrueuse qui pesait injustement sur lui.

Injustement ? « Peut-être sommes-nous tous coupables, pensa Juo. Du moins tous ceux qui possèdent le programme supérieur…»

En souriant, il prit la main d’Ushaïa et la serra. Après une brève hésitation, la jeune femme accepta l’étreinte de sa paume, rendue légèrement poisseuse par le verre sale de Max Kredi. Elle lui répondit un peu plus tard par une brève pression des doigts.

Il revint à ses réflexions : « Nous sommes tous coupables, mais nos enfants seront innocents…» Il posa la main sur l’épaule de sa compagne et caressa ses longs cheveux blonds. Elle s’appuya un instant contre lui, avec un soupir de lassitude. Puis ils marchèrent ensemble vers la maison du vieux. La maison, le Sanctuaire.

Au moment où ils passaient sous le porche de métal, une question fulgura dans l’esprit de Juo : « mille ans ? »