CHAPITRE VI

Ushaïa leva les yeux avec amitié vers les deux Technoïs qui se tenaient de chaque côté du fauteuil dans lequel elle était assise, Britt à gauche, Fay-Ann à droite. Ils avaient posé chacun une main sur ses épaules. Elle leur sourit d’un air coupable.

Ils lui avaient prouvé tous les deux la sincérité et l’intensité de leurs sentiments. Elle souffrait d’être obligée de les décevoir maintenant.

Elle se trouvait à bord de la navette Clément-Ader depuis quelques dizaines d’heures. Deux jours au plus. Invitée et non prisonnière. Elle avait su tout de suite qu’elle pourrait rentrer chez elle quand elle le désirerait. Seulement, elle ne savait plus ce qu’elle désirait. Deux jours avec les Technoïs de Lagrangia, et sa vie avait été changée de façon radicale et peut-être définitive.

La longue jeune femme brune, à la peau dorée, nommée Fay-Ann Mashaï, qui partageait le commandement de la navette avec le petit rouquin appelé Britt Lang, se pencha vers Ushaïa en s’appuyant sur l’accoudoir du fauteuil, qu’elle finit par enjamber.

Par l’échancrure du blouson de soie jaune, qui laissait voir la naissance des seins ronds de Fay-Ann, Ushaïa respira l’odeur d’une chair jeune, saine, lavée et parfumée, dont elle avait déjà éprouvé, avec ses mains et sa bouche, la douceur et la fermeté. Et les cheveux noirs de Fay-Ann balayèrent un instant son visage.

— Ta rencontre, Ushaïa, est la chose la plus importante qui nous soit arrivée sur la Terre, dit la jeune Technoïe. Plus de vingt fois, trente fois peut-être, nous avons posé la navette à côté d’un village et nous avons attendu. C’est ainsi que nous devons essayer de prendre contact avec les Terriens… Et jamais personne n’était venu jusqu’à nous. Il y a eu des hommes pour s’approcher à cinq ou dix mètres de notre appareil. Mais jamais plus près. Avant toi, personne n’avait touché la coque du Clément-Ader pour déclencher le processus du contact. Et toi, tu as franchi notre champ d’accueil et tu es entrée, Ushaïa. Toi, une jeune femme. Jeune et belle. Et un chef de village, comme tu nous l’as appris aussitôt… Nous n’oublierons jamais. Nous t’aimons !

Ann-Fay prit une main d’Ushaïa dans les siennes. Britt serra l’autre.

— Nous t’aimons, dit-il.

— Je vous… commença Ushaïa, puis sa voix s’étrangla.

Elle avait fait l’amour avec les deux Technoïs… ensemble et séparément… et aussi avec quelques autres qu’elle n’avait pas revus ou pas reconnus.

Elle aurait voulu éprouver pour eux une tendresse sans mélange. Mais ils lui faisaient un peu peur.

Elle se sentait trop différente d’eux. Peut-être ne croyait-elle plus aux Maîtres, à la Tradition, au Pacte. Mais elle savait qu’elle ne pourrait pas facilement rejeter tout cela qui avait conduit et soutenu sa vie. Peut-être maudissait-elle en secret les Écumeurs du silence qui maintenaient le peuple dans un état infantile. Mais elle n’était pas prête à adorer la technique que les hommes et les femmes de Lagrangia avaient divinisée.

Pour le Peuple de la Présence, la technique c’était presque le diable. C’était une bête monstrueuse et redoutée que l’on surveillait avec une extrême vigilance – les Surveillants étaient là pour ça – et que l’on muselait après lui avoir rogné les griffes et scié les dents. Mais dans les îles de l’espace, la bête était devenue un dieu.

Qui avait raison ? Ushaïa préférait ne pas le savoir. Et elle avait peur, pour elle et pour son peuple.

— Non, dit-elle, je ne peux pas vous suivre. Je veux rentrer chez moi, dans mon village !

Les caresses de Britt et Ann-Fay ne cessèrent pas. Elles augmentèrent même un peu d’intensité, de précision. La jeune femme était plus entreprenante que son compagnon. Elle avait ouvert la tunique d’Ushaïa, découvrant ses épaules et le haut de son buste. Les doigts agiles de la belle Technoïe entre le cou et la poitrine de l’invitée. Les mains de Britt Lang se posaient sur ses cheveux, moulaient sa nuque, descendaient sur ses épaules, son dos, ses reins. Les vêtements des technoïs avaient une étrange légèreté, une merveilleuse souplesse. Ils s’enlevaient si vite qu’on se trouvait nu sans avoir eu le temps de s’en apercevoir.

Ushaïa chercha des yeux ses propres vêtements. Fay-Ann lui avait promis qu’elle les lui rendrait quand elle voudrait, mais ils devaient être rangés dans une armoire murale. Les combinaisons, blousons, tuniques et pantalons collants des technoïs étaient bien plus pratiques. Ils convenaient mieux à la douce température du vaisseau et tombaient plus vite !

Pourtant, Fay-Ann songea avec nostalgie à sa chemise brodée, à son gilet, à sa chaude jupe de velours.

— Non, dit-elle.

Les mains qui la caressaient s’immobilisèrent avec un synchronisme parfait. Mais, en même temps, leur pression s’accentua. L’index de Fay-Ann frôlait la pointe de son sein droit, les doigts de Britt pesaient sur sa colonne vertébrale, très bas. Elle gémit. « Non ! » Elle aurait voulu dire : « Laissez-moi ! » Mais elle n’osait pas. Elle craignait d’être excitée au point de perdre tout à fait le contrôle d’elle-même. Et tout à la fois, elle était terrifiée par la pensée que les deux Technoïs pouvaient d’un instant à l’autre arrêter de la caresser, la rejeter et lui parler durement. Alors, elle aurait voulu garder longtemps, très longtemps leurs mains tendres posées, immobiles, sur son corps.

Elle se tut, haletante, et ils ne bougèrent plus.

Ushaïa ferma les yeux. La réponse était non aussi à la deuxième requête des Technoïs. Britt et Anne-Fay lui avaient demandé de les accompagner à Acharac et de les présenter comme des amis aux gens du village. À leurs yeux, cela semblait une démarche facile. Mais elle ne pouvait pas. C’était presque plus difficile – c’était réellement plus difficile – que de partir avec eux. Et elle était incapable d’expliquer pourquoi à ses nouveaux amis : ils étaient trop différents d’elle.

Rentrer à Acharac avec les Technoïs, c’était bafouer la Tradition, renier le Pacte. C’était trahir le plus grand rêve de l’humanité… Peu importait qu’elle-même eût cessé de croire à ce rêve. Si elle acceptait cela, non seulement ceux du village la rejetteraient comme chef, mais elle ne pourrait même plus vivre avec les siens. Elle serait chassée, mise en quarantaine… Elle n’aurait plus qu’à rejoindre Reno Haban, le prospecteur solitaire qui…

— Oh ! fit-elle. Haban ! Reno Haban vous suivrait peut-être. En tout cas, il vous aiderait. Je ne peux pas vous conduire à Acharac, mais Haban est un… Il ne croit plus au Pacte. Il se moque de la Tradition. Il pense que les Maîtres sont morts dans les centres d’hibernation et que nous devons nous habituer à vivre sans eux. Il défend la technologie… Si vous pouviez le rencontrer, il vous guiderait dans les villages, n’importe où !

Elle regarda les Technoïs. Ils l’écoutaient en souriant. Leur visage exprimait l’affection qu’ils avaient pour elle ; peut-être aussi le désir qu’ils avaient de son corps. Elle songea qu’ils avaient été bons pour elle et qu’elle les aimait. Et elle ne voyait rien de mieux à leur offrir qu’une rencontre avec son ex-mari… « Pourvu qu’on le trouve ! Pourvu qu’il puisse s’entendre avec eux ! Pourvu qu’il… Pourvu qu’eux…»

Elle se levait, tandis que Fay-Ann l’aidait à se rhabiller, avec gentillesse, en osant une dernière caresse, ou deux. Ou trois…

— Parle-nous de ce Reno Haban, dit Britt.

— Cette nuit, je te laisse avec mon mari ! avait dit Fay-Ann.

Elle avait appuyé sur le dernier mot, en riant doucement. Ce mot qui n’avait pas de sens très précis chez les Technoïs, pas plus qu’épouse. Tous les deux étaient employés occasionnellement, par jeu ou comme marque de tendresse, non pour indiquer un lien juridique entre un homme et une femme. Britt et Fay-Ann étaient associés au commandement de la navette Clément-Ader et ils formaient un couple stable. « Au moins pour la durée de la mission ! » avait précisé Fay-Ann avec son rire habituel.

Ils possédaient deux grandes cabines communicantes. Ils passaient sans arrêt de l’une à l’autre. Ushaïa partageait celle de Fay-Ann depuis son arrivée. Et cette nuit, qui serait peut-être sa dernière nuit à bord du vaisseau technoï, elle partagerait celle de Britt.

— Ce soir, je couche avec Kello, ajouta Fay-Ann, une moue protectrice et moqueuse jouant sur ses lèvres orangées. Je couche avec tous les hommes du Clément-Ader, sais-tu ? Est-ce que ça te choque, petite Terrienne ?

Ushaïa respira lentement et se força à sourire.

— Tous les hommes ?

— Il n’y en a que huit. En comptant Britt !

— Et les femmes ?

— Quelques-unes.

Fay-Ann l’embrassa vivement sur le coin de la bouche et s’éloigna d’un bond. Britt entra. Complètement nu, excité, il s’avança vers Ushaïa en se dandinant de façon provocante.

— Je te choque, petite Terrienne ?

La maîtresse d’Acharac fit face bravement au Technoï.

— Non…

Après un instant d’hésitation, elle ajouta : « Je t’aime ! » Britt Lang éclata de rire. Il se précipita sur elle, la jeta sur la moquette de fourrure synthétique et lui arracha ses vêtements avec une violence sauvage. Ou si ce n’était pas une violence sauvage, la sauvagerie parut bien imitée à Ushaïa.

Elle avait expliqué aux Technoïs qu’elle communiquait avec Reno Haban par radio, bien que l’usage de la radio et la possession d’un appareil fussent en principe interdits. Son poste et celui de son ex-mari provenaient des stocks sauvages. Reno Haban était un prospecteur solitaire qui visitait tous les stocks, les villes ouvertes, les destructions et même les Sanctuaires des zones interdites… Elle avait de bonnes raisons de penser qu’il ne se trouvait pas très loin d’Acharac. Elle lui avait commandé un certain nombre d’objets et de matériaux pour la communauté, et il devait effectuer la livraison dans le courant du mois d’octobre.

Au moment de leur dernière communication, il lui avait dit qu’il campait à environ neuf cents kilomètres au nord-est d’Acharak, à proximité d’une destruction… et pas une destruction ordinaire, puisqu’il s’agissait probablement d’une base de Destructeurs. Son camion avait besoin d’être révisé et il espérait trouver des pièces utiles dans les ruines de la base.

Du moins, c’est ce qu’Ushaïa avait cru comprendre, mais si l’on y réfléchissait, ça ne tenait pas debout.

En tout cas, il pensait rester une dizaine de jours dans le secteur. Après, il reprendrait la route vers le sud en s’arrêtant seulement pour les livraisons.

Les Technoïs semblaient fort intéressés par ce récit.

— Avec quoi marche le camion ?

— Avec du bois ou des briques fabriquées à partir de déchets végétaux.

— À quelle vitesse se déplace-t-il ?

— À la vitesse d’un cheval au galop, et même un peu plus, quand il circule sur une bonne piste. En mauvais terrain, au pas d’un homme, parfois plus lentement encore. Et puis Reno doit prendre certaines précautions, à cause des Écumeurs du silence.

— Quelles précautions ? demanda Britt Lang.

— Je crois qu’il doit surtout rouler la nuit.

— Parce que les Écumeurs ne chassent pas la nuit ? dit Fay-Ann.

Ushaïa approuva d’un signe de tête. En essayant de répondre aux questions des technoïs, elle découvrait l’étendue de son ignorance. Elle ne savait presque rien sur le monde qui s’étendait hors les limites de son village. Où allait Reno Haban ? Qu’était-ce qu’une zone interdite ? Quel avait été le rôle des Destructeurs ? D’où provenaient les stocks ? Quelle différence existait-il entre les stocks ordinaires et les stocks sauvages ? Pourquoi les Écumeurs ne chassaient-ils pas la nuit ?

— La Tradition le veut ainsi, dit-elle avec un haussement d’épaules.

La Tradition expliquait tout. La Tradition suffisait à tout… Jusqu’au jour où les humains la rejetteraient dans la colère et la violence : le vrai avec le faux, le bon avec le mauvais.

— Cette règle est-elle respectée ? demanda Britt Lang.

— La trêve nocturne ? Oui, je crois. Au moins en apparence. Les Écumeurs attendent souvent le lever du jour pour passer à l’action.

— D’où vient le camion de Reno Haban ? Des stocks sauvages ?

Ushaïa ne put satisfaire la curiosité de Fay-Ann. L’hypothèse des stocks sauvages semblait la plus plausible, mais…

— Mais ce qui est étrange, c’est qu’on trouve dans les stocks ordinaires des objets prohibés : des pièces de rechange pour des machines ou des instruments que la Tradition recommande de ne pas utiliser. C’est le mystère des stocks, ajouta-t-elle gravement, en essayant de retrouver le ton du rigoriste Juan Juavan.

Le Technoï Kello, un grand Noir aux cheveux longs et bouclés, ne put s’empêcher de rire très haut.

— Le Mystère des Stocks ! gloussa-t-il. La pierre angulaire de la religion du Moratoire… Quand il y a dans un système une contradiction insoluble, on en fait un mystère et le tour est joué !

Ushaïa rougit et son regard se voila de tristesse.

— Tais-toi, Kello ! dit sèchement Fay-Ann. Tu as peut-être blessé notre invitée sans le vouloir.

— Toutes mes excuses, fit le Noir. Est-ce que tu veux coucher avec moi ce soir, Ushaïa ?

— Fous-lui la paix ! dit Britt. Moi, une chose m’intrigue : je voudrais savoir qui a détruit les Destructeurs !

— Imbécile, dit Kello. Les Destructeurs étaient des machines programmées pour s’autodétruire quand elles auraient fini leur tâche. Après un demi-siècle de travail, il n’y avait plus grand-chose à détruire. Les Destructeurs se sont sabordés environ l’an cinquante du Moratoire.

— Je ne savais pas qu’il existait des machines si perfectionnées avant le Moratoire, dit Britt.

— Quelqu’un a pu donner le signal ? proposa Fay-Ann.

— La Tradition ne parle pas des Destructeurs, dit Ushaïa.

— La Tradition ne remonte pas aussi loin, expliqua Kello avec complaisance. Les Envoyés qui ont répandu la Tradition ont dû apparaître vingt ou trente ans après la fin des Destructeurs.

— Kello est notre spécialiste d’Histoire terrestre, dit Britt comme pour excuser ses compagnons.

Le Noir s’adressa à Ushaïa :

— Je parie que j’aurais beaucoup de choses à t’apprendre. Je te renouvelle ma proposition. À bord du Clément-Ader, tout le monde couche avec tout le monde. Sauf quelques mauvaises têtes et quelques vicieux ! ajouta-t-il en rigolant.

Ushaïa baissa les yeux. Elle commençait à regretter son village. Elle avait même très envie de revoir Reno Haban, le prospecteur solitaire, qu’elle avait tant haï… Kello était le plus beau des Technoïs, et peut-être aussi le plus intéressant. Mais il lui faisait encore plus peur que les autres.

Elle ne répondit pas. Fay-Ann lui prit la main.

— Shaïa chérie, connais-tu une zone interdite à proximité de ton village ?

— Oui. Il y a un Sanctuaire pas très loin d’Acharac.

— Pourrais-tu nous y conduire ?

Ushaïa hésita. Au début de son séjour à bord de la navette, elle aurait certainement accepté de guider les Technoïs au Sanctuaire d’Oxval, entre Acharak et Montmort. Maintenant, il lui semblait qu’elle aurait, en cédant à cette demande, trahi les siens. Elle aurait trahi ceux qui acceptaient la Tradition, attendaient le réveil des Maîtres et respectaient les Sanctuaires préparés pour leur retour…

— Je ne suis pas sûre de retrouver cet endroit, dit-elle. Mais Reno Haban le connaît sûrement. Il vous conduira.

— Très bien, dit Britt. Il nous reste à repérer cet homme avec son camion. Ushaïa, veux-tu nous aider à étudier la carte ?

La jeune femme ouvrit ses paumes et les regarda longuement, puis elle soupira. Mettre les Technoïs en contact avec Reno Haban, n’était-ce pas aussi, d’une certaine façon, trahir ?

Mais elle ne pouvait plus reculer.