CHAPITRE IV

Les habitants de Kojuara s’alignaient devant leurs maisons basses, dans les étroites rues du village, obéissant aux ordres que le Commandant Voldok avait lancés avec le mégaphone du croiseur. C’était l’aube. Certains, brusquement arrachés à leur lit ou à leur paillasse, n’avaient pas pris le temps de s’habiller.

Le chef de section Juo Jombro leva les yeux de son détecteur pour observer une jeune fille vêtue d’une chemise de nuit déchirée, qui découvrait ses épaules et le haut de sa poitrine. La rondeur de ses seins gonflés contrastait avec la maigreur de son cou et de ses bras nus. Elle était jolie mais famélique. D’ailleurs, les habitants de Kojuara n’avaient pas l’air de manger souvent à leur faim.

Leurs maisons étaient vétustes, leurs rues sales, leurs biens disparates, leurs vêtements usés, leurs animaux maladifs… Apparemment, ils n’avaient plus – et depuis des années – accès aux stocks. Les colporteurs et les prospecteurs même devaient éviter de leur rendre visite.

Juo reporta son regard sur le double cadran du détecteur fixé à son poignet. Le spot mesurant l’activité électrique, réduit à une minuscule tache verte, était immobile au centre du cadran. Aucun générateur ni moteur ne fonctionnait dans un rayon de deux cents mètres. Du moins, en principe. Pas de dynamo ni de batterie branchée… Plus rien de tout cela ne devait exister dans cette communauté en pleine régression. Le Commandant Voldok ne trouverait pas une seule machine à détruire !

Quel prétexte pourrait-on inventer pour sanctionner les misérables habitants de Kojuara ? Car la sanction était obligatoire, même si la population n’avait commis aucune faute réelle. Quoique non écrite, cette règle de la Surveillance ne souffrait aucune exception. Après tout, on en ferait peut-être une dans le cas de ce village. Juo songea qu’il pourrait proposer au Commandant une mesure de clémence pour ces pauvres gens…

D’un autre côté, une sanction de principe ne serait pas trop lourde et satisferait les villageois qui l’attendaient inconsciemment. La difficulté serait, comme toujours, d’imaginer une action à la fois spectaculaire et peu destructrice.

Juo marchait au milieu d’une rue dépavée, d’environ cinq mètres de large, appelée Avenue de l’Alliance. Il posait la pointe de ses bottes avec de grandes précautions sur le sol creusé de trous, semé de cailloux et de débris divers. Tanda Hemi et Xani Goruma progressaient derrière lui, de cette démarche souple et silencieuse qui caractérisait les Surveillants expérimentés. Lui, Juo, n’avait jamais pu adopter cette mentalité et ce comportement de fauve en chasse.

Il se contentait de ne pas faire trop de bruit en butant contre les obstacles et les aspérités du sol ou en choquant son détecteur contre son arme, un fusil à gaz à canon court, suspendu à son épaule gauche.

Ses hommes le méprisaient et le haïssaient. Il devait sa promotion au grade de chef de section à l’estime du Commandant de la base Géonord, Farrad Braddick, et aussi à sa connaissance de la Tradition et de l’Histoire. Depuis quelques années, le niveau intellectuel des Surveillants baissait de façon inquiétante. Les brutes illettrées qui formaient maintenant les trois quarts des effectifs ne comprenaient plus le sens de leur mission et exécutaient leurs tâches sans discernement et avec une violence croissante. Juo ne se trouvait aucun mérite à sortir du lot.

Ces hommes aimaient les armes et savaient s’en servir. Mais un jour le peuple se lasserait d’attendre les Dormeurs qui ne se réveillaient jamais. Alors, il se révolterait contre la loi des Surveillants. Et il finirait par vaincre ces mercenaires ignares et brutaux. À moins que…

À moins qu’une régression générale, sur le modèle de Kojuara, se produise sur l’ensemble du territoire. Les dernières opérations menées par le commando Voldok n’étaient pas encourageantes de ce point de vue. Juo avait l’intention d’en parler à Farrad Braddick. Mais que pouvait le chef de la base ? Les Dormeurs dormaient et nul n’avait le droit, ni le pouvoir, de les réveiller, sauf GECO, le grand ordinateur du Moratoire. Les Envoyés ne se manifestaient plus. Certains avaient rejoint les Maîtres en hibernation. D’autres avaient gagné les îles de l’espace. Quelques-uns avaient peut-être fondé sur la planète des communautés irrégulières, refusant les lois de la Présence.

Il aurait fallu alerter GECO. Mais les Surveillants n’avaient jamais eu de contact direct avec l’ordinateur. Tout se passait en général par l’intermédiaire des Envoyés… Autant qu’on pût savoir. Juo se promit d’étudier la question à son retour à la base.

Son analyseur sonore ne décelait pour le moment aucun bruit mécanique. Les deux spots bougeaient à peine, se maintenant à l’intérieur du cercle central. Le bleu était uniquement sollicité par la respiration oppressée des Kojuarans et par celle de Juo lui-même. Le jaune répondait au raclement de bottes des Surveillants en patrouille et peut-être au piétinement des bovidés entassés dans un corral au bord du village. Il y avait aussi des volets qui grinçaient dans les courants des ruelles… Dérisoire.

Juo s’arrêta pour s’assurer que ses hommes le suivaient et ne chassaient pas pour leur compte. Il n’aimait pas les perdre de vue, car il connaissait leur brutalité. Hemi et Goruma étaient bien là. Le premier avait les yeux rivés à son détecteur de bruit. Le second balayait la rue avec son calor, comme si les malheureux villageois alignés devant leurs masures avaient été de dangereux ennemis.

Juo eut l’impression que la fille à la chemise de nuit déchirée avait disparu. Si l’un ou l’autre des deux reîtres se rendait compte qu’elle n’était plus là, il la chercherait, ce qui pouvait être grave pour elle. Pourquoi cette idiote avait-elle fui ? Juo hésita.

Un oiseau se mit à chanter dans un jardin proche. Le spot bleu fit un bond hors du cercle central. L’extraordinaire sensibilité de ces appareils… Mais les stocks de matériel électronique n’étaient plus renouvelés et les techniciens des bases savaient tout juste effectuer les réparations les plus élémentaires. On pouvait rêver au jour où, faute de détecteurs sonores, il n’y aurait plus d’Écumeurs du silence !

Le soleil était maintenant tout entier au-dessus de l’horizon. Ses rayons frisaient le bord dentelé des toits et éclataient en gerbes blanches sur les vitres fêlées ou brisées des fenêtres les plus hautes. Les gens du Kojuara n’avaient plus de verre pour remplacer les carreaux cassés !

Juo sortit de l’ombre et s’immobilisa dans une tache de lumière. La tiédeur d’une aube d’été baignait son visage. Ébloui, il cligna les yeux. Un instant, il souhaita violemment être ailleurs, être un autre. Quitter à jamais la horde sinistre des Surveillants et aller vivre sa vie dans un village au soleil, quelque part sur les vertes collines de la Terre… Mais pas à Kojuara !

Une sorte de miaulement, qui semblait provenir d’une maison voisine, lui donna un frisson derrière les épaules. Avec effort, il souleva ses paupières alourdies. Il lui fallut une pleine seconde pour se rappeler qu’il était un Surveillant en mission, dans une rue sordide d’un pauvre village. Le ciel clair, le soleil déjà chaud annonçaient une journée éclatante. Mais là, dans cette cuvette où la ville croupissait, l’humidité suintait au milieu des détritus, et de pauvres gens mal nourris et à demi nus tremblaient de froid et de peur.

Le miaulement s’éleva de nouveau et le spot bleu fit un saut hors du deuxième cercle, indiquant une direction sur la gauche. Le spot jaune dansa un peu par résonance. Un chat ? Ou n’importe quelle bête blessée ou prisonnière ?

Juo quitta la tache de soleil et s’avança dans la pénombre malodorante. Goruma braquait son calor sur une fenêtre aveuglée avec des morceaux de carton. Hemi manipulait frénétiquement son détecteur. Les deux Surveillants semblaient se préparer à un dur combat. Juo le savait : ils n’auraient de cesse avant d’avoir trouvé le coupable de ce cri impie, bien que cela n’eût aucun intérêt dans le cadre de leur mission. Un petit animal hurlant de peur ou de douleur représentait bien mal le danger technologique contre lequel les Écumeurs du silence étaient mobilisés depuis toujours.

Mais le règlement disait : Attention un bruit peut en cacher un autre ! Juo fut pris de rage contre tant d’imbécillité. Mais il s’avança pour participer à la curée. En vue de limiter les dégâts, bien sûr… Mais il n’était pas tout à fait dupe de son alibi.

Les habitants rassemblés des deux côtés de la rue s’agitaient en montrant une maison : celle devant laquelle Juo avait aperçu un moment plus tôt la jeune fille à la chemise de nuit déchirée. Goruma descendit deux ou trois marches en se courbant et pénétra dans un couloir obscur, l’arme au poing, suivi de son camarade, qui brandissait un détecteur dans une main et un aérosol dans l’autre.

Une femme se dressa entre avec de grands gestes. Le premier ne la vit pas ; le second la repoussa comme on écarte un obstacle peu encombrant. Elle prononça quelques mots à haute voix. D’instinct, Juo cria : Silence ! Il se sentit ridicule et se haït. La femme courut à lui en joignant les mains.

Elle était vêtue d’une robe de drap, grossière et mangée de trous. En s’approchant d’elle, Juo respira son odeur aigre et eut un recul. Elle baragouina quelque chose en lui soufflant son haleine à la figure. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’elle disait.

Les deux Surveillants étaient entrés dans la maison. Juo s’écarta de la femme pour les suivre. Un autre miaulement lui fit grincer les nerfs. Ce n’était pas un chat. C’était…

— Un bébé ! dit la femme en essayant de lui barrer le passage. L’enfant d’Ella ! Il est malade. Elle est allée le rejoindre !

Quatre ou cinq femmes entouraient maintenant le chef de section, dans son uniforme gris métallisé, rehaussé de parements rouges vifs. À côté de lui, les loques des Kojuarans paraissaient encore plus loqueteuses. Juo eut peur. Il s’adossa au mur en résistant à l’envie de saisir son arme. Soudain, la honte fut plus forte que la peur. Il baissa la tête et laissa retomber ses bras le long de son corps.

— Un bébé ? fit-il d’un air stupide.

— Le bébé d’Ella est très beau !

— Mais il est malade.

— Un peu malade…

— Pas très malade !

— Il ne va pas mourir !

Les villageois parlaient maintenant tous à la fois.

— Il n’y a même pas dix bébés à Kojuara !

— Tous les enfants meurent !

— Mais celui d’Ella vivra.

— Il est très beau !

— Aide-nous !

Juo se rapprocha de la porte voisine en glissant contre le mur. Il était au bord de la nausée. Il avait mauvaise conscience et cette tribu puante l’écœurait.

Il éprouvait une inclination intellectuelle, un peu distante, pour le Peuple de la Présence. Mais les gens réels l’effrayaient. Il ne supportait les villageois que bien lavés, bouche cousue et yeux baissés.

— Silence ! Silence ! Silence ! fit-il.

Et les Kojuarans se turent. Juo entra à son tour dans le couloir obscur. Une odeur chaude de moisissure et d’excrément le fit suffoquer une seconde. Mais il ne pouvait pas reculer… Le bébé pleurait à l’étage. Juo vit devant lui un escalier mal équarri, qui se dressait entre un mur de torchis et une cloison de planches disjointes. Les gens de la rue s’entassaient derrière lui et le poussaient.

En haut, une porte entrouverte dessinait une tache claire. La lumière du jour semblait pénétrer un peu moins parcimonieusement qu’en bas. Il monta lentement, le long du mur. Les marches gémirent sous son poids. Il se hissa dans une pièce spacieuse, sous un toit de chaume aux poutres serrées, avec deux larges trappes, par lesquelles le soleil levant entrait à flots.

Il découvrit à peu près la scène qu’il attendait. Ella tenait dans ses bras un enfant très jeune, grossièrement emmailloté. Elle tournait autour des meubles – un lit, une table, une chaise, un bahut, un coffre… – pour échapper aux deux Surveillants qui la poursuivaient ou faisaient semblant.

— Fais taire ton gosse, hurlait Goruma, ou je le jette par le fenêtre !

La fille serrait le bébé contre sa poitrine. Libérant une de ses mains, elle essaya de rajuster sa chemise dont le haut avait été arraché. Son buste était nu. Elle cachait ses seins sous le corps de l’enfant. Ses épaules paraissaient incroyablement maigres. Son visage était fermé, inexpressif. Ses yeux suivaient les mouvements des deux hommes avec une attention mécanique, sans la moindre lueur d’intelligence.

Toutes les cinq ou dix secondes, le bébé lançait des cris stridents que la mère tentait d’étouffer en l’appuyant contre elle. Les Surveillants esquissaient des gestes de menace et se dandinaient de façon grotesque au milieu de la chambre. Juo se demanda s’ils hésitaient à s’emparer de l’enfant ou s’ils prenaient plaisir à la situation et s’ingéniaient à la faire durer. Pour eux, c’eût été le comble du raffinement. De tout son cœur, il regretta d’être leur chef, car il se sentait impuissant en face d’eux.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il.

Personne ne lui répondit. D’ailleurs, il n’attendait pas de réponse. Il savait qu’à certains moments, il n’existait plus pour ses hommes. Son autorité sur eux n’était que nominale et il ne se forgerait jamais une âme d’officier.

Comment les obliger à lâcher prise ? En leur donnant l’ordre de descendre et de continuer la patrouille ? « Si le gosse se taisait, pensa-t-il, ça pourrait marcher. Tu vas la fermer, sale marmot ! »

Mais l’enfant hurlait. Sa mère essayait toujours d’atténuer ses cris en le pressant contre ses seins qu’elle lui refusait en même temps quand il voulait téter. C’était un bébé de quelques semaines au plus et il mourait de faim. Ella ne pouvait pas ou ne voulait pas le nourrir. Ses seins devaient être douloureux et elle gémissait, les dents serrées, chaque fois qu’il lui donnait un coup.

— Laissez-la, dit Juo. Sortez d’ici. Nous devons reprendre la patrouille immédiatement.

Les deux hommes ne parurent pas l’entendre. Il n’avait jamais su donner des ordres. Il connaissait mieux que personne à Géonord la civilisation d’avant le Moratoire, mais il n’avait pas l’étoffe d’un officier de Surveillance.

Ella berçait le bébé en se balançant avec lui. Sa chemise glissait peu à peu. Elle découvrait maintenant une de ses hanches. Était-elle inconsciente ou cherchait-elle à provoquer les hommes qui la menaçaient pour se tirer d’affaire.

— Arrêtez ! dit Juo. Il n’y a aucun artefact ici, c’est clair !

Il avait employé à dessein le mot savant, cité par le Pacte, mais qu’on ne trouvait guère dans la Tradition. Les mots qu’ils ne comprenaient pas impressionnaient quelquefois les soldats. Il crut un instant avoir réussi. Tanda Hemi, le moins abruti des deux, se tourna vers lui :

— Artefact ! grogna-t-il.

— Allons-nous-en ! dit Juo.

Le ton manquait : cela ressemblait à une prière.

L’enfant hurla encore. Hemi entreprit de fouiller la chambre. Juo commença à reculer vers l’escalier. Les Surveillants ne manifestèrent pas l’intention de le suivre. Il crispa la main droite sur la crosse de son arme. Ce n’était pas la première fois qu’il devait lutter contre le désir fou d’abattre ses compagnons comme des chiens. Plus que la peur d’une sanction – il savait qu’il ne risquait pas la mort – le retenait l’idée qu’il ne valait pas mieux qu’eux.

Après avoir vidé le bahut placé dans un angle de la chambre, Tanda Hemi s’attaquait à un coffre, puis soulevait une paillasse poussiéreuse, un tas de hardes… Juo se boucha le nez. Xani Goruma se rapprochait d’Ella, en jouant au chat et à la souris.

— Fais-le taire ! Fais-le taire, par le Pacte ! Ou je…

Il tendit une main rouge, aux doigts carrés, non vers l’enfant mais vers la hanche dénudée de la jeune femme, comme pour saisir un lambeau de la chemise de nuit. Soudain, Hemi lança un grognement de triomphe.

Il se relevait, hilare, en montrant un objet que Juo ne reconnut pas tout de suite.

— Il y en a un ! Il y en a un !

— Un quoi ?

Juo s’approcha à regret. Un récepteur de radio… Cette pauvre idiote n’avait pas de lait pour donner à son bébé, ni de vêtements pour se mettre sur les fesses. Elle crevait de faim elle-même ! Mais elle possédait un poste de radio qui avait mille chances contre une de rester muet à jamais !

Goruma abandonna sa danse de l’ours pour venir admirer la trouvaille de son camarade. Juo se joignit à lui avec une extrême répugnance. La fierté de Tanda Hemi attisait encore sa rancœur. Cet âne rouge enfonçait furieusement les touches de l’appareil. Il poussait maladroitement le petit curseur, sans tirer du poste le moindre son. En même temps, il fixait d’un air excité son détecteur d’activité électrique. Pas de son, faute d’émetteur, et pas de spot, faute de piles !

De toute évidence, les gens de ce village n’avaient plus accès aux stocks depuis un siècle. D’ailleurs, le poste était vieux et sale. La matière plastique qui l’enveloppait avait éclaté en plusieurs endroits. Par un trou du boîtier, on distinguait un circuit imprimé tout gondolé.

Juo frappa l’appareil d’un index négligent.

— Hors d’usage, dit-il. Aucun intérêt.

— Il ne marche pas, commenta Goruma d’un air de profond dépit.

Les Surveillants auraient dû être rassurés et satisfaits ; ils se montraient au contraire déçus. Juo apprécia en eux ce trait d’humanité.

— Tu peux le jeter, dit-il à Hemi.

— Non !

— Eh bien ! emporte-le en souvenir, imbécile !

L’homme regarda son chef avec une tête de chien battu. Juo détourna les yeux. Il se sentait coupable du mépris qu’il ressentait pour ses soldats. Ne sachant que dire, il répéta :

— Allons-nous-en !

— On emmène la femme, chef ? demanda Goruma.

— Mais non. Laissez-la donc !

— On a le droit. Elle a essayé de s’échapper…

— Elle avait un poste de radio, dit Hemi sur un ton de reproche.

— Cette vieille boîte déglinguée date au moins d’avant le Moratoire. On ne peut pas appeler ça un poste. C’est une pièce de collection, un souvenir, un bibelot…

Tanda Hemi secoua la tête d’un air d’incompréhension totale. Une grimace butée se fixa sur son visage encore poupin. Juo se rappela que ce garçon avait à peine plus de vingt ans, qu’il menait depuis sa naissance une vie parfaitement stupide, qu’on ne lui avait jamais expliqué à quoi son travail était censé servir, qu’il était de toute façon trop borné pour comprendre les explications qu’on aurait pu lui donner et qu’enfin les Écumeurs du silence ne servaient plus à rien depuis longtemps.

Il eut un geste amical : une petite tape sur l’épaule de Hemi. Mais son mouvement s’acheva dans le vide. Se croyant menacé, le jeune Surveillant avait reculé brusquement d’un pas.

— Je l’ai trouvé ! dit-il en montrant le poste comme un enviable trophée. J’ai droit à une prime !

Juo lui octroya un sourire conciliant.

— D’accord, emporte-le. Je ferai un rapport pour toi.

— On emmène aussi la fille, dit Goruma. Faudra qu’elle réponde aux questions !

Juo hésita. Il savait pourtant qu’à chaque dixième de seconde perdu, un peu de son autorité s’envolait en fumée. Il avait déjà dit non. Il ne voulait pas se déjuger. D’un autre côté, emmener la fille aurait peut-être été la meilleure solution. Elle ne risquait guère qu’un interrogatoire de routine. Voldok était un homme raisonnable et non un fanatique anti-techno. Si le bébé était un garçon, il déciderait peut-être de l’emmener pour en faire un Écumeur : c’était à peu près la seule chance de survie de ce paquet de tripes vides et vagissantes.

Pendant que Juo réfléchissait, Goruma avait empoigné Ella par le bras et il essayait de l’entraîner vers l’escalier. De l’autre main, il tenait toujours son arme. Un jeu dangereux ! pensa Juo.

La jeune femme résistait avec une force surprenante.

— Laisse-la ! cria Juo.

Le ton n’était pas celui du commandement, mais celui de l’exaspération qui y ressemblait un peu. Goruma se retourna, interloqué, comme s’il découvrait la présence de son chef de section dans la chambre.

— La fille s’est échappée. Je l’ai rattrapée. Elle est à moi !

Un chien à qui son maître eût essayé de reprendre un os…

Elle réussit à se dégager et se réfugia au fond de la pièce, dans une encoignure où le plancher était troué en plusieurs endroits. Goruma lui courut après et son pied gauche s’enfonça dans un trou. Sa jambe disparut. Il cria de colère. Il tomba sur son genou droit puis s’allongea sur le ventre et, d’une brusque détente en avant, saisit la cheville d’Ella et tira sèchement. Déséquilibrée, la jeune femme chancela et se mit à gémir. Mais elle put se cramponner de la main gauche à une contre-fiche de la charpente. De la main droite, elle continuait à serrer son bébé contre elle.

Tanda Hemi s’approcha de son camarade, avec prudence, pour l’aider à se relever. Mais une latte du plancher céda également sous ses pas. Il recula.

Goruma tira encore sur la cheville d’Ella. La jeune femme sautilla sur sa jambe libre puis, écartelée, lança une longue plainte animale. Le bébé lui répondit par un de ces miaulements rageurs et désespérés dont il avait le secret.

— Lâche-la ! commanda Juo à Goruma.

Une fois de plus, la conviction manquait. Goruma eut une éructation de mépris ou de refus.

Et il continua de tirer, lentement, avec une force irrésistible, la jambe d’Ella. La jeune femme se trouverait bientôt suspendue à la contre-fiche. Elle lâcherait fatalement son enfant. Elle recommença à crier. Juo croisa son regard, dans lequel il lut une détresse infinie et un appel fou.

Une vague de colère lui monta à la tête, porteuse de honte, d’effroi et de panique. Il essaya de la dominer. En vain. Il fut tout entier cette vague furieuse et désespérée. Peut-être cria-t-il encore une fois à Goruma de lâcher la jeune fille. Peut-être ne put-il le faire parce qu’il avait la gorge trop serrée. Il ne devait jamais avoir aucune certitude dans un sens ou l’autre. D’ailleurs, c’était sans importance. Goruma n’aurait pas obéi davantage.

Soudain, il eut son fusil à gaz dans ses mains moites et crispées. La crosse s’appuyait naturellement contre sa hanche. Il visait le Surveillant dans le dos, le plus bas possible pour ne pas risquer d’atteindre Ella et l’enfant. Sans y penser, il avait réglé au maximum l’intensité du jet corrosif que l’arme crachait. Il fut à peine conscient de pousser la détente.

Le tir atteignit Goruma dans les reins. L’homme lança un long et terrible hurlement. Juo ouvrit la bouche, le souffle coupé. Le blessé lâcha la jambe d’Ella et se tordit Comme un serpent écrasé sur le plancher qui céda et s’ouvrit. Il s’enfonça jusqu’aux épaules et resta ainsi suspendu, inanimé.

Juo vit le deuxième Surveillant bondir derrière lui et s’enfuir dans l’escalier. Quel était donc son nom ? Hemi ou quelque chose comme ça ? Il ne tenta pas de l’arrêter. Il descendit à son tour, en oubliant de porter secours à Ella et à l’enfant.

Quand il fut dans la rue, où se formait un attroupement de villageois effarés, il se rappela l’existence de son communicateur et appela le croiseur de Surveillance Mina-Jona.