CHAPITRE II

Ushaïa Ferenc réunit son conseil dès le milieu de la matinée. Personne n’avait pris au sérieux l’alerte donnée quelques heures plus tôt. Donato, l’idiot chargé de l’observation du ciel et de la prévision du temps, avait annoncé la fin prochaine de la sécheresse, avec de gros orages : tempête, foudre, grêle… La population d’Acharac était constituée aux trois cinquièmes de paysans qui n’avaient pas de plus grands soucis que leurs récoltes et leurs animaux.

Partout, on se hâtait de cueillir les derniers fruits, de ramasser les fourrages mûrs, de dresser les meules de paille ou de préparer des abris pour les bêtes. Les gens n’avaient pas le temps de penser à un possible de retour des Écumeurs du silence. Ushaïa se reprochait d’avoir troublé leur sérénité. En fait, leur sérénité n’était pas le moins du monde troublée…

Elle le vit tout de suite quand les premiers conseillers la rejoignirent à la salle haute de la Tour. Iano Tosafo, son adjoint, plaisantait avec Jal Jardinek, le technicien, Maria David, chargée de la santé et de l’hygiène, parlait de médicaments avec Ali Mahongasasa, dit Mahong, l’économe du village, Silvio Adam serrait de près la jolie Mani Mlida qui faisait semblant de l’écouter tout en composant des vers dans sa tête… « Aucune chance de les convaincre », se dit-elle tristement. Paul Ferenc, son père, arriva avec une liasse de papiers dans la main et une paire de jumelles autour du cou. Son entrée souleva quelques rires.

L’idiot Donato avait été convoqué. Ushaïa voulait l’interroger sur sa propre observation. Il se mit à faire le pitre en criant d’une voix aiguë :

— Pépé Ferenc m’a volé mes jumelles ! Hi, hi, hi ! Peut-être qu’il veut aussi ma place, hi, hi, hi !

Deux témoins qui avaient aperçu la lumière clignotante dans le ciel de l’aube arrivèrent aussi. La réunion se tenait dans la salle haute de la Tour. Les conseillers pouvaient ainsi apercevoir la plus grande partie du village par les fenêtres qui donnaient sur le chemin de ronde.

Une intense agitation régnait parmi les habitants. Une agitation déclenchée bien plus par les prévisions météorologiques inquiétantes de l’idiot Donato que par le passage d’un mystérieux engin volant, à peine remarqué par deux ou trois personnes.

Les témoins qu’Ushaïa avait obligés à venir attendaient près de la porte d’un air honteux. Ils échangeaient des regards furieux. Peut-être se reprochaient-ils mutuellement d’avoir trop parlé. Il y avait une fille nommée Nadine qui s’occupait de la récolte des plantes médicinales hors palissade et un vieillard nommé Tadji, qui avait la garde des chiens appelants. Donato se moquait d’eux bruyamment.

Ushaïa le tança d’une voix aigre, avec une violence à peine contenue qui tranchait sur sa patience habituelle.

Les conversations s’interrompirent et tous les regards se tournèrent, chargés de reproche, vers la maîtresse du village en tenue d’apparat : gilet de cuir ouvragé, longue jupe de velours fauve. Maîtresse de village… « Ce titre et cette fonction, je ne les aurais peut-être pas longtemps, pensa-t-elle. Mais en attendant qu’ils me chassent, je leur montrerai que je commande encore ici ! » La tenue d’apparat, réservée aux cérémonies de la Présence et aux conseils exceptionnels, aurait pu donner à la réunion une certaine solennité ; mais personne n’en faisait cas. Ushaïa se sentit douloureusement frustrée.

Elle caressa la tête de Naha. Assise à ses pieds, ou plutôt lovée sur elle-même, l’enfant ne tenait pas plus de place que le singe Dimi, roulé en boule de l’autre côté. La proximité des deux êtres qu’elle chérissait le plus au monde lui apportait un grand réconfort. Il y avait aussi son père. Elle le respectait plus qu’elle l’aimait.

Elle observa l’assistance avec anxiété. Il manquait plusieurs représentants de la population, et non des moindres : Juan Juavan, qui animait au village la tendance rigoriste – « le Pacte, tout le Pacte, rien que le Pacte…» – et Odeline Fang, qui avait été pendant six ans la maîtresse du village, avant Lydia Loral et Gene la Blonde… Ushaïa aussi était blonde ; elle n’avait pas tenté d’effacer ce handicap en se teignant les cheveux. Le remède eût peut-être été pire que le mal.

Rien ne justifiait l’absence de Fang et de Juavan qui marquait pour Ushaïa un mépris extrêmement blessant. « Ils veulent la guerre ? Ils l’auront ! » Mais pourquoi risquait-elle son crédit et son avenir dans une affaire aussi incertaine ? Elle avait eu de bien meilleures occasions d’imposer ses vues sur la conduite du village : elle avait toujours transigé. Pourquoi était-elle prête à se battre ?

La réponse lui vint au moment où son père s’approchait d’une fenêtre, les jumelles aux yeux. Elle avait la terrible certitude que la sécurité du village était menacée.

Mais était-ce une certitude rationnelle ?

Iano Tosafo, l’envahissant adjoint, eut un gros rire joyeux.

— On surveille les environs, maître Ferenc ? On redoute les rats des étoiles ou les chiens de nuages ? Ha, ha, ha !

Le père d’Ushaïa se retourna lentement, avec ce calme qui le faisait paraître un peu mou et un peu demeuré.

— Nous sommes en état d’alerte, monsieur !

Les rires furent gelés un instant. « Monsieur » était mot ancien, un mot d’avant le Moratoire, qui n’avait plus cours dans le monde de la Présence. Mais, selon le Pacte, c’était aussi le titre que les gens du peuple devraient donner aux Dormeurs lorsqu’ils reviendraient. Cela pouvait être considéré au choix comme un terme de grand respect ou comme une imprécation blasphématoire. D’autre part, Tosafo avait dit : « maître Ferenc », ce qui était presque aussi ambigu… Quelqu’un, à la table du conseil(1). Paul Ferenc se dirigea vers son poste d’observation avec une tranquillité impressionnante.

— On n’est jamais trop prudent, dit-il d’une voix douce.

— Jamais, ça c’est vrai ! fit Maria David.

Elle dénoua le foulard qui enveloppait ses cheveux gris et regarda fixement Ushaïa comme pour lui imposer sa volonté.

— Admettons que ce soit un exercice !

Ushaïa retint un soupir de lassitude et de soulagement à la fois. C’était la solution. Comme toujours, le soutien de Maria prenait une forme inattendue mais efficace.

— Très bien, Maria. Admettons.

— Alors, c’est un exercice ? demanda Ali Mahong.

— Peut-être, répondit Ushaïa.

— Faudrait savoir, dit Jal Jardinek.

— Justement, non ! fit Maria avec insistance. Nous n’avons pas à le savoir. L’alerte est peut-être vraie. En tout cas, nous devons faire comme si elle l’était.

Odeline Fang entra à ce moment dans la salle et prit place ostensiblement au bout de la table, face à la maîtresse actuelle du village dont elle se voulait toujours le principal challenger. C’était une femme assez jeune, taillée en force, avec les cheveux courts, la mâchoire carrée, les doigts épais. Elle était vêtue d’un blouson de chasse tressé et d’un pantalon de stock, en toile verte, avec de larges poches sur les cuisses. Reno Haban, l’ex-mari d’Ushaïa, appelait ce genre d’habit « battle-dress ».

— Bonjour, dit-elle.

— C’est un exercice d’alerte seulement, expliqua Mani Mlida en prenant un air important.

Odeline dédia une moue affectueuse à sa jolie petite voisine.

— Je ne suis pas sûre que le moment soit bien choisi !

— Justement, si ! s’écria Maria David en tapant sur la table. C’est au moment où on est le plus occupés qu’il faut redoubler de vigilance !

Odeline Fang hausse ses lourdes épaules comme si l’argument lui paraissait trop dérisoire pour mériter d’être réfuté. Elle représentait à Acharac la minorité des chasseurs, frondeuse et assez mal intégrée au reste de la population. Elle aurait pu être, sans doute, le meilleur chef possible en cas d’attaque du village : Ushaïa l’admettait. Mais la vie de la communauté l’intéressait peu, et les gens qui le sentaient ne l’aimaient guère en retour.

— Le thème de l’alerte est mauvais, dit-elle.

L’idiot Donato s’approcha de la table.

— Qu’est-ce que je fais ici ? Est-ce que je peux m’en aller ?

— Non, répondit Ushaïa vivement. Tu vas rester et nous expliquer pourquoi tu fais si mal ton travail !

L’observateur s’indigna :

— Ah ! je fais mal mon travail ? J’aurais peut-être dû voir cette lumière qui n’existait pas !

Iano Tosafo, le gros adjoint, leva sa main potelée.

— Attendez, les amis. Je ne suis plus. La lumière a-t-elle été vue en réalité ou fait-elle partie de l’exercice ?

— Interrogez les témoins, dit Ushaïa.

— Moi, je n’ai rien vu ! cria Nadine.

— Trop tard pour mentir…

La porte s’ouvrit sans bruit et Juan Juavan entra dans la salle en souriant d’un air un peu goguenard. Ushaïa, aussitôt, lui sut gré d’être venu et lui adressa un signe amical. Elle avait l’impression d’être sortie du piège, au prix d’un certain recul, mais sans perdre la face et en préservant les chances du village. Trop beau pour être vrai ?

Enfin, ses deux principaux adversaires étaient finalement venus à la séance : ils respectaient encore son autorité.

Mais Juan Juavan s’assit nettement à l’écart de la table. C’était un homme de haute taille, au long visage osseux, noyé dans une barbe drue et sombre. Ses yeux très enfoncés luisaient dans leurs orbites. Son nez très aplati s’abaissait vers sa bouche en suivant la ligne de son front. Une belle tête d’apôtre ou de mage… Non seulement il était venu, mais il avait revêtu aussi sa tenue d’apparat : une djellaba gris et brun d’un superbe effet.

Il salua l’assistance d’un geste noble, s’inclina de deux ou trois centimètres en direction d’Ushaïa, puis il acheva de se poser sur le siège qu’il avait tiré à près de deux mètres de la table.

Ushaïa accusa le coup. Juavan voulait-il marquer sa volonté de rejeter le conseil ? Ou bien jouait-il le jeu de la provocation ?

Étant un homme – et un homme très marqué par la Tradition – il ne pourrait jamais devenir chef de village. Mais il souhaitait régner sur Acharac par l’intermédiaire d’une jeune femme belle et docile. Il ne s’en cachait pas. Lorsque Reno Haban était parti, il avait cru qu’il pourrait prendre sa place auprès d’Ushaïa et faire plier la maîtresse actuelle du village. Deux ou trois tentatives d’approche infructueuses l’avaient incité à transférer ailleurs ses ambitions et à changer de tactique.

Maintenant, il protégeait une très jeune fille, Paula, qui s’occupait des enfants sans avoir encore le titre d’institutrice. Il ne dissimulait aucunement son intention de faire d’elle la maîtresse du village et de gouverner Acharac en son nom. Ushaïa n’était pas le seul obstacle sur sa route ; mais elle restait, jusqu’à preuve du contraire, le principal.

On devait pourtant reconnaître au rigoriste Juavan une certaine rigueur personnelle et une réelle loyauté. Il se battait à visage découvert, ce qui n’était pas le cas de l’adjoint Tosafo et de quelques autres.

— C’est un exercice, un simple exercice ! dit Ali Mahongasasa.

Juan Juavan hocha la tête.

— Mais oui : je l’avais bien compris.

Il pointa la langue entre ses lèvres, qui formaient une mince ligne rouge entre barbe et moustache, puis balança avec solennité sa figure chevaline en direction de chacun des membres du conseil successivement. Ushaïa s’impatienta.

— Si vous avez quelque chose à dire, nous vous écoutons !

Il regarda la maîtresse du village avec tristesse.

— Oh ! savez-vous, Dona Ushaïa : je n’ai rien à dire qui ne soit dans le Pacte et la Tradition !

Ushaïa se mordit la lèvre pour ne pas répondre par une insulte. L’assistance tout entière semblait subjuguée. Tout entière ou presque… Paul Ferenc continuait de surveiller l’horizon en tournant autour de la salle, ses jumelles pointées. Et Maria David griffonnait des signes bizarres, avec un crayon effaçable, sur un morceau de carton qu’elle avait sorti de son sac.

Quant aux deux témoins et à l’idiot, ils contemplaient le rusé bonhomme d’un air plein de dévotion. Ushaïa jugea qu’elle n’était pas en position de force et se tut. « Mais quelle faute ai-je donc commise ? »

Maria dessinait. Paul jouait – seul – le jeu de l’alerte. Juavan estima qu’il avait son auditoire bien en main et commença d’une voix douce et grave :

— Tout est dans le Pacte et la Tradition, mes amis. Je ne discuterai pas le point de savoir si une lumière a été vue réellement dans le ciel, cette nuit. Et si, dans ce cas, c’était un mystérieux appareil qui survolait notre pays. Admettons que cela soit, puisque l’exercice d’alerte voulu par notre chef de village est basé sur la réalité du phénomène.

« Ce que je veux dire, c’est que nous n’avons rien à craindre d’un engin volant, quel qu’il soit. Supposons que cet avion – c’est le nom technique – appartienne aux Dormeurs enfin réveillés. Cela signifie que les Maîtres sont revenus à la surface de la Terre et qu’ils vont bientôt proclamer l’Alliance. L’Alliance que nous attendons tous, comme nos pères l’attendaient. Demain, peut-être, ou dans un mois ou dans un an. Ils le feront quand ils le jugeront utile ou possible. Nous devons nous incliner devant leur décision. Même endormis, ils restent les Maîtres du monde.

« Naturellement, ils sont des Maîtres bienveillants, suprêmement intelligents et dévoués au bien de l’humanité. N’oubliez pas qu’ils ont proclamé le Moratoire pour sauver notre planète. Ils ont choisi l’hibernation dans les cavernes souterraines qu’ils avaient aménagées avec leur puissante technologie. Ils se sont retirés pour permettre à la nature de revivre, aux forêts détruites de repousser, à l’air et à la mer de se purifier, à la radioactivité de se dissiper, aux espèces animales de se multiplier en toute liberté… Bien sûr, il fallait que la présence humaine soit maintenue à la surface pendant la durée du Moratoire. Nous sommes le Peuple de la Présence, chargé d’accueillir les Dormeurs à leur réveil. Nous avons la promesse d’Alliance.

« L’Alliance signifie que nous vivrons éternellement sur la Terre régénérée, sans effort ni souffrance, grâce à la très haute technologie des Maîtres. Inutile de dire que leur retour n’est pas une menace pour tous. C’est une promesse. La Promesse !

« Mais les Maîtres ne remonteront à la surface que lorsque la Terre sera redevenue le jardin d’Éden qu’elle a été en des temps très lointains. Nous ne savons pas si cette heure est venue. Nous ne connaissons que notre minuscule territoire. Nous ignorons ce qui se passe ailleurs, sur les 99/100 de la planète. Et nous n’avons pas à le savoir. Nous assurons la Présence.

« Nos parents, nos grands-parents, nos ancêtres, depuis des siècles, attendaient déjà le retour des Maîtres. Mais les Envoyés, dont le témoignage, recueilli tout au long de ces mêmes siècles, constitue notre Tradition, nous ont appris la patience. Ils nous ont enseigné que les prévisions des techniciens, avant le Moratoire, se sont révélées trop optimistes. La régénération de la Terre a été bien plus lente qu’on ne le pensait. Il a fallu prolonger le sommeil des Dormeurs bien au-delà du chiffre mentionné par le Pacte : cinq générations.

« Le monde est-il prêt pour l’Alliance, aujourd’hui, en l’an 525 du Moratoire, c’est-à-dire environ vingt-cinq générations après l’entrée en animation suspendue des Dormeurs ? Qui pourrait répondre à cette question ? Sans doute les machines automatiques disposées par les Maîtres sur toute la surface du globe. Peut-être en existe-t-il tout près de chez nous. Peut-être voyons-nous ces choses tous les jours sans comprendre que ce sont des machines. Peu importe. Mais seule la Machine Suprême, GECO, qui centralise les observations quelque part dans les profondeurs de la Terre, peut avoir une vue d’ensemble de la situation.

« Je répète : nous devons attendre avec patience et confiance.

« Oui, il y a très longtemps qu’aucun Envoyé n’a pris contact avec nous. Certains disent : « Les Envoyés sont partis en abandonnant le Peuple de la Présence…» Mais nous ne sommes qu’une infime partie du peuple. Nous, habitants d’Acharac, avons des relations plus ou moins suivies avec une demi-douzaine de communautés voisines et nous avons l’illusion de former la totalité du Peuple. Non, c’est une orgueilleuse illusion. En réalité, nous n’avons aucune raison de penser que les Envoyés nous ont abandonnés…

« Simplement, les Dormeurs n’avaient plus aucun message à nous transmettre. Tout est dans le Pacte et la Tradition. Peut-être les Envoyés sont-ils entrés eux-mêmes dans le long sommeil en attendant l’Alliance. Hypothèse audacieuse ? Certes, mais rien ne l’interdit.

« Nous pouvons raisonnablement espérer qu’ils reviendront pour nous donner des nouvelles des Maîtres et nous apporter si nécessaire de nouvelles instructions. Et, un jour proche ou lointain, pour annoncer le réveil des Dormeurs et le temps de l’Alliance. Ne nous réjouissons pas trop vite. Peut-être devrons-nous attendre encore une génération, ou deux, ou trois.

« Si un engin volant est vraiment passé dans le ciel d’Acharac cette nuit, il pouvait fort bien transporter un ou plusieurs Envoyés se hâtant vers quelque mission que nous ne connaîtrons jamais. Il y a sans doute des centaines ou des milliers de communautés comme la nôtre sur la Terre de la Présence… En tout cas, si cette hypothèse était fondée, ce serait une très bonne nouvelle et un flagrant démenti à ceux qui prétendent que le peuple est abandonné, que la Promesse est morte et qu’il n’y aura jamais d’Alliance !

« Maintenant, je veux bien l’admettre : si un appareil volant est réellement passé dans le ciel d’Acharac cette nuit, il appartenait peut-être à ceux que notre poétesse Mani Mlida a baptisés les Écumeurs du silence. Un beau nom mais un peu trop effrayant. Rien ne le justifie. Les Écumeurs du silence sont simplement les Surveillants, chargés par les Maîtres d’empêcher la renaissance de l’industrie, polluante et destructrice de l’environnement. Leur mission est plus limitée que la nôtre mais tout aussi importante et noble.

« Je l’affirme hautement : nous n’avons rien à craindre des Surveillants. À condition, bien entendu, que nous respections les lois du Pacte et les règles que nous ont enseignées les Envoyés. Lorsque les Surveillants sont venus ici, la dernière fois, en 505, le village était dans son tort. Il y avait des machines bruyantes. Des coups de feu ont été tirés. Une musique sacrilège, dite musique de l’Alliance, a été jouée de façon provocante, en face des Surveillants. Et, au lieu d’accepter la juste destruction des machines, certains habitants d’Acharac ont résisté les armes à la main. C’était une folie, c’était un crime.

« Le village a été sévèrement puni. Trop sévèrement ? La loi est dure mais c’est la loi, disaient nos ancêtres. Les Surveillants ne peuvent transiger avec leur mission… D’ailleurs, je ne crois pas qu’ils aient été aussi féroces qu’on le raconte maintenant. S’ils avaient vraiment rasé tout le village, la moitié de nos maisons dateraient-elles d’un demi-siècle ? Aurions-nous tant de machines ? Qu’on ne me dise pas que nous avons tout reconstruit mieux qu’avant en une génération. C’est impossible. Et puis, ce que nous avons reconstruit, nous l’avons fait grâce aux stocks. Grâce aux stocks fournis par les Maîtres… Tant qu’il y aura des stocks, nous ne serons pas abandonnés !

« Je voudrais préciser encore deux points. On a dit que les Surveillants étaient cruels, parce qu’ils avaient pris des enfants et les avaient emmenés. Mais ça, ce n’était pas une punition pour le village ni pour personne. C’était un honneur pour nous tous ! Les Envoyés sont peut-être immortels : la Tradition le laisse parfois entendre, et parfois le nie. Les Surveillants, eux, sont mortels, nous le savons. Ils ont besoin de renouveler leurs effectifs et la Tradition dit qu’ils ont le droit de prendre des enfants dans les villages pour les élever et les former à leur vie et à leurs tâches. C’est ce qu’ils ont fait à Acharac. Peut-être ont-ils pris plus d’enfants qu’ailleurs pour compenser leurs pertes. De leur point de vue, c’était juste.

« Maintenant, un problème se pose pour nous. Supposons qu’ils reviennent. Ce n’est pas improbable. Dans le cadre de cet exercice d’alerte, nous pouvons admettre qu’ils sont en opération non loin d’ici. Et notre situation est à peu près la même qu’en 505. Ils viendront, ils détruiront les machines et tous les appareils interdits, car il y en a autant sinon plus que la dernière fois. Je ne pense pas que nous commettrons la même erreur qu’en 505 : il n’y aura pas d’affrontements, pas de coups de feu. Personne ne le voudrait ici, n’est-ce pas ? Acharac sera quand même sanctionné. Nous perdrons tout ce que nous n’avons pas le droit d’avoir. Et c’est assez normal, mais aussi beaucoup de biens précieux que nous possédons en toute légalité et qui nous ferons gravement défaut dans l’avenir.

« Ce qui m’inquiète aussi, c’est la récidive. Car il y aura récidive aux yeux des Écumeurs… enfin, des Surveillants. La Tradition dit que dans ce cas, la communauté peut être transférée… Oui, ça signifie que nous devrons tous quitter Acharac. Pour aller où ? Je l’ignore…»

Juan Juavan s’interrompit brusquement. Il avait parlé très longtemps. Il avait été écouté avec une attention religieuse. Il commençait à distinguer des signes de lassitude dans son auditoire, fasciné mais peu habitué à des discours aussi nourris.

Paul Ferenc tournait toujours le dos à l’assistance ; il semblait poursuivre son guet, seulement il avait baissé ses jumelles. Maria David pianotait sur la table avec le bout de son crayon. Et les autres regardaient bouche bée le porte-parole de la Tradition. Ushaïa mesura alors la profondeur du piège dans lequel elle s’était tout tranquillement jetée. Elle eut envie de rire et de pleurer à la fois.

Juavan adressa un signe de tête à Silvio Adam qui avait fait mine plusieurs fois d’ouvrir la bouche pour placer un mot.

— Oui ?

— Si les machines interdites sont détruites, vous nous assurez que nous n’aurons rien à craindre des… des Surveillants ?

— Rien à craindre, je vous l’assure !

— Mais nous ne pouvons pas nous passer des machines ! s’écria Jal Jardinek.

— Oh ! Jal, vous êtes technicien. Vous ne pouvez pas être juge et partie. Moi, je crois que nous pouvons nous passer des machines. D’ailleurs, il n’y a pas que les machines. Il y a aussi certains appareils interdits, qui sont d’une utilité encore plus douteuse. Comme les postes de radio…

Ushaïa se sentit visée. Elle possédait une radio qui lui servait à communiquer avec les villages voisins… et avec Reno Haban, le prospecteur solitaire, son ex-époux. Elle eut envie de répondre. Elle haussa les épaules et s’abstint. Juan Juavan était allé trop loin. « Les gens ne sont pas prêts à accepter la destruction des machines qui assurent leur bien-être », pensa-t-elle. Et elle espéra que l’opinion se retournerait bientôt.

— Je connais la Tradition, dit Maria David. Rien n’est formellement interdit par les textes. Votre interprétation me paraît abusive. Je la récuse.

Juan Juavan se dressa d’un air solennel.

— Le péché n’est pas interdit par Dieu, Maria. Chacun peut prendre ses risques et affronter la punition. Et, jusqu’à la mort, existe la possibilité du repentir. Une possibilité qui vous est offerte à vous aussi, Maria.

Maria ignora l’apostrophe :

— Si les Maîtres ne voulaient pas que nous ayons des machines, ils ne nous donneraient pas des pièces pour en construire, dans les stocks !

Juavan baissa la tête, soupira profondément.

— Je reconnais qu’il y a un mystère des stocks. Un grand mystère, voulu par les Maîtres, je le pense, et qui s’apparente au Mystère de la Création. Voyez-vous, ce n’est pas par hasard ni par erreur que Dieu a donné à l’homme la possibilité de pécher. Le choix qui nous est laissé dans l’utilisation des stocks préserve notre dignité d’hommes libres. Nous devons choisir le bien.

Maria insista :

— Les références aux anciennes religions n’expliquent rien du tout. Les Dormeurs ne sont pas des dieux et la technologie n’est pas le péché, bien qu’elle soit cause de beaucoup de nos maux.

Le rigoriste prit un ton presque humble pour conclure.

— Je suis un homme simple et je n’ai pas la prétention d’expliquer tous les mystères. C’était une simple analogie. Peut-être quelqu’un, ici ou dans un village voisin, pourra-t-il nous apporter un peu plus de lumière sur ce point. En attendant, je propose qu’on recense toutes les machines et tous les appareils interdits, dans le cadre de l’exercice d’alerte.

— Rien n’est interdit ! fit Maria.

Juavan eut un sourire conciliant.

— Disons tous les objets dont l’usage un peu bruyant pourrait nous attirer la colère des Écumeurs du silence !

À bout de patience, Ushaïa repoussa vivement sa chaise, se leva comme un jeune fauve et rejeta d’un mouvement de tout le buste son opulente chevelure blonde, qui cachait une grande partie de son visage lorsqu’elle se tenait penchée en avant. Elle fit face à son conseil, la poitrine tendue et regarda tour à tour chacun des membres. Ses yeux verts flambaient d’indignation.

— Je fais une autre proposition, dit-elle d’une voix haletante. Je demande que toutes les armes soient recensées et éventuellement remises en état, que tous les moyens de défense dont nous disposons soient étudiés pour parer à toute éventualité…

Maria David lui adressa un regard de reproche. Elle le vit trop tard et ne put se retenir d’ajouter :

— Et qu’on prenne le nom de tous les habitants du village qui sont prêts à recevoir les Surveillants à coup de fusil !

Elle regretta aussitôt d’avoir cédé à son humeur agressive. Elle venait de perdre en quelques secondes tout l’avantage que sa modération et les excès de Juan Juavan lui avaient acquis.

Mais peut-être valait-il mieux crever l’abcès tout de suite ?

Paul Ferenc quitta son poste d’observation et prit place à la table du conseil sans s’asseoir.

— J’ai aussi une proposition à faire. Je demande que le peuple soit informé de la situation et qu’un vote général soit organisé pour savoir si on garde les machines ou si on les détruit !

— Je rappelle qu’un vote général doit être décidé à l’unanimité du conseil de village, dit calmement Juavan. Et il y a deux absents qui sont certainement retenus par leurs activités professionnelles et qui ne viendront pas maintenant. Le vote est donc impossible aujourd’hui. Sur le fond, je réserve mon opinion.

— Je vous donne la mienne, dit Odeline Fang. Je suis contre !

— Pas d’unanimité !

— Ecoutez, fit Jal Jardinek sur un ton plein de détresse. Quelle est la situation dont vous parlez ? Je croyais qu’il s’agissait simplement d’un exercice d’alerte…

Personne ne lui répondit. Juavan s’enferma dans un silence hautain. Puis Maria David intervint :

— Je propose qu’on prenne contact avec les villages voisins. Au moins, les quatre plus proches : Eoac et Gerbert, Arzun et Trois-Rivières. Après, nous nous réunirons en conseil commun le plus vite possible et nous prendrons une décision applicable dans les quatre villages. Nous pouvons nous mettre d’accord sur cette procédure à la majorité simple.

Ushaïa accepta d’un signe de tête. Ni Juavan, ni Odeline Fang ne s’opposèrent à l’idée de Maria. Le rigoriste s’abstint. La proposition fut adoptée à main levée presque immédiatement. Tous les conseillers parurent soulagés. Un sourire un peu moqueur flottait sur les lèvres de Juan Juavan.

À ce moment, Paul Ferenc, qui était retourné à la fenêtre annonça d’une voix tranquille :

— Je vois un avion dans le ciel. Il est très bas. Il se dirige vers nous. Je crois qu’il va se poser près du village !