CHAPITRE IX
La fin ne vint pas, mais le silence se fit dans la tête de Juo. La punition continuait. La peau du condamné s’en allait en lambeaux. Parfois, des petits morceaux de chair sanglante s’arrachaient en même temps. Une large tache rouge maculait le plancher, décorant le métal d’une cartographie satanique.
Juo ne clignait même plus les yeux quand les cravaches dentées s’abattaient sur son visage.
Il échappa mentalement au lieu du supplice. Les parois de métal s’évanouirent. Elles furent remplacées par un paysage qu’il connaissait bien. Les vagues violettes caressaient le sable clair de leur dentelle d’écume. Une plage s’étendait autour de lui, à perte de vue. L’air marin se posait sur ses plaies qui se refermaient aussitôt de façon miraculeuse.
Ce n’était qu’une illusion, et il le savait, mais elle effaçait totalement la réalité.
Il s’assit sur le sable et noua ses bras autour de ses genoux. Il se sentait hors du temps : il avait tout son temps pour réfléchir à la situation.
Situation étrange et terrible ; mais il pouvait réfléchir dans le calme et le silence.
Il s’était cru très fort parce qu’il avait étudié à fond la Tradition. Mais il ne savait rien. Il connaissait une version expurgée de la Tradition, celle-là même que les Envoyés prêchaient autrefois au Peuple de la Présence. Et ses chefs gardaient pour eux les secrets importants ! Par exemple, celui-ci : les Surveillants n’étaient pas des hommes mais des robots humains, conditionnés et programmés. Peut-être des cyborgs, avec des implants cérébraux, des pièces électroniques intégrées à leur système nerveux. On les appelait « hommes » par opposition aux officiers ; mais seuls les officiers étaient vraiment des hommes…
Et cela se comprenait. Des êtres normaux, libres et conscients, n’auraient pu accomplir l’ingrate mission de la Surveillance. Ils n’auraient pu supporter la routine et l’entassement. Ils seraient morts d’ennui. Ou bien ils se seraient révoltés contre les conditions de vie à bord des vaisseaux et contre l’absurdité de leur tâche au sol. Il fallait pour cela des sortes de robots, qui ne pouvaient discuter le bien-fondé de leur rôle et obéissaient mécaniquement à leurs officiers humains. Mais les officiers…
Juo appartenait au cadre de commandement depuis peu de temps. L’attitude des autres officiers à son égard, leurs connaissances, leur niveau de conscience, restaient pour lui des mystères.
Il regarda la mer et le ciel. Mer violette, ciel gris acier, avec un rideau tremblant de lumière orangée du côté du couchant. Un petit soleil rouge s’enfonçait à l’horizon, derrière les rochers translucides, et son reflet éclatait dans l’eau en taches mouvantes.
Maintenant qu’il connaissait la vérité, il se demanda quel parti il pouvait en tirer. Il pouvait rester sur la plage intemporelle où il s’était transporté… D’où tenait-il ce pouvoir de s’arracher ainsi à la réalité, au temps, à la souffrance, à la peur ? Il avait déjà eu quelques expériences de ce genre, quoique beaucoup moins fortes. Peut-être était-il aussi un robot, avec des capacités mentales artificiellement accrues ? Programmé de façon moins stricte que les hommes, mais obéissant quand même à un conditionnement secret ?
Il pouvait rester assis sur le sable, à regarder le soleil rouge qui ne se coucherait jamais tout à fait. Rien ne l’obligeait à affronter une réalité trop terrifiante. Il lui était facile de rejeter la souffrance et d’échapper au supplice. Il avait ce formidable – et dangereux – pouvoir. Mais il mourrait et le pouvoir s’éteindrait avec lui.
Le temps, son temps, s’étirerait presque à l’infini. Il mourrait cette nuit, peut-être dans quelques minutes, dans quelques heures au plus tard, à bord du Mina-Jona. Mais il aurait l’illusion de vivre des jours, des semaines, ou peut-être plus, sur cette plage solitaire, immense, qui serait à jamais son territoire.
S’il osait retourner dans la réalité, aurait-il une chance de s’en sortir ? Savoir que les Écumeurs étaient des robots l’aiderait-il à leur résister, à sauver d’une façon ou d’une autre sa peau écorchée, son corps meurtri et son esprit écrasé par l’angoisse ? Il l’ignorait. Et il n’avait pas le courage de rejoindre le monde réel, la souffrance et la peur.
« Il te reste une chance, se dit-il. Tu dois te battre ! » Il se leva. Le ciel vacilla et la mer devint transparente. Sa gorge se serra. « Non, non…» Il était si bien sur la plage illusoire. Tellement à l’abri… La pensée de se retrouver dans un instant nu et sanglant sur le métal froid du vaisseau, tandis que les fouets s’abattraient sur lui pour l’achever, lui fut absolument insupportable.
C’était pire qu’un saut dans le vide sans parachute. Il ne pouvait pas… Il se sentit prêt à accepter la mort. La mort lente et douce sur la plage hors du temps. Une bouffée de tristesse l’envahit, mêlée d’un étrange et grave bonheur.
Il se mit à genoux sur le sable, face au soleil rouge. Mais la pensée lui vint qu’il possédait sans doute un parachute : cette force qui lui permettait de s’arracher au temps. S’il perdait son ultime combat contre la réalité, il pourrait retrouver une dernière fois sa plage pour mourir.
« Maintenant, tu dois faire vite. Tu n’auras bientôt plus la force de lutter ! » Il résista quelques secondes à la peur qui le paralysait et soudain, sans savoir comment, il fit le saut.
Quand il retomba sur le Mina-Jona, il était en train de se lever, péniblement. Surpris, les deux Surveillants qui le fouettaient reculèrent en hésitant. Mais Juo n’eut pas le temps d’achever son mouvement. Ella se jeta sur lui comme un fauve en colère. Elle lui cravacha l’épaule, la tête, l’oreille gauche. Puis elle lui griffa le visage et lui donna un coup de pied dans le ventre en hurlant.
Il recommençait à sentir la douleur. Bientôt, elle serait de nouveau insupportable. Il lui fallait se battre tout de suite ou retourner à la plage et renoncer à la vie.
Il plia sous les coups d’Ella ; mais il s’accrocha à elle. Elle se débattit sans lui faire lâcher prise. Avec son aide involontaire, il réussit à se mettre debout. Un Surveillant s’avança pour le frapper. Il fit face et cria :
— Arrête, robot !
Le coup fut comme dévié par l’injonction. Il tomba, peu appuyé et mal ajusté.
— Robots ! Vous n’êtes que des robots, tous ! cria encore Juo.
— Il était temps que tu t’en aperçoives ! dit le Commandant Voldok. Oui, ce sont des robots. Ou plus exactement des serviteurs conditionnés.
La voix du Commandant semblait sortir du plancher même. Peut-être était-elle portée par un conduit d’aération. Les deux Surveillants hésitèrent. Leur regard devint encore plus fixe. Un moment, ils ressemblèrent à des pantins télécommandés au bout de leur programme.
— Et il est temps que tu apprennes à les commander ! ajouta le maître du Mina-Jona.
Ella esquissa un mouvement, comme pour se jeter une nouvelle fois sur Juo. Puis elle promena un regard traqué autour d’elle. Elle ouvrit les lèvres comme pour crier. Aucun son ne sortit de sa bouche. Elle recula, se baissa pour ramasser son sari, tout gluant de sang frais. Elle lâcha sa cravache, enroula l’étoffe autour de son corps, sommairement, et s’enfuit.
Les Écumeurs revenaient à la charge.
— Que j’apprenne à les commander ? fit Juo.
Il reçut un coup qui lui fit très mal. Il avait retrouvé presque toute sa sensibilité. Il trébucha mais évita la cravache maniée par l’autre Surveillant. Le premier leva une nouvelle fois le bras et l’atteignit à la hanche.
Il hurla.
— Les hommes sont aussi attentifs à la voix des officiers qu’au sens des ordres, expliqua Grey Voldok sur un ton calme. Ils n’obéissent qu’à ceux qui savent les commander. Tu t’en es déjà aperçu ! Tu es en train de subir ton initiation d’officier.
— Mon initiation ? C’est une…
— Les Surveillants seront prêts à t’obéir quand tu seras devenu un chef !
Il eut un rire puissant qui fit vibrer le métal du plancher.
— Je te conseille de t’y mettre tout de suite. Tu n’es pas frais, Juo Jombro !
Juo s’appuya à la paroi et ferma les yeux. « Quand tu seras devenu un chef…» Il avait souhaité de toutes ses forces que les hommes lui obéissent. Maintenant, c’était fini. Il n’avait plus envie d’être un chef d’Écumeurs. Il secoua lentement la tête.
— Non, non, dit-il.
Les coups tombaient et il ne cherchait plus à les éviter, bien que la douleur fût de nouveau très violente.
Il souleva un peu les paupières. Il remarqua qu’il se trouvait près de la porte. La porte unique du bar des hommes.
— Je ne peux pas, dit-il.
— Imbécile ! fit le Commandant. Tu as appris. À Géonord et ailleurs. C’est ton rôle. Il faut que tu sois un officier. Un vrai !
— Je refuse. Je…
— Tu n’as pas le droit de refuser ! Et tu n’as pas le choix. Ils vont te tuer. Parle-leur. Arrête-les ! Ils t’obéiront si tu le veux assez fort !
— Non, répéta Juo. Je n’ai pas envie qu’ils m’obéissent. Je m’en fous. Je veux partir !
Mais il sentit qu’il devait en quelques secondes choisir entre la plage merveilleuse et illusoire et cette réalité où se jouait sa vie.
Non, il ne pouvait pas être officier de Surveillance. Quelque chose en lui s’y opposait avec une grande violence.
— Impossible, Commandant, dit-il. C’est une erreur de programmation !
— Une erreur de programmation ? fit Voldok stupéfait. Il n’y a pas d’erreur de programmation. Ou alors…
« Tu n’as pas le choix…», pensa Juo. Guidé par une impulsion désespérée, il fit appel aux ressources supérieures de son corps, de son cerveau – ou de son programme – qui venaient de se révéler en l’arrachant un moment à la souffrance. Il le fit non pour se projeter hors du temps et de la réalité, mais pour rassembler en une fraction de seconde la totalité des forces qui lui restaient et s’en servir avec le maximum d’efficacité.
Il n’y croyait pas vraiment. Mais son corps, son cerveau – ou son programme – répondirent de façon immédiate. Et pas seulement pendant une fraction de seconde…
Il se mit à agir si vite qu’il perdit conscience de ses gestes. À peine se vit-il bondir et frapper au visage le Surveillant le plus proche qui bascula contre la paroi. Le second reçut un coup de pied au genou et tomba comme un mannequin brisé.
Juo s’enfuyait déjà. Une silhouette grise s’avança pour lui barrer la route. Il l’évita avec une extrême facilité. Il courait nu dans le couloir. Les images du décor s’imprimaient dans son cerveau avec un certain retard. Il avait la sensation d’avancer en aveugle et, pourtant, il se guidait avec une très grande sûreté. Il allait si vite que les Surveillants n’avaient pas le temps de réagir. Il en heurta un et passa entre deux autres qui tentèrent en vain de le saisir. Il courut encore, comme dans un cauchemar accéléré. Il se souvenait d’avoir vécu en rêve ce phénomène.
Mais était-ce un rêve ou la réalité ? Il se jeta dans un étroit passage cylindrique. Il referma une porte circulaire, bloqua deux verrous de sécurité, avança encore, plus lentement. Il ne savait pas très bien s’il se mouvait dans le monde réel ou dans une dimension illusoire, un cauchemar programmé.
Il trouva devant lui une nouvelle porte, rectangulaire, arrondie au sommet. Elle s’ouvrit sur une simple poussée. Il la verrouilla derrière lui. À ce moment, il sut qu’il avait pénétré dans le canot.
Il ne pourrait pas quitter le Mina-Jona, car les véhicules auxiliaires restaient toujours sous le contrôle de l’ordinateur du vaisseau, donc du Commandant. Ils étaient libérés ou pris en charge depuis le poste central. Mais Juo serait en sécurité pour un certain temps. On le délogerait difficilement. Il y avait en outre dans le canot divers équipements de survie : des vivres, de l’eau, des vêtements, des armes…
Ses mouvements devenaient lents et lourds. Il était maintenant presque aveugle. Il progressait à petits pas à l’intérieur du canot, en traînant les mains sur les parois. Ses doigts engourdis mettaient longtemps pour reconnaître la forme et la texture des objets qu’ils rencontraient.
Il avait commencé par avoir très chaud. Peu à peu, une sensation de froid, plus effrayante que douloureuse, le gagnait, montant des pieds au bassin. Il avait les jambes gelées et le ventre dur comme un bloc de glace. Deux idées tournaient dans son esprit, sans parvenir à susciter une action précise : s’habiller, mettre en marche le conditionnement thermostatique…
L’éclairage fonctionnait ; mais Juo ne recevait que la gifle de l’éblouissement et il titubait dans une obscurité brillante.
Il avait l’impression que son sang s’était brusquement fluidifié et coulait sur sa peau comme de l’eau rougie. Il souffrait de nouveau et il était très faible. « Je suis certainement en hypoglycémie », se dit-il. Ce fut sa première pensée claire depuis un long moment.
Il progressait centimètre par centimètre dans un couloir illuminé qui était pour lui un profond tunnel rouge et noir. Il reconnaissait sous ses mains les serrures des placards. Derrière les portes de métal qu’il ne pouvait ouvrir, s’entassaient toutes les choses qu’il désirait, tout ce qui pouvait lui sauver la vie dans les prochaines minutes : du glucose, des médicaments, du plasma, une combinaison thermo… Mais il allait peut-être mourir de froid et d’épuisement sans parvenir à atteindre ces biens inestimables. Il n’avait plus assez de ressources pour faire l’effort de commander l’ouverture d’une seule serrure électronique.
Il était conscient de son extrême détresse. Il avait peut-être choisi instinctivement la meilleure solution : se réfugier dans le canot pour échapper aux Surveillants. Et cette action désespérée avait usé ses dernières forces.
Le froid l’anesthésiait en partie, atténuant ses souffrances, mais achevait en même temps de le paralyser.
Il s’immobilisa, le ventre, la poitrine, les mains plaqués à la paroi lisse du couloir, s’acharnant à rester debout. À travers le métal opaque, il distingua soudain la plage, sa plage, la mer violette et le soleil rouge. Il résista au courant qui l’emportait vers le monde illusoire. Mais à quoi bon résister ?
Il sentait son cœur faiblir. Il tomba à genoux et il se résigna à la mort.
Un grésillement se fit entendre et une voix forte s’adressa à lui par le transmetteur du bord. Le Commandant ? Mais les sons perçus par son oreille se déformaient et éclataient dans sa tête. Il ne comprit pas un mot.
Il n’entendit pas non plus un léger déclic qui venait de se produire quelque part dans l’installation électronique de sécurité du canot. L’appareil possédait certains dispositifs automatiques destinés à recueillir en catastrophe un membre de l’équipage – ou tout au moins un officier – blessé, malade, épuisé. La chute de Juo sur le plancher, s’ajoutant aux autres relevés des sensors placés dans le sas et le couloir, avait déclenché la mise en route du système.
Élévation du taux d’oxygène dans l’atmosphère du canot : Juo respira mieux. Augmentation progressive de la température : la paralysie de ses jambes et le spasme de ses abdominaux cessèrent. Il put bouger. Rayonnement ultra-violet et SSR : il ressentit un léger bien-être superficiel et ses hémorragies ralentirent.
Un peu plus tard, il fut aspergé par une solution à haute pénétration cutanée. L’effet de cette douche fut d’autant plus grand et plus rapide qu’il était nu.
Sa vue s’éclaircit et il recommença à entendre. Il observa le couloir et situa avec précision l’endroit où il se trouvait. Deux signaux lumière-son se déclenchèrent. Une porte s’ouvrit. Son grêle, apaisant. Lumière bleue, douce. Une inscription s’éclaira au-dessus de la porte située presque en face de lui. Il réussit à se mettre debout, mais retomba presque aussitôt. Il lut : « Secours d’urgence ». Il entra dans le poste médical à quatre pattes. Quelques secondes plus tard, il s’effondrait dans les bras d’un fauteuil mobile, muni de plusieurs bras télescopiques : un moniteur de soins. Et il s’évanouit.
Il reprit conscience alors que le Commandant Voldok s’adressait à lui une nouvelle fois :
— Bien joué, Juo Jombro ! Mais tu crois peut-être que tu vas pouvoir quitter le Mina-Jona à bord du canot ?
Le cerveau de Juo se remettait à fonctionner, un peu comme une machine indépendante de son corps, engourdi par le traitement qu’il venait de subir, et il décida qu’une réponse prudente s’imposait, dans l’ignorance des intentions du Commandant. « Peut-être » ou quelque chose de ce genre. En fait, Juo ne répondit pas du tout : ses cordes vocales ne lui obéissaient pas encore. Voldok insista :
— Juo, tu m’entends ? Je sais par les contrôles que tu es au poste de secours et que tu vas bien. Réponds-moi !
— Je vous entends, Commandant, dit enfin Juo.
— Bon, tu sais que tu ne peux pas quitter le vaisseau avec le canot qui est bloqué dans son logement ? Alors, que veux-tu faire ?
Juo but le contenu d’un verre que le moniteur lui présentait sur un plateau. Les liens souples qui l’attachaient au siège se défirent automatiquement.
— Qu’est-ce que je vais faire ? s’interrogea-t-il calmement.
Puis au Commandant :
— Quelle est ma situation disciplinaire ? Je suis déserteur ? Condamné évadé ou quoi ?
— Ton jugement n’était qu’une phrase de ton initiation d’officier ! Tu ne l’as pas encore compris ?
— Et la punition aussi ?
Grey Voldok eut une légère hésitation.
— Oui… Il avait été décidé que l’initiation serait très dure à cause de ton arrogance. Mais peut-être a-t-on exagéré.
— J’étais arrogant ? fit Juo.
Oui, en effet, il l’avait été. Il croyait connaître la Tradition mieux que personne, tout en la méprisant, et il s’en vantait !
Un tableau lumineux s’éclaira devant lui : « Traitement de survie, phase 1, terminé. Traitement, phase 2. Sous votre responsabilité : appuyez sur le bouton A. sous la responsabilité d’un…» Juo appuya sur le bouton A et se leva en jetant un regard distrait aux instructions affichées par le moniteur.
— Pour ton refus d’obéissance, reprit le Commandant, je veux bien admettre les circonstances atténuantes !
— Quel refus d’obéissance ? demanda Juo.
Il ouvrit l’armoire indiquée par les instructions, trouva des sous-vêtements et une combinaison thermo. Il commença à s’habiller.
— Quand je t’ai dit de parler aux hommes, tu as refusé. C’était un ordre ! s’écria le Commandant avec indignation. Tu as refusé d’accomplir ton devoir d’officier !
— Très bien. Je suis un déserteur !
Bien qu’extensible, la combinaison se révéla trop petite. Juo n’avait pas le temps d’en chercher une autre. Il ne put la fermer complètement. À l’intérieur du canot, c’était sans importance. Et comme il ne pouvait pas sortir…
— Chef de section Jombro, vous n’êtes pas déserteur ! dit le Commandant sur un ton solennel. Du moins, pas encore. Je vous donne trois minutes pour rentrer dans la légalité. Vous serez provisoirement réintégré dans votre grade. Vous serez soigné et vous reprendrez vos fonctions dès que possible. La suite de votre initiation sera remise à plus tard… Le compte à rebours des trois minutes commence. Le chef de section Beren et le sous-médecin Ramono vous attendent au sas !
Juo sortit dans le couloir. Il était faible, mais il tenait debout et il avait les idées claires. Et il ne souffrait plus, ou du moins juste assez pour rester lucide et vigilant. Il avait en mémoire les codes du canot. Apparemment, le Commandant ne pouvait les modifier depuis le Mina-Jona. Il ouvrit l’armoire des armes et choisit un fusil thermique avec quatre cylindres de charges et un chapelet de grenades à gaz de la taille d’un petit citron.
Il prit le fusil et les munitions avec une avidité qui le troubla, sans bien savoir ce qu’il allait en faire, car il ne se voyait pas livrer combat dans le canot ou le sas. Et pourtant, il se rendit compte que le désir des armes le faisait littéralement saliver.
Il mit le chapelet de grenades autour de son cou puis, tenant, avec une certaine maladresse le fusil qui ne lui était pas familier, il se dirigea vers le poste de pilotage du canot en claudiquant légèrement. Quand il entra, le visage tendu et un peu grimaçant du Commandant Voldok lui faisait face sur l’écran du communicateur de bord.
— Plus que quinze secondes… Tu m’entends, Juo, par le Pacte ! Tu n’auras pas d’autre chance. Plus que dix maintenant ! On t’attend au sas !
Juo observait en silence celui qui avait été longtemps, si longtemps son chef. Puis il lui tourna le dos. Il s’examina dans un miroir éclairant. Avec son visage bouffi, recouvert d’une pâte cicatrisante, sous laquelle pointait le menu foin de la barbe épilée, ses yeux injectés de sang, son cuir chevelu fendu en plusieurs endroits, ses oreilles balafrées et ses lèvres gonflées, il avait l’air au choix d’un clown, d’un monstre ou d’un cadavre de noyé. Il éclata de rire puis revint se placer devant l’écran. Mais le Commandant Voldok avait disparu.
— Les trois minutes sont écoulées, dit une autre voix. Maintenant, tu es déserteur et passible de la peine de mort sans jugement !
— De toute façon, j’ai déjà été jugé et condamné ; ça ne fait que ma deuxième condamnation à mort en une heure… Vous comptez prendre le canot d’assaut ?
On ne lui répondit pas. L’écran resta vide. Les officiers devaient se concerter. « Ces initiés de carnaval ! » pensa-t-il. À toutes fins utiles, montrant son fusil et ses grenades, il annonça :
— Je me défendrai !
Il ajouta en souriant :
— Je sais qu’il existe un système permettant de saborder le canot. S’il le faut, je m’en servirai !
Il n’obtint aucune réaction. Il se sentit seul.