CHAPITRE IX

Nader Saint-Christ contempla avec un profond mépris ses invités avachis de-ci, de-là, dans le grand salon luxueux du vecteur. Les hommes s’étaient étendus sans façon sur les sofas, ou les coussins. Un peu à l’écart, Mme Dale ronflait, la bouche ouverte, et la tête rejetée en arrière dans une posture particulièrement… vulnérable ! Saint-Christ s’approcha d’elle pour effleurer très légèrement du bout des doigts l’intérieur de ses cuisses involontairement écartées. Il fut tenaillé pendant un instant par l’envie de pousser plus loin ses attouchements, mais il l’écarta très vite. Observa les conseillers assoupis, ivres de fatigue et de champagne. Il n’avait même pas daigné leur faire l’honneur d’une cabine. C’eût été enlever beaucoup au sel de la situation. Saint-Christ voulait jouir du spectacle de leur promiscuité forcée, saisir au vol leurs impatiences, leurs agacements, leurs troubles secrets, aussi.

Au départ du voyage, Saint-Christ avait souhaité des témoins à son triomphe. Non pas des chercheurs, des politiques au comportement savamment étudié, que le projet eût passionné au-delà de tout, mais plutôt des personnes peu concernées, à l’esprit obtus et cartésien. Ses conseillers présentaient le profil idéal. Dans ce huis clos, les jalousies et les rancœurs mises à nu devenaient délectables pour un observateur attentif comme lui.

— Nous avons pris la direction d’Ydolfis, annonça-t-il à voix haute, en guettant avidement les réactions.

Mme Dale s’étira en ouvrant un œil, remit négligemment sa robe en place sur ses genoux avant d’interroger :

— L’enfant s’est mis en route ? Dans une direction précise ?

— Tout se déroule ainsi que Balger l’avait prédit. Depuis qu’il marche sur les ponts d’ombre, il semble être poussé en avant…

— Mais…, fit le jeune cadre en étouffant un bâillement, il peut nous mener au bout de l’Univers si…

— Je vous l’avais dit, intervint un second. Nous serons de retour avec une barbe blanche. Les Vorkuls ont une espérance de vie supérieure à la nôtre et ils ne considèrent pas les distances comme nous.

— Cela existe vraiment ? Il marche sur les ponts d’ombre ? Je voudrais bien voir ça. J’ai toujours cru que…

— C’était une légende ? Non, pas plus que l’existence de l’Arche du Gir-Gavanen… Á présent que vous semblez tous frais et dispos, accompagnez-moi dans la salle des ordinateurs. Hagon est en liaison constante avec eux, ainsi que vous le savez. Ce sont eux qui le contrôlent, plus que moi. Mais cela, notre compagnon l’ignore. Il pense que je suis un psy très doué, de coefficient dix ou onze ! (Un petit rire indulgent salua cette malice.) En fait je ne suis qu’un brillant programmateur. Autrefois, l’une de mes équipes médicales lui a greffé un implant dans le cortex, une sorte de régulateur de fonctions géré par les machines que voici…

Il venait de les faire pénétrer dans l’une des pièces voisines où trônait une succession de sculptures pyramidales aux lignes très pures et totalement lisses. Le dernier cri en matière de consoles pensantes.

Un technicien revêtu de la blouse blanche symbolique s’éloigna pour laisser la place au maître de cérémonie. Celui-ci s’approcha d’un des terminaux, fit un mouvement de la main et formula mentalement ses directives. La machine lui répondit sur le même mode. Le visage de Saint-Christ s’illumina, et sa bonne humeur manifeste détendit quelque peu ses hôtes encore engourdis de sommeil.

L’obscurité se fit dans un coin de la pièce, et des hologrammes se matérialisèrent lentement. Saint-Christ commenta :

— Ce que vous découvrez maintenant, vous le voyez avec les yeux de Hagon. Il est en quelque sorte une caméra espion vivante.

— Mais nous n’entendons rien…

— Hagon est sourd. Ses tympans ont éclaté lors de son combat avec Sharn, autrefois, sur la station Golem. L’exemple de ce que peuvent provoquer les Chants de Vorkul. Entre autres. Hagon n’a survécu que par miracle, grâce à des soins intensifs, mais les séquelles de sa défaite sont irréparables, elles.

— Qu’est devenu ce Sharn, depuis ? demanda Mme Dale avec un intérêt qui n’était pas feint.

— Á ce qu’on raconte, il est devenu le maître du Gir-Gavanen. Il a restauré l’Arche que les maléfices de Balger avaient un temps mise en danger. Nous aurons probablement fort à faire avec lui, lorsque nous aurons touché au but…

— Mais les Vorkuls sont des êtres délibérément non violents !

— Sans doute, mais dans ce cas précis, le contentieux entre Sharn et Hagon était réellement trop sérieux pour se régler à l’amiable. Je crois ne vous l’avoir jamais révélé, mais Hagon, que vous méprisez tant, est à l’origine de la mode des Cages. C’est lui le premier qui a eu l’idée du trafic, qui a fait germer le besoin des Cages en chacun de nous. Il l’a fait par haine envers le peuple qui l’avait rejeté, et j’avoue que c’est la plus terrible des vengeances qu’il pouvait leur infliger. Les collectionneurs en manque et les arrivistes en mal de sensations n’ont fait ensuite que répercuter son idée. Il est devenu courant de posséder une Cage, comme on pourrait le faire d’une œuvre d’art de valeur ou d’un fossile inestimable. Personne ne songerait un instant à revenir en arrière. Les Cages sont entrées dans les mœurs. Elles sont même en quelque sorte devenues des symboles de notre civilisation. Les Vorkuls sont condamnés à plus ou moins longue échéance, et d’ailleurs, c’est ici qu’intervient la seconde partie de mon plan. Je crois que Mme Dale vous a explicité il y a peu de temps les motivations profondes qui m’avaient poussé à entreprendre ce voyage. Je ne veux pas seulement conquérir Ydolfis quand je la trouverai. Ce serait trop simple. Ni me livrer à des massacres aveugles pour quelques milliards de bénéfices supplémentaires. Non, j’ai au contraire l’intention de préserver une grande partie de la population Vorkul. Afin de les voir se reproduire. Se multiplier…

— Mais ils ne peuvent procréer que…

— Oui, je sais, coupa vivement Saint-Christ, et ses mains furent parcourues de tremblements nerveux. Je sais qu’ils doivent s’accoupler avec des humaines pour assurer leur descendance. Eh bien, nous leur en fournirons autant qu’ils le désireront… Et nous aurons un élevage de Vorkuls chantants, et autant de Cages à trancher. Voilà mon projet final.

Les invités se crurent obligés d’applaudir un peu sottement. Saint-Christ dédaigna cette manifestation de commande et tendit le doigt en direction des images tridimensionnelles qui avaient continué de défiler.

— Regardez tous, voilà notre guide, celui qui nous permettra de transformer tous ces projets en réalités bien tangibles. Regardez-le courir en l’air, sans appui, à la vitesse d’un météore !

D’un même mouvement, Mme Dale et les trois hommes se rapprochèrent, car ce qu’ils découvraient était réellement stupéfiant. L’enfant courait bel et bien dans le vide, comme suspendu à un fil invisible.

— Un funambule ! On dirait un funambule, dit quelqu’un.

— C’est prodigieux ! La première fois de ma vie que…

— Mais nous ne voyons pas les ponts d’ombre !

— Lui, il les voit. Il les sent, il s’appuie sur eux. Mais ils sont impalpables pour nous. Est-ce qu’après avoir vu cela, le projet de découvrir un monde ignoré des meilleurs astrophysiciens vous semble-t-il relever de l’asile d’aliénés ?

Celui qui avait suspecté l’état mental du magnat il y a peu tâcha de se faire minuscule entre ses collègues. Au moins le doute n’était plus permis. Ainsi que l’avait laissé entendre Mme Dale, Saint-Christ savait tout ce qui se disait à bord du vecteur dans son dos. Il couva d’ailleurs ses protégés d’un regard narquois et triomphant et revint devant la console pyramidale. Il exécuta un nouveau signe codé, et demanda à voix haute, cette fois :

— Hagon ? Que fait le jeune Vorkul, que fait-il ?

Après un court silence, la voix rauque et morne de Balger répondit :

— Il court, monsieur… Il court et il chante… Il rêve aussi parfois…

— Ce n’est pas cela que nous désirons savoir, Hagon ! Prend-il une direction particulière ? Sent-il quelque chose ?

— Il voyage, monsieur, et je le suis…

— Interroge-le ! Fouille dans ses pensées ! Nous devons savoir !

— Je suis constamment dans ses pensées, monsieur… Mais je suis si fatigué. Je ne sais pas, chaque fois que je m’endors, si je me réveillerai encore. C’est bientôt la fin pour moi, j’en suis sûr…

— Mais d’abord, Hagon, tu devras me conduire jusqu’au but, sans quoi ton agonie sera telle que…

— Vous n’avez aucun pouvoir sur ma mort, monsieur.

Nader Saint-Christ resta quelques secondes sans voix, profondément choqué par la réponse du Vorkul. C’était la première fois que celui-ci osait le défier. Mais il ne voulut rien laisser paraître devant ses invités. Il avait du mal à maîtriser son tremblement nerveux. Il décida de rompre le contact, et l’écran tridimensionnel se dématérialisa. Le silence de la pièce lui fit soudain peur. Il savait tous les regards posés sur lui. Que se passait-il tout d’un coup ? Quelque chose n’allait pas. Une hypothèse lui avait-elle échappé jusqu’alors ? N’avait-il pas envisagé toutes les possibilités depuis l’aube du projet ?

Une question jaillit dans le silence, qui résuma très concrètement ses propres craintes :

— Est-ce que Hagon Balger n’aurait-il pu vous dissimuler certaines informations au cours des tests de sincérité que vous lui avez fait subir ? Vous avez avoué vous-même que vous n’étiez parvenu à domestiquer que la partie disons consciente de son cerveau…

Saint-Christ se tourna vers le jeune cadre. Toujours lui, décidément. En temps normal, il se serait contenté d’écarter ses soupçons d’un revers de main. Mais il se crut obligé d’ébaucher un sourire crispé, avant de répondre :

— Non. Aucune faille n’a jamais été décelée au cours des interrogatoires, menés par les plus grands experts.

— Mais il donne l’impression…

— Il donne l’impression d’être exténué, coupa Saint-Christ, et on le serait à moins dans ces conditions. D’ailleurs nous n’avons pas d’inquiétudes à avoir. Ils n’ont certes pas parcouru un chemin considérable depuis Logom, mais… Et puis ça suffit ! Sortez tous, je ne veux plus vous voir, vous m’écœurez !

Les invités baissèrent la tête et battirent promptement en retraite, plutôt abasourdis par l’éclat subit du maître.

Saint-Christ resta seul. Hagon Balger complotait quelque chose. Il ignorait la façon dont il avait pu s’y prendre, mais sa certitude était d’autant plus forte qu’elle était toute neuve. Il fallait réfléchir. Ne pas céder à la panique. Hagon n’était qu’un terminal vivant. Un outil dans le creux de sa main. Il n’y avait aucune raison pour que…

Et si c’était le Vorkul qui s’était servi de lui ? S’il avait joué son propre jeu tout en courbant l’échine ? Saint-Christ connaissait ses propres projets de vengeance, aussi implacables que les siens. Mettre à bas le Gir-Gavanen, détruire la mémoire de son peuple et tuer Sharn. Vieilles et indéfectibles haines… A première vue, leurs intentions à tous deux étaient identiques, et cependant…

Les nombreux dialogues mentaux qu’ils avaient échangé au cours de ces dernières années lui revinrent en mémoire. Les séances d’interrogatoires, aussi. Il entrevoyait seulement maintenant le double sens de certaines phrases en apparence anodines. Tout à l’heure encore, que pouvaient signifier ces : « Il rêve aussi parfois… » ou : « Je suis constamment dans ses pensées, monsieur… » Comme s’il cherchait à lui faire entendre quelque chose au second degré…

Nader Saint-Christ crut se sentir mal. Il était subitement dévoré par une angoisse irrépressible. L’angoisse de la trahison. Des sueurs froides de mauvais augure vinrent perler le long de ses tempes.

Il n’y tint plus. Il devait savoir.

— Hagon ? Hagon ? Réponds-moi sur-le-champ ! Ou je te jure bien que tu le sentiras passer !

L’ordinateur transmit. Un silence de quelques secondes, puis la pensée lointaine, comme étouffée du Vorkul banni se formula :

— Ne me faites aucun mal, monsieur. Vous le regretteriez. L’enfant est ma protection. Si vous m’atteignez, vous l’atteindrez, lui…

— Hagon, lança Saint-Christ en réprimant sa colère, est-ce que l’enfant a trouvé le chemin ? Est-ce qu’il nous conduit enfin ?

— Je crois que oui.

— Dois-je avertir ma flottille de cargos ? demanda-t-il au comble de l’excitation.

— Non. Elle ne sera pas nécessaire. Pas nécessaire…

Le ricanement de Hagon le fit frissonner. Il serra les poings. Il contrôlait mal son envie de briser en miettes cette créature du diable.

— Si tu m’as trompé, Hagon, je ferai durer ton agonie de telle façon que… Hagon ?

— L’enfant est désormais mon guide, Saint-Christ !

— Hagon ! Hagon ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Que…

Balger laissa s’écouler une poignée de secondes qu’il savait interminable pour son interlocuteur. Puis :

— Cela signifie la fin de notre… association, Saint-Christ. Ydolfis existe, oui, mais dans un endroit tel qu’il ne te sera jamais possible d’y mettre les pieds.

— Où, Balger, où cela ? supplia l’humain, sans se rendre compte que les rôles s’étaient inversés depuis quelques instants.

— Á toi de… le… découvrir !

— Où ? Où ? continua d’implorer Saint-Christ.

Mais la pensée du Vorkul s’était déjà remplie d’obscurité. La mort avait dû l’avaler de nouveau. Et il le savait : il était incapable d’agir sur l’inconscient de cet être. L’implant ne contrôlait que les fonctions physiques, pas les rêves… Les rêves !

Oh ! non…

Tous les invités se précipitèrent dans la salle des ordinateurs en entendant la détonation sourde, Mme Dale en tête. Ils trouvèrent le cadavre de Saint-Christ étendu en travers des machines pyramidales. La balle explosive lui avait emporté la moitié de la boîte crânienne, et le sang ruisselait sur les murs. Sa main droite serrait encore l’arme brûlante. L’horreur la plus totale les saisit tous les quatre. Ils restèrent immobiles à l’entrée, comme hypnotisés par cette vision macabre. La première à recouvrer l’usage de la parole fut bien entendu Mme Dale.

— Balger a dû lui apprendre une mauvaise nouvelle, et il n’a pu le supporter…

Sa voix froide, clinique, même, s’affermit encore :

— Et je crois savoir laquelle… Nous avons accompli tout ce voyage pour rien. Ydolfis est hors de notre atteinte.

— Une invention ? Un bluff ? demanda le jeune cadre.

— Non, encore pire. Un rêve de Vorkul. Á jamais inaccessible. Un monde logé dans leurs seuls fantasmes… Appelez les hôtesses, qu’elles enlèvent le corps et prévenez l’équipage que, désormais, c’est moi qui prends la tête des opérations…

— Mais vous avez dit vous-même que… Enfin à quoi bon ?

— Saint-Christ était le seul à savoir contrôler mentalement le Vorkul. Mais je crois qu’il est malgré tout possible de le retrouver par des méthodes plus classiques. Je ne veux pas qu’il reste libre impunément. Nous allons le ramener. Lui et l’enfant.

Le ton qu’elle avait employé était si dur que les autres se le tinrent pour dit et suivirent ses instructions. Elle resta, pour observer les androïdes femelles qui enveloppèrent un peu plus tard le corps de leur maître dans une housse avec le même sourire charmant qu’elles arboraient pour proposer des boissons…

 

Nick jouissait de sa toute nouvelle liberté comme un chien fou. Il courait à perdre haleine sur les interminables rubans d’ombre qui sillonnaient l’espace en ondulant, parfaitement maître de son équilibre. Il était comme ivre, fasciné par le vide qui l’entourait. Il n’allait pas dans une direction précise, se contentant d’errer au gré de sa fantaisie, de son inspiration. Avide de parsecs.

De temps à autre, il vérifiait que Balger était toujours dans son sillage, engoncé dans son vecteur capitonné. Il lui arrivait même de l’attendre. Dès qu’il l’apercevait, alors il lui lançait de grands signes pour l’inviter à se joindre à lui. Mais invariablement, le Désossé déclinait l’offre avec un air sombre. Nick ne s’en formalisait pas. Mieux, il exécutait toutes sortes de gambades échevelées à son intention, pour lui prouver que l’exercice était sans danger.

Il n’avait pas la moindre notion du temps écoulé depuis leur départ de Logom. Du reste, il se rendait compte que cela n’avait guère d’importance. Il éprouvait la sensation d’évoluer hors du temps, hors de tout. Son corps n’existait pour ainsi dire plus, comme si sa densité moléculaire avait décru jusqu’au point de le rendre impalpable. Il était vent. Ou poussière cosmique. Attentif aux moindres bruits, qu’il enregistrait machinalement pour les recréer plus tard, plus mélodieux et doux à l’oreille. Bien sûr, il devinait qu’il ne s’agissait pas encore de Chants véritables. On devait éprouver autre chose en captant un Chant authentique ! Être remué jusqu’au tréfonds de soi et probablement verser de chaudes larmes… Enfin c’est ainsi que Nick s’imaginait l’expérience, dans toute l’exaltation de sa naïveté juvénile. Il se demanda quand cette opportunité s’offrirait à lui. Il n’était encore qu’un apprenti. Peut-être devrait-il attendre de découvrir Ydolfis, de se faire reconnaître des autres Vorkuls…

Il s’arrêta brusquement, haletant, conscient d’agir comme un enfant sans cervelle, obnubilé par un nouveau jouet. Tout cela n’était pas un jeu. De la tristesse, aussi, vint se mêler à ce sentiment d’amertume. Le pont d’ombre qu’il suivait depuis un long moment se mêlait maintenant à d’autres, tel un aiguillage de voie ferrée, avant de repartir dans une autre direction. Où courait-il ainsi ? Où se trouvait Ydolfis ? Á aucun moment il n’avait ressenti cette sorte d’illumination prédite par Hagon Balger. Non, la science ne lui venait pas.

Il s’assit sur le rebord du chemin mouvant, les jambes ballant dans le vide, maussade. Le souvenir de sa mère le hantait, soudain. Elle l’avait mis en garde contre « les lignes de fumée », qui menaient on ne savait où, qui emportaient à l’infini le voyageur imprudent sans espoir de retour. Elle avait eu l’air de savoir de quoi elle parlait, alors… Il songea à son père, reparti un jour par ce chemin… Avait-elle eu du chagrin ? Bien sûr. Enfin… Sans doute.

— Eh bien, garçon, tu t’arrêtes ?

Nick se retourna. Balger avait stabilisé son appareil et pris pied à son tour sur la bande d’ombre. Il s’approchait de lui d’un pas hésitant, comme quelqu’un de sujet au vertige. Nick devinait que cet exercice devait lui coûter. Mais il ne dit rien, se contentant de l’observer avec un rien de défiance. Il vint s’asseoir à ses côtés. Il semblait reposé, comme après chacun de ses voyages dans l’au-delà.

— Tu es fatigué, garçon ? demanda-t-il.

— Non… Enfin pas vraiment.

— Aurais-tu par hasard découvert le passage qui doit nous mener à Ydolfis ?

— Il n’existe aucun passage, annonça gravement Nick. Vous m’avez menti.

— Vraiment ? fit Balger en arrachant son masque d’un coup.

Nick sursauta. C’était la première fois qu’il voyait son étrange compagnon sous son vrai jour, bien qu’il eût souvent imaginé ce à quoi il pouvait ressembler. Mais il n’eut pas peur.

— Nous ne sommes pas très beaux, ni toi ni moi, hein ?

En disant cela, il laissa tomber le morceau de matière souple dans le vide et le suivit des yeux qui s’éloignait en tournoyant.

— Ma belle figure de non-chantant est à jamais partie.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous ne comptez pas retourner dans les mondes habités ?

— Je n’en aurai certainement plus l’occasion. Mon voyage s’achèvera avec le tien.

— Dans ce cas, je crois que nous sommes arrivés au bout. Ici ou ailleurs, quelle importance ?

— Tu ne crois pas que ce monde existe ?

— Je n’en sais plus rien. Vous m’aviez dit…

— Que la connaissance te viendrait sur les ponts d’ombre. Est-ce que je t’ai menti ?

— Je cours au hasard.

— Non, pas au hasard. Tu toucheras au but bientôt. En attendant, tu devrais te reposer. Rêver un peu.

— Je ne veux plus rêver.

— Non ? Et pourquoi ? Cela s’est pourtant déjà produit depuis que nous avons quitté Logom… Allonge-toi près de moi, ici.

— Mes rêves ne sont pas bons. Ils ne se passent plus comme avant.

— C’est-à-dire ?

— Je ne suis plus seul. La chose… Cette chose est toujours près de moi. Elle étend comme une ombre sur tout ce que je vois. Et ceux du rêve en ont peur. Moi aussi j’en ai peur. Elle est pleine de haine et de cruauté. Elle finira par détruire mon rêve, et je ne veux pas que cela arrive. Je ne fermerai plus les yeux.

— Crois-moi… Aie confiance… Ton rêve ne risque rien. Je suis là pour te protéger…

— Non, on ne peut rien contre ça. C’est chaque fois plus sombre, chaque fois plus vivant. Les gens fuient. Les Chants se taisent…

Balger se rapprocha encore de Nick, manifestement très intéressé par sa description, et passa son bras autour de ses épaules. Le jeune Vorkul se hérissa à ce contact, mais ne trouva pas la volonté de s’y soustraire.

— Et Sharn… Sharn le Gardien, insista-t-il d’une voix plus insidieuse. Ne défend-il plus l’Arche des Chants, le Gir-Gavanen ?…

— Sharn… Le Gardien ? Le Gir-Gavanen ? répéta Nick. C’est donc lui ? Et chaque… chaque cristal contient donc un Chant, rapporté des confins de l’Univers…

— Oui… Oui, c’est cela, tu comprends vite, mais Sharn ? Dis-moi où il est ?

— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu depuis que la chose rêve avec moi.

— Mmmh, fit Balger en passant sa langue sur ses lèvres presque inexistantes. Il serait donc revenu dans le monde réel ? Il aurait abandonné son trône d’officiant ? Il a pris peur, bien sûr… Á moins qu’il…

Il laissa sa phrase en suspens. Sa main se posa sur la nuque de son jeune compagnon. Il le fixa droit dans les yeux.

— Tu dois rêver, Nick, il le faut. Je dois être sûr…

— Non, refusa vivement Nick, sinon la chose m’y suivra et…

— Tu n’as pas compris, Nick ! Je te l’ordonne… Je suis la chose…

Dans le regard de Balger étincela une terrifiante lueur rouge. Nick sentit comme la pression des doigts dans son cou s’accentuait douloureusement. Il voulut se débattre, l’estomac serré par la terreur, mais les puissants bras de Balger contenaient sans peine ses ruades dérisoires.

— Nick, Nick, mon ami… lui susurra la créature à l’oreille. Si tu refuses de rêver, je ne pourrai pas me rendre sur Ydolfis. Car tu l’as bien compris, n’est-ce pas ? Il n’existe qu’un passage pour l’atteindre, celui du rêve. Ydolfis est un monde imaginaire, qui ne vit que dans la tête des Vorkuls et la Cage est le seul passeport possible. Mais moi qui n’en ai plus, j’ai besoin de toi, Nick, oh oui, grand besoin. Je ne peux plus m’y rendre seul. Sans guide. J’ai bien essayé autrefois, quand le rêve de Mort, le rêve des Sans-Cage, l’autre rêve, me procurait son fabuleux pouvoir. Et j’avais presque réussi quand, Sharn a pu s’évader du Dédale… Son Chant m’a percé les tympans et je suis tombé. Mes forces m’ont quitté et je suis devenu cette pauvre chose traînante et geignante, esclave d’un non-chantant ! Alors maintenant tu es mon guide. Et grâce à toi, je ferai s’écrouler ce monde d’illusions sans valeur, et les Vorkuls erreront dans la nuit, complètement fous d’épouvante ! Et cet imbécile de Saint-Christ qui croyait trouver une belle planète ronde et solide sous son pied ! Saint-Christ, est-ce que tu m’entends ? Ceci est la solution de notre devinette ! Avais-tu trouvé, maître ? Appelle donc tes cargos ! Prépare tes drapeaux ! Ydolfis existe, non ? Mais en un lieu guère accessible à ces pauvres humains, je reconnais ! Saint-Chr…

Hagon Balger s’interrompit, soudain conscient du silence total qui persistait dans sa tête.

— Saint-Christ ? appela-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Tu m’entends ?

Pour la première fois depuis le matin où il s’était éveillé à l’infirmerie du cargo, il osa libérer son mental et remonter le long du filin, avec une infinie prudence…

— Il… il s’est éteint…, murmura-t-il au bord des larmes. Il ne vit plus ! Je suis libre, garçon ! Complètement libre, enfin ! Entends-tu ?

Et il éclata d’un rire fou et cruel, tel un défi à l’Univers tout entier.

— Bourreau fragile ! Il n’a pas supporté la devinette !

— Lâchez-moi, vous me faites mal ! cria Nick.

Balger reporta toute son attention sur l’enfant captif qu’il étouffait presque contre lui.

— Il n’était rien, garçon, rien qu’un parasite minable, tandis que moi, moi j’étais le Seigneur du Vent Noir, je cueillais la foudre avec mon doigt et je lançais le tonnerre sur mes ennemis ! Bientôt, je quitterai aussi le monde réel pour le rêve éternel. Mais pas sans avoir fait payer à tous ces chiens de chanteurs ce qu’ils me doivent. Regarde autour de toi, garçon ! N’est-ce pas un merveilleux endroit pour rêver ? Ici, parmi les étoiles ? Allons, emmène-moi vite ! Ne tardons plus !

Nick éprouva une vive douleur à la base du crâne, et il crut basculer subitement dans le vide, entraîné dans une chute sans fin…