CHAPITRE VII
Nader Saint-Christ avait beaucoup de mal à ne rien laisser voir de sa fureur contenue. Il serrait son verre à s’en blanchir les phalanges et fixait abusivement les pointes de ses chaussures vernies. Un silence chargé d’électricité régnait à bord du confortable vecteur transformé pour l’occasion en salon. Les charmantes hôtesses aux seins dénudés s’étaient éclipsées depuis un moment déjà, au grand regret des quatre invités du magnat des transports interstellaires. Les trois hommes présents occupaient tous de hautes fonctions de responsabilité au sein de la compagnie et jouissaient d’une certaine faveur auprès du potentat. Cet étrange voyage auquel ils avaient été conviés équivalait pour eux à l’assurance d’une carrière fastueuse à venir. Pour rien au monde ils n’en eussent décliné l’offre surprenante et inattendue, même s’ils n’étaient guère portés sur les lubies mégalomanes de leur hôte. La quatrième personne était une femme, plus toute jeune, mais disposant encore d’une silhouette avantageuse qui n’avait pas perdu toute fraîcheur. Sous son aspect sévère et compassé brûlait aussi une ambition féroce, en même temps qu’un penchant certain pour les créatures de son sexe. On l’appelait Mme Dale, bien qu’il fût possible qu’il ne s’agisse que d’un surnom. Elle se prévalait du titre toujours officieux d’éminence grise, et comme telle, était particulièrement crainte et respectée, même parmi les phallocrates assis autour d’elle.
Nader Saint-Christ eut conscience que son petit monde était suspendu à ses lèvres. Son regard bleu délavé, particulièrement impressionnant quand il vous fixait, glissa des chaussures pour se poser alternativement sur chacun de ses passagers. Cherchant à cerner leurs pensées présentes. Ce n’était pas très difficile en ce qui concernait ses conseillers mâles. Il n’était pas assez fou pour croire qu’ils prenaient un plaisir quelconque à cette croisière, hormis bien sûr celui de lorgner en direction des hôtesses. Ils mimaient seulement un vague intérêt pour l’expédition, tâchant de le séduire à tour de rôle, d’avancer quelques pions personnels avant que ne s’achève le voyage. Mais il devait avouer que leur inquiétude était sincère, à présent. Elle n’était pas de même nature que la sienne, mais enfin… Sans doute craignaient-ils de voir s’éloigner encore l’issue du périple.
Quant à Mme Dale, il sentait qu’elle s’impliquait davantage dans son projet, sous ses apparences stoïques. La question qui tremblait sur ses lèvres sagement maquillées était lisible d’avance. Il décida d’y répondre avec un sourire faussement anodin.
— Non, je n’ai plus Hagon Balger sous mon contrôle lorsqu’il tombe dans cet état-là. Croyez-moi, j’ai tout essayé. Á l’heure où je vous parle, cette étrange créature est cliniquement morte. Elle ne réagit plus à aucune de mes injonctions. Je pourrais la torturer pendant des heures sans en obtenir la moindre réaction. Ce n’est qu’un cadavre. L’esprit est ailleurs, je ne sais où. Il dérive quelque part dans l’au-delà, je suppose. Momentanément, Dieu merci…
— Peut-être ne faut-il plus parler d’esprit, mais d’âme…
La saillie provenait du plus jeune des invités. Saint-Christ toisa son auteur, lequel baissa les yeux un peu gêné.
— Voilà une intéressante remarque, apprécia-t-il au bout d’un instant, s’amusant de ce que les regards réprobateurs qui s’étaient ébauchés parmi les autres passagers s’étaient servilement mués en soutiens indulgents. C’est sans doute pour cette raison que ce mystère reste impénétrable à l’ordinateur qui contrôle Hagon. On ne peut encore enseigner la métaphysique à des circuits intégrés.
— Ainsi il a un pied dans les deux mondes ? supposa un second.
— Bravo, vous faites preuve de beaucoup de bon sens, aujourd’hui.
— Parce qu’il a perdu sa Cage, renchérit le troisième, encouragé par ces bons points distribués.
— Non, mon cher, c’est là que vous faites erreur, coupa Saint-Christ avec délectation. Hagon Balger n’a pas perdu sa Cage. Il y a renoncé, ce qui est très différent, et unique parmi les Vorkuls.
— Pour quelle raison ? interrogea froidement Mme Dale.
— Obscure… Une obscure raison… Quelques zones d’ombre de sa mémoire restent inaccessibles à la compréhension de nos intelligences électroniques. Autrefois, tous les trente ans, se déroulait un tournoi de Chants devant le Gir-Gavanen, sur Ydolfis, là même où nous espérons pouvoir bientôt débarquer. Tous les Vorkuls se rassemblaient à cette occasion, chacun ayant fourbi sa moisson de mélopées bizarres, récoltées au hasard de ses voyages. Il semblerait que celles rapportées par Hagon aient produit une réaction désagréable, et qu’à la suite de cet incident, il ait été banni du clan. Il aurait alors maudit les siens et coupé sa Cage avec tout le mélodramatisme requis par cette spectaculaire décision. Il prétend qu’il a brûlé sa Cage, mais à mon avis, je crois qu’il la préserve quelque part. Je n’ai pu découvrir où, bien qu’il soit à mon service depuis près de quinze ans. Je vous l’ai dit, certains de ses secrets me restent inaccessibles. Il était doté d’un esprit très fort. Avant que je ne m’en empare. En quasi-totalité.
— Quel avantage un Vorkul peut-il retirer en se mutilant ?
— Plusieurs, expliqua Saint-Christ de bonne grâce, car il adorait qu’on l’entraîne sur le sujet. Plusieurs, mais à condition que la créature surmonte son penchant suicidaire. En général, les Vorkuls ne supportent pas d’être privés de Cage. Mais le cas de Balger est un peu différent, ainsi que je vous l’ai dit. Sans Cage, le Vorkul perd la mémoire des Chants acquis, mais en revanche, il voit ses facultés naturelles se démultiplier. Sa force, son agilité, son pouvoir sur les éléments… Au prix toutefois d’un temps régulier accompli chez les morts – le Rivage des Ombres, comme ils disent ! – lequel temps s’accroît au fil des années. En somme, il brûle son espérance de vie. Hagon Balger a connu cette puissance très exaltante, naguère. Mais elle l’a aujourd’hui presque totalement abandonné, après en avoir épuisé une grande partie en combattant sans succès le fameux Sharn-Du-Dédale. Vous connaissez tous l’histoire, elle est presque devenue légende.
— Comment atteindrons-nous Ydolfis, si Hagon Balger ne peut récupérer notre guide ?
— Un guide qui n’en sait pas plus que nous sur sa destination !
— Je reconnais là votre sens pratique, mes chers collaborateurs. Oui, c’est vrai, nous allons souffrir d’un léger contretemps, mais nous le rattraperons en temps voulu. N’ayez aucune crainte. J’ai engagé de gros moyens pour cette… croisière, vous disiez, Mme Dale, c’est bien ça ? le terme me plaît assez. Je supervise tout, ayez confiance.
— Si je peux me permettre une question, s’avança timidement le plus jeune des cadres.
— Eh bien, faites…
— Qu’avez-vous fait des hommes qui poursuivaient notre guide ?
— Quels hommes ?
— Sur la route, ce matin…
— Oh !… Eh bien, disons que le danger qu’ils représentaient a été écarté.
— C’est-à-dire… monsieur ?
— Que nous les avons tués, mon cher ! rétorqua Saint-Christ avec agacement. Et que personne ne s’en plaindra. Les belles hôtesses sur lesquelles vous fantasmez tous depuis notre départ sont aussi… nos gardes du corps. Elles peuvent se montrer douces, et lascives. Mais aussi particulièrement meurtrières. Elles ont tiré à vue, ce matin. Et les cadavres ont servi de combustion à nos suspenseurs. Etes-vous satisfait de l’explication ?
— Oui…euh…
— Encore une question, j’ai l’impression ?
— Mais la dernière, je vous le promets.
— Posez toujours, soupira Saint-Christ en appréciant néanmoins par devers lui l’audace de son interlocuteur, et sa ténacité.
— Et si tout cela n’existait pas… Je veux dire : le monde d’Ydolfis, le Gir-Gavanen… Aucun explorateur n’en a jamais décelé la trace, nulle part…
Saint-Christ devint livide, et l’autre regretta de n’avoir pas tenu sa langue.
— Ce monde existe, vous entendez, il existe ! affirma-t-il d’une voix coupante comme un rasoir. Hagon Balger me l’a confirmé. Il existe bel et bien, et tous les Vorkuls s’y sont réfugiés au cours des dernières années, pour échapper aux traques meurtrières dont ils étaient l’objet de la part des chasseurs de Cages. Je sais que beaucoup de sceptiques ont nié son existence, qu’ils ont taxé cette croyance de divagation. Mais c’est qu’ils n’ont pas étudié cette chose sous l’aspect de la légende. Vous savez comme l’irrationnel est présent chez les Vorkuls, ou tout au moins ce que nous, nous considérons comme irrationnel. Il est dit, je cite : « Un non-chantant – nous autres humains – ne peut approcher d’Ydolfis que s’il est guidé par un Vorkul. » Et d’autre part : « Quand l’enfant Vorkul grandit, qu’il atteint l’âge adolescent, il est irrévocablement attiré par le Gir-Gavanen, et sa quête adulte des Chants ne peut se faire qu’après une sorte de cérémonie d’intronisation au cours de laquelle il quitte son nom d’homme pour prendre celui du Vorkul… » Que pensez-vous de ça ? Hagon Balger a passé des années avant de découvrir un enfant de Vorkul, élevé par sa mère humaine. Aujourd’hui livré à lui-même, il ne peut que nous conduire sur Ydolfis, c’est clair. Libre à vous d’en douter, mais moi… Moi, je sais, conclut-il péremptoirement.
Á nouveau, un silence gêné s’installa, chacun faisant mine de s’intéresser à autre chose. Nader Saint-Christ regretta de s’être laissé emporter, bien qu’il eût des raisons profondes pour mépriser la suspicion de ses invités. Il ajouta plus calmement, à l’adresse de celui qui l’avait interrogé :
— Hagon Balger n’a pas pu me tromper. D’ailleurs, j’ai pris soin de faire analyser ses réponses, quand je l’ai entrepris sur ce sujet, et plusieurs fois depuis. Le résultat n’a jamais varié. Il ne ment pas. Ydolfis n’est pas un fantasme. J’ai les preuves. Et nous le trouverons. Et quand nous l’aurons trouvé…
Il laissa volontairement sa phrase en suspens. Le souvenir de sa mère passa incongrûment devant ses yeux. Il avait longtemps médité sur le sort qu’il réservait au monde d’Ydolfis. Il eut un geste vif, comme pour s’ébrouer, et lança :
— Je vais m’absenter quelques instants. Profitez-en pour prendre un peu de repos, ou vous divertir. Tout ici est à votre disposition, c’est bien le moins…
Il se leva rapidement du sofa Belle Epoque sur lequel il était resté assis très droit durant tout ce temps et disparut par l’une des multiples portes discrètes dont les murs de ce salon semblaient abonder.
— Vous y croyez, vous, à toutes ces sornettes ? Un monde où l’homme ne pourrait se rendre qu’accompagné et guidé par un Vorkul ? Franchement, s’il existait, nos astrophysiciens l’auraient déjà repéré depuis belle lurette. C’est comme pour ces ponts d’ombre qui traverseraient l’espace, pareils aux fils d’une gigantesque toile d’araignée et que les Vorkuls utiliseraient pour voyager. Aucune preuve scientifique de leur existence n’a jamais été mise en avant. D’ailleurs en voyez-vous par les hublots ? Naturellement pas, c’est de la foutaise. Les Vorkuls sont comme tous les inhumains. Ils ne savent que mentir et voler. Ils répandent des rumeurs fantaisistes pour mieux se foutre de notre naïveté. Et les plus intelligents s’y laissent prendre, la preuve…
— Moi, je pense surtout que Saint-Christ a un grain. Vous avez remarqué son attitude étrange, ces derniers temps. Et même cette invitation, quel cirque ! Je me demande bien pourquoi je suis venu. J’aurais dû me douter que nous assisterions à cette guignolade.
— Vous croyez qu’il a réellement fait tuer ces gens sur la route, ce matin, lorsque nous nous sommes approchés ? C’était du bluff, non ? Juste pour nous épater ?
— Il a toujours eu un sens de l’humour très particulier. Mais soyons un peu pragmatiques. Considérons que pendant que nous sommes ici à satisfaire les caprices infantiles d’un maniaque, nous ne marnons pas dans nos bureaux respectifs de la compagnie. La nourriture est bonne, le champagne d’importation terrestre, et le charme de nos hôtesses peut nous faire entrevoir une heureuse issue de ce côté au moins.
— Á moins qu’elles ne soient ce qu’il dit : un commando de tueuses !
— Sans compter que tout ça risque de durer un moment. Merde, j’avais prévu mes vacances sur Ardélon, cet hiver. Je suis sûr qu’il va faire exprès de me les gâcher.
Mme Dale écoutait distraitement, sans y prendre part, les commentaires qui avaient fusé dès que Nader Saint-Christ s’était éclipsé. Elle attendit l’instant le plus savoureux pour lancer fielleusement :
— Je suis certaine qu’il vous enregistre en ce moment même, et qu’à notre retour, il vous fera cadeau de la bande. Comme ça, vous aurez tout à loisir de réentendre vos âneries en demandant l’aumône sur les trottoirs !
Les trois hommes s’interrompirent brusquement, livides. Ils n’avaient manifestement pas pensé à une telle éventualité, et Mme Dale but du petit lait en devinant l’anxiété qui les rongeait soudain. Elle profita du silence revenu pour imposer sa voix grave, un peu hautaine et traînante :
— Vous ne savez rien. Vous n’avez rien compris. Saint-Christ n’a rien d’un crédule. S’il a entrepris cette opération, c’est qu’il est sûr qu’elle réussira. Il rêve d’atteindre Ydolfis depuis longtemps déjà. C’est pour ainsi dire sa raison de vivre. Il dispose d’une intelligence brillante. Il aurait pu prospérer dans n’importe quel autre domaine : l’industrie, la finance, la politique. Pourquoi croyez-vous qu’il se soit lancé dans les transports interplanétaires ? Parce que cela lui fournissait le moyen d’explorer les mondes en même temps. Il est allé aussi loin qu’il est humainement possible, et n’a pas trouvé Ydolfis. Et le Gir-Gavanen, l’arche qui conserve tous les Chants des Vorkuls. Leur mémoire séculaire. Il a commencé à croire que c’était une de ces fables qu’on répand sur les Vorkuls, une de plus. Jusqu’à ce que le hasard lui fasse rencontrer Hagon Balger…
— Ce cadavre ambulant ! Comment peut-il seulement…
— Il a des raisons, de profondes raisons, interrompit vivement Mme Dale. Et je m’étonne que vous les ignoriez, vous qui vous prétendez ses intimes, ou ses successeurs ! Je vais vous les dire, et je crois qu’après, vous considérerez peut-être ce périple sous un autre angle. Autrefois, la propre mère de Saint-Christ a été séduite et fécondée par un de ces Vorkuls, alors que lui-même n’était encore qu’un enfant. Vous devez savoir comment procèdent ces répugnantes créatures. Ce n’est pas une légende, cela. Ils chantent, à ce qu’on dit, et alors aucune femme ne peut résister à ce chant-là. Elle devient comme ivre et se donne totalement. Ce sont vraiment des démons. Et c’est un démon qui naît à chaque fois de ces unions contre nature, identique au père. La mère de Saint-Christ le savait. Elle a préféré se suicider plutôt que de subir cette honte-là. Depuis, il ne rêve que d’exterminer cette damnée race, afin que plus aucune autre femme n’entende leurs maudits chants. S’il parvient jusqu’à Ydolfis, je vais vous dire ce qu’il fera : il détruira le Gir-Gavanen, et ses cargos prendront possession de ce monde. Il lâchera sur ses habitants des hordes de chasseurs de Cages…
— … Et emportera un sacré bénéfice !
— C’est secondaire, pour lui.
— Le projet est ambitieux. Il compte sur nos hôtesses pour le mener à bien ?
— Il a tout prévu. Ses bâtiments sont disposés un peu partout. Ils accourront à son premier appel.
— Et d’où tenez-vous tous ces renseignements, chère madame Dale ? Auriez-vous avec notre monarque des relations que nous ignorons ?
La grasse plaisanterie fit pouffer les trois hommes, eu égard à la réputation de leur interlocutrice. Les filles aux seins nus entrèrent à ce moment, et chacun se tut aussitôt, les détaillant avec une certaine concupiscence mêlée de crainte. Saint-Christ avait-il dit la vérité à leur propos ? Elles ondoyèrent silencieusement entre les invités, ramassant verres sales et bouteilles vides. Aucun des hommes n’osa la moindre avance, en tout cas, et elles repartirent comme elles étaient venues, avec le même sourire de commande…
L’un d’eux laissa soudain échapper une exclamation insolite.
— Nom de Dieu, mais…
Les autres invités se tournèrent vers lui, surpris.
— Ce sont des androïdes ! acheva-t-il dans un souffle.