CHAPITRE PREMIER
Le Gardien leva doucement la tête dans la pénombre étrange que parcouraient des éclairs échevelés et blêmes. Ses longues mains osseuses, posées sur les accoudoirs du trône, furent parcourues de tremblements à peine perceptibles, tandis que ses paupières, jusqu’ici closes, s’ouvraient sur des prunelles d’un éclat rouge insoutenable.
Et Nick s’évertua à conserver sa stabilité précaire.
Le Gardien regarda autour de lui, puis au-dessus.
Nick fit de même, par un réflexe de mimétisme involontaire, mais avec toutes les précautions d’usage, car il voulait assister à la suite. Une clarté irréelle, gorgée de tons irisés, succédait lentement à la presque obscurité qui avait régné jusqu’alors. Les hautes murailles environnantes parurent s’estomper d’abord, avant de s’occulter totalement, délivrant l’espace à l’infini.
De la lumière toujours plus vive qui tombait d’en haut émergèrent les premiers cristaux, longs et scintillants, semblables à des stalactites de diamant. C’étaient les cristaux maîtres. Leur origine devait probablement remonter à la nuit des temps. Nick le pensait, en tout cas. D’autres ne tardèrent pas à se matérialiser en grand nombre à leur suite, de taille plus modeste, mais prodiguant un éclat plus vif, jusqu’à former une forêt minérale féerique. Aucun n’était semblable. Ils différaient tous imperceptiblement, de couleur ou de sculpture, davantage encore de fonction, sans doute. Ils se balançaient doucement comme des mobiles retenus par un fil invisible, au moindre souffle issu des profondeurs, s’entrechoquant alors avec des bruissements chatoyants.
Nick sentait qu’ils renfermaient un secret, un secret vivant, et qu’à eux tous ils formaient une sorte d’esprit impalpable, une conscience vigilante et supérieure. Il n’en était pas certain, non. Il ne disposait que de sa propre intelligence pour percer tant d’énigmes offertes à ses yeux. Mais aussi d’un sens plus indicible, enfoui très loin en lui, plus lucide, dont il ne s’expliquait ni la présence ni la nature.
Car il observait tout cela comme à l’abri d’un miroir sans tain. Un miroir glissant auquel, en outre, il devait fermement s’accrocher. Il était incapable d’interférer de quelque façon que ce soit sur le déroulement du prodige. Impuissant à saisir la signification profonde de ce qu’il découvrait, il devait se contenter de n’être qu’un spectateur étranger et passif, subordonné à une perception déficiente ou triviale.
Bien sûr, une profonde émotion s’emparait de lui à mesure que la métamorphose s’achevait, que les cristaux s’ajoutaient à la cathédrale resplendissante. Mais elle n’était rien comparée à l’extase qui avait envahi le Gardien immobile, tandis que les rayons opales glissaient sur sa peau si blanche. Il paraissait touché par la grâce, bien loin de l’émerveillement sensoriel commun dont Nick constatait lucidement qu’il ne suffisait pas à la compréhension de ce mystère saint.
Á présent, le visage du Gardien ne trahissait plus l’anxiété initiale, mais une sorte de paix retrouvée, de réconfort intérieur, doublés d’une concentration extrême. Manifestement, il entendait quelque chose que Nick était une fois de plus incapable de percevoir. Sans doute la musique soyeuse des cristaux recelait un langage accessible pour lui seul. N’était-il pas l’interlocuteur privilégié de l’Arche ? Le seul devant lequel ce miracle pouvait s’accomplir, bien que ce monde étrange fût habité par un grand nombre d’autres personnes ?
Le Gardien avait un aspect inquiétant et terrible. Ses longs cheveux dansaient comme des flammes impétueuses sur ses épaules voûtées et ses yeux rouges où semblaient couver des braises saillaient presque de son visage aigu. Ses longues dents pâles luisaient par intermittence entre ses lèvres entrouvertes, presque des crocs… Malgré cela, Nick trouvait son apparence vaguement familière, avec une indulgence qui l’étonnait lui-même.
Avant tout, le Gardien – il l’avait ainsi surnommé depuis le début –, le fascinait. Pas seulement parce qu’il savait correspondre avec les cristaux par le seul pouvoir de sa pensée, mais aussi parce qu’il pressentait chez ce personnage fabuleux et irréel un passé chargé d’exploits et de conquêtes uniques, un savoir qui devait surpasser celui de tous les précepteurs barbichus qu’il avait connus. Il était convaincu qu’une infinie sagesse habitait ce grand corps longiligne et disgracieux, bien qu’il n’eût pour tout instrument d’investigation que ses yeux, son intelligence et… et…
Quoi au juste ?
Il imaginait bien le Gardien voler de monde en monde comme il rêvait désespérément le faire lui-même, franchir d’immenses espaces, accomplir toutes sortes de prouesses. Un tel être devait pouvoir déceler les lignes de fumée qui sillonnaient le ciel… Mmmh, oui, sans doute ! Nick le pouvait bien, lui. Mais il était le seul, jusqu’à maintenant…
Qu’est-ce que pouvaient bien lui transmettre les cristaux ? Ou plutôt ce qui semblait vivre à l’intérieur… Que n’aurait-il pas donné pour l’apprendre !
Déjà le processus inverse s’était mis en route. Les uns après les autres, les tubulaires scintillants s’éteignaient, ravalés par l’obscurité initiale, encore plus dense, plus lourde qu’auparavant. Et il ne resta bientôt plus rien de la forêt de cristal. Elle s’était dissipée comme un mirage. L’espace se trouva de nouveau borné par les hautes murailles sombres et austères. L’Arche avait repris son apparence première, celle d’un grand vaisseau de pierre échoué au sommet d’une grande colline bleue, élançant vers le ciel mouvant ses gerbes de flèches effilées et rugueuses.
Nick devina que son voyage n’allait plus tarder à prendre fin. Il avait beau s’accrocher de toutes ses forces au décor environnant, il commençait à se dématérialiser lui aussi, à glisser le long du miroir. Et le regrettait.
Toutefois, il continuait d’observer le Gardien toujours immobile. Il nota comme l’expression de tristesse et d’inquiétude avait reconquis ses traits, accentuant la courbe morose de ses lèvres. Il éprouva le violent désir de manifester sa présence, de crier, de gesticuler… Mais il n’en fit rien. C’était inutile. Il n’était rien qu’une ombre invisible, ici.
Á cet instant, le Gardien parla comme pour lui-même. Et Nick trouva que sa voix avait la plus merveilleuse sonorité du monde. Elle évoquait un métal malléable et pourtant solide, doré et soyeux au toucher ; elle prenait possession de l’espace tout entier en déroulant des harmonies irréelles. Elle maîtrisait le silence sans donner l’impression de le rompre.
Mais Nick ne put en capter que quelques bribes, dont il se demanda si elles ne lui étaient pas adressées.
— Le vieux péril va revenir, disait le Gardien sombrement. Je croyais l’avoir vaincu à jamais et je me suis trompé. Tout sera à refaire s’il vient jusqu’ici. L’horreur recouvrira à nouveau Ydolfis…
Nick dépensait de véritables trésors de volonté pour se maintenir là, écouter encore… Mais il avait beau se débattre, il se sentait irrémédiablement partir. Le brouillard l’enveloppa et il finit par lâcher prise.
S’éveillant d’un coup.
*
* *
Les rêves avaient commencé peu de temps après son quatorzième anniversaire. Soit depuis plus de quatre mois. Il s’obstinait à appeler « rêves » ces visions, bien qu’il sût qu’elles ne pouvaient se ranger sous cette rubrique anodine. Car elles s’apparentaient plutôt à des intrusions mentales, répétées et fragmentaires, qui venaient briser son sommeil à intervalles réguliers. La facilité même avec laquelle il en conservait le souvenir à son réveil, jusque dans les plus infimes détails, rendait caduque cette désignation simpliste.
Non, ces voyages étranges sur cette planète d’herbe bleue et d’arbres millénaires, à l’intérieur même du gigantesque vaisseau de pierre aux allures d’orgue ne pouvaient s’en satisfaire. Ils semblaient trop réels. Trop tangibles. S’accompagnaient de trop d’émotions successives et poignantes. Cette impression que son esprit abandonnait son corps pour franchir des espaces infinis, sitôt qu’il fermait les yeux et… et ce vertige exaltant, cette vitesse… ce… Comme un météore bondissant par-dessus les mondes, avalant les distances inconcevables…
Des rêves. Nick Donovan se gardait bien d’abdiquer ce mot, sans doute par crainte d’ouvrir une brèche dans le mur de sa raison. Une brèche qui pouvait l’aspirer comme un fétu de paille. Ce mur était déjà plus fragile que chez la plupart des enfants de son âge. En équilibre plus instable.
Nick était lucide. Il se savait anormal. Sinon pourquoi sa mère l’eût-elle empêché de franchir les limites de la propriété ? De s’inscrire à l’école du village voisin, comme ces bandes d’adolescents qu’il observait souvent descendre du bus et emprunter le chemin bordant les falaises en se chamaillant et se poussant. L’existence de Nick était un vide absolu, délimitée par trois rangées d’arbres serrés et de haies opaques : au nord, à l’ouest, à l’est. Et au sud par l’océan.
Nick se dressa vivement sur un coude et considéra les vagues plus agitées qui glissaient dans sa direction. Le silence n’était rompu que par le halètement rauque de la marée. Toutefois, il lui semblait qu’un mouvement lointain s’était produit, peut-être parmi les dunes, au-delà des hautes digues parallèles qui bornaient la plage. Il se demanda si l’homme sombre qu’il avait repéré une ou deux fois rôdant au sommet des falaises s’était enfin décidé à satisfaire son évidente curiosité.
Nick se redressa à demi, dans l’expectative. Puis reprit sa morne contemplation du ciel voilé, couché sur le dos, les bras croisés derrière sa nuque. Aujourd’hui, il ne pouvait apercevoir les lignes de fumée noires, mais il devinait leur présence par-delà l’épaisseur diaphane des nuages mouvants. Il trouvait étrange que sa mère niât leur existence alors qu’elles tissaient une toile vaste parfaitement visible du sol. Il était certain qu’il ne s’agissait pas là d’une hallucination créée par son imagination hypertrophiée. Ces lignes existaient bel et bien. Elles sillonnaient l’espace jusqu’à la limite de son regard. Mais sitôt qu’il y faisait allusion devant sa mère, il voyait le visage de celle-ci s’assombrir de tristesse et dans ses yeux trembler une peine secrète dont il se savait, lui, quelque part responsable. Aussi avait-il récemment décidé de n’en faire plus mention.
Ni de cela ni du reste.
Il voulait désormais offrir à sa mère une image rassurante, l’impression qu’il n’était pas si différent qu’elle semblait le supposer. Il avait à cœur de gommer devant elle les saillies de son caractère qu’il savait lui déplaire. Même s’il devait payer le lourd tribut d’une solitude plus éprouvante encore. En ne partageant pas ses réflexions intimes avec elle, il l’excluait davantage encore de son univers. Mais il compensait ce sacrifice par deux secrets espoirs : le premier, c’était d’atténuer sa mélancolie quasi pathologique ; le second, de pouvoir, un jour, quitter la propriété pour vivre dans le monde extérieur, comme les autres enfants.
Pour ce faire, il devait devenir banal. Et en apparence inoffensif. Il savait parfaitement dissimuler ses particularités s’il le souhaitait, tout au moins durant un certain laps de temps. Bien sûr, il y avait cette chose qui pendait à sa hanche, et lui rappelait sans cesse son état, même s’il s’illusionnait vouloir l’oublier quelquefois.
Machinalement, tandis qu’il y pensait, l’une de ses mains descendit jusqu’à elle pour en palper la chair tiède et palpitante. Ce contact déclencha en lui une onde de bien-être. Non pas identique à celle qu’il éprouvait en caressant son sexe fugitivement. Là, c’était différent. C’était plutôt une sorte d’apaisement qu’un début d’excitation. Il garda la chose dans le creux de sa main quelques secondes, en évaluant mentalement son volume et ses contours. Son cœur ne devait pas être plus gros que cela. Oui, la chose ressemblait assez à un jeune cœur. Un cordon cartilagineux, épais comme le pouce, l’ancrait à son aine gauche.
Il se demanda s’il était seul au monde à être affublé d’une telle anomalie. Sa mère l’avait rassuré en prétendant le contraire. Cependant elle-même n’en portait trace. Et les différents précepteurs qui s’étaient succédé pour lui prodiguer l’enseignement scolaire élémentaire non plus.
Aucun livre n’y faisait allusion. Mais il est vrai que ceux qui entraient dans la bibliothèque de la propriété, pour être nombreux, n’en étaient pas moins sujets à une censure attentive de la part de la maîtresse de maison.
Maman, pourquoi mentir sans cesse ?
Nick s’ébroua et cette fois-ci se redressa pour de bon. L’après-midi morose touchait à sa fin. Un vent frais porteur de relents iodés du grand large s’était levé, qui le faisait frissonner, à présent. Il décida de rentrer. Rajustant sa chemise à l’intérieur de son pantalon, il reprit d’un pas nonchalant le chemin de la villa.
Il ne s’arrêta qu’une fois, pour observer la lande au-delà de la digue ouest, persuadé d’avoir accroché un mouvement furtif du coin de l’œil. Mais c’était sans doute une impression. Á force de souhaiter une présence, on finissait par l’imaginer.
Il enfla ses joues et se prit à imiter le grondement du ressac.
Il imitait merveilleusement tout ce qu’il entendait.
Finalement, il tourna le dos à l’océan et quitta la grève. Sans se soucier de ce que dans son sillage, le sable ne gardait aucune empreinte de son passage…
*
* *
— Tu crois qu’il nous a vus ? interrogea le jeune Mullins en essuyant sa bouche auréolée de sable du revers de la main.
Il avait la gorge semblable à un gésier de poule, à présent, et ses yeux lui piquaient affreusement. Gwyn n’y avait pas été de main morte. Il l’avait sèchement plaqué en lui enfonçant la tête dans la dune, rien de moins. Gwyn était fort. Mais il est vrai qu’il était plus âgé de deux ans, bien que les deux garçons fussent condisciples dans la même classe.
— Tu mériterais que je te flanque mon poing sur le nez, répondit-il avec plus de mépris que de réelle colère. Si par ta faute il s’est aperçu de notre présence, j’aime autant te dire que ça va te coûter cher… Finalement, je me demande si j’ai bien fait de te mettre dans le secret. Tu es trop jeune. Tu manques de nerfs.
— Dis donc, Gwyn, n’oublie pas que ton secret m’a quand même coûté cinq dollars, hein ? C’est normal que j’en veuille pour mon argent…
— En faisant tout foirer, ça nous avancera à quoi ?
— Je… je m’excuse, bafouilla pitoyablement Mullins en s’adossant à la dune, si près de son complice que leurs genoux se touchaient. Tu comprends, c’est tellement extraordinaire, j’ai voulu…
— Bon, ça va, n’en parlons plus. Je ne crois pas qu’il nous ait vus, finalement, sinon, il se serait probablement approché, pour voir.
— Tu l’as entendu, gronder comme la marée ? On aurait dit… C’en est vraiment un, dis ?
— Tu as vu sa Cage, accrochée à sa hanche, ça ne peut pas tromper. Et puis ça fait longtemps que je le surveille de loin. Il est seul dans cette baraque. Sa mère rentre de temps en temps, mais elle ne reste pas plus d’un jour ou deux. Il y a aussi le prof qui vient à intervalles réguliers. Il ne représente aucun danger. Il plie toujours bagage avant la tombée de la nuit, pour attraper le dernier bus. Ce sera un coup facile à faire. Si tu savais ce que cela représente au cours actuel du marché, tes yeux en tomberaient de leurs orbites…
— Minute, je n’ai pas dit que je marchais ! Et puis…
— Tu es là, non ? Mais si tu te dégonfles, je trouverais sans peine quelqu’un d’autre…
— Il vit là tout le temps, éluda prudemment Mullins, sans jamais sortir ?
— Tu parles, sa vieille est pas folle. Si on le lâchait dans les rues d’une ville, son fiston se ferait immédiatement repérer. Il aurait vite tout ce qui se compte de chasseurs au cul ! C’est pour ça que c’est notre veine. On est les seuls à savoir qu’il se trouve là, et surtout ce qu’il est en réalité. Si ça marche… Bon Dieu, si ça marche, Mullins, fini le collège, nous deux, tu comprends ? On sera si riche qu’on pourra faire ramper nos propres parents devant nous…
— Mmmmh…, se contenta de répondre Mullins, qui après tout aimait bien les siens et n’avait jamais conçu de pareils fantasmes.
— Tu n’as pas l’air convaincu ? Tu n’as pas confiance ?
— C’est pas ça, mais…
— Mais quoi, chochotte ?
— Ce garçon n’est pas si différent de nous, après tout. Sa figure…
— Oui, sa figure, c’est ça qui me gratte aussi. Elle est curieuse, sa figure, et je ne serais pas du tout étonné que…
— Que quoi ?
— Rien. Pas important. Je te dirai ça plus tard, quand je serai sûr. Si tu marches avec moi.
— Ecoute, laisse-moi réfléchir, je…
— Tu as déjà eu tout le temps de réfléchir. Moi je veux une réponse. C’est oui, ou c’est non, pas compliqué…
— D’accord, je marche.
— Jure-le.
— Je le jure. Mais comment comptes-tu t’y prendre pour entrer dans la propriété ? La villa est quasiment noyée dans la jungle…
— C’est mon problème, garçon, pas tout à la fois. J’irai d’abord en reconnaissance, histoire de m’assurer qu’il n’y a pas de chiens ou de robots belliqueux. Ensuite, je mettrai mon plan sur pied…
— Notre plan.
— Notre plan, si tu veux. Bon, il ne va pas tarder à faire nuit. C’est fini, on va rentrer. De toute façon, on ne le reverra plus jusqu’à demain. Eh, Mullins !
— Quoi ?
— Promets-moi de tenir ta langue, sinon tu peux être sûr que je te coupe les couilles, t’entends, et je le ferai…
— Evidemment, t’as pas de souci à te faire, tu me prends pour qui ?
— Et ne reviens pas ici sans moi. Jamais. Tu es si bête que tu te ferais repérer.
— Je ferai comme tu dis. C’est toi le chef.
— J’espère bien, fit Gwyn d’un air suffisant. Allez, on rentre chacun de son côté. Á demain, dans la cour, à l’endroit habituel…
Les deux adolescents se séparèrent après avoir gravi le sentier escarpé qui conduisait au sommet de la falaise, échangeant un dernier signe de main. Mullins prit la direction de l’arrêt de bus d’un petit pas pressé, en se demandant si finalement sa mère avait cru un traître mot de son histoire embarrassée de cours supplémentaire. Une fois cependant, il se retourna pour tenter d’apercevoir la silhouette de Gwyn dans le couchant. Mais l’aîné de la classe s’était évanoui dans la nature.
Mullins éprouvait à son égard des sentiments partagés. L’ascendant qu’il exerçait sur lui n’était pas total. Quelque part, il se défiait de ses manigances. Il suivait souvent le grand par peur, ou simple orgueil. En quelque sorte, il était son otage. Mais cette fois, il avait l’impression d’avoir fourré le doigt dans un engrenage plus complexe, et surtout dont il pressentait n’être pas maître de tous les éléments. Á présent qu’il se retrouvait seul, un peu de lucidité venait percer le brouillard de son admiration vénéneuse pour Gwyn.
Il n’avait pas les mêmes raisons que lui de vouloir s’affranchir de la société, ni de vouloir courber l’échine de ses parents. Ses résultats au collège étaient encore satisfaisants malgré la baisse sensible de ces dernières semaines, et sa vie familiale d’une banalité réconfortante. Quant à l’argent de poche, même s’il avait du mal à joindre les deux bouts, il n’en était pas démuni.
Il trouva qu’il avait eu tort de se laisser soûler par les propos fiévreux de son condisciple. Mais il était trop tard pour faire machine arrière. Il en allait de sa réputation. Gwyn était bien placé auprès des filles plus âgées, celles qui savent coucher et dont les frasques alimentaient les potins du collège. Il était son sauf-conduit pour continuer à fréquenter les réunions secrètes des aînés. Un mot de lui, une plaisanterie féroce, et c’en était fait de ce privilège considérable. Non, il ne pouvait vraiment plus se rétracter, au risque de se détruire lui-même aux yeux des autres.
Il songea au garçon qu’il avait vu endormi sur la plage de la propriété, et à cet étrange organe qui pendait à sa hanche. Il ne croyait pas ce que Gwyn disait, que cette chose-là pouvait les rendre riches à craquer. Il pensait plutôt à une mise en scène à caractère initiatique. Mais il était tout de même troublé par cette découverte, et décida d’en apprendre davantage. Gwyn ne lui avait probablement pas tout dit et il tenait à lui prouver qu’il n’était pas si naïf et confiant. Il avait son idée, là-dessus ; sans bien sûr trahir leur secret…
Il était à ce point absorbé dans ses pensées qu’il ne vit pas immédiatement l’autobus peiner dans la côte avant l’arrêt. Lorsqu’il s’en rendit compte, il se mit à courir comme un dératé, plus très fier de sa pointe de vitesse. Son sac tressautait douloureusement contre ses omoplates saillantes et il grimaça en haletant. Il atteignit l’abri hors de souffle et les jambes tétanisées, au moment où le véhicule s’apprêtait à redémarrer après avoir déposé une jeune femme engoncée dans un imperméable anodin. Leurs regards se croisèrent un bref instant, par hasard sans doute, et Mullins se sentit rougir de confusion sans bien savoir pourquoi. Comme s’il s’était rendu compte lui avoir dévoilé ses pensées secrètes. L’impression fut si forte qu’il gagna sa place d’une démarche d’automate, sans prêter la moindre attention aux remontrances du chauffeur.
Il fourra son sac entre ses jambes et rentra machinalement la tête dans les épaules. Il n’osait regarder par la vitre, persuadé que la voyageuse était restée plantée sur le bas-côté, et suivait des yeux le car dans la descente.
Il ne se sentit soulagé que quelques kilomètres plus loin et s’efforça de distraire le cours de ses réflexions inquiètes. Il songea alors à la façon dont il allait amener la question fatidique pendant le dîner, ce soir :
« – Papa, qu’est-ce que c’est au juste, un Vorkul ? »