CHAPITRE III
Ils n’eurent aucune peine à franchir la digue de gros rochers qui bordait la limite occidentale de la plage. Gwyn traçait la voie sans la moindre hésitation, preuve s’il en était besoin qu’il s’était déjà livré aux repérages nécessaires. Il avançait vite, si bien que Mullins avait de la peine à suivre ses grandes enjambées infatigables. Il était loin de disposer de la même envergure physique, mais son orgueil puéril l’empêchait de trop prêter attention à son souffle court et ses genoux striés d’écorchures. Il donnait tout ce qu’il pouvait pour ne pas se laisser distancer, palliant son manque d’entraînement par une volonté à toute épreuve.
Ils remontèrent vers la propriété en traversant la grève, et s’enfoncèrent avec prudence entre les haies de résineux, desséchées par la brise salée. La nuit n’était pas si sombre que Gwyn l’avait espéré, et Mullins conçut durant un instant l’espoir que cet inconvénient le ferait renoncer pour cette fois. Mais il comprit vite qu’il lui fallait abandonner toute attente de sursis. Gwyn avait manifestement l’intention d’aller jusqu’au bout ; c’était comme s’il était poussé vers l’avant par une force mystérieuse. Il ne voyait pas quel obstacle aurait pu le contraindre à rebrousser chemin.
Les deux garçons se faufilèrent en silence dans le parc, et se tapirent dans l’ombre d’un arbuste au feuillage anarchique. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis qu’ils avaient quitté leur repaire dans les dunes. Mullins sentait qu’une boule d’angoisse se formait au niveau de son plexus solaire. Il s’efforça de respirer plus lentement, de calmer les battements de son cœur presque douloureux, mais rien n’y fit. Son courage euphorique de tout à l’heure était bien loin. Il devenait la proie de terreurs insensées, maintenant que les contours de la grande maison se découpaient sur le fond mouvant des grands arbres longilignes. Il eût juré se trouver face à un énorme insecte carnivore, immobile, à l’affût de proies inconscientes. Les deux fenêtres éclairées sous les toits achevaient de parfaire ce fantasme. Mullins se sentait attiré vers elles, comme par un regard. Il frissonna malgré lui.
— Tu as les foies, Mullins, lui souffla méchamment Gwyn.
— C’est pas vrai. J’ai juste froid.
— Eh bien, dans ce cas, tu vas aller en reconnaissance jusqu’à la porte d’entrée, tu vois, là-bas ? Moi, je te couvre. Il faut savoir s’il est bien seul, là-dedans…
— Je croyais que tu en étais persuadé ?
— Il se peut que sa chienne de mère soit rentrée. Je ne suis pas devin.
— Justement, comment tu peux savoir qu’il s’agit de sa mère ? Elle est humaine, non ? Et les Vorkuls sont…
— Tu ne connais décidément rien à ces choses-là, mon pauvre Mullins ! Les Vorkuls appartiennent à une race sans femelles. Ce sont tous des mâles, et uniquement des mâles. Alors ils viennent séduire les nôtres, nos femmes, tu comprends ? Ils ont un truc pour les hypnotiser, pour les soumettre, et ils les ensemencent comme…
— Ils les violent ! s’exclama Mullins, fier d’avoir trouvé à caser ce mot de grand défendu.
— Ouais… Si tu veux, mais ce n’est pas tout à fait ça, enfin peu importe. Quand le gosse naît quelque temps après, c’est invariablement un Vorkul, comme si les gènes de la mère avaient été mis hors course, tu vois ? Elle donne naissance à un monstre tout semblable au père. Il n’a rien d’humain, même pas ça ! (Gwyn montra l’extrémité de son auriculaire en le pinçant.) Pourquoi tu crois qu’il vit caché, celui-là ? Parce que sa mère en a honte, et qu’elle ne peut pas s’en débarrasser… On va lui rendre un fier service, tu peux me croire…
— Tu… Enfin, tu ne vas pas…, s’égosilla Mullins, effaré.
— Le tuer ? Oh ! non, je n’ai pas de temps à perdre. Il me suffit de lui prendre sa Cage. Pour le reste…
Gwyn émit une sorte de ricanement profondément déplaisant, pour bien souligner qu’il en savait bien plus qu’il ne voulait en apprendre à son compagnon inexpérimenté. Mullins le considéra sans trop croire ce qu’il venait d’entendre. Il avait vu l’enfant sur la plage. Même de loin, il n’avait rien d’un monstre. Sa peau était pâle, et son visage aigu, mais il avait deux jambes et deux bras comme tout un chacun. Bien sûr, il y avait cette chose étrange qui lui pendait à la hanche, mais…
— Alors, Mullins, qu’est-ce que tu attends ? On ne va pas poireauter toute la nuit ici ! Tu te décides ? Il va bien falloir que tu justifies notre marché. Cinquante, cinquante, n’oublie pas !
Sans répondre, Mullins se redressa et quitta à contrecœur leur poste d’observation. Á demi penché, il franchit une vingtaine de mètres avant de tomber derrière un buisson, tous les sens aux aguets, l’œil sans cesse mobile. Il se demanda si cela suffisait, et se tourna vers l’endroit d’où son complice devait l’observer. Mais il ne le vit pas. Il se sentit obligé de poursuivre, malgré sa répulsion. Il haletait. Ses membres se raidissaient sous l’emprise de la tension nerveuse.
Il ne se trouvait plus qu’à une courte distance de l’entrée, quand une espèce de nabot métallique fonça droit sur lui, jaillissant des ombres environnantes sans crier gare. Il fut sèchement bousculé et plia les genoux, victime du choc autant que de sa peur. Un cri se mit en travers de sa gorge. En une fraction de seconde, il se souvint du robot auquel Gwyn avait déjà fait allusion au cours de leurs précédentes conversations. Une main crochue aux articulations grinçantes se referma sur son bras, lui causant une vive douleur. Il se retrouva couché sur le dos dans les feuilles moisies, à se débattre comme un désespéré, un brouillard rouge devant les yeux. L’esprit uniquement préoccupé à soutenir cette lutte inégale, il ne vit pas Gwyn qui se glissait derrière l’androïde en levant une grosse pierre.
Le bras du grand s’abattit comme un couperet, fracassant la tête cylindrique à l’aspect vaguement humain. Puis avec un sang-froid extraordinaire, il fit éclater méthodiquement les jointures vitales de la créature, jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur le sol qu’un amas de tôles méconnaissables.
Lorsque Gwyn se redressa enfin, son visage était maculé d’huile et de boue. Il adressa un sourire à son compagnon encore livide, un sourire qui avait quelque chose d’effrayant.
« Il est capable de tuer », pensa Mullins.
Mais cette réflexion virevolta aussitôt et disparut de son cerveau, tout à la joie qu’il était d’avoir été délivré d’une situation très périlleuse. L’idée ne l’effleura même pas que Gwyn avait pu l’envoyer en avant-garde dans la seule intention de faire sortir le cerbère de sa cachette…
Il se remit debout en frottant son bras douloureux.
Gwyn le prit par les épaules. Son combat avec le robot semblait avoir décuplé ses forces, libéré toute son énergie. Mullins frissonna à son contact.
— Il faut faire vite, maintenant. Les Vorkuls ont l’ouïe fine. Il nous a peut-être entendus. Allez, on entre !
Il souleva presque son jeune complice de terre pour l’entraîner vers le perron de la demeure silencieuse.
Sous les toits, les deux lumières s’éteignirent simultanément.
*
* *
Á mi-chemin de la station d’autobus, Phyllis Donovan s’interrompit brusquement et se retourna pour tâcher de discerner la masse sombre de la propriété posée sur la lande houleuse, à l’écart des autres habitations. Elle cligna des yeux, car le vent fouettait durement son visage, comme s’il était mécontent de cette subite volte-face et voulait encore la pousser vers l’avant.
A vrai dire, elle ne distingua pas grand-chose, car la nuit s’étendait rapidement sur la côte. Cependant, l’angoisse qui l’avait brusquement assaillie s’insinuait plus profondément en elle au fil des secondes. Elle resta plantée là, hésitante, sans pouvoir donner d’autre consistance à sa prémonition. L’autobus s’annonça à quelque distance de là, à l’extrémité sud de la route transformée en marécage par les pluies de la journée. Son long appel de klaxon fut aussitôt détourné puis dissous par les violentes rafales.
Phyllis se mordit la lèvre inférieure. Elle était attendue à Logom City pour une importante expertise, demain matin à la première heure. Une pièce archéologique découverte sur Mandeshar. Si elle ratait ce dernier service – elle avait voulu tenir compagnie à Nick jusqu’au dernier moment –, elle n’avait plus aucune chance d’attraper ensuite le jet ultra-rapide pour la capitale et finir la nuit dans son lit.
Les phares de l’autobus se rapprochaient en tressautant au rythme des cahots. Mais il y avait cette boule qui durcissait, là, au creux de son estomac. Et cet appel confus qui remuait son subconscient…
Phyllis Donovan était passée par l’Institut des connaissances paranormales, comme tous les surdoués mentaux. Elle en était sortie « psy », avec un degré huit à la clé. L’échelle officielle en comptait douze. Il lui suffisait d’apposer ses mains sur un objet d’art pour évaluer avec précision son ancienneté, son origine, son authenticité, et en se concentrant un peu, le lieu de résidence – ou de sépulture – de son créateur. Elle constituait un formidable outil d’investigation pour les galeries. Dès le début, elle avait canalisé ses dons dans ce domaine. Une seule fois dans sa vie, pourtant, elle les avait distraits de ces tâches culturelles et pacifiques pour les mettre au service de la police interplanétaire.
Elle n’avait pas fini de s’en souvenir. Ni de le regretter. Elle était plus jeune, plus irréfléchie. Elle avait cédé à la pression de son amant d’alors, un dénommé Sheffield qui travaillait sous les ordres directs du chef de la sécurité à Logom City. Celui-ci restait impuissant à récupérer un Vorkul échappé par miracle du Dédale (1), et il avait eu l’idée d’avoir recours aux psys pour localiser le fugitif. De cette aventure – où Sheffield avait laissé la vie – elle avait conservé des lésions morales inguérissables.
Et un fils. Nick était en quelque sorte le fruit de cette déviation circonstancielle. Son fils, cet être dissemblable, qu’elle avait protégé du monde extérieur toutes ces années, mis à l’écart de toutes les convoitises, de toutes les haines… Ce non-humain auquel elle n’avait finalement servi que de matrice, qui en retour n’avait pris aucun de ses traits, aucune de ses attitudes mais lui rappelait sans cesse comme un stigmate vivant celui qui s’était uni à elle autrefois, sur la station Golem dévastée.
Elle ne se souvenait même pas de cette étreinte ; c’était comme un voile sombre qui l’occultait dans sa mémoire. Un rêve. Irréel. Elle ne savait qu’une chose : elle avait gardé l’enfant. La chose. Sa chose. Objet d’amour et de terreur, d’admiration et de misère.
Et comme sa mère, comme sa seule mère, elle pressentait maintenant le danger qui rôdait autour de lui, là-bas, dans la maison à demi masquée par les arbres ivres de bourrasque. Son pouvoir psy n’avait rien à voir avec cela. Ou plutôt, il se contentait d’amplifier cette démangeaison cérébrale.
L’autobus envoya un dernier coup de trompe désabusé, puis dépassa l’abri…
Phyllis se mit à courir.
*
* *
Gwyn retint subitement Mullins par le bras, alors que celui-ci s’apprêtait à pousser la porte qu’ils venaient de fracturer. D’un geste, il lui intima le silence, l’attention visiblement attirée par un mouvement qui avait dû se produire à l’autre extrémité du parc. Mullins n’avait rien perçu. Il tendit néanmoins l’oreille, et dut convenir qu’une fois encore, le grand faisait preuve d’un véritable instinct de chasseur.
Là-bas, une tâche claire remontait l’allée principale…
— Merde, qu’est-ce qu’elle fout là, cette conne…, murmura Gwyn. Je croyais qu’elle était déjà repartie.
— Qui… qui c’est ? balbutia Mullins, en proie à une nouvelle vague de panique.
— La mère… La mère de cette petite ordure. Tant pis, elle l’aura cherché !
— Oh ! qu’est-ce que tu comptes faire ! Tu vas pas…
— Ta gueule, Mullins, c’est moi qui décide ce qu’on doit faire ou pas. Toi, tu la fermes et tu ne bouges pas d’ici… Je vais revenir.
— Gwyn, je…
— C’est trop tard, Mullins, faut pas pleurnicher. On peut plus reculer. Faut aller jusqu’au bout, maintenant.
Il repoussa sans ménagement le jeune garçon qui tentait de le retenir, et en deux bonds, il disparut dans l’obscurité.
Mullins resta pétrifié sur place, le cœur cognant fort dans sa poitrine. Cette lueur dans les yeux de l’aîné lui avait gelé le sang. Un affreux pressentiment lui tordit l’estomac.
Il venait de comprendre que Gwyn était capable de commettre une folie. Il s’élança comme un fou sur ses traces…
*
* *
Phyllis s’immobilisa alors qu’elle ne se trouvait plus qu’à une centaine de mètres de la maison. Elle avait le souffle court et la bouche desséchée par l’effort. Le sentiment de crainte inexplicable qui l’avait fait revenir venait de se muer tout d’un coup en peur incontrôlée. Peur du noir. Peur d’un danger qui rampait vers elle parmi les massifs, tout près.
Cette angoisse l’oppressait douloureusement, rendant chacune de ses inspirations laborieuses, comme si l’oxygène s’était subitement raréfié autour d’elle. S’il n’y avait eu Nick, elle eût rebroussé chemin sur-le-champ, tant son instinct lui hurlait de ne plus avancer. Mais il n’était pas question pour elle d’abandonner son fils à cette chose qui rôdait, à laquelle elle était incapable du reste à donner une forme précise ou un visage.
Elle décida subitement de passer outre l’appréhension tapie au fond de ses entrailles et coupa par la pelouse. Elle n’avait pas fait dix pas qu’elle buta contre une masse métallique étendue dans l’obscurité, et se retrouva à genoux, les mains dans la terre. Elle sut qu’il s’agissait de Zoe, ou tout au moins ce qu’il en restait. Elle fut parcourue d’un violent tremblement. Son extrême sensibilité de psy s’était comme enflammée à ce contact. Maintenant, elle pouvait déceler les contours de la mort qui s’approchait d’elle à grandes enjambées.
Un bruit de feuillages vivement écartés atteignit ses sens superficiels, alors même qu’il était déjà trop tard pour espérer lui échapper.
Une main agrippa brutalement ses cheveux, l’obligeant à renverser sa tête en arrière sous l’effet de la douleur. Une lame brillante passa devant ses yeux…
*
* *
Mullins s’arrêta pile devant l’atrocité du spectacle et sentit la nausée le submerger. Il crut qu’il allait perdre connaissance. L’expédition venait de basculer dans le cauchemar. Il n’avait jamais voulu ça, non, jamais, et cependant sa culpabilité ne lui paraissait que trop évidente. Il aurait dû prévoir, empêcher son compagnon.
Il se pencha pour vomir, mais n’eut même pas le soulagement de pouvoir libérer la bile qui brûlait sa poitrine.
— Bon, et alors, c’est pas la peine de tirer cette tronche, Mullins, lui lança Gwyn avec agacement, tout en nettoyant son couteau dans l’herbe. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Dis-moi, toi qui es si malin ? Me laisser inviter à prendre une tasse de thé, peut-être bien ? Quelle connerie j’ai faite de t’embringuer là-dedans ! Tu ne tiens pas la route, mon gars. Tout juste capable de jouer les matamores pour la galerie.
Il haussa les épaules avec mépris, en arborant un mauvais sourire. Il détailla Mullins d’un regard fiévreux, presque halluciné, que celui-ci se trouva incapable de soutenir. Gwyn se trouvait dans une sorte d’état second qui voilait momentanément sa raison. Le jeune garçon le trouva terrifiant, ainsi. Il reporta son attention sur le cadavre, et pour la première fois reconnut la femme qu’il avait croisée en montant dans l’autobus, deux jours plus tôt. Sa gorge se serra davantage encore. Il se souvenait encore de la façon dont elle l’avait dévisagé, comme si à cet instant précis, elle avait conçu une sourde prémonition…
— Allez, Mullins, pas la peine de rester là à nous apitoyer. Il nous reste du boulot. Á quoi servirait tout ça si on allait pas jusqu’au bout ?
— Non, c’est fini, je ne marche plus, trouva la force de répondre Mullins sans quitter le corps des yeux. Cela ne devait pas se passer comme ça. Je ne voulais tuer personne…
— Et voilà, je me doutais bien qu’au fond tu n’étais qu’un dégonflé. Non, tu ne voulais tuer personne, seulement tu étais d’accord pour couper la Cage du petit salaud qui se cache là-dedans. C’est trop tard pour reculer, Mullins. Tu es avec moi jusqu’au cou. Tu as voulu venir tu y es. Fais ce que tu veux. Je n’ai plus besoin de toi, d’ailleurs. Je pourrai bien m’arranger tout seul de notre ami. Les Vorkuls sont des péteux. Celui-là doit m’attendre, tout tremblant dans un coin. Mais ne compte pas réclamer ton dû après ça !
Il se redressa d’un bond, assurant la sangle de son sac de toile au creux de son épaule. Puis il se dirigea vers la maison en chantonnant.
Le couteau à la main.
*
* *
Nick devina que l’étranger montait vers lui, à présent. Les yeux fermés, blotti dans le coin le plus sombre de sa chambre, il pouvait suivre le moindre de ses déplacements grâce aux seuls mouvements de l’air environnant.
Il n’avait pas peur.
Ou plutôt, d’autres sentiments plus confus la lui masquaient provisoirement. D’abord, il ne comprenait pas, ne réalisait pas vraiment. Sa mère était morte, il le savait. C’était comme une présence qui s’était brusquement éteinte dans son cœur, dont il n’avait jamais soupçonné l’existence jusqu’alors. Il venait de découvrir qu’un lien mental les avait toujours unis, un lien dont la disparition brutale révélait par contraste toute son importance.
Mais curieusement, il ne parvenait pas à éprouver de réel chagrin. Tout juste, une sorte de tristesse insidieuse, pareille à un voile de brume gluant posé sur ses pensées. Seulement, il avait envie de chanter le halètement du ressac sur la grève, ainsi qu’il le faisait souvent lorsqu’il était étendu dans le sable. Ou le vent murmurant sur la crête des falaises, éparpillant les cris d’oiseaux. C’était aussi la première fois qu’il concevait ce désir avec tant de force. Il se rendit compte comme le Chant venait brusquement d’emplir sa vie. Et quelques minutes avaient suffi pour opérer cet incroyable changement.
Il capta un frôlement derrière la porte, et retint sa respiration. La peur balaya cette fois ses réflexions éparses. Une peur qui lui faisait mal au ventre. Il observa la poignée tourner lentement, comme magnétisé. Le battant fut repoussé sans bruit. Et l’étranger s’encadra dans l’entrebâillement. Il avait un drôle de regard. En l’apercevant, il sourit et tendit une main en avant, comme on tente d’amadouer un animal. Nick trembla de tous ses membres. Il n’avait aucune peine à deviner le couteau dissimulé dans le dos de l’intrus. Ce dernier approcha encore un peu.
— Viens… Viens…, mon petit Vorkul… Donne-moi ta Cage, et tout sera fini ! Quelqu’un l’attend, tu sais, et il serait très fâché si je ne la lui rapportais pas… Sois gentil, fais-nous plaisir…
Nick ne comprit le sens de ses mots que parce que l’adolescent fixait avec ostentation la chose qui pendait à son côté. Il apprit ainsi que cela s’appelait une Cage. Mais la Cage, n’était-ce pas aussi le Chant ? Tout au moins ce qui permettait le Chant ?
— Allez-vous-en, dit-il, et il trouva que sa voix était infiniment plus mélodieuse que celle de l’humain. Allez-vous-en !
— Tout de suite, tout de suite, petit Vorkul, je…
L’étranger se jeta sur lui, en escomptant sur l’effet de surprise. Mais Nick avait déjà lu la manœuvre dans ses yeux. En une fraction de seconde, il bondit hors d’atteinte. Manifestement, son adversaire fut sidéré par la rapidité de sa réaction. Pour un peu, Nick se fût esclaffé. Il n’avait jamais eu l’occasion avant cet instant de jauger ses facultés physiques, et venait d’un coup de comprendre à quel point elles étaient supérieures à celles de cet inconnu. Mais celui-ci n’avait guère l’intention de désarmer. Il fonça sur lui une nouvelle fois. Nick l’esquiva. Une première, puis une seconde fois. La troisième, il le laissa venir sur lui, un peu par curiosité de ce qui allait se passer. Il bloqua sans difficulté le couteau qui piquait dans sa direction et éprouva le contact de ce corps à corps, si différent de ceux qu’il entamait par le passé avec Zoe.
Mais il pécha par excès de confiance. L’une des mains de son agresseur vint crocher cruellement dans son visage. Il ressentit une douleur, mais par-dessus tout, l’impression effrayante qu’une partie de ses joues, de son nez, s’échappait… Il repoussa vivement son adversaire, considérant avec terreur ces lambeaux de chair tombés par terre, devant lui.
Gwyn alla cogner contre un mur, mais il reprit vite son assurance en considérant le désarroi de sa proie. Il fit sauter son couteau d’une main à l’autre, en ricanant :
— Ah ! mais c’est parfait, mon petit Vorkul, te voilà sous ton vrai jour ! Pauvre chéri, à qui sa maman avait fait croire qu’il était comme tout le monde… Mais elle était gentille, sa maman, elle avait masqué son rejeton de prothèses, pour qu’il paraisse plus vrai, pour cacher le monstre… Regarde-toi dans une glace, joli Vorkul, je suis sûr que ça va te plaire !
Nick porta la main à son front. Sentit sous ses doigts un contact plus rugueux, aux arêtes plus saillantes. Etranger, pour tout dire. Son cœur battit plus fort. Des larmes lui vinrent aux yeux.
Un mensonge, maman, encore un mensonge… Pourquoi tant mentir ?
Il réagit moins rapidement quand l’étranger repartit à l’assaut. La lame entama légèrement son bras, et de la plaie suinta une liqueur verdâtre. Il sentit qu’il devait sortir de la pièce, trouver un miroir. Gwyn dut intercepter sa pensée, car il lui barra le chemin de la porte. Nick prit sa décision. Il n’éprouvait pas de haine pour cet humain, bien qu’il eût toutes les raisons de lui en vouloir. Mais il était incapable de haine, de toute façon. Il ne voulait même pas lui faire de mal. Pourtant, il devait s’en débarrasser. Á tout prix.
Si rapidement que Gwyn ne comprit pas son intention, Nick se précipita vers la fenêtre entrouverte. Prenant appui sur le rebord, il bondit sur le mur et de là sur le toit. Simple exercice auquel il avait souvent recours pour échapper à la surveillance de Zoe. Pour Gwyn, cela demanda une tout autre performance. Plusieurs minutes lui furent nécessaires avant de pouvoir rejoindre sa victime au sommet du toit. Nick se savait ici sur son terrain d’élection : haut perché sur une surface glissante.
— N’approche pas, lança-t-il à Gwyn. Va-t’en. Je ne te veux pas de mal. Mais ne m’oblige pas à… chanter !
Pris de furie, Gwyn ne tint aucun compte de cet avertissement. Il était encore convaincu de pouvoir parvenir à ses fins. Les Vorkuls ne cédaient jamais à la violence. Et ils avaient horreur de la mort, bien qu’ils fussent capables de se suicider s’ils se trouvaient privés de leur Cage… On n’avait pas besoin de tuer un Vorkul. Il s’en chargeait très bien lui-même.
Gwyn fit encore un pas, en équilibre précaire, sur l’arête du toit.
Un pas de trop.
Comme malgré lui, un son emplit la gorge de Nick, comme un roulement de tonnerre. Il l’amplifia progressivement, jusqu’à ce que l’ardoise vibre sous ses pieds, et bientôt les alentours furent pleins de ce grondement terrible et surnaturel.
Gwyn lâcha son couteau pour porter les mains à ses oreilles. Son pied droit dérapa. Il tomba lourdement sur le ventre et commença à glisser. Son cri de terreur fut couvert par l’écho finissant du Chant.
Nick s’élança pour tenter de le retenir, mais si vif qu’il fût, il ne put saisir la main suppliante du garçon et le regarda impuissant s’écraser une dizaine de mètres plus bas.
Il resta interdit, à considérer le corps désarticulé qui gisait sur la pelouse. Il n’avait pas voulu, mais c’était ainsi. Le Chant l’avait tué. Ce Chant qu’il osait pour la première fois. Est-ce que les Chants étaient donc capables de tuer ? Mais alors ils devaient être aussi capables d’une foule de choses ?
Rapide comme une araignée, il se laissa glisser jusqu’au sol. Dans le reflet d’une vitre, il aperçut son visage tel qu’il était en réalité, tel qu’il ne l’avait jamais vu… Et il se fit horreur. Il comprenait mieux le sens des paroles de sa mère. Oui, il était réellement différent. Mais non pas fou. Il était un Vorkul, simplement. Pas un humain.
Il flaira les alentours comme un animal et découvrit une autre présence…
Mullins poussa un cri en l’apercevant et tenta de lui échapper. Mais Nick fut sur lui en trois enjambées et le saisit par les épaules. Le garçon se mit alors à gémir et à pleurnicher, sans même faire l’effort de se débattre.
— Je n’y suis pour rien, je n’y suis pour rien !
Nick le lâcha sèchement pour s’agenouiller auprès du corps de sa mère étendu entre les massifs. Il caressa son visage avec le dos de sa main si blanche, effleura ses cheveux immobiles, maculés de boue.
— Tu vas rester avec moi, lança-t-il à l’adresse de Mullins complètement terrorisé. Il faut que je quitte cette maison, et tu vas m’aider.
Il leva les yeux vers le ciel.
Le moment tant attendu était enfin arrivé.