Ce doute n'intéresse-t-il que la spéculation, et pouvons-nous, même dans la pratique, laisser le problème irrésolu?—Beaucoup d'hommes, sans doute, agissent sous l'idée de la liberté et de leur liberté sans se demander s'il y a là autre chose qu'une simple idée et une simple apparence de réalisation. Leur pratique semble alors indépendante de la théorie; mais c'est qu'en réalité les deux choses demeurent à leurs yeux confondues dans une synthèse spontanée et obscure. Pour eux, l'idée est la chose, et ils n'en demandent pas davantage. Mais, pour quiconque réfléchit et en vient par la réflexion à séparer le subjectif et l'objectif, l'incertitude de la solution, tant qu'elle subsiste, exerce une influence sur la pratique même. Du moins l'exerce-t-elle dans l'ordre moral, car, sous toutes les autres formes pratiques, l'idée de liberté et la croyance à sa réalité en nous équivalent de fait à la liberté réelle. Mais, en morale, si nous doutons de notre liberté objective, surtout si nous la nions, nous diminuons par cela même notre énergie morale, nous subissons, au lieu d'une influence excitatrice de l'idée, l'influence paralysante de l'idée sur l'action, qui a été plus haut analysée. Il y a assurément une morale pour ainsi dire impersonnelle et théorique dont nous avons reconnu la possibilité dans les écoles déterministes. Cette morale toute nécessitaire se concilie avec l'autre tant qu'on n'est pas arrivé à l'acte même de la moralité, à la détermination morale ou aux faits qui en sont la plus immédiate expression: sentiment d'obligation et de responsabilité, remords ou satisfaction intérieure; mais le côté proprement moral de ces faits subit une évidente altération dans le déterminisme traditionnel et exclusif. C'est que non seulement on n'y admet pas la liberté, mais l'idée même de liberté en est absente. Il en résulte dans les choses comme un notable changement de couleur, produit par l'absence d'une de ces couleurs élémentaires auxquelles nous avons comparé les éléments de nos notions morales; non seulement se trouve supprimée la réalité des faits moraux, mais nous n'en retrouvons plus l'apparence exacte en nous. Ce sont des nuances toutes nouvelles, auxquelles on donne par analogie le même nom qu'aux anciennes. Ce n'est pas là, encore une fois, la dernière position que le déterminisme peut et doit prendre. Parmi les éléments du problème il doit rétablir: 1o l'idée de la liberté comme fin concevable et désirable, 2o l'idée de notre liberté comme apparente réalisation de cet idéal en nous-même. En fait, après avoir conçu ce que Stuart Mill appelle le pouvoir de modifier notre caractère si nous le voulons, nous concevons tous, au moins comme idéal, un pouvoir que Stuart Mill ne nous accorde pas, celui de vouloir modifier notre caractère[131]. Nous concevons une puissance sur nous-mêmes qui ne serait pas seulement «intermédiaire», comme dit Mill, mais première et radicale. Cette idée, chimérique ou non, nous l'avons tous; tous nous désirons la réaliser, tous nous la reconnaissons douée d'une certaine efficacité, tous à de certaines heures nous croyons la voir réalisée en nous. Cette illusion, si c'en est une, ne peut être détruite que par les plus subtils raisonnements; encore ces raisonnements ne détruisent-ils pas l'apparence intérieure, mais seulement la croyance à la valeur objective de cette apparence. Nous ressemblons alors à un homme que l'on convaincrait d'être en proie à une hallucination, mais qui, tout en reconnaissant la fausseté des apparences, n'en continuerait pas moins à les voir. Il ne pourrait pas exclure ces apparences de sa propre psychologie sous prétexte qu'elles sont sans objet; il devrait, au contraire, en étudier avec soin la nature, l'influence, les combinaisons diverses avec les autres apparences plus véridiques. Si même il reconnaissait qu'il y a dans ses illusions quelque chose de bon, il se demanderait s'il n'y a pas aussi en elles quelque chose de vrai et si on ne pourrait pas, tout au moins, les rendre plus vraies à l'avenir: la perception et la mémoire ne sont-elles pas elles-mêmes, en définitive, des «hallucinations vraies?»

Recommençons donc cette sorte de voyage à la recherche de la liberté qui résume le progrès de la pensée même et de la volonté humaine. Il importe de déterminer avec précision l'étendue et la valeur théoriques de cette efficacité pratique qui appartient à l'idée et à la persuasion de notre liberté. Ce pouvoir conféré par l'idée, déjà réel comme pouvoir, peut-il être aussi réel comme pouvoir libre, et jusqu'à quel point? C'est là une dernière question que le déterminisme même doit s'adresser, une dernière position qu'il doit prendre. Plus ambitieux que Pyrrhus, après avoir conquis la terre, il faut que l'homme s'essaie à y faire descendre le ciel même avec la liberté idéale.

LIVRE DEUXIÈME


RECHERCHE D'UNE SYNTHÈSE THÉORIQUE

CHAPITRE PREMIER

FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES IDÉES-FORCES

I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Recherche de la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la détermination et celui de l'indifférence.

II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—L'acte libre doit avoir la liberté et pour fin et pour cause.—Mécanisme et organisme de la liberté, que nous cherchons à réaliser.

III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—Evolution nécessaire pour arriver à produire des actes ayant comme fin l'idée de liberté.

IV. L'idée-force de liberté comme complément du naturalisme.—Objections et réponses.—L'idée de liberté, équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique, mathématique et mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Introduction d'un nouvel élément dans les théories de Leibnitz et de Kant.

VI. L'idée de liberté et l'idée de l'avenir.—Influence des idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action.

I. Notion synthétique de la liberté psychologique.—Nous entendons par liberté, on s'en souvient, l'indépendance sous toutes ses formes et à tous ses degrés. Des analyses que nous avons faites précédemment il résulte que, dans l'idée ordinaire de la liberté, il y a de l'impossible et du possible. La liberté d'indifférence est impossible: le libre arbitre, qui s'y ramène, est impossible en tant que puissance de vouloir au même instant, dans les mêmes conditions, deux choses contraires: une telle puissance n'est conçue que par l'abstraction des réelles conditions de la volonté. Et cette abstraction, on s'en souvient, s'opère en quelque sorte toute seule par le seul effet de l'ignorance. Il en résulte une illusion, d'ailleurs partiellement utile dans la pratique par la réaction qu'elle produit; car la réaction de l'idée sur le fait a une si grande force de réalisation que, même sous ces deux formes inférieures et paradoxales de l'indifférentisme et du libre arbitre, je puis encore réaliser approximativement la liberté. Ce qui n'est pas illusoire et faux dans l'idée de liberté, c'est d'abord le côté négatif de cette idée, qui est l'indépendance de l'être intelligent à l'égard du dehors; puis le fond positif de l'idée, qui est la plénitude de la puissance et notamment de la puissance intelligente ou consciente. Cette puissance n'a rien d'illusoire. L'idée de liberté, dans son fond le plus empirique, renferme donc tout au moins un élément indéniable et vrai: l'idée de la force des idées, de quelque manière qu'on conçoive cette force. N'y eût-il rien de plus, ce serait déjà quelque chose, et l'idée de liberté ne ressemblerait pas à l'utopie du mouvement perpétuel.

Mais ce n'est pas là tout ce que renferme cette notion. Parmi ces idées-forces qui ont une incontestable puissance, il y en a deux dominantes en nous: celle du moi et celle de l'universel. L'indépendance du moi, voilà déjà une notion plus concrète de la liberté. Et cette indépendance même, nous le verrons, ne se manifeste jamais mieux que quand le moi agit pour un motif universel. De là dérive la notion de liberté supérieure et morale, qui manifeste l'indépendance du moi par rapport aux limites de sa propre individualité bornée. Cette liberté est la condition du vrai désintéressement et de l'amour d'autrui.

En abstrayant ainsi toutes les dépendances, toutes les limites, nous finissons par concevoir, d'une conception indirecte, une indépendance absolue, une cause qui serait indépendante sous tous les rapports: c'est ce que les métaphysiciens appellent l'absolu. C'est là, à nos yeux, la forme tout idéale de la liberté, conçue au point de vue métaphysique[132].

On le voit, vouloir renfermer la liberté dans les bornes d'une définition étroite, c'est en contredire la notion même, qui exclut précisément toutes les bornes. Cependant, nous ne pouvons ici considérer la liberté à la fois sous tous ses aspects. Nous serons donc obligé de procéder dialectiquement, comme eût dit Platon, ou, pour parler le langage moderne, d'établir un processus et une évolution qui nous fasse passer d'un degré à l'autre, d'une forme d'indépendance à une autre supérieure et plus complète.

Il est naturel, au début de notre recherche, de considérer d'abord la liberté psychologique, la liberté du moi. Nous n'entendons point par cette liberté psychologique une détermination qu'on ne saurait trop comment qualifier, qui aurait lieu abstraction faite de toute appréciation des choses, de toute considération des buts offerts, une détermination de libre arbitre sans motif et sans mobile, en un mot sans raison. La liberté humaine nous semble, à son premier degré, le pouvoir de faire équilibre aux raisons tirées de la nature intrinsèque des choses par une raison tirée de l'idée que le moi a de son indépendance. Si la valeur intrinsèque des choses, telle que mon intelligence la conçoit, déterminait seule mon action, cette valeur des choses étant impersonnelle et conçue en vertu de lois impersonnelles, je n'aurais aucune liberté; mais, si je trouve dans la conscience même de mon individualité (réelle ou formelle), du sujet qui est moi, un motif et un mobile capable de contre-balancer les raisons qui procèdent des objets, il y aura une certaine attribution de l'acte à moi-même et non plus seulement au non-moi. La liberté est donc, sous cette première forme, le sujet se posant en face de l'objet comme une force capable de résister avec la conscience de sa résistance; c'est le moi trouvant dans le moi une raison d'agir qu'il se fait à lui-même au lieu de la recevoir du dehors. Nous admettons toujours une raison d'agir, mais elle est tantôt dans la conscience du sujet, tantôt dans la perception des objets.

Nous avons vu le fort et le faible des deux théories relatives à la liberté: il faut maintenant essayer de les concilier dans une notion plus large et plus compréhensive de la liberté psychologique. Selon le déterminisme, nous nous déterminons pour tels ou tels motifs; et ces motifs sont des pensées actuelles qui, étant donnée notre constitution psychologique, devaient nécessairement amener notre détermination. Dès lors, l'idée de notre liberté ne serait plus qu'une forme vide s'appliquant indifféremment à tous nos actes; le contenu positif de ces actes serait déterminé réellement et exclusivement par les motifs actuels et par toute la série d'états de conscience antécédents.—Selon la doctrine vulgaire de la liberté d'indifférence, au contraire, nous nous déterminons parce que nous le voulons; ce qui revient à dire que nous nous déterminons ainsi parce que nous nous déterminons à nous déterminer ainsi. C'est là un acte absolu et indépendant de tout le reste. Comment alors expliquer le contenu positif et déterminé de ses effets? Comment cette suprême indifférence a-t-elle pu aboutir à telles et telles différences, par exemple à un acte de pardon ou à un acte de vengeance?—Voilà les notions contraires de la liberté que se font les déterministes et les indéterministes.

Maintenant, il y a deux manières de concilier des notions. On peut les combiner dans ce qu'elles ont de positif pour arriver à une troisième idée, distincte et une, qui en est la synthèse; c'est là, ce semble, la vraie méthode. On peut aussi juxtaposer simplement les notions contraires et, pour éviter la contradiction, en éliminer les caractères spécifiques ou différentiels; mais on n'arrive ainsi qu'à une identité vide et sans contenu déterminé, ou, si on laisse subsister la moindre différence, l'opposition éclate bientôt au sein même de l'apparente conciliation et réclame en vain une conciliation nouvelle[133]. L'abstrait, et conséquemment l'incomplet, voilà le défaut ordinaire des systèmes relatifs à la liberté. «Nous nous déterminons pour tels ou tels motifs;» mais alors les motifs sont tout sans la volonté, et le mot «nous nous déterminons» n'a plus de sens. «Nous nous déterminons pour nous déterminer, nous voulons pour vouloir; mais alors la volonté demeure abstraite et sans motif, comme une forme sans contenu.» Toutes ces doctrines, après avoir brisé la vivante unité du vouloir, s'efforcent vainement de la reconstruire. Nous devons d'abord rétablir la réalité psychologique des faits, avant de passer aux considérations métaphysiques.

En premier lieu, relativement au motif de nos actes, l'observation intérieure nous a montré que les systèmes adverses sont également incomplets.—Je puis vouloir pour vouloir, disent les partisans de la liberté indifférente.—Oui, leur avons-nous répondu; mais vous avez alors un motif intérieur, qui est d'exercer la puissance même que vous concevez.—Alors, disent à leur tour les déterministes, je veux pour une raison, et en vue de quelque chose?—Oui; seulement cette raison, ce quelque chose que vous avez en vue comme idéal, est le vouloir même et le vouloir libre.—En ce cas, ma volition est déterminée par le motif, et je ne suis pas libre.—Votre volition est déterminée par le motif, et comme ce motif est précisément d'être libre, la question que vous ne devez pas préjuger est de savoir si vous ne réalisez pas effectivement, dans quelque mesure, une certaine liberté en vous-mêmes. Reconnaissez tout au moins que la question doit être mieux posée qu'elle ne l'a été.

Voici donc, relativement au motif de nos actions, les deux extrêmes et la notion synthétique, fournie par l'expérience intérieure, qui les concilie dans ce qu'ils ont de positif.—Je ne puis vouloir pour vouloir et sans raison, disait Leibnitz.—Je puis vouloir sans raison et pour vouloir, disait Reid.—La vérité psychologique est que je puis vouloir pour la raison de vouloir, et alors je veux tout à la fois pour une raison et sans raison: pour une raison subjective (l'idée de ma puissance), et sans raison objective (tirée de la nature des choses que je veux, ou des fins externes). Dans ce cas, nous expliquons notre acte en disant: «Parce que je veux». Cette expression ne désigne pas seulement l'agent ou la volonté, mais aussi un objet de pensée ou un motif que la volonté se pose à elle-même: ce n'est donc pas, comme on le croit, une tautologie. Lorsque la volonté, entre deux biens, choisit un bien moindre ou égal parce qu'elle le veut, ce mot est pris dans un sens original, et sert à rendre raison du choix ainsi fait: il ne désigne plus la volonté en général, mais la volonté se prenant elle-même spécialement pour motif et pour fin, par un acte de réflexion. Quand nous préférons le plus grand bien extérieur, mille francs plutôt qu'un franc, nous croyons inutile d'ajouter que nous le voulons pour vouloir: la valeur du motif extrinsèque suffit alors pour expliquer la détermination de la volonté; mais, dans le choix d'un moindre bien ou d'un bien égal, si on nous interroge sur le motif, nous donnons pour raison: parce que je veux. La volonté devient alors pour elle-même un vrai motif, car elle s'objective et se pose en face d'elle-même: Sit pro ratione voluntas.—Reid n'a vu que le côté extrinsèque des choses; il n'a pas vu la raison intrinsèque qui détruit en nous l'indifférence: à savoir l'idée de l'indépendance même, à laquelle nous sommes loin d'être indifférents. D'autre part, les déterministes ont négligé à tort l'idée de la volonté libre parmi les motifs de détermination.

La même insuffisance des doctrines opposées se retrouve à propos du mobile de nos déterminations, qui n'est que le motif par nous senti et désiré. Ici encore les faits psychologiques semblent avoir été mal analysés.

Selon les déterministes, non seulement il n'y a point d'acte sans raison ou sans motif, mais encore la raison d'agir ne peut être que quelque bien senti ou représenté: on ne peut vouloir que pour un bien, et tout motif devient ainsi un mobile.—Je puis vouloir pour vouloir et sans mobile, disent au contraire les partisans de la liberté d'indifférence.—Mais, répondrons-nous aux deux systèmes adverses, si la volonté libre est elle-même un bien, les contraires ne sont plus aussi inconciliables: je puis vouloir pour le bien de vouloir. Ici encore les partis dissidents font à tort abstraction de l'idée de liberté; celle-ci nous apparaît toujours, à ses degrés différents, comme l'idée d'un bien réalisable dans le moi; et conséquemment, de même qu'elle est un motif, elle est un mobile.

—Ce n'est pas un bien, objectera-t-on, de lever le bras ou de l'abaisser; et cependant je lève librement le bras pour le lever, je l'abaisse librement pour l'abaisser.—Analyse incomplète. Quand vous faites ces mouvements avec réflexion, vous les faites pour montrer aux autres votre liberté, ou pour vous la montrer à vous-même; et cette sorte de triomphe que vous remportez sur le simple possible en le rendant actuel est assurément un bien, dont vous avez la notion plus ou moins confuse et le sentiment plus ou moins vif: il y a ici un mobile, ne fût-ce que le plaisir d'agir, de se mouvoir, de se sentir maître de ses mouvements, de se sentir vivre.

De même, vous me proposez le choix entre deux biens extérieurs, l'un beaucoup plus grand que l'autre, et je choisis le moindre: ma détermination est-elle sans mobile? Non. Je veux vous prouver ou me prouver à moi-même que je ne suis pas esclave d'une influence extérieure, je veux affirmer et, en une certaine mesure, réaliser ma personnalité, mon moi, ma liberté et ma dignité, en préférant le moindre bien au plus grand. Cette affirmation et réalisation de ma puissance personnelle est un bien à mes yeux, et je préfère ma liberté aux choses extérieures. Les déterministes ont donc raison: quoi que je fasse, je ne puis vouloir qu'un bien; mais ce bien peut être précisément la liberté. En concevant la liberté, je la conçois comme bonne, je l'aime, et je suis excité ainsi à la réaliser; l'être raisonnable, qui se créait tout à l'heure à lui-même un motif par la conception de la liberté, se crée aussi un mobile et une fin: le moi trouve en lui-même une raison de vouloir et un intérêt à vouloir. Que cette idée et ce désir de la liberté aillent croissant par l'attention et la réflexion, ils produiront des effets en analogie avec eux-mêmes, indépendants de la valeur des autres motifs ou des autres mobiles. Voilà, ce semble, la réalité psychologique. Le grand tort du déterminisme est donc de n'avoir pas vu que, si l'homme veut toujours en vue d'un bien, il peut vouloir en vue d'un bien qui soit sa volonté même. Cette conception de la volonté libre comme bonne en soi se mêle à tous nos actes réfléchis; elle constitue un motif et un mobile inhérent au moi, et dont l'intervention modifie tous les autres motifs et tous les autres mobiles empreints de passivité extérieure. C'est proprement la part du moi et de son idée dans l'acte accompli; aussi est-ce là ce que le moi croit pouvoir s'attribuer à lui-même.

En résumé, l'idée du vouloir qui semble la plus synthétique et la plus conforme à l'expérience psychologique est la suivante: nous voulons pour telles ou telles raisons, pour tels ou tels biens, et de plus, et surtout, pour la raison et le bien de vouloir.

II. Idéal métaphysique de l'acte libre.—C'est là aussi ce qui répond le mieux, ce semble, à la notion métaphysique de la vraie liberté individuelle. D'une part, en effet, pour être entièrement libre, la volonté ne doit pas, en se portant vers tels et tels objets, s'y porter exclusivement pour eux; elle ne doit pas s'absorber dans la matière sur laquelle elle s'exerce: il faut qu'elle veuille encore avec le but d'être libre, avec le but de vouloir librement. D'autre part, elle ne peut vouloir à vide, dans une indifférence qui exclurait tout contenu déterminé. La réalité concrète, c'est de vouloir librement telle chose 1o pour vouloir cette chose-là et non une autre, 2o pour la vouloir librement et non d'une autre manière.

La liberté individuelle doit donc remplir deux conditions pour réaliser son idéal: elle doit donner à son acte la forme de la liberté, non une forme tout extérieure, mais, s'il est possible, cette forme réelle et constitutive qu'Aristote appelait «l'essence»; en même temps elle doit donner à cet acte, de forme libre, un contenu déterminé.

La forme essentielle de la liberté du moi c'est de vouloir pour vouloir, de se déterminer par soi-même pour se déterminer par soi-même. Vouloir ainsi pour vouloir, d'après nos explications précédentes, n'est pas une identité vide posée par l'entendement, au moyen de laquelle on se dispenserait de toute explication en répondant à la question par la question même. Le premier vouloir n'est pas la même chose que le second; ce sont deux éléments à la fois identiques et différents, dont l'unité concrète forme un tout, parce que le premier a sa raison dans le second et le second sa raison dans le premier. Comment ce cercle peut-il se produire sans constituer un cercle vicieux?—C'est que, quand je veux pour vouloir, le premier terme est le vouloir actuel, et le second un vouloir possible, raison finale et idéale du premier. Si ces deux vouloirs pouvaient se suffire l'un à l'autre indépendamment de tout le reste, il en résulterait que l'acte libre, composé de deux vouloirs inséparables, à la fois identiques dans leur forme et différents parce que l'un est moyen, l'autre fin, subsisterait dans leur unité ou plutôt serait lui-même cette unité.

En ce qui concerne le premier point, il n'y a pas de difficulté à admettre que le vouloir libre devienne une fin pour notre activité présente. La liberté est indépendance; de plus, en son sens le plus positif et au plus haut degré de son évolution, nous verrons qu'elle se confond avec la volonté de l'universel, avec la moralité. On conçoit donc très bien la possibilité de se proposer à soi-même comme raison finale un acte libre,—sinon un acte libre abstrait, notion sans contenu, du moins un acte libre particulier, enveloppé dans un ensemble de circonstances données. Je veux faire telle chose et non telle autre, et je veux la faire librement; c'est-à-dire que je veux, tout en la faisant, être indépendant de ce que je fais, ne pas y épuiser une puissance qui me paraît contenir en elle des choses opposées. En fait, c'est là l'idée dont nous nous proposons à chaque instant la réalisation dans la pratique: nous voulons, par exemple, faire un acte de désintéressement pour le faire et aussi pour manifester, pour réaliser notre liberté, qui est en même temps notre indépendance individuelle et notre volontaire union à l'universel; nous ne voulons pas être libres sans agir et sans faire passer notre liberté dans un acte particulier, ni accomplir un acte particulier sans y mettre notre liberté. La liberté se trouve donc toujours dans l'idée de l'acte proposé et en est la forme essentielle: nous agissons en vue de la liberté.

Bien plus, pour que le contenu déterminé de l'acte libre ne soit pas en contradiction avec la forme essentielle, nous voulons imprimer cette forme à tous les éléments dont l'acte se compose, et conséquemment à cet ensemble de circonstances où nous nous trouvons engagés. Or, pour ne pas être déterminé par ces circonstances, il faut les connaître, sinon dans leur nature intime, du moins dans leur rapport avec moi. Si je ne les connaissais pas et qu'elles me déterminassent à mon insu, il se trouverait dans l'acte accompli des choses dont je ne verrais pas la raison en moi-même. Voilà pourquoi je pénètre par la réflexion dans les moindres détails de l'acte (tel que l'exercice d'une fonction à moi confiée) et du milieu où il se produit, loin de m'y mouvoir sans y porter la lumière. Ce que je connais, je l'ai, dans une certaine mesure, ramené à moi et mis sous ma dépendance; ce que je connais, je le tiens. Aussi, plus mon vouloir est libre, plus il est raisonné, réfléchi, et par suite concret. Mon premier vouloir se subdivise en autant de vouloirs particuliers qu'il y a de conditions à remplir pour que l'acte produit soit, et ait la forme de la liberté. Et tous ces vouloirs ont leur raison dans la fin à atteindre, c'est-à-dire dans l'acte libre idéal dont ils sont les moyens; comme d'autre part l'acte libre, qui ne sera que le dernier de ces vouloirs, aura son principe dans les vouloirs antécédents dont il doit être la conséquence. Une fois que toutes les conditions seront ainsi déterminées, je saurai complètement ce que je veux, je pourrai vouloir toutes ces choses connues de moi, et me vouloir moi-même avec ma liberté dans ces choses ou plutôt au-dessus de ces choses. L'acte concret que je veux est comme une ligne à parcourir, dont il faudrait déterminer tous les points par la pensée afin de les vouloir tous. C'est là un idéal impossible à réaliser entièrement. Dans la pratique on se contente de déterminer le plus grand nombre de points possible, comme quand on divise une ligne en un grand nombre de parties; puis, ces points de repère déterminés, on se meut de l'un à l'autre par un mouvement continu, en laissant les intervalles dans l'indétermination et l'indifférence. Voilà pourquoi la liberté doit être en raison inverse et non en raison directe de l'indétermination. Plus mon vouloir sera déterminé et concret, plus sa réalisation d'un point à l'autre paraîtra nécessaire, et plus cependant il pourra être raisonnable et libre, au vrai sens de ce mot.

D'après ce qui précède, c'est tout d'abord dans un mécanisme que l'acte idéal de liberté doit se réaliser.

L'acte libre, que nous nous proposons comme fin, a besoin en effet d'une série d'actions liées par la loi mécanique des conditions suffisantes; car l'effet que la liberté veut produire doit être sous sa dépendance absolue, et conséquemment soumis à des conditions qui le rendront nécessaire. Sans cette nécessité des effets, il n'y aurait plus de certitude pour la liberté intelligente: en attirant à elle un anneau de la chaîne des choses pour atteindre un autre anneau plus ou moins éloigné, la volonté ne serait point sûre de ne pas voir la chaîne se briser entre ses mains, et les anneaux détachés se perdre dans le vide. La liberté doit donc réaliser un mécanisme d'effets soumis à la nécessité, c'est-à-dire à cette loi mécanique des effets que l'on confond trop souvent avec la notion métaphysique de cause efficiente.

Dans tout mécanisme apparaît une direction principale, déterminée par le point de départ et par le point d'arrivée. Au sein de la conscience l'idée directrice sera celle même de la liberté. Cette idée sera d'abord la force impulsive qui domine et meut tout le système, car toute idée a une intensité et une force proportionnelle à cette intensité. En outre, l'idée de liberté imprimera aux autres forces une direction vers elle-même; c'est elle-même qu'elle prendra pour but dernier, tout en se réalisant dans un système concret d'actions intermédiaires. En conséquence, elle devra se maintenir d'un bout à l'autre de la ligne suivie, comme un mobile présent à chaque point parcouru et qui conserve toujours sa tendance au mouvement. Bien plus, le résultat dynamique obtenu par l'idée de liberté ne sera pas seulement la conservation d'elle-même, mais son accroissement. Chaque mouvement intérieur étant réfléchi sur ce moteur qui ramène tout à lui et ayant en outre pour effet de diminuer progressivement les forces opposantes, quelles qu'elles soient, la force principale, c'est-à-dire l'idée de liberté, accroîtra sans cesse son effet de tout ce qu'auront perdu les autres forces. Elle aura ainsi réussi à agir en vue d'elle-même sur elle-même, et à produire la réflexion du mouvement sur le moteur.

Un mécanisme circulaire est précisément ce qui constitue un organisme. On sait que, selon la formule de Kant, l'organisme est un système dont toutes les parties sont tour à tour cause et effet; il se résume dans une réciprocité principale: celle de la force dominante et des forces auxiliaires, de la vie et des organes. La vie produit les organes, qui à leur tour produisent, maintiennent, accroissent la vie. Mais, dans les organismes inférieurs, la vie s'ignore et ignore les moyens qu'elle emploie: elle est instinctive. Au contraire, la vie supérieure, que tend à créer l'idée de liberté, serait une vie consciente d'elle-même et de ses moyens, transparente pour elle-même dans tous ses organes, se voyant fonctionner et voyant se ramener à elle toutes les autres fonctions mentales. Pour cela l'idée de liberté doit être présente, comme fin et comme cause, à tous ses organes intérieurs ou psychiques; et de plus elle doit être son organe à elle-même.

III. L'évolution vers la liberté et ses trois moments.—La volonté ne peut réaliser l'idéal de l'acte libre sans passer par trois moments dont l'évolution constitue un véritable progrès. Si, par hypothèse, nous considérons le moi avant qu'il ait produit aucun acte sous l'idée de liberté (comme chez les enfants), nous le trouvons déterminé principalement par le dehors et par ce qui ne vient pas de lui-même; il est tout entier esclave de la conformation du cerveau. C'est là le premier moment, où les déterminations du moi intelligent sont posées par des forces étrangères,—hérédité, milieu, excitations du dehors,—plutôt qu'il ne les pose et ne les affirme lui-même en sa conscience. Son activité ne s'est exercée encore que par des réactions purement réflexes (non réfléchies), en raison composée des actions de l'extérieur et des forces emmagasinées dans le système nerveux. Ces réactions réflexes étaient comme la traduction exacte du dehors par le dedans, du physique par le mental. Ce n'était pas cependant une complète fatalité, c'est-à-dire une complète passivité, puisqu'il y avait déjà réaction et conscience confuse de réagir; mais cette réaction était moins individuelle que due à l'espèce; de plus, elle était analogue à l'élasticité des corps. Aussi est-elle restée soumise aux lois de la pure dynamique, jusqu'à ce que la force qui réagissait sous forme simplement réflexe se fût développée par l'action même, fût arrivée à une conscience réfléchie, se fût posée dans son unité en face de la multiplicité extérieure. Tout le travail de la volonté pendant l'enfance consiste à se ressaisir par une réflexion progressive, dans le chaos des sensations disparates, qu'elle réduit peu à peu à l'unité formelle d'une même conscience.

Nous arrivons au second moment, que l'analyse sépare du premier, mais qui peut se confondre avec lui dans le développement continu et synthétique de la nature humaine. Le moi, aspirant à la liberté idéale, c'est-à-dire à l'affirmation de soi par des actes propres, travaille à détruire en lui ces déterminations qui n'y ont pas été posées par lui-même. Notre volonté imparfaite semble d'abord contenir tout plutôt que soi: le cerveau, résultat de l'hérédité dans la famille et dans l'espèce, est tout entier sous la dépendance du dehors; pour que la volonté s'affirme, il faut donc qu'elle commence par nier le reste, en un certain sens, c'est-à-dire par résister aux impulsions immédiates du dehors, et cela au moyen d'une réaction individuelle. Quand nous nous saisissons par la conscience, nous nous trouvons mis en mouvement ou modifiés dans notre mouvement par mille moteurs divers et étrangers. Avant donc de faire effort pour nous imprimer un élan qui vienne entièrement de nous-mêmes, il faut d'abord que nous arrêtions tous les autres mouvements et fassions en nous le repos. Au point de vue physiologique, ce second stade de la volonté, tout préparatoire, est ce qu'on a nommé le pouvoir d'inhibition ou d'arrêt; il se manifeste par un équilibre des impulsions nerveuses en divers sens. C'est comme un phénomène d'interférence. C'est aussi le second moment de l'évolution psychologique, qui enveloppe une sorte de dialectique vivante; c'est le moment de la négation, par où doit passer ce moi que Platon définissait «un moteur qui se meut lui-même». Le moi se fait alors immobile relativement au dehors; c'est-à-dire que, parmi toutes les déterminations possibles, il n'en regarde aucune comme capable d'absorber ou d'épuiser son idée de liberté en le contraignant à telle ou telle action. Cette situation du moi à l'égard des choses extérieures, sous l'idée de liberté, est celle de l'indépendance et même de la séparation; il tend en effet à se séparer de tous ses mobiles, de toutes ses inclinations, de toutes ses habitudes: il conçoit tout cela comme incapable de produire un acte tel qu'il se le représente, c'est-à-dire un acte vraiment libre. Dès lors, tout devient petit et presque indifférent devant cette idée d'une entière indépendance. Sous ce rapport, le moi en suspens et en équilibre est indéterminé; mais, nous l'avons vu déjà, c'est une indétermination partielle dont il est lui-même l'auteur au moyen de sa pensée. Par cet arrêt, par cet équilibre, le moi est déterminé à se déterminer soi-même. Il arrive à ce troisième et décisif moment où la nécessité intelligente, réfléchie sur soi, doit s'efforcer de se dépasser et de se contredire, par une sorte de métamorphose psychologique qui est l'apparition de l'être moral. Il y a là un passage que l'intelligence aspire à franchir, comme si la nécessité, après l'avoir conduite jusqu'à ce point, lui montrant au delà de l'obstacle la terre promise de la liberté idéale, la chargeait d'achever l'œuvre commencée.

En fait, quand nous agissons sous l'idée de liberté, nous nous efforçons de réaliser le mécanisme automoteur précédemment décrit, qui a la liberté pour fin directrice. L'idée de liberté montre sa valeur, comme le mouvement, en marchant. En prenant la liberté pour but nous ne poursuivons pas un idéal de tout point chimérique et illusoire: l'acte que nous nous proposons d'accomplir librement, nous l'accomplissons comme s'il était libre en une certaine façon et soumis à notre pouvoir. Nous réalisons donc tout au moins le contenu de cet acte. Si on peut nous contester le succès complet, c'est relativement à ce principe de liberté que nous lui attribuons, à cette forme essentielle (au sens aristotélique du mot) que nous aurions voulu aussi lui donner. La contestation ne peut plus porter, à vrai dire, que sur le degré de notre succès dans cette tentative d'affranchissement et dans cette évolution progressive; mais on ne saurait nier les effets réels de ce coefficient négligé par tous les déterministes. Rétablissons-le donc d'abord dans le déterminisme naturaliste, puis dans le déterminisme idéaliste.

«Des faits, disent les naturalistes, tout s'explique par des faits.» Mais l'idée de liberté est aussi un fait qui doit produire comme les autres un résultat original.—«Des idées, disent les idéalistes, tout s'explique par des idées.» Mais la liberté est aussi une idée, qui doit avoir sa part dans la génération des choses par les idées mêmes.—Les systèmes arrivent donc par diverses voies à poser une idée-force ou une force-idée. Nous devons examiner successivement ces deux points de vue.

IV. L'idée-force comme complément du naturalisme.—Les plus récentes observations de l'école empirique et naturaliste s'accordent avec les spéculations des idéalistes sur l'identité fondamentale de la pensée et de l'action. Selon MM. Bain et Spencer, et aussi selon Müller, l'idée d'un objet absent et la perception d'un objet présent sont des actes qui ne diffèrent pas en nature, mais seulement en degré; l'idée, en général, est le commencement d'une action. Le phénomène fondamental du mécanisme nerveux est l'acte réflexe; par conséquent, c'est une transmission de mouvement. Le mouvement communiqué aux centres cérébraux se restitue nécessairement au dehors et se transmet sous une forme ou sous l'autre. Toute pensée suppose une réception et une transmission de mouvement, par conséquent une continuation de mouvement, une tendance, une force motrice au sens mécanique[134].

La tendance qu'a l'idée d'une action à la produire montre que l'idée est déjà l'action elle-même sous une forme plus faible. Au souvenir de quelque action énergique, par exemple d'un combat, il nous est très difficile de nous empêcher de répéter partiellement cette action. Une sorte de courant causé par l'émotion se précipite dans les mêmes voies et s'empare des mêmes muscles, au point de leur imposer une répétition réelle. Un enfant ne peut rendre compte d'une scène à laquelle il a pris part qu'en la reproduisant avec tous les détails. Remarquons en passant que c'est ce qui donne naissance au langage d'action; c'est aussi ce qui le rend si facilement intelligible pour les enfants eux-mêmes: nous interprétons rapidement les signes parce qu'ils sont le commencement des actes qu'ils représentent.—En pensant des mots ou une phrase, on sent une sorte d'impulsion et de mouvement se communiquer à la langue et aux autres organes de l'articulation, qui sont alors sensiblement excités. «L'articulation, dit M. Bain, est la seule différence qu'il y ait entre la représentation purement intellectuelle d'une idée et son expression vocale... Penser, c'est se retenir de parler ou d'agir.» Nous sentons à chaque instant combien il est facile de convertir nos idées en paroles; il suffit d'y ajouter une force mécanique presque insensible, de faire entendre un faible chuchotement. Il y a des gens qui sont si peu maîtres de leurs organes qu'ils articulent ou murmurent toutes leurs pensées; il en est d'autres qui, dans certains moments d'excitation, ne peuvent s'empêcher de se parler à eux-mêmes. L'idée seule du bâillement le provoque: «le frein qui accompagne ordinairement les idées d'action et qui les empêche de se traduire en mouvements, est trop faible dans ce cas; en conséquence l'idée devient à elle seule l'expression complète de la réalité.» Ce frein résulte du mécanisme des forces: les mouvements commencés dans le cerveau tendent à se répandre et à se réaliser dans les muscles, mais ils rencontrent des mouvements déjà réalisés qui peuvent les contenir, ou d'autres courants nerveux qui les neutralisent. Les ondes produites par une pierre dans l'eau vont plus ou moins loin et sont neutralisées plus ou moins vite, selon la force du choc initial; de même il est en nous des tendances et des mouvements qui ne rayonnent pas jusqu'à la sphère visible de l'activité extérieure, mais qui n'en sont pas moins déjà l'action elle-même et le mouvement lui-même au premier degré.

Si l'idée peut exercer une action jusque sur des mouvements de nature réflexe, de manière à les exciter ou à les modérer, on comprend combien elle doit être plus puissante sur les mouvements qui dépendent immédiatement d'elle-même. Et parmi ces idées, qui tendent à se réaliser, à s'exprimer par des actes, nous savons qu'il faut placer au premier rang l'idée de liberté, dont l'action est tantôt modératrice, tantôt excitatrice. Cette idée est un ressort dont l'action a été négligée par l'école physiologique et naturaliste.

Le tort de cette école, en général, c'est le peu d'importance qu'elle accorde à la conscience et aux idées. Nous avons vu qu'elle en fait de simples reflets d'un mouvement accompli sans elles, de simples «phénomènes lumineux» sans action et sans réelle influence. Les choses se passent dans le cerveau tantôt avec conscience, tantôt sans conscience, et dans le premier cas elles se passent comme si la conscience même n'existait pas: le courant suit l'arc nerveux de la même manière, soit qu'il y ait conscience au centre, soit qu'il y ait inconscience. Ce rôle effacé, ou plutôt cette absence de toute action efficace attribuée aux idées, nous paraît une exagération des naturalistes contemporains, que nous avons déjà signalée[135]. Leur erreur est de croire que les actes, connus ou non de nous, demeurent toujours les mêmes, semblables au fleuve qui coule de la même manière, soit qu'on regarde ou qu'on ne regarde pas les flots qui se suivent.

Sans doute il y a des combinaisons d'idées qui ne tendent pas à se réaliser parce qu'elles n'enveloppent en elles-mêmes aucune tendance capable de satisfaire l'être qui les conçoit; parfois même elles enveloppent une tendance répulsive plutôt qu'attractive. L'idée d'imbécillité, par exemple, ou celle de fatalité, n'incline pas à sa réalisation. Encore ne faudrait-il pas qu'une intelligence fût tout envahie et absorbée par des idées de ce genre, car alors elles tendraient à s'exprimer tantôt par une sorte de fascination, tantôt par une passivité inerte, etc. Une représentation dominante et exclusive, fût-elle chimérique ou terrible, exerce déjà par elle-même une fascination qui peut susciter les mouvements élémentaires correspondants. Une idée n'est oisive et inactive que dans deux cas: 1o quand elle est contrebalancée et refrénée par d'autres; 2o quand, étant seule, elle est tout à fait abstraite ou tout à fait impossible. Si je conçois, par exemple, la négation de toutes mes conditions d'existence, cette idée purement négative et irreprésentable n'entraîne d'autres mouvements élémentaires que ceux des mots qui l'expriment. Si la liberté n'était qu'une idée de ce genre, elle n'agirait pas. Mais, dans l'idée d'indépendance, surtout par rapport aux mobiles sensibles et à l'égoïsme, dans l'idée d'une possession de soi par soi-même, dans l'idée d'une expansion vers l'universel, dans l'idée de perfectibilité et de progrès, il y a des éléments intelligibles et désirables, conséquemment excitateurs et moteurs. C'est donc, de la part des naturalistes, une inconséquence que de méconnaître, en ce sens, la force des idées et surtout de l'idéal de la liberté.


Cherchons maintenant jusqu'où peut aller l'efficacité finale de l'idée de liberté tant qu'on s'en tient au point de vue exclusif du déterminisme naturaliste. Si ce point de vue exprimait le fond des choses, les déterministes auraient le droit de dire:—Nous avions sans doute négligé un chiffre dans nos calculs et vous avez raison de le rétablir; mais nous n'aurons désormais qu'à mesurer la valeur de l'idée de liberté; après l'avoir calculée une fois pour toutes, nous commencerons nos tables des motifs par ce premier facteur invariable, après lequel nous écrirons, comme nous le faisions auparavant, les motifs variables. La loi de nos actions sera trouvée.

On peut répondre, d'abord, que l'idée de liberté n'est pas un facteur d'une valeur constante.—Cette idée, quoique toujours présente plus ou moins implicitement à toute action réfléchie et délibérée, n'est pas toujours également développée, claire et intense: il y a donc des intermittences et des degrés dans notre conception réfléchie de la liberté.

—Mais, dira-t-on, constante ou variable, sa force ne modifie pas la résultante du mécanisme interne: elle s'ajoute toujours aux motifs antérieurement dominants, tantôt égoïstes, tantôt désintéressés, et se borne à en accélérer l'action.—Cela n'est vrai que quand nous agissons sans penser au contraire de notre acte; dans ce cas, l'idée de notre puissance accroît en effet notre confiance et accélère notre mouvement. Mais, quand il s'agit d'une chose où le bon et le mauvais se mêlent, l'association des idées par contraste nous fait concevoir toujours le parti opposé; et ce parti nous apparaît, lui aussi, comme un mélange de bon et de mauvais. Si nous n'avions aucune idée de notre liberté possible, nous accepterions simplement et passivement l'état présent de nos tendances, sans concevoir la possibilité de rendre dominante la tendance actuellement la plus faible; mais il n'en est pas ainsi, et l'idée de liberté, loin d'accélérer la tendance dominante, la retarde ordinairement en faveur de la plus faible. C'est quelque chose d'analogue à ce qui se passe quand nous sommes témoins d'une lutte entre deux adversaires dont l'un est plus fort que l'autre: nous sommes inclinés à prendre parti pour le plus faible afin de rétablir l'égalité; au besoin, nous lui portons secours. Et pourquoi voulons-nous rétablir l'égalité? Pour laisser libre jeu à une puissance supérieure, par exemple celle de l'intelligence, plus intime, plus personnelle que la force physique, quoique en même temps plus impersonnelle par son objet. Mais, devant une trop grande inégalité d'intelligence, nous sommes encore portés à rétablir l'égalité, comme pour donner place de nouveau à une puissance supérieure, comme pour en appeler d'un tribunal provisoire à un jugement sans appel. Nous voulons moins la victoire du plus intelligent que du meilleur, et moins celle du meilleur en lui-même que de celui qui serait meilleur par lui-même ou librement aimant. Le moi, avec son idéal d'indépendance personnelle et de volontaire impersonnalité, est la grande force décisive que, dans cette lutte, nous voudrions voir donner. Quand il s'agit d'une lutte intérieure dans notre conscience, la même tendance à intervenir pour le plus faible se produit: l'idée même de notre liberté surgit et se réserve le dernier mot, au lieu de laisser la décision à des puissances inférieures. Cette idée tend donc à équilibrer les motifs et à les rendre par là indifférents devant elle, plutôt qu'à se précipiter du côté de la force dominante. Au lieu d'accélérer, elle suspend d'abord, elle arrête; elle produit, avec ce que les physiologistes appellent l'inhibition à son plus haut degré, ce que les moralistes appellent la possession de soi: le moi, au lieu d'être absorbé par les tendances particulières et les objets extérieurs, se recueille dans la réflexion et se pose. Le moi fût-il toujours une simple idée, cette idée devient, au point de vue même du naturalisme, une puissance capable en fait de contrebalancer les autres, elle est une idée-force.

En outre, ce n'est pas une puissance fixe, mais quelque chose d'analogue à ces variables des mathématiciens qui tendent vers une limite plus grande que toute quantité donnée. L'idée de la liberté, en effet, est l'idée d'une force capable de se multiplier elle-même par la réflexion, d'une force variable et virtuellement indéfinie. Tels deux miroirs se renvoient l'un à l'autre une même image; et l'idée de la liberté, au lieu de s'affaiblir dans cette réflexion du sujet moi sur l'objet moi, va grandissant. Le déterminisme mécaniste parle toujours des idées comme de valeurs stables, comme d'unités fixes; mais il faut admettre des idées dont la valeur et la force impulsive soient capables de s'accroître, et qui deviennent multiples de soi par la réflexion. Le cerveau, disent eux-mêmes les physiologistes, est un organe multiplicateur et condensateur.

Ainsi se produit un phénomène mental de haute importance, qui résulte du pouvoir que nous avons de réfléchir sur notre moi: du moment où nous réfléchissons, il y a le moi actuel donné à notre réflexion, et le moi possible, qui, en se concevant, peut se réaliser différent du moi donné. De là deux termes et une multiplication possible de l'un par l'autre. Une seconde réflexion peut multiplier encore la puissance de l'idée par elle-même. Nous avons ainsi un multiplicateur qui s'élève à des puissances successives. L'idée de liberté est précisément l'idée de cette multiplication toujours possible, de cette variabilité sans limites précises.

Les symboles arithmétiques sont, du reste, bien loin de suffire à l'explication de tout ce que contiennent les faits de liberté apparente ou réelle: aux considérations de quantité doivent se joindre celles de qualité. Les faits physiques eux-mêmes ne trouvent pas leur unique explication dans des variations de quantité purement mathématiques et mécaniques; il existe des combinaisons où le tout est autre chose que la somme numérique de ses éléments: ce sont les combinaisons chimiques. De même, dans l'esprit, se produisent ces faits que l'école naturaliste appelle une sorte de chimie mentale, comme quand les sensations élémentaires des sept couleurs engendrent, par leur synthèse, une sensation toute différente en qualité, celle du blanc. Les naturalistes seront donc forcés de reconnaître que l'idée de liberté, en s'ajoutant à un motif, n'en doit pas modifier simplement l'intensité quantitative, mais encore la qualité spécifique et surtout la qualité «morale.» Si, par exemple, je conçois un tort fait à autrui comme pouvant être libre, ce n'est pas seulement un tort plus grand que je conçois, mais un mal d'un nouveau genre et pour ainsi dire d'une tout autre couleur, l'injustice volontaire. De même, le bonheur d'autrui produit par le sacrifice de mon intérêt devient, en se combinant avec l'idée de liberté, cette merveille idéale qui ne ressemble à aucun autre objet: la libre bonté. Le bien conçu sous l'idée de liberté cesse donc d'être neutre et impersonnel pour apparaître comme bien «moral,» en même temps que le mal apparaît comme mal moral. Ou plutôt, auparavant, nous ne concevions que le plaisir ou la douleur; le bien comme tel, ou la moralité, n'a pu être conçu que grâce à l'idée, vraie ou fausse, de liberté. Celle-ci introduit donc des motifs tout nouveaux et sui generis, c'est-à-dire les motifs moraux, impliquant un certain degré de croyance à la liberté: ce que je veux, c'est un bien libre, une réelle bonté. Or, la persuasion de ma liberté me permet d'agir en vue de cette réelle bonté, et c'est là une évolution intérieure d'où peut sortir progressivement un monde nouveau. Quand même ces hautes notions morales ne seraient qu'un idéal, la seule conception de cet idéal n'en introduit pas moins en nous une lumière toute nouvelle. Si nous agissons sous la pensée et le désir de la libre bonté, n'aurons-nous pas lieu de croire avec Platon qu'on peut devenir, en une certaine mesure, semblable à l'objet de sa contemplation et, qui plus est, de son action? J'ai une arme dans les mains; vous prétendez que c'est une ombre et non une réalité; mais, puisque avec cette arme je triomphe des forces ennemies, comment ne finirais-je pas par me demander si c'est simplement une ombre, ou au moins si l'ombre ne prend pas corps?


Est-ce à dire que nous prétendions, sans sortir du point de vue même auquel se placent les naturalistes, introduire dans le déterminisme une liberté radicalement différente de ce déterminisme même?—Non; nous voulons seulement, à ce premier point de vue, qui n'est pas le dernier et le plus haut, élargir le déterminisme et l'orienter vers la liberté idéale. Nous voulons montrer que l'être intelligent, si déterminé qu'il soit, n'attend point que les choses se fassent ou ne se fassent pas: le croire, c'est là un faux déterminisme. Le vrai déterminisme n'est pas fait passivement, il se fait lui-même, il se modifie lui-même par lui-même. Le but que nous nous proposons dans ce livre, c'est de rendre le déterminisme aussi large, aussi ouvert, aussi infini, conséquemment aussi flexible et vivant, aussi modifiable, aussi variable et progressif que cela est compatible avec un ordre intelligible, avec une continuité sans hiatus, avec une loi sans exception, qui est pourtant une loi de vie et non d'inertie. Pour cela le déterminisme ne doit pas être réduit exclusivement aux lois mécaniques, car ces lois sont une enveloppe trop extérieure; il ne doit pas être réduit aux lois physiques et physiologiques, qui n'épuisent pas tout; au moins faut-il y ajouter les lois psychiques, et principalement celles de la pensée; puis, après avoir ainsi égalé le déterminisme à tout ce que nous pouvons connaître, il est encore permis de se demander si tout est pour nous connaissable. On laisse ainsi subsister l'x problématique au fond des choses. Tout déterminisme qui s'arrête à moitié chemin est un déterminisme paresseux; d'autre part, les objections adressées à un déterminisme incomplet sont des objections paresseuses.

Le déterminisme naturaliste et mécaniste est de ceux qui s'arrêtent à moitié chemin. Il voit les choses du dehors, il voit simplement le réseau qui les enserre, et encore il ne se rend pas un compte exact de la nature des mailles. Ces mailles, en effet, ne sont pas purement mécaniques et physiques, elles sont encore psychiques. De plus, dans le domaine psychique, il y a un facteur capital qui intervient, la conscience de soi, dont l'idée n'est qu'une forme supérieure. Répéter que la conscience est simplement un reflet, c'est dogmatiser, c'est faire de la métaphysique matérialiste. A vrai dire, nous ne savons pas si la conscience, au lieu de refléter le dehors, ne nous révèle point précisément le dedans de l'être et la vraie cause active, dont les lois mécaniques, physiologiques, sociologiques, statistiques, ne sont que les expressions et traductions diverses. La conception des idées ou, plus généralement des états de conscience comme simples empreintes des choses extérieures, est un reste du préjugé vulgaire, qui prend au sérieux la métaphore contenue dans l'étymologie même du mot idée. C'est en même temps un reste de substantialisme: on trouve que l'état mental, l'état de conscience, l'idée au sens large du mot, a besoin d'un substratum, et il en résulte que la conscience peut recouvrir un fond substantiel, soumis à une nécessité absolue. C'est là une pure hypothèse matérialiste. Nous ne savons pas ce qu'est le fond de la conscience: nous n'avons donc pas le droit de traiter d'illusoire l'action que la conscience, par la réflexion, croit exercer sur elle-même, l'action que l'idée croit exercer sur sa propre réalisation. La possibilité de l'idéalisme subsiste toujours à côté et au-dessus du naturalisme.

Si l'idée de liberté, par sa seule action efficiente et mécanique, ne suffit pas à changer absolument et objectivement la nature des choses, si elle ne donne pas tout d'un coup une entière liberté morale à un être qui, par hypothèse, serait exclusivement soumis aux lois physiques, il n'en est pas moins vrai que cette idée, entre le mécanisme et la liberté, offre un moyen terme nécessaire. C'est là ce que nous pouvons conclure de toutes les considérations qui précèdent, et par là se produit une première rencontre des doctrines. En effet, supposons que la liberté existe; elle n'existera qu'à la condition d'avoir conscience d'elle-même, et elle n'aura conscience d'elle-même qu'à la condition de devenir l'idée d'elle-même. Or, toute idée étant une force capable de produire le mouvement, la liberté devra toucher par là au mécanisme. D'autre part, si c'est le mécanisme qui existe tout d'abord et qui, dans les systèmes particuliers de mouvements et de forces appelés individus intelligents, arrive à concevoir l'idée de la liberté, le mécanisme pourra, en se conformant à cette idée, se rapprocher progressivement de la liberté idéale. L'idée de la liberté est donc bien un terrain commun et en quelque sorte neutre, où peut se préparer un rapprochement entre les opinions opposées. Si la liberté n'existe pas, le mécanisme que nous avons décrit sera ce qui peut le mieux la suppléer dans l'ordre mécanique. Si elle existe, elle devra, pour agir dans l'ordre mécanique, réaliser précisément ce mécanisme. Nous avons donc, soit le substitut, soit l'instrument de la liberté.

Ce substitut ou cet instrument pourrait être appelé, par simple analogie, l'équivalent de la liberté au sein du mécanisme. La chaleur, l'électricité, le magnétisme ont leur équivalent mécanique, qui exprime la quantité de mouvement dans laquelle ils doivent se transformer pour produire tel ou tel effet. La liberté, devant produire ses effets dans l'ordre mécanique, a dans cet ordre un autre genre d'équivalent, moins sous le rapport de la quantité que sous le rapport de la qualité: la notion de liberté est un équivalent logique et intellectuel de la liberté, et la force impulsive inhérente à cette idée en est, si on peut parler ainsi, une sorte d'équivalent mécanique. Seulement, il ne faut pas oublier l'extrême variabilité de cette force susceptible d'accroissement et de diminution. Nous ne voulons d'ailleurs indiquer ici que des analogies.

Nous avons déjà rappelé comment Leibnitz s'est efforcé de rendre les quantités discontinues adéquates à la quantité continue: par le rapport constant des variables, il découvre le rapport de leurs limites idéales; on substitue ainsi aux choses des séries indéfinies dont elles sont la limite. Ces séries pourraient s'appeler des substituts mathématiques; elles sont, en d'autres termes, un moyen d'approximation indéfinie. De même, nous avons cherché au sein du déterminisme mécanique un moyen d'approximation indéfinie par rapport à la liberté idéale, ou son substitut mathématique, mécanique et logique tout à la fois. C'est l'idée de liberté qui nous permet d'intercaler une série indéfinie de moyens termes entre le mécanisme physique et la parfaite liberté morale. Étant donné un système de forces, quelque grand qu'il soit, l'idée de liberté, toujours présente en moi, me fait concevoir une force encore supérieure; et si je mets cette idée à l'essai, je puis réussir. J'arrive donc à concevoir une série de forces de plus en plus grandes. Sans doute aucune de ces forces ne doit être considérée comme adéquate à la liberté parfaite; mais, pour cette raison même, je puis toujours dépasser la force présente par ma pensée; je puis toujours, grâce à l'idée de liberté, passer d'une force à une autre plus grande; je n'aurai donc qu'à continuer ce mouvement pour obtenir le degré de force nécessaire à chaque action. J'obtiens par là non une puissance infinie, mais une puissance pratiquement indéfinie, qui en est le symbole mathématique et le substitut mécanique.

V. L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme.—Si, du point de vue naturaliste, nous passons au point de vue idéaliste, l'idée de liberté nous apparaîtra encore comme un moyen de rectification et de conciliation progressive. La théorie platonicienne des idées prendrait un sens plausible si, au lieu de ne considérer les idées que dans un monde intelligible où on les suppose éternellement réalisées, on les faisait descendre et agir au sein du monde sensible, par une influence observable et déterminable. Au lieu d'une dialectique purement formelle et logique, on aurait ainsi une dialectique vivante et réelle, comme celle dont Hegel voulait établir les lois et dont il n'a écrit que le roman fantastique.

Leibnitz, en introduisant dans l'idéalisme platonicien des conceptions plus réalistes et même mécanistes, essaie d'expliquer la production des choses par une sorte de «mécanisme métaphysique», par une «mathématique» éternelle. Dans ses spéculations aventureuses et cependant profondes, il s'efforce de montrer comment du vrai métaphysique, ou des possibilités idéales, procède le vrai physique, c'est-à-dire les réalités actuelles. La possibilité ou l'essence implique un effort vers l'existence: chaque possible, en vertu d'une loi vivante, tend à devenir réel, et il serait réel s'il ne rencontrait pas quelque obstacle qui le rend impossible, soit provisoirement, soit définitivement, auquel cas il n'est réellement pas possible. Tous les possibles ne peuvent se réaliser à la fois: il en est qui s'excluent et se contredisent; de là une sorte de lutte entre des prétentions rivales. Ces prétentions ne peuvent toutes être satisfaites, mais il en résulte toujours, dans la réalité, la combinaison par laquelle peut exister le plus grand nombre de choses[136]. On voit que c'est le parallélogramme des forces transporté dans le principe d'où dérive l'univers. Cette évolution des possibles qui sont en même temps des puissances, des forces, des causes de mouvement, explique tout, selon Leibnitz, par une dialectique idéale et réelle. Le mécanisme intelligible, d'ailleurs, n'exclut pas dans le principe des choses la liberté, dont il est l'instrument.

Si cette lutte des possibles imaginée par Leibnitz dans l'activité primordiale est une pure hypothèse, elle devient la vérité dans notre activité intelligente. Il n'y a pas en nous de dialectique purement formelle comme celle des métaphysiciens, car toute dialectique de la pensée enveloppe une mécanique qui aboutit à l'action et au mouvement; aussi notre pensée est-elle toujours accompagnée de quelque action.

L'idée directrice de toutes les autres, celle de liberté, ne saurait donc rester abstraite. La liberté, pour parler le langage de Leibnitz, est un possible qui doit, lui aussi, prétendre et tendre à l'existence en nous, par une sorte de prétention idéale et de tendance réelle ou active. La conception de cette puissance supérieure ne saurait rester en nous à l'état d'une simple possibilité logique; elle s'accompagne nécessairement de quelque tendance à l'action, elle commence sa réalisation et ne se conçoit qu'en se réalisant déjà: car, selon la parole d'Aristote, savoir c'est faire, et faire c'est savoir.

«L'intelligence est comme l'âme de la liberté,» disait Leibnitz. Seulement, mesurant encore mal la puissance des idées, Leibnitz ne voit toujours dans cette intelligence, dans cette conscience, qu'une réflexion par laquelle le développement interne de l'âme devient pour l'âme un spectacle. Il ne pousse pas jusqu'au bout l'analyse, il ne s'aperçoit pas que le spectateur même va transformer le drame. L'introduction du spectateur, au lieu de laisser passivement le drame se développer suivant son plan primitif, y entre comme élément, fait partie du plan et du drame même. Il n'y a pas, comme dans nos théâtres, l'acteur qui joue son rôle, et un spectateur passif; c'est l'acteur même qui est spectateur. Et quand il devient spectateur, il ne joue plus de la même manière qu'auparavant. Le spectacle modifie donc le drame; la contemplation modifie l'objet contemplé. C'est une vision qui agit sur la chose vue, c'est un miroir qui transforme les objets; bien plus, ce vivant miroir arrive à produire lui-même toute une série d'objets qui, sans lui, n'eussent pas existé.


Dans l'idéalisme de Kant, non moins que dans celui de Leibnitz, l'idée de liberté pourra être introduite comme un moyen terme entre le phénomène et le noumène. L'idée de liberté étant en même temps une puissance, par cette idée l'homme est en possession actuelle de sa raison, qui descend alors, en quelque sorte, dans la série des phénomènes; par cette idée la «raison» est en même temps «nature». Il n'y a pas d'un côté le sensus sans l'intellectus, et de l'autre l'intellectus sans le sensus: les deux mondes, intelligible et sensible, semblent coïncider dans la conscience que l'être raisonnable a de lui-même et de son pouvoir, dans son idée active de l'activité même.

Tout, dans le mensonge, «est expliqué et déterminé par les antécédents du menteur»,—dit Kant; mais dans ces antécédents mêmes, ajouterons-nous, il faut compter l'idée de la liberté et l'action motrice de cette idée, dont l'intervention peut suspendre ou faire dévier le cours antérieur des causes naturelles. Pour prédire les actions par leurs conditions phénoménales, il faut donc aussi calculer l'intensité de cette idée.

Si le tort des naturalistes est de ne pas voir que, parmi les forces naturelles, se trouve l'idée de liberté, le vrai tort des idéalistes n'est pas de croire à la puissance des idées, mais au contraire de n'y pas croire encore suffisamment. En refusant à l'idée de liberté la puissance de produire un effet de plus en plus conforme à elle-même, de se réaliser au moins partiellement et progressivement comme les autres idées, ils s'arrêtent à moitié chemin dans leur idéalisme. Kant a admirablement défini la volonté en l'appelant: la propriété d'être cause par ses idées de la réalité des objets de ces idées mêmes. Dans cette définition, il semble avoir en vue la puissance déterminante des idées, qui réalisent leurs objets dans la conduite. Allons jusqu'au bout de cette définition et nous pourrons dire aux idéalistes:—Puisque j'ai, selon vous, la propriété de produire par mes idées les objets de ces idées, je dois avoir la propriété de produire, par l'idée subjective de ma puissance libre, la réalité au moins partielle de cette puissance même. Donc, du déterminisme la liberté tend à surgir; donc, de votre point de départ subjectif il n'est pas absolument impossible de passer à un effet objectif; donc, de ce que vous appelez la raison sort la volonté, et c'est surtout en ce sens qu'on peut parler avec Kant d'une raison pratique par elle-même.