Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le
bien et l'absence de liberté dans le mal.—Raisons en faveur de
cette doctrine.—Ses conséquences: suppression du mal absolu, de la
haine, du démérite absolu, de la punition expiatoire, de la
damnation.
Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle
fournit à l'individu pour ses propres fautes. Conclusion: nature
relative de nos idées sur l'individualité et l'universel.—Règles
pratiques qui en dérivent.
I.—Les antinomies de la
responsabilité morale.
La responsabilité est l'attribution des actes au
moi, attribution non plus seulement logique, mais
morale. D'une part, dans l'hypothèse de la nécessité il n'y
a pas de vrai moi, pas de réelle individualité; l'attribution des
actes à un moi responsable semble donc incompatible avec la thèse
des nécessitaires. D'autre part, elle n'est pas moins incompatible
avec l'antithèse de la liberté d'indétermination ou du libre
arbitre. D'abord,
l'état d'indifférence est chimérique, surtout en face de cette
suprême alternative: dévouement ou égoïsme, bien ou mal. Tout pour
moi ou tout pour les autres, être tout ou n'être rien: voilà la
terrible question dont Hamlet n'apercevait qu'un faible symbole
quand il s'interrogeait avec inquiétude sur la vie et sur la mort.
Qu'est-ce que la vie physique ou la mort physique devant le
problème moral qui se pose au sein des consciences? Mais, quand
même la liberté d'indifférence serait possible, elle ne produirait
pas une suffisante attribution au moi. En effet, si chaque
moi est en lui-même une volonté indifférente, en quoi se
distinguera-t-il des autres moi, volontés également indifférentes,
de manière à devenir le sujet d'un attribut propre? Toute
distinction est une détermination; quelle distinction déterminée
peut-il y avoir entre une chose indéterminée et une autre qui l'est
également, entre un x et un x? L'attribution au moi
responsable, cette sorte d'individuation morale, ne commencera
qu'avec les déterminations différentes qui sortiront de ces
volontés indifférentes. Mais, si ces déterminations sont
elles-mêmes arbitraires, si elles sont un hasard inexplicable qui
peut être suivi d'autres hasards également inexplicables, qu'y
aura-t-il dans cette suite incohérente de déterminations qui puisse
constituer une individualité distincte des autres et moralement
responsable de son choix personnel?
L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre et
responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble avec les
notions opposées de volonté indéterminée et de volonté déterminée.
D'une part, il est vrai, pour nous représenter le choix, nous
sommes obligés de nous figurer deux choses possibles à la volonté
individuelle qui se détermine; car si, en dernière analyse, nous
affirmons qu'une seule ligne de conduite est possible, le choix
volontaire semblera simplement une sélection dynamique par le
triomphe de l'inclination la plus forte, ou une sélection
intellectuelle par la prévalence de l'idée du plus grand bien; et
comme les idées elles-mêmes correspondent à des forces, le théorème
du parallélogramme des forces sera l'unique et suffisante
explication du phénomène.—Mais, d'autre part, supposons deux choses
également possibles, et une volonté qui se détermine pour l'une
plutôt que pour l'autre indépendamment des inclinations et des
idées, ou contrairement aux inclinations et aux idées. Pour avoir
la part du choix et de la responsabilité il faudra, semble-t-il,
mettre de côté tout ce qui pourrait s'expliquer par l'influence de
ces inclinations et de ces idées; il faudra supposer qu'une chose
contraire est possible par le choix d'une puissance supérieure,
qui n'est plus ni
l'intelligence, ni la sensibilité, et qui constitue le moi ou la
personne. Mais alors ce choix a lieu dans une sorte de région
obscure où les divers possibles, perdant leur spécification
sensible et intellectuelle, deviennent indifférents, neutres et
même impersonnels. Les déterminations imprévues qui sortent ensuite
de cette indétermination peuvent-elles bien s'appeler choix? L'idée
de choix ou d'arbitre n'enveloppe-t-elle pas celle de
comparaison intellectuelle et de conformité finale au résultat de
cette comparaison? Si la fatalité n'est pas un choix, le hasard
n'en est pas un, et le passage de deux contraires possibles à un
acte déterminé apparaît comme un coup de hasard dès qu'on abstrait
les raisons tirées des inclinations et des idées. Choisir
indifféremment, choisir arbitrairement, choisir autrement que selon
ses motifs, ses mobiles et son caractère, c'est choisir sans choix.
La thèse et l'antithèse semblent ici équivalentes au fond et
également inadmissibles. Un dévouement arbitraire ne se comprend
pas plus qu'un dévouement mécanique. Ainsi, quand nous voulons
définir le choix personnel, d'où résulte la responsabilité, nous
trouvons que la puissance d'un seul contraire et celle de plusieurs
contraires sont des notions inadéquates.
C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon
action avec moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre
une chose déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté
d'indifférence et le libre arbitre laissent bien subsister des
conséquents déterminés, qui sont les effets appréciables de la
volonté, et ils admettent même des antécédents déterminés, qui sont
les motifs de la volonté; mais à ces antécédents ne se lie pas
telle action plutôt que telle autre. Dès lors l'action qui se
produit, considérée dans son principe, n'est plus reliée à rien; la
liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à laquelle on la
relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire. Le lien
semble, par une de ses extrémités, attaché au vide; c'est-à-dire
qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à cette
antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne paraît plus
action, mais passion, et n'est plus imputable; d'autre part, si
l'un des bouts n'est pas lié, l'action, par ce côté-là, abstraction
faite de tout le reste, n'est pas plus ceci que cela
et paraît s'évanouir dans l'indétermination.
Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme trop
logique à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y avoir un
lien de l'attribut, fût-il le plus accidentel en apparence,
avec le sujet auquel il appartient. Appartenir, c'est être
la propriété, le propre d'un sujet; l'acte libre ne fait pas partie de l'«essence»,
et pourtant il doit être, sous quelque rapport, propre à
l'être qui l'accomplit; sans cela je ne pourrais dire que mon acte
est mien. «Dans toute proposition affirmative véritable,—nécessaire
ou contingente, universelle ou singulière,—la notion du prédicat
est comprise en quelque façon dans celle du sujet: prædicatum
inest subjecto; ou bien je ne sais ce que c'est que la
vérité[160].» Serait-il
vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce voyage était
un accident entièrement détaché de ma personne? L'action ne me
serait pas plus imputable et attribuable, à moi, que le
mouvement d'un corps n'est attribuable à l'espace où il se meut et
avec lequel il n'a qu'un rapport accidentel, extrinsèque, passager.
De plus, quand je passerais d'une action à l'autre, ou plutôt,
quand en moi une action succéderait à l'autre, comme en un
réceptacle indifférent, on n'aurait aucune raison de dire que c'est
le même moi, et non un autre moi, qui fait l'action[161].
Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes à
moi-même comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut aussi
admettre une relation qui les unisse au tout. Ce lien est plus
indispensable encore dans l'hypothèse théiste: c'est le problème
des rapports de la liberté responsable avec la cause omnipotente et
avec la providence des théologiens ou des spiritualistes. Il est
clair que ceux-ci n'ont jamais pu trouver une chaîne ininterrompue
capable de relier les deux termes, c'est-à-dire la diversité des
personnes libres et l'unité féconde de la cause première d'où ils les font sortir.
Mais ce qu'on peut dire, c'est que, dans n'importe quel système, on
doit admettre un lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le
moraliste, ce lien ne doit pas être une fatalité qui détruirait de
fait le second terme en lui enlevant, avec l'activité et
l'imputabilité, toute existence propre: si d'ailleurs la cause
première faisait tout, elle ne ferait rien. Mais d'autre part,
l'indétermination du libre arbitre suspendu entre les possibles
détacherait entièrement le second terme du premier et supprimerait
toute liaison avec l'univers. Ici encore, il faudrait une relation
capable de fonder la «certitude» et la «vérité
métaphysique» sans détruire l'imputabilité morale. C'est pour
cela que Leibnitz déclarait nécessaire un lien entre la cause
universelle et le moi, comme entre le moi et ses actions
imputables; mais Leibnitz s'est représenté ce lien d'une manière
trop intellectuelle: il semble considérer l'individualité, et aussi
l'univers, comme une notion logique qui se développe en ses
conséquences. C'est un lien plus que logique sans doute, plus même
qu'intellectuel, qui serait ici nécessaire pour fonder l'unité d'un
monde vraiment moral.
Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans son
rapport avec la cause individuelle et la cause
universelle, exclut également la nécessité et la liberté
d'indifférence ou même le libre arbitre. Considérez-le maintenant
dans son rapport avec sa fin, il vous apparaîtra de nouveau
comme devant être supérieur à ces deux contraires.
Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte et ce qui
fonde à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention. Or
l'intention est la fin poursuivie, et la fin est tout à la fois une
idée et un sentiment, un motif et un mobile. Si cette fin agit avec
une nécessité mécanique, elle est moins une fin qu'une cause qui
vous pousse par derrière, et il n'y a pas de responsabilité.
D'autre part, supprimez toute raison intentionnelle, faites sortir
l'action comme un coup de foudre d'une nuit impénétrable, et vous
pourrez encore constater que cet accident, sans but comme sans loi,
vous est utile ou nuisible, mais vous ne pourrez plus
lui donner aucune qualification morale. Je suis devant vous,
vous m'êtes parfaitement indifférent, je ne vous aime ni ne vous
déteste, je suis aussi indéterminé par rapport au bien et au mal,
soit que je puisse choisir sans raison (liberté d'indifférence) ou
choisir contre les raisons (libre arbitre); et voilà que, tout d'un
coup, de ma complète indétermination jaillit cette détermination
étrange: vous tuer. Je ne le fais pas par une intention égoïste, ce
qui serait une
raison et une fin; ni pour me donner à moi-même une émotion
nouvelle et bizarre, ce qui serait une raison; ni pour me donner le
spectacle de ma liberté ou de mon arbitraire, ce qui serait encore
une raison. Non; alors que j'aurais pu faire aussi bien mille
autres choses indifférentes, ou une autre chose que je jugeais et
sentais meilleure dans ma délibération, je tire du néant cette
action imprévue et que personne n'aurait pu prévoir. Assurément,
c'est là pour vous chose fâcheuse; mais qu'y a-t-il dans mon action
de moral ou d'immoral que vous puissiez m'imputer? On me traitera
de fou, non d'homme méchant; encore le fou agit-il sous l'influence
des passions dominantes, ou sous des impulsions physiques qui
expliquent ses actes. Quant à moi, je serai un vivant mystère,
insondable et irresponsable comme les décrets de Jéhovah, et
pourquoi pas adorable comme eux?
De même, si, au lieu d'être dans un état d'indifférence absolue
à votre égard, je suis en parfait équilibre entre mon affection
pour vous et ma haine pour vous, et si de cette mutuelle
neutralisation des mobiles sort, sans intention et sans fin
déterminable, un acte de violence, cet acte incompréhensible,
considéré en lui-même, aura-t-il moins de valeur morale qu'un acte
de bonté absolument arbitraire? Malheureux hasard! pourrez-vous
dire; et non pas: Méchant homme!
Si nous louons un individu, c'est pour avoir l'idée dominante du
bien, l'amour dominant du bien, le plaisir dominant du bien, en un
mot la détermination au bien comme fin. Quand un acte a été
accompli, nous demandons tout d'abord, pour pouvoir le juger, quels
en ont été les motifs, les intentions, et quel était le caractère
de l'individu; s'il n'y a pas d'explication, notre jugement
d'imputabilité n'a plus de prise. Un homme agissant sans motifs, ou
contre ses motifs, ou faisant sortir du néant ses motifs par un
commencement absolu, échappe à l'appréciation morale, comme une
valeur indéterminée échappe à l'appréciation mathématique. Tous ses
actes se valent en eux-mêmes et ne se distinguent que par leurs
conséquences agréables ou désagréables; chacun d'eux est absolu, il
se suffit, il se refuse à votre jugement, il vous impose le
silence.
Les jugements sociaux s'évanouiraient avec les jugements moraux,
s'ils s'adressaient à ce terme indéterminable: la volonté
arbitraire, ou encore l'intelligence arbitraire se créant des
motifs imprévus et faisant jaillir en quelque sorte des volitions
sans source intérieure. Vivant en bonne amitié avec un homme de ce
genre, vous ne pourriez jamais savoir s'il ne se livrera pas, dans les effusions
mêmes de l'amitié, aux plus surprenantes et aux plus dangereuses
fantaisies, s'il ne se créera pas à lui-même des motifs et des
mobiles imprévus et imprévisibles, soit qu'il exerce sa
toute-puissance sur la décision, soit qu'il l'exerce sur la
délibération: il serait exactement dans le même cas que ces
maniaques qui raisonnent, parlent et agissent comme tout le monde,
sauf à éprouver de temps en temps des accès imprévus de folie
furieuse: ils vous feront des promesses, signeront des contrats,
vous donneront mille preuves d'amitié et de sagesse, mais vous
ferez bien d'être toujours sur vos gardes et de ne compter sur
rien. Croit-on les fous plus responsables que les sages parce
qu'ils peuvent agir sans motifs ou contre leurs motifs, ou encore
se fabriquer des motifs inattendus?
Le droit, qui est comme la garantie sociale de la responsabilité
individuelle, ne saurait se fonder sur le respect d'une pareille
puissance, plus propre à justifier la crainte et les moyens de
défense légitime que tout autre sentiment à son égard. L'éducation
de la famille et les lois de l'État n'auraient pour but que de
faire reculer le plus loin possible cette puissance fantasque et
redoutable, afin de lui substituer une volonté régulière ou une
intelligence régulière, qui se manifestât par des déterminations
rationnelles et conséquemment imputables. A celui qui posséderait
cette liberté arbitraire, on conseillerait de la laisser dormir
dans le coin le plus reculé de son être, et de ne jamais s'en
servir.
D'une part, donc, il n'y a de moral et d'imputable au moi dans
l'action que ce qui semble indépendant de la puissance intrinsèque
des motifs ou des penchants; d'autre part, ce qui est indépendant
de la puissance des motifs semble une puissance qui échappe en soi
à toute qualification morale et à toute imputabilité. Ce qui vient
de mon caractère et de ma nature déterminée paraît venir d'une
nécessité que je subis; et ce qui n'est pas lié à mon caractère,
paraît un accident ou un hasard sans moralité. Toutes les
difficultés qui précèdent viennent donc se résumer, en dernière
analyse, dans cette alternative vraiment terrible pour la
pensée:—Un acte ne pourrait être vraiment moral qu'en tant qu'il
serait libre et conséquemment absolu en lui-même: sic volo;
voilà, à ce qu'il semble, la condition de la responsabilité
personnelle; eh bien, s'il est absolu, son caractère moral semble
aussitôt s'évanouir, et on ne voit pas comment serait responsable
une volonté qui peut dire: «Je veux ce que je veux, je suis ce que
je suis.» La moralité semble une relation, une loi, un rapport incompatible
avec l'acte de volonté absolue.
Métaphysiquement, la question de la responsabilité morale vient
se confondre avec cette question:—Quel est le fond de
l'individualité? Quel est son lien de causalité et son lien de
finalité avec l'universel, avec le principe absolu d'où tout
dérive?—Le passage volontaire du moi au non-moi, de l'égoïsme au
désintéressement, de l'individu à l'universel, postulat d'un ordre
vraiment moral, a son analogue dans le passage du subjectif à
l'objectif que présuppose l'ordre intellectuel. La connaissance
suppose que, demeurant en nous-mêmes, nous sortons cependant de
nous-mêmes par la pensée; l'impossibilité d'expliquer ce passage à
l'objectif et à l'universel ne saurait en justifier la
négation[162]. L'action
transitive d'une force sur une autre suppose encore un passage
analogue, parfaitement inexplicable, et dont néanmoins le mouvement
nous offre la visible réalisation. Le déterminisme, admettant que
ce qui a lieu dans une chose est déterminé par ce qui a lieu dans
une autre et même dans toutes les autres, suppose un passage
quelconque de l'une aux autres; il n'échappe donc pas à la
difficulté et fait le même postulat sous une autre forme. Enfin, le
passage de la cause radicale et universelle,—qu'elle soit
transcendante ou immanente,—à tous les effets qui composent le
monde, semble réclamer le même pouvoir de se communiquer, de se
donner sans se perdre.
Sans prétendre résoudre entièrement des antinomies qui tiennent
à la relativité de nos notions sur le fond même de l'activité
individuelle, nous devons cependant chercher jusqu'à quel point le
déterminisme et la liberté peuvent, sans contradiction, être
conçus comme conciliables, d'abord dans la réalisation du
bien, puis dans celle du mal. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre
métaphysique, peut-on admettre un lien qui enchaîne et unisse sans
confondre? Peut-on éviter à la fois ce qui n'est que déterminé et
ce qui n'est qu'indéterminé, pour subordonner ces deux choses à la
notion plus compréhensive d'un pouvoir déterminant et, en ce sens,
responsable, qui, dans son idéal, serait dégagé des relations et
fins inférieures, mais poserait volontairement les relations et
fins supérieures?
II.—Le déterminisme et ta
liberté sont-ils conciliables dans la réalisation du bien
moral.
Tant que l'être n'a pas de raison pour ne point répondre à cette
sorte d'appel que lui adresse le bien idéal, la réponse affirmative
de la volonté est certaine. Cette certitude empêche-t-elle:
1o la liberté, 2o la responsabilité? En un
mot, pour qu'il y ait indépendance et imputabilité du bien, est-il
nécessaire qu'il y ait au fond de la volonté un indéterminisme réel
et absolu?
I. Selon nous, il y a deux sortes de certitudes, l'une fondée
sur l'effet calculable de la contrainte extérieure ou de la
nécessité proprement dite; l'autre fondée sur l'effet attendu de la
spontanéité intérieure en l'absence de raisons capables de
s'opposer au développement de cette spontanéité. Dans ce dernier
cas on pourrait compter sur la liberté, sans qu'elle fût
cependant nécessitée par rien. La liberté, idéal
d'indépendance et de détermination par soi, n'est une
indétermination que relativement à certaines nécessités
inférieures; en elle-même elle comporte, à mesure qu'elle se
réalise, une plus grande certitude et une plus grande unité de
direction. Le progrès de la moralité est un progrès dans
l'indépendance de la volonté à l'égard des antécédents
particuliers, parce que la dépendance de la volonté à l'égard de
l'idée du tout s'accroît: par cela même diminue le libre arbitre
comme pouvoir de choisir indéterminable. La doctrine vulgaire du
libre arbitre prend pour l'essentiel de la liberté ce qui
n'en est que l'accidentel, à savoir la multiplicité des
objets de vouloir réellement possibles; elle croit que, plus on
peut vouloir de choses opposées, plus on est libre; mais c'est là
une illusion d'optique. Si le sage ajoute à la force de sa volonté
en l'exerçant, en la perfectionnant, il ajoute aussi à son unité et
à sa certitude; il a tout à la fois plus de liberté et plus de
détermination au bien.
Les partisans de l'indéterminisme nous feront l'objection
suivante:—Le sage ne peut, il est vrai, exercer son libre arbitre
que dans la région du bien, mais, parce qu'il ne saurait retomber
dans les régions inférieures, il n'en résulte pas que, à la hauteur
où il se tient, il n'ait pas une plus grande liberté des
contraires. Si les crimes sont exclus de son choix, il
reste, dans le domaine des bonnes actions, un champ assez large
pour son libre arbitre. Au lieu de s'exercer entre des contraires
très opposés l'un
à l'autre, dévouement ou trahison, sincérité ou parjure, le choix
s'exercera entre des degrés ou des nuances du bien. En un mot, le
nombre des objets de choix s'accroîtra, bien que parmi ces objets
ceux de l'ordre inférieur aient disparu. A mesure que
l'intelligence s'agrandit, elle connaît plus de choses et plus de
différences entre les choses; ce qui se confondait en un point,
s'allonge en une ligne dont les diverses parties sont discernables.
Il doit en résulter une sphère d'action plus large pour la liberté
de choix entre les contraires, bien que cette liberté se soit
enlevé à elle-même le pouvoir de choisir certains actes
inférieurs.—
Nous répondrons que cette conception du libre arbitre confond la
connaissance d'un grand nombre d'objets avec la connaissance
de leur valeur. Le progrès intellectuel me fait connaître,
il est vrai, plus de choses; mais, en même temps, il me les fait
ramener de plus en plus à l'unité du bien. Les points plus nombreux
que ma vue embrasse sont loin d'avoir tous la même valeur:
connaissant plus de choses différentes et contraires
intellectuellement, je connais moins de choses indifférentes par
rapport au bien; je vois mieux ce qui est comparativement meilleur
et superlativement le meilleur. Or, le superlatif implique la
notion d'unité: dans une grande multiplicité d'objets, le meilleur
ne peut pas être lui-même multiple, il est un. Dès lors, à mesure
que mon pouvoir libre augmente d'intensité, le nombre d'objets que
je puis effectivement vouloir diminue; lorsque la liberté
sera à son maximum, il n'y aura plus qu'un seul objet de vouloir
possible, et conséquemment il n'y aura plus de libre arbitre
proprement dit. Choisir, c'est ramener les choses à une unité
supérieure, c'est prendre une chose entre plusieurs, c'est de
plusieurs en faire une. Au point où il n'y a plus qu'une chose,
toute nouvelle réduction à l'unité est impossible, précisément
parce que la puissance de réduire à l'unité y a atteint son maximum
et son point de repos.
De cette manière, l'impuissance résulterait de la puissance
même, et la détermination augmenterait avec l'intensité de
l'action. Par exemple, il m'est impossible de vouloir la mort d'un
de mes amis; mais cette impossibilité tient à un accroissement, non
à une diminution de ma puissance. Au lieu de chercher la liberté
idéale dans le pouvoir de faire plusieurs choses, qui est le libre
arbitre traditionnel, il faudrait appeler libre celui qui se rend à
lui-même impossible le contraire de ce qu'il fait. La vraie
liberté consiste à avoir assez de puissance pour pouvoir tout
faire, assez d'intelligence et assez d'amour pour ne pouvoir faire qu'une chose: la
meilleure. Si les obstacles qui nous empêchent de voir
distinctement le bien disparaissent, notre spontanéité, admise par
hypothèse, se dirigera vers le bien en droite ligne; les lignes
autres que la ligne droite ne résultent donc point de la
spontanéité, mais d'une contrainte produite par des obstacles
intérieurs ou extérieurs. De même, quand un mobile matériel dévie
de la ligne droite, cette déviation est la résultante de deux
causes, d'abord de son mouvement propre, spontané peut-être, puis
d'une action étrangère. On voit que la puissance du plus
fonde et détruit tout ensemble la puissance du moins.
En un sens, celui qui peut faire mieux est capable aussi de faire
moins bien, comme celui qui peut soulever un lourd fardeau peut en
soulever un moindre; la puissance du plus fonde donc la
puissance du moins. Mais en même temps elle la détruit; car,
en fait, la puissance de faire mieux, une fois tout obstacle
disparu, se réalisera seule, et l'acte inférieur demeurera une
simple possibilité. En effet, il n'y aura, par hypothèse, aucune
raison pour que celui qui peut faire le meilleur fasse le moins
bon, et il y aura au contraire une raison pour faire le meilleur, à
savoir le bien même: c'est donc certainement le meilleur qui sera
réalisé. A ce nouveau point de vue, le moins deviendra impossible,
et la puissance du moins sera annulée. Mais autre chose est
l'impuissance réelle qui dérive de ce qu'on ne peut
atteindre un but, et autre chose l'impossibilité rationnelle
qui dérive de ce qu'on peut le dépasser; l'une vient d'un
manque de force, l'autre d'un excédent de force. A vrai dire, la
première seule est une impuissance, la seconde est une puissance
supérieure; c'est par une réelle impuissance que je ne puis voir
les étoiles trop éloignées de moi, ou que je ne puis résoudre un
problème trop difficile; c'est par une puissance supérieure que je
ne puis faire telle action vile ou ridicule. Là l'objet dépasse ma
puissance, ici c'est ma puissance qui dépasse l'objet. Dans le
premier cas, je subis évidemment une nécessité; pourquoi, dans le
second cas, cette puissance qui domine un objet inférieur ne
serait-elle pas la liberté même, conciliable avec la détermination
certaine? A coup sûr, si c'est là une nécessité, ce ne sera plus
une nécessité du même genre que l'autre, physique ou logique; ce
sera une nécessité morale qui viendra de ce que la puissance du
bien et de l'amour, n'ayant rien qui la neutralise, passe par
elle-même à l'acte, avec une certitude qu'elle produit elle-même et
qu'elle ne subit pas. C'est là cette certitude de bonté dont nous
avons parlé déjà,
et que l'on confond à tort avec la nécessité.
Entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et
son impossibilité par excès de puissance, il y a encore une
différence essentielle. Quand le moins existe, le plus
n'existe pas par cela même, car il n'est aucunement contenu
dans le moins; mais celui qui réalise le plus, ou le meilleur,
réalise d'une certaine manière le moins, parce que le moins
est contenu dans le plus. Ce qu'il y a de positif dans le degré
inférieur d'une chose, ne disparaît pas dans le degré supérieur,
mais, selon les expressions de l'école platonicienne, y subsiste
éminemment. Cela est clair d'abord dans le domaine de la quantité.
Si je réalise cent, je réalise cinquante; mais je le réalise deux
fois et non une seule; au lieu de le réaliser à part et
exclusivement, je l'enveloppe dans un surplus. Si je fais cent pas
dans l'espace, j'en fais par cela même d'abord cinquante, puis
cinquante en outre. Ici la puissance du moins devient palpable,
parce qu'elle se réalise à part, et qu'elle est un des moments de
l'action totale: j'ai fait à un certain moment cinquante pas, ni
plus ni moins, avant d'achever la somme des cent pas que je voulais
faire. Mais si, ma puissance augmentant, je puis d'un seul bond
franchir les cent pas qui me sont proposés, le nombre cinquante ne
sera qu'un moment fugitif et insaisissable de l'action intégrale.
Pourtant, comme on ne peut occuper à la fois plusieurs points, la
réalisation, séparée de la moitié existera encore avant la
réalisation du tout. Supposez enfin qu'en un instant indivisible je
pusse franchir un espace divisible: les éléments du tout ne
seraient plus séparés; ils n'en existeraient pas moins dans le
tout, distincts pour l'intelligence quoique indivisibles dans le
temps. Passez maintenant de la quantité à l'intensité et à la force
proprement dite: les différents degrés de la faiblesse, qui n'est
qu'une force limitée, ne trouvent-ils pas leur réalisation
positive, quoique non exclusive et négative, dans la force
supérieure qui a sa limite plus loin, et bien mieux encore dans la
force suprême qui, par hypothèse, n'aurait pas de limite? Enfin
l'amour d'un bien supérieur ne renferme-t-il pas tout ce qu'aurait
de réel l'amour d'un bien inférieur? Si je vous aime assez pour
sauver votre vie par la mienne, vous direz que je ne puis
pas me contenter de vous donner un faible secours, voisin de
l'indifférence, que je suis incapable d'assister presque
passif au malheur qui vous menace. Mais est-ce là impuissance en
moi; ou plutôt mon amour d'autrui, par cela même qu'il réalise la
plénitude du dévouement, ne réalise-t-il pas tout ce qui se
trouverait dans un dévouement inférieur et partiel? Vous pouvez bien alors me mettre
au défi d'éprouver pour vous un amour faible et vulgaire; mais à
vrai dire, en vous donnant le tout, je vous donne la partie; dans
ma libéralité qui ne s'arrête pas aux limites d'une demi-affection,
ne reconnaîtrez-vous pas la surabondance d'un pouvoir indépendant
que j'ai le droit d'appeler liberté?
On dit qu'un jour Apollon défia Jupiter au jeu de l'arc. Faisant
placer le but à une grande distance, il l'atteignit du premier coup
avec une merveilleuse adresse; puis il passa son arc à Jupiter. Les
dieux sourirent, pensant que pour Jupiter même la victoire allait
être difficile. Mais le Père du monde, se levant, fit un pas: et ce
pas gigantesque l'avait porté bien au delà du but. «Eh quoi!
comment veux-tu que je lance une flèche contre un but si rapproché?
Un seul pas me suffit pour l'atteindre.»
Dans le déterminisme moral, tel que Socrate et Platon l'ont
entendu, on explique la direction vers le bien, direction à la fois
déterminée et libre, par des considérations qui ne sont pas sans
analogie avec celles que nous proposions tout à l'heure, mais qui,
comme celles de Leibnitz, sont trop purement
intellectuelles[163]. Selon
Socrate et Platon, l'action se mesure à la puissance,
la puissance à la science, et on vaut par ce qu'on sait.
Seulement, l'acte, la puissance, la science et
le bien même peuvent être «ambigus», ou de double
usage, quand ils se trouvent parmi les genres inférieurs de la
dialectique, non dans le genre suprême ou dans la suprême fin. S'il
est des sciences et des arts dont on peut faire un
mauvais usage, c'est que les biens qui en sont l'objet
peuvent être subordonnés à un bien supérieur, réel ou imaginaire.
Mais quand on est parvenu, dans l'échelle dialectique des moyens et
des fins, jusqu'au sommet où réside la connaissance du bien
suprême, on voit s'évanouir cette duplicité et cette ambiguïté qui,
sur les degrés inférieurs, permettait un double usage, tantôt bon,
tantôt mauvais.—Pourtant, dira-t-on, l'homme injuste préfère par la
volonté son bien propre au souverain bien qu'il connaît.—C'est
qu'alors, répond Socrate, il juge son bien propre meilleur que le
souverain bien, c'est-à-dire que ce qu'il y a de meilleur: donc, ou
il ignore que le souverain bien est ce qu'il y a de meilleur, et
alors vous lui attribuez faussement la science du souverain bien;
ou il sait que c'est vraiment là le meilleur, et alors il ne peut
rien penser ni faire de meilleur. La série des biens, des connaissances, des
puissances et des actes, forme un angle dont les côtés demeurent
doubles, jusqu'à ce qu'on soit parvenu à ce sommet où la
connaissance une du souverain bien, qui est un, ne laisse plus
qu'une seule manière d'agir.
Telle est la doctrine de Socrate. Ce dernier a le mérite d'avoir
conçu plus fortement que tout autre l'idéal du bien universel comme
étant la parfaite unité de tous les biens sans restriction, y
compris mon bien même, et il ajoute avec raison que celui pour qui
ce bien universel serait un objet de science absolue ne pourrait
pas ne pas l'aimer, ne pas le vouloir. Mais il oublie que, en fait,
le souverain bien n'est jamais pour nous qu'une idée, dont
la réalité ne peut être un objet de science.
J'entrevois la grandeur et la beauté de cette idée, et s'il n'y
avait pas d'autres raisons pour entrer en balance, je n'hésiterais
point à la suivre; mais souvent il faut sacrifier ce qui est
certain à ce qui me semble incertain, la réalité présente à une
conception qui ne sera peut-être jamais réalisée, le moi à
un idéal mystérieux, qui n'est peut-être qu'une création de ma
pensée. C'est alors que le moi se pose, avec son bien
individuel, en face du bien universel, et il doute. Cette
unité de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, que Socrate
et Platon affirmaient avec une si noble énergie, c'est précisément
ce qu'on est réduit à aimer et à vouloir sans le voir. En
vain la «raison» affirme que cette unité des biens dans l'absolu
est nécessaire et qu'elle doit être. Elle doit être, oui; mais
sera-t-elle?—Voilà le doute suprême que la pensée de l'homme peut
toujours élever sur le triomphe final de son objet dans la réalité.
Les vérités réductibles à quelque chose de fini et de déterminé,
que ma pensée circonscrit et embrasse par voie de déduction,
ne laissent aucune prise au doute; mais les vérités relatives au
triomphe du bien dans le temps indéfini ou à la réalité
actuelle du bien dans quelque existence infinie, sont des
inductions transcendantes où il y a toujours du mystère. Pour notre
logique, le fini seul est un objet mesurable et déterminable de
tout point.
Par conséquent, dans cette idée de Socrate et de Platon: unité
des biens au sein du bien universel, il y a une part à l'opinion, à
la δοξα, en même temps qu'à la science, à l'επιστημη. C'est ce que
Socrate et Platon n'ont pas vu. Ils méprisent la croyance et ne
s'aperçoivent pas que, logiquement inférieure à la science, elle
peut lui être moralement supérieure, comme expression de notre
caractère personnel. Dans la croyance, en effet, il y a quelque
chose qui vient de notre moi, de notre individualité même: l'entendement n'est
plus seul, la sensibilité et la volonté interviennent. Quand ce
grand dilemme se pose: le bien idéal sera-t-il ou ne sera-t-il
pas?—il faut que ma volonté et mon désir joignent leur action à
celle de l'intelligence. L'idéal semble dire à chacun de nous:—Ta
raison me conçoit et croit m'entrevoir en même temps que la nature
me cache et me voile; y a-t-il en toi assez d'amour du bien pour
venir vers moi sans être sûr de m'atteindre?—Une bonne action est
toujours un acte d'amour et une spéculation rationnellement
risquée; c'est une adhésion au bien idéal toute différente de celle
qui nous est arrachée par un axiome de géométrie: elle semble
accordée par nous plutôt qu'imposée par son objet. Nous ne disons
pas: Je sais que mon bien est dans le bien universel; nous
disons: je crois. Parfois nous ajoutons: Je crois de toutes
les forces de mon âme; expression profonde dans sa simplicité. Je
ne crois pas à un axiome de géométrie de toutes mes forces, mais
plutôt par la force des choses: je subis la vérité
géométrique, il semble que je fais en partie ma croyance au bien.
Si donc les Socratiques disent: Ce que vous croyez le vrai bien,
vous l'accomplissez; on peut leur répondre qu'il faut déjà aimer et
vouloir le vrai bien pour y croire.
Il n'en résulte pas que cette part de l'opinion et de
l'amour dans le bien soit une part de libre arbitre
proprement dit, comme l'ont soutenu les criticistes français et des
cartésiens plus ou moins fidèles à Descartes. S'il y a
indétermination partielle dans l'intelligence de celui qui
croit, parce que l'objet de sa croyance n'est pas objet de
science positive, il n'y a pas pour cela indétermination dans sa
volonté.
Mais d'autre part, cette détermination intérieure n'est pas
absolument inconciliable avec une certaine liberté. Une volonté qui
va certainement et infailliblement à l'universel, une volonté qui
aime universellement, est libre en ce sens qu'elle ne dépend plus
du moi égoïste: désintéressée, elle est aussi
délivrée. Si, par hypothèse, le fond des choses est
précisément la tendance à un vouloir universel, il en résultera
que, quand nous voulons et aimons universellement, nous manifestons
notre radicale unité avec cette volonté qui est la racine commune
de toute existence.
C'est là une supposition métaphysique, à coup sûr; mais
précisément nous sommes dans la région des hypothèses, non de la
science comme l'entendait Socrate, et on peut dire que l'acte de
moralité est lui-même une hypothèse en action, la plus généreuse de toutes parce
qu'elle est la plus aléatoire[164].
Concluons que la détermination morale et la
liberté, au vrai sens du mot, sont conciliables dans la
moralité et dans l'amour de l'individu pour l'universel. L'idéal de
la liberté est absolument identique à l'idéal de la moralité. Cet
idéal sera-t-il jamais pleinement réalisé dans une action humaine,
c'est un problème; mais, ce qui est incontestable, c'est que nous
pouvons nous rapprocher de cet idéal, et que le progrès moral
consiste dans ce rapprochement même.
II.—La liberté ainsi entendue est parfaitement compatible avec
l'imputabilité du bien,—nous ne parlons pas encore du
mal. Quand l'idée de l'universel, l'idée du tout, l'idée du
principe qui agit éternellement au fond de tous les êtres, devient
mon idée directrice, mon idée-force, mon moteur, je ne vois pas
pourquoi vous ne m'appelleriez pas bon, moi, dis-je, et
pourquoi vous me refuseriez la dose d'imputabilité, de
responsabilité, de dignité à laquelle j'ai raisonnablement droit.
Sans doute, tout en faisant la part de mon moi, je ne dois
pas la faire trop grande, ni exclusive, ni prendre tout pour moi.
Car, précisément, mon activité personnelle se trouve ici,
par hypothèse, unifiée avec l'activité universelle: on peut donc
dire que c'est l'idée du tout ou, si l'on préfère, l'action du tout
qui se manifeste en moi; je suis lui, il est moi dans
l'acte de moralité pure (je ne sais si quelqu'un aura l'orgueil de
prétendre l'avoir réalisé). Rêver une liberté plus grande que
celle-là, c'est demander le moins en croyant demander le plus:
c'est vouloir mettre un moi absolument individuel à la place
du principe universel qui se déploie réellement en vous comme en
moi; c'est s'ériger en une sorte de petit dieu, s'attribuant son
acte de bonté par un fiat absolu et absolument
inexplicable.
Aussi, quoique les symboles religieux ne soient pas des raisons
philosophiques, on peut pourtant reconnaître, jusque dans des
mystères souvent absurdes, le vague pressentiment d'une idée vraie
au point de vue psychologique ou métaphysique. Or, toutes les
religions, ou à peu près, en louant l'homme de bien, ont mis une
restriction à l'imputabilité absolue et individuelle qu'il pourrait
réclamer; toutes ont vu là un orgueil insoutenable, un réel égoïsme
au moment même où on se prétend désintéressé. Toutes ont fait, avec
Platon, dans la
bonté du sage ou du saint, 1o la part des heureuses
circonstances extérieures, de la chance, de la
fortune, τυχη; 2o la part d'une action intérieure
qui, tout en étant l'action de l'individu, n'est cependant pas
exclusivement son acte, mais est encore attribuée à l'influence
d'un principe universel, immanent à l'univers: qu'on l'appelle
l'Unité, le Tout-un, le grand Tout, la Raison universelle, la
Volonté universelle, le Noumène, Dieu, ou de tout autre nom. C'est
ce qu'on retrouve symbolisé jusque dans le dogme choquant de la
grâce;—si ce dogme est choquant, ce n'est point parce qu'il
attribue le bon vouloir de l'individu à un bon vouloir qui lui
serait tout ensemble supérieur et intérieur; c'est parce qu'on
représente ce bon vouloir lui-même comme je ne sais quoi
d'arbitraire, comme une élection, comme un libre arbitre.
D'où une double inconséquence: 1o on veut éviter
l'arbitraire de la volonté humaine, et on ne fait que le déplacer
en le transportant en Dieu; 2o cette élection
arbitraire, qui de plus n'est que l'élection «d'un petit
nombre d'élus,» se trouve être une limitation de la bonté chez
un être auquel on attribue une bonté illimitée: contradiction
manifeste qu'aucune subtilité théologique ne pourra lever. Tout
cela vient de ce qu'on prête au bien idéal une existence
transcendante et une réalisation éternelle, ce qui rend
inexplicable l'imperfection manifeste du monde. Supposez au
contraire une volonté du bien immanente à l'univers, mais non
absolument réalisée et satisfaite, une volonté en action et en
progrès dans le monde, vous pourrez admettre que l'homme est libre
quand il agit et veut dans le sens de la volonté radicale, dans le
sens universel; alors, en vertu du monisme essentiel, ce
qu'il veut est son vouloir et est, en même temps, le vouloir
universel; pour parler mythologiquement, sa liberté est
grâce. Il mérite donc d'être loué et aimé, sans pourtant
avoir le droit de prétendre à un mérite absolu et exclusivement
individuel. C'est là sans doute, encore une fois, une supposition
métaphysique; mais, c'est aussi la traduction exacte, croyons-nous,
de la pensée directrice des actes moraux.
Ainsi comprise en un sens supérieur, la liberté redevient la
conscience de la nécessité morale suprême, non d'une nécessité
extérieure et mécanique, mais d'un vouloir immanent, intelligible
dans son évolution et cependant spontané en sa source. Cette
conception est comme le résidu de tous les grands systèmes
métaphysiques, de toutes les grandes religions et de toutes les
grandes doctrines morales; c'est la figuration en langage
humain du dernier et impénétrable fond des choses. Si l'univers n'est pas un
ensemble de petits cailloux inertes qui se choquent mécaniquement,
s'il y a au-dessous ou au-dessus de la multiplicité infinie une
unité quelconque, X, la seule formule symbolique qui semble pouvoir
nous donner une valeur approchée de cet X, c'est l'identité finale
de la vraie liberté d'un seul avec la vraie liberté de tous,
l'unité finale des volontés dans une volonté universelle, en un
mot, l'amour universalisé. Cette formule est en même temps une
conciliation approximative (peut-il y en avoir d'autres pour nous?)
de la liberté morale et de la nécessité morale.
III.—La liberté est-elle
conciliable avec le déterminisme dans la réalisation du mal
moral
Le doute sur la réconciliation finale de tous les biens, y
compris mon bien propre, dans un bien universel, tel est le terme
de la spéculation intellectuelle. Pratiquement, ce doute qui est
dans la pensée se résout en une décision de fait, en une
affirmation ou en une négation symbolisant ma croyance. Si je
préfère le moi et la certitude du bien présent à l'idée
problématique du bien universel, je retire à l'idéal le concours de
ma volonté, et au lieu de dire: L'univers avant moi, je dis: Moi
avant l'univers.—Le doute de l'intelligence résolu par la volonté
en une négation pratique, est ce qu'on nomme le mal moral.
Y a-t-il là un mal complet? Non. Après tout, en voulant mon bien
et mon bonheur, je veux encore quelque chose de bon. Le moi
que j'affirme et que je préfère, il a aussi sa valeur; il a même,
peut-être, une valeur inestimable; il réalise déjà en partie l'idée
d'absolu, et l'action égoïste est un effort pour la réaliser
davantage: je veux me suffire à moi-même, trouver tout mon
bien en moi-même; je veux être comme un dieu. C'est encore une
certaine perfection que je veux. Il y a donc quelque chose de
raisonnable et de bon dans l'acte même de celui qui affirme son
moi et le préfère à tout le reste, car il préfère le certain
à l'incertain, et ce qu'il s'efforce de réaliser ainsi, c'est
toujours l'idée de liberté, mais sous sa forme immédiate,
individuelle et passagère. Il ferme, pour ainsi dire, la main sur
la portion d'être et de jouissance puisée au grand océan, et qui,
comme l'eau, va s'échapper entre ses doigts.
Maintenant se
présente la plus grande difficulté que renferme la «métaphysique
des mœurs.» Quand un homme réalise le moins bon et s'y arrête,
n'est-ce pas qu'il n'a pu réaliser le mieux, ni aller plus
loin? Et cette impuissance n'est plus l'expression détournée d'un
excès de puissance, comme lorsque nous disions: celui qui peut le
mieux, peut physiquement et logiquement le moins bon,
mais est incapable moralement de l'accomplir et, en
fait, ne l'accomplit jamais. Celui qui a réellement fait le
mal, n'a-t-il pas dû être dans la réelle impuissance de bien
faire?
C'est cette considération qui donne lieu à une dernière forme du
déterminisme, qu'on pourrait appeler le déterminisme du mal. On
aurait tort de confondre ce système avec ceux qui ne laissent
aucune place possible à la liberté ni pour le bien, ni pour le mal,
au sein de la nécessité universelle. Cherchons d'abord les raisons
favorables, puis les raisons défavorables à ce déterminisme du
mal.
On peut dire que le mal, contraire du bien, doit être aussi le
contraire de la liberté: il doit venir d'un obstacle interposé
entre la liberté et son but, entre l'amour et son objet. Nous
attribuons le bien à l'amour, et nous plaçons dans cet amour la
vraie liberté; mais en quoi est-il nécessaire de donner pour
pendant à l'amour la haine, au mérite le démérite, à l'admiration
pour les bons la colère contre les méchants? Qu'est-ce que la
haine, sinon un amour contrarié, un amour trahi et trompé,
semblable à ces Grecs qui, selon Platon, prenaient le fantôme
d'Hélène pour l'Hélène véritable? La haine est une maladie où nous
subissons quelque fatalité et dont le paroxysme est une folie
furieuse; l'amour, cette santé, cette sagesse de l'âme, est seul
vraiment libre. Une force, considérée en soi, a telle direction, et
pourtant elle dévie; si c'est sa force propre qui explique sa
direction normale, c'est une force étrangère qui la fait dévier.
Pareillement, la haine peut être la déviation fatale d'un amour
libre en lui-même, qui, si l'obstacle venait à disparaître,
manifesterait de nouveau sa liberté. En quoi consisterait la
véritable méchanceté? A vouloir le mal uniquement pour le mal et en
tant que mal; or, encore une fois, le mal n'est tel que
relativement à un bien supérieur, et on ne peut rien vouloir qui
soit un mal absolu. Le mal n'est voulu que comme moyen de quelque
bien, qui est sur le moment même l'objet d'un désir dominant. La
méchanceté d'autrui, par une illusion d'optique, nous semble libre;
nous accusons alors la personne, nous la haïssons; mais, loin
d'être haïssable, le vrai moi est essentiellement aimable,
parce qu'il est essentiellement volonté et sans doute, par cela même, volonté du
bien. Si vous alliez au fond de ce cœur qui vous semble mériter la
haine, vous y verriez, avec la vie, palpiter encore la bonne
volonté. Votre haine se changerait alors en pitié, parce
qu'au lieu d'une volonté à la fois libre et mauvaise, comme celle
que vous imaginiez, vous ne trouveriez qu'une volonté malade,
entravée, esclave, et pourtant amoureuse de la liberté; dans votre
haine aveugle, vous confondiez le prisonnier avec la prison. La
pitié même n'est plus assez à l'égard de celui qui tout à l'heure
vous paraissait à la fois haineux et haïssable; vous lui devez
l'amour. «Aimez ceux qui vous haïssent.» Voilà le vrai
précepte. Mais pourriez-vous les aimer s'ils n'avaient rien en eux
d'aimable? et seraient-ils aimables s'ils n'étaient pas aimants,
loin d'être ces hommes haineux que vous vous étiez d'abord
représentés? Au lieu de les accuser, prenez-vous-en plutôt à
vous-même et dites:—Je ne suis pas encore assez bon ni assez
aimant, puisque je ne suis pas encore assez aimé.
Dans cette doctrine, avec la réalité de la méchanceté et de la
haine semble disparaître la réalité du démérite,
c'est-à-dire de cette liberté responsable attribuée au mal, qui
produit l'indignation. Il n'y a plus démérite positif, mais
seulement absence de mérite dans la mesure même où la
volonté est restreinte et asservie. Cela n'empêche pas le mérite
inhérent au bien de subsister, puisque, par hypothèse, le bien est
toujours libre et que la bonne volonté appelle un retour de la
bonne volonté.
Dire que l'homme vertueux mérite, c'est dire que la bonne
volonté lui veut du bien en retour du bien qu'il a voulu. Le mérite
n'est pas ce rapport abstrait qu'imagine une morale vulgaire; c'est
un rapport de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport
de reconnaissance et conséquemment d'amour moral, qui consiste en
ce que celui qui aime doit être aimé. Le bonheur, prix de l'amour,
doit en être la satisfaction; or, l'amour n'est satisfait que s'il
produit chez les autres un amour égal à lui-même; l'amour ne peut
donc se payer qu'avec de l'amour: voilà le prix qu'il
mérite. Cette conception du mérite ne fait que reproduire
l'idée d'où découle toute la morale de la liberté: c'est qu'une
liberté placée, par hypothèse, en face d'une autre liberté, une
bonne volonté placée en face d'une bonne volonté, l'aimera
certainement, et néanmoins librement.
Quant au démérite, peut-on admettre la doctrine qui en fait une
sorte de droit à la malveillance et au malheur? Le bien appelle le
bien; mais le mal, ce bien inférieur, appelle aussi le bien. Si la bonne
volonté est nécessaire à l'égard des meilleurs, elle est encore
plus nécessaire à l'égard des moins bons. Le démérite est donc la
nécessité d'un bien, et non d'un mal, pour l'homme vicieux;
ou, si le mal est alors nécessaire, ce n'est que comme moyen d'un
bien, à défaut d'un moyen meilleur. Tel, dit Platon, le médecin
cause parfois de la douleur au malade en vue de sa guérison. Mais
le mal n'appelle pas pour compensation le mal, selon la loi barbare
du talion que l'humanité prête encore à Dieu même sous le nom
d'expiation ou de vengeance divine. Il n'y a pas
d'expiation, ni même de punition proprement dite; on ne
neutralise pas le mal en ajoutant un second mal au premier, mais on
triomphe du mal à force de bien. Toute douleur infligée, toute
répression qui n'est pas un bienfait et un acte de bonne volonté,
devient blâmable. La force ne peut être employée que comme moyen de
défense personnelle; croire à un Dieu qui emploie la force, lui qui
ne devrait pas avoir besoin de se défendre, c'est se faire une
idole à l'image de l'homme.
Avec la réalité de la mauvaise volonté disparaît toute
possibilité de damnation. Celui qui éprouverait
véritablement, comme l'imaginent les théologiens, la «haine de
Dieu» et ferait librement le mal pour le mal, celui-là, tant que
durerait cet état, semblerait réaliser la conception théologique du
dam; et si, par une hypothèse absurde, une volonté libre
dans le mal s'obstinait éternellement à vouloir le mal, elle
réaliserait le Satan de la Bible. Mais, peut-on dire aux
théologiens, pour que votre Dieu soit possible, faut-il donc que
Satan le soit? faut-il que Dieu même, pour être libre, puisse être
à son choix Satan ou Dieu? faut-il enfin que nous, pour être
libres, nous puissions être aussi, à notre choix, divins ou
sataniques? L'attribution de la liberté au mal, que vous donnez
pour pendant à la liberté du bien, est un reste de ce long culte
des contraires et de ce dualisme qui produisit Ormudz et Ahrimane,
Dieu et Satan, la bonne volonté éternelle et la mauvaise volonté
éternelle. De nos jours, Satan détrôné doit emporter dans sa chute
toutes les conceptions de haine, de méchanceté libre,
de démérite positif, de vengeance,
d'expiation, de damnation. Vous tenez à conserver
Dieu, soit; mais vous ne devez pas tenir à l'existence d'un ennemi
qui s'opposerait à sa bonté. Vous voulez que l'amour subsiste avec
toute sa liberté, sa beauté, sa dignité, son mérite, sa récompense
d'amour; mais, si la haine ou la malice libre n'est qu'une
apparence, regretterez-vous de voir se changer votre colère en
pitié?
Tels sont les
arguments favorables à la doctrine qui admet tout ensemble la
liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.
La preuve que cette doctrine est vraie en grande partie, c'est
qu'elle est celle que nous devons appliquer au jugement des autres:
n'est-ce pas à ce point de vue élevé que les grandes âmes se sont
toujours placées pour apprécier les actions d'autrui? Voici
maintenant la contre-partie de cette doctrine.
Si l'indulgence est légitime envers nos semblables, elle est
dangereuse à l'égard de nous-mêmes. Le juste, quand il s'agit de
peser ses propres actions, change entièrement de poids et de
mesure, et semble raisonner d'après des principes absolument
contraires aux précédents: le bien qu'il a fait, il refuse de se
l'attribuer, et il s'attribue le mal. S'il a bien fait, à l'en
croire, il n'a aucun mérite, il n'a fait que suivre une heureuse
inspiration, un élan de la «nature» ou un élan de la «grâce.» Comme
il s'accuse, au contraire, quand il a mal fait! Avec quelle énergie
il réclame sa part de liberté et de responsabilité! Il ne veut pas
être irresponsable du mal, il en appelle sur sa tête toutes les
conséquences, il veut le remords, il veut l'expiation. C'est un
sentiment que nous avons tous éprouvé après avoir mal agi: nous ne
voulons pas que l'on nous excuse, nous ne voulons pas que l'on nous
plaigne en nous disant que nous n'avons point été libres et que
nous n'aurions pu agir autrement. N'avoir pas assez aimé! voilà ce
que nous nous reprochons avec une indicible amertume, comme s'il
avait dépendu de nous d'aimer davantage. Nous ne pouvons pas nous
pardonner, et nous nous condamnons en quelque sorte nous-mêmes à un
éternel remords, que nous diminuerons indéfiniment à force d'amour
sans cependant l'effacer jamais. Sans doute nous ne nous attribuons
pas alors une liberté d'indifférence proprement dite: nous ne
croyons pas que nous aurions pu agir autrement si nous n'avions
éprouvé que le même degré d'amour; mais nous nous persuadons que ce
degré aurait pu être supérieur, nous raisonnons comme si l'amour
était une force indéfiniment et librement expansible, une puissance
spontanée qui, en limitant son acte, peut placer la limite plus ou
moins loin, au prix d'un effort plus ou moins grand, mais toujours
possible. L'amour, à ce point de vue, serait responsable de ses
propres défaillances, provoquées sans doute, mais non imposées par
les fatalités extérieures.
Jusqu'à quel point ces sentiments naturels et instinctifs
seraient-ils
justifiables dans l'hypothèse d'un déterminisme absolu?—Nous
l'avons déjà fait voir, le remords n'est pas détruit entièrement
par l'hypothèse du déterminisme, et les paradoxes de Spinoza, qui
condamne ce sentiment, sont des exagérations même dans sa théorie
fataliste. Le remords, en effet, est toujours utile pour nous faire
prendre conscience du désordre où notre âme s'est trouvée: les
maladies morales se distinguent des autres en ce qu'on les guérit
d'autant mieux qu'on les connaît plus et qu'on en souffre
davantage. En outre, quand on rétablit dans la question l'élément
négligé par les fatalistes,—la persuasion de la liberté,—on obtient
une combinaison d'idées plus voisine encore de la réalité même. Un
homme a-t-il mal agi avec la persuasion qu'il aurait pu bien agir,
il ne saurait trop déplorer un tel genre de maladie, qui offre
toutes les apparences de la malice proprement dite ou du mal moral.
Le déterminisme peut même aller plus loin encore. L'idée de la
liberté tendant à réaliser son objet, et la persuasion engendrant
la force, celui qui a fait le mal en se croyant libre de faire le
bien avait réellement dans la main le premier anneau d'une série
d'actes opposés à ceux qu'il a choisis: c'est là une raison de plus
pour qu'il déplore son acte.
Mais le déterminisme, arrivé à ce point, semble parvenu à
l'extrême limite qu'il peut atteindre. Ses adversaires lui
objecteront que celui qui a mal fait avait les moyens de bien
faire, excepté un cependant, dont l'absence a tout fait manquer.
Or, ajouteront-ils, ce moyen dépendait-il, oui ou non, de l'agent
moral? S'il en dépendait, celui qui a mal fait avait tous les
moyens de bien faire. S'il n'en dépendait pas, l'impossibilité de
faire autrement était en soi complète, malgré la présence de toutes
les autres conditions secondaires. Bien plus, cette impossibilité
subsiste et subsistera tant que quelque heureux retour de la
fortune n'aura pas rétabli la volonté égarée dans une direction
meilleure. Peu importe, disaient les stoïciens, qu'un chien se noie
au fond de l'eau ou près de la surface, s'il se noie; et ils en
concluaient l'égalité de tous les vices. De même, que celui qui est
dans le mal soit près du bien ou en soit loin, toujours est-il que,
selon le déterminisme du mal, il ne pouvait pas faire le bien et
n'est absolument pas responsable de sa faute. Sans doute il vaut
mieux être près du bord et le savoir, car cette pensée même peut
augmenter le courage et la force de celui qui se noie; mais si, en
dernière analyse, son effort est impuissant en vertu de quelque
condition qui ne dépende pas de lui, il n'y a point de
responsabilité vraie, et le remords n'est plus que le regret de
l'inévitable. Or, s'il est conforme à la «charité» socratique et évangélique de
dégager le plus possible la responsabilité des autres, est-il
conforme à la moralité personnelle de dégager sa propre
responsabilité et d'admettre une doctrine qui semble, en
définitive, nous déclarer innocents dans les actes où nous nous
croyons coupables?
Le déterminisme vient donc se heurter de nouveau contre le
sentiment, vrai ou faux, de la responsabilité morale: il ne suffit
pas, semble-t-il, que nous soyons responsables en aimant le bien,
il faudrait aussi que nous fussions responsables en n'aimant pas
assez le bien. Si le positif de l'amour vient de nous et si les
obstacles à l'amour viennent du dehors, il faudrait pourtant que la
mesure établie entre les deux fût en quelque façon notre œuvre, et
que l'obstacle pût être plus ou moins reculé par nous.
La raison de toutes ces antinomies relatives à la responsabilité
du bien et du mal, c'est que nous ignorons la nature dernière de
l'individualité, et conséquemment sa vraie puissance. Si
l'individualité est un simple phénomène, nous ignorons assurément
la nature de ce phénomène et, en général, du phénomène; nous
ignorons pourquoi et comment il y a plusieurs phénomènes,
plusieurs êtres au moins apparents, au lieu de l'unité, pourquoi il
y a changement au lieu de l'immobilité. A plus forte raison, si
l'individualité a un fond original et substantiel, si la
distinction des êtres a une valeur plus qu'illusoire, nous ignorons
ce qui individualise l'être, jusqu'à quel point chacun
s'oppose à tous, sans cependant se séparer de tous, enfin quelles
sont les limites de notre puissance morale: Quid nequeas, quid
non.
De là deux conceptions rivales de la liberté: l'une qui en fait
un attribut de l'individuel, l'autre qui en fait un attribut de
l'universel. Toutes deux ont leurs raisons et probablement leur
vérité relative. D'une part, si nous sommes libres, c'est,
semble-t-il, en tant que notre action individuelle ne s'abîme pas
dans celle de l'univers et que, relativement au tout, nous
conservons une certaine indépendance qui constitue notre être
propre. D'autre part, la science nous montre tellement dépendants
de l'univers, que notre liberté se trouve à la fin solidaire de la
liberté des autres et que, pour être réelle, elle impliquerait
l'universelle liberté. De cette antinomie, à laquelle se ramènent
toutes celles qui concernent la responsabilité, on peut conclure
que la vraie liberté n'est probablement ni un attribut de la seule
individualité ni un attribut de la seule totalité, mais un pouvoir
qui, s'il existe, a sa racine au delà de chacun et de tous dans quelque principe
commun de l'individualité et de l'universalité. Or, un tel principe
est pour nous ce qu'il y a de plus indéterminable. A tous les
points de vue, la nature de l'individualité et son rapport à
l'universel restent donc indéterminés pour la pensée humaine.
S'il y a là un sujet de modestie intellectuelle, il y a aussi un
sujet de confiance morale. En effet, c'est le rapport seul de
l'individuel à l'universel qui, s'il était connu comme
nécessaire, nous riverait définitivement à un déterminisme
inflexible; puisque, au contraire, ce rapport reste indéterminé
pour notre pensée, il rend concevable, par voie détournée, une
certaine spontanéité radicale du moi individuel. Nous ne pouvons
savoir si cette spontanéité existe réellement, ni comment elle
existe, mais enfin nous la concevons comme possible ou, si l'on
préfère, comme non impossible. Dès lors, le déterminisme voit de
nouveau se poser devant lui la limite idéale et problématique que
nous lui avons mainte fois assignée; sous sa forme dernière, qui
est la fatalité du mal, il aboutit au même point
d'interrogation que sous ses autres formes. Notre ignorance
invincible du rapport entre l'individuel et l'universel fonde
théoriquement la valeur pratique de l'idée de liberté, en nous
empêchant de considérer cette idée comme certainement illusoire et
comme déguisant une fatalité certaine. Les doctrines adverses se
trouvent alors réconciliées à la fois dans l'ignorance métaphysique
du fond dernier des choses et dans la connaissance des effets
pratiques produits par l'idée de liberté. Si nous ne comprenons pas
comment le dernier fond des êtres pourrait être une spontanéité
radicale, nous ne comprenons pas davantage comment il serait une
nécessité radicale, car qu'est-ce que la nécessité, sinon un
rapport, et comment un rapport peut-il être je ne sais quoi de
dernier et d'absolu? Nous ne pouvons donc savoir s'il ne reste
point, au delà de tout ce qui est, un idéal non réalisé et
cependant réalisable, un principe de devenir et de progrès, une
sorte de fond auquel la réalité actuelle peut puiser ce qui
deviendra la réalité future. Le temps même, nous l'avons vu, ne se
conçoit pas dans l'hypothèse d'une pure répétition, d'une pure
identité, stérile comme l'être de Parménide. Si l'individu n'est
pas une pure apparence, s'il touche par quelque point au fond même
de la réalité, si enfin ce fond est plus riche que ses formes
actuelles, s'il peut donner plus que la réalité n'a encore pris,
peut-être l'individu n'est-il pas incapable de contribuer à
modifier pour sa part l'état de l'univers, tel que cet état résulte
des phénomènes antécédents; peut-être en s'appuyant sur l'idée même de
liberté, l'individu n'est-il pas incapable de prendre un élan pour
aller au bien idéal, par cela même pour sortir du mal réel;
peut-être ainsi l'individualité consciente renferme-t-elle une
spontanéité radicale, quoique réglée en son évolution, qui
échapperait en sa source à tous les calculs fondés uniquement sur
le déterminisme mécanique. Peut-être même, si l'infinité existe en
toutes choses, le calcul est-il par essence impuissant à saisir
autre chose que des limites plus ou moins artificiellement
déterminées au sein de ce qui est réellement illimité et
indéterminable. Nous ne savons donc pas ce qui nous est
définitivement possible ou impossible, ni ce qui aurait été
possible ou impossible dans telle circonstance donnée.
Quand on s'élève jusqu'à cette idée d'une puissance radicale
enveloppant l'infini,—idée par rapport à laquelle les autres
deviennent comme des asymptotes incapables d'atteindre ce dont
elles se rapprochent,—on ne s'étonne plus des fluctuations
perpétuelles de nos jugements humains sur la responsabilité du bien
et du mal et sur le pouvoir des contraires. Si nous nous attribuons
l'honneur du bien accompli par nous, c'est, semble-t-il, en tant
que nous nous concevons, par notre fond, identiques à l'être
universel, identiques au tout dont nous sommes les membres. Si nous
nous attribuons le déshonneur du mal accompli par nous, c'est en
tant que nous nous concevons comme une partie plus ou moins
distincte du tout, comme une individualité plus ou moins différente
des autres et divisée d'avec l'universel. Nous plaçons en nous deux
moi, l'un individuel, l'autre universel, l'un qui constitue
tel homme en tel temps et en tel lieu, l'autre qui embrasse
l'univers dans tous les temps et dans tous les lieux: c'est tantôt
à l'un, tantôt à l'autre que nous rapportons le mérite ou le
démérite d'une action. Le rapport caché de l'un et du
multiple, de l'universel et de l'individuel, est ce qui a
suscité tous les symboles métaphysiques et tous les dogmes
religieux. Symboles et dogmes ne sont point des solutions: ils ne
sont que la traduction de la difficulté en formules nouvelles, les
unes abstraites, les autres sensibles et mythiques. A vrai dire,
notre notion de l'individualité est toujours relative et
inadéquate: elle se relie nécessairement à celle d'universalité. Il
y a donc présomption pour l'homme à vouloir marquer exactement dans
sa pensée la part qui revient à l'individu, à vouloir ainsi exercer
une sorte de justice distributive. Nous ne pouvons juger absolument
ni les autres personnes, ni notre propre personne, car nous ne
pouvons ni descendre dans la conscience d'autrui, ni même descendre
jusqu'au dernier
fond de notre propre conscience pour mesurer notre force de
volonté. Pourquoi donc tant discuter sur le moi et le toi, sur le
mien et le tien, sur mon mérite ou votre mérite? C'est là une sorte
d'égoïsme quand il s'agit de nous, une sorte d'orgueil quand il
s'agit des autres.
Scientifiquement et pratiquement, nous sommes obligés, dans un
problème insondable pour la métaphysique, de substituer à la
réalité inconnaissable les idées et leur force, qui
sont connaissables, mais qui n'en sont, pour ainsi dire, que des
équivalents indéfiniment extensibles. Traduits dans le langage des
idées-forces, la responsabilité morale et le remords ont un
sens intelligible. La responsabilité apparaît comme une idée qui
tend à se réaliser elle-même: elle est l'idéal conçu, désiré, aimé,
qui s'attribue une force efficace et qui, en conséquence, n'accepte
pas sa propre défaillance pratique comme absolument et
définitivement nécessaire, cette défaillance fût-elle
explicable par des nécessités physiques et mentales, d'ailleurs
relatives. Le jugement moral est une sorte de négation jetée par
l'idée au fait, un non que la pensée de l'idéal oppose à
toute réalité qui la contredit. C'est à ce point de vue qu'il
devient vrai de dire, avec Kant, que la considération du temps perd
sa valeur pour celui qui juge moralement une action. Quand nous
concevons l'universel, le tout, notre pensée tend à devenir
indépendante du temps: cette indépendance est un des fondements du
repentir. On se souvient de ce que dit Kant à ce sujet. Le
repentir, ne pouvant empêcher ce qui a été fait de l'avoir été, est
pratiquement vide, et cependant il est moralement légitime, car la
pensée, quand il s'agit du bien universel et idéal, ne demande
qu'une chose: le fait nous appartient-il comme
action? et, dans ce cas, que cette action soit depuis
longtemps passée, il n'importe; la raison y lie toujours moralement
la même douleur.—Nous irons plus loin encore que Kant et nous
dirons:—Quand la pensée se place au point de vue universel et tend
ainsi à dépasser la sphère du temps, elle n'a même pas besoin de se
demander «si le fait nous appartient comme action,»
ni si nous aurions pu, nous, faire le contraire; elle ne s'arrête
pas à la question d'individualité ni même de liberté individuelle;
elle laisse de côté les spéculations sur le possible et
l'impossible. Elle condamne le fait comme contraire à l'idéal, quel
que soit celui qui l'a accompli et à quelque nécessité qu'il ait
cédé, parce qu'elle s'attribue à elle-même la suprématie et
l'indépendance: c'est cette indépendance de la pensée, même devant
le fait fatal, qui
commence la liberté pratique. La pensée est un germe de liberté, en
ce sens qu'elle conçoit l'universel amour au milieu même de la
mêlée qui entrechoque les égoïsmes individuels, et que cette idée,
n'étant pas sans force efficace, tend à nous rendre indépendants de
fait et à nous faire régler nos actions conformément à elle-même.
La question des individualités disparaît à cette hauteur: que ce
soit vous ou moi qui fassiez mal, qu'importe?—«J'ai mal à votre
poitrine,» j'ai mal à votre conscience. J'accepte jusqu'à un
certain point la solidarité du mal fait par vous, comme j'accepte
la responsabilité du mal que j'ai fait, et cela, malgré les
nécessités apparentes ou réelles auxquelles nous avons cédé: le mal
nécessaire est toujours le mal, le mal passé est toujours actuel,
le mal individuel est toujours universel.