[1] Voir notre Critique des systèmes de morale, conclusion.
[2] La genèse que nous venons d'indiquer, dans l'individu et dans l'espèce, nous permet de répondre à une question souvent posée: «Si l'idée de liberté, dit M. Naville, ne procède pas de l'observation de la conscience, d'où vient-elle?» (Rev. ph., La physique et la morale, p. 276.)—«Comment ce qui n'est pas libre, demande M. Delbœuf, peut-il avoir l'idée de la liberté?»—L'argument est classique; il n'en est pas plus probant. L'idée d'une indépendance relative est, comme nous l'avons vu, un objet d'expérience; celle d'une indépendance complète est une construction de la pensée. Les formes sous lesquelles je me représente cette indépendance, formes en partie illusoires et en partie réalisables, sont aussi des constructions possibles de la pensée, et nous en étudierons plus tard le développement. L'expérience m'apprend, par exemple, que deux actions contraires sont réalisables et ont lieu effectivement; elle ne m'apprend pas qu'elles soient possibles en même temps, sans doute; mais il ne m'est pas difficile d'imaginer cette possibilité simultanée par une simple combinaison de notions. Ainsi naît l'idée du libre arbitre.
[3] «Le déterminisme, dit M. Secrétan, supprime la délibération; il enlève tout motif pour différer l'action et pour se demander: Que dois-je faire?... Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, l'homme cherchera-t-il quelle est cette raison?... Certain qu'il ne peut penser que ce qu'il pense, il ne demanderait plus ce qu'il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter.» (Revue philosophique, février 1882, p. 31.)—Cet argument revient à dire: Si nous sommes convaincus que l'action résultera de ses causes,—qui sont les raisons et motifs,—ne jugerons-nous pas superflu de modifier les causes pour modifier les effets? Les poids entraîneront nécessairement le plateau; donc il ne sert à rien d'introduire des poids, c'est-à-dire des idées, dans la balance intérieure. La délibération exerce une influence nécessaire sur la détermination; donc il faut obéir à la première impulsion venue, comme si la délibération n'avait aucune influence; en un mot, la délibération est utile, donc elle est inutile.
[4] M. Secrétan, ibid., p. 38.
[5] Même paralogisme chez M. Renouvier et chez M. Delbœuf. «Dans le fond de leur cœur, dit ce dernier, et en dépit de leur système, nul d'entre les savants ne réduit la science à ce rôle contemplatif; aucun n'accepte d'être en tout un instrument entre les mains de l'impérieuse fatalité; tous ils ont la prétention d'entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de la plier à leurs desseins.»—Oui, sans doute, répondrons-nous, de la soumettre par la pensée et par la force même que les idées exercent. «S'ils tiennent tous à lui arracher le secret de la puissance, c'est pour la dompter avec ses propres armes;» donc, par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue d'un but déterminé. «Mais n'insistons pas davantage, continue M. Delbœuf, sur l'inconséquence que commet le déterministe quand il reconnaît à la science une valeur pratique.» (Rev. ph., p. 609.) Cette inconséquence est purement imaginaire; croire au déterminisme, c'est précisément croire à la valeur pratique, à l'efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent entre la science et l'action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui seul rend la science pratique, s'il lui plaît. C'est pour eux que la science est purement contemplative, et non pratique par elle-même.
[6] Les paralogismes précédents se retrouvent dans M. Naville: «Les conseils d'hygiène et de régime supposent; aussi bien que les directions de la plus haute morale, l'existence d'une volonté raisonnable et libre à laquelle on s'adresse. On repare des machines lorsqu'elles ont quelque défaut; on ne leur donne pas de conseils.» (Rev. phil., 1879.)—On ne donne pas de conseils à une machine, encore une fois, parce qu'elle n'a ni oreilles ni intelligence; on en donne aux hommes sur leur santé et leur régime, parce qu'ils sont intelligents; mais il est inutile pour cela qu'ils soient libres, et même, si on donne des conseils, c'est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible, des démonstrations, c'est que l'on compte sur l'efficacité des idées scientifiques et des motifs d'intérêt personnel. C'est précisément à une liberté arbitraire qu'il serait inutile de donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les moyens doivent être en rapport avec les fins: l'argumentum baculinum est un bon moyen pour les animaux; l'argumentum logicum est un bon moyen pour l'homme.
[7] Arrien, Dissertations, II, 19.
[8] Voir ces objections reproduites par Jouffroy, Cours de droit naturel, t. Ier, et même par des contemporains, comme MM. Secrétan, Delbœuf et Naville, etc.
[9] Platon prête à Protagoras ces paroles fort raisonnables: «Personne ne châtie ceux qui se sont rendus coupables d'injustice par la seule raison qu'ils ont commis une injustice, à moins qu'on ne punisse d'une manière brutale et déraisonnable. Mais lorsqu'on fait usage de sa raison dans les peines qu'on inflige, on ne châtie pas à cause de la faute passée, car on ne saurait empêcher que ce qui est fait ne soit fait; mais à cause de la faute à venir, afin que le coupable n'y retombe plus et que son châtiment retienne ceux qui en seront témoins.»
[10] Voir notre Philosophie de Platon, t. I, p. 407 et suiv., et l'interprétation que nous avons donnée de plusieurs passages des Lois, qui avaient semblé contradictoires. Voir aussi l'analyse étendue de la pénalité dans notre Science sociale contemporaine, livre V.
[11] Pourquoi, demande Victor Cousin, ne punissons-nous pas aussi bien ceux qui agissent sans connaissance de cause, que ceux qui savent ce qu'ils font?—Remarquons-le d'abord, l'ignorance n'est pas toujours une excuse aux yeux de nos juges; par exemple, l'ignorance de la loi n'est prise que pour une circonstance atténuante: on veut par là exciter les citoyens à se tenir au courant de ce qui les concerne. Quant à cette ignorance complète qui consiste à ne pas même savoir ce qu'on fait, à agir sans aucune connaissance de cause, elle enlève en effet la responsabilité légale, pour le déterministe comme pour le partisan de la liberté. Punir un homme pour un acte accompli dans de telles conditions, serait perdre son temps et ressembler à l'enfant qui bat la porte où il s'est heurté; ce serait en outre choquer et corrompre la raison publique, en ne distinguant point un dommage inconscient et passager d'un dommage prémédité et tendant à se reproduire, un accident sans portée d'une maladie ou perversion qui atteint le fond même du caractère. Non que la préméditation du mal implique la liberté pour le déterministe; loin de là, c'est une servitude, et une servitude bien plus dangereuse pour autrui que celle de l'ignorance pure et simple; mais le danger même appelle ici des précautions appropriées. Pour des raisons semblables, la folie se distingue de l'injustice et doit être traitée autrement par le législateur. Les châtiments ne serviraient à rien pour un fou, et ne l'empêcheraient pas de retourner à sa manie; encore se sert-on de corrections envers les fous comme envers les animaux.—Au contraire, pour cet autre genre de désordre dans les penchants, qui pousse au meurtre ou au vol, la punition peut être efficace: on peut corriger l'individu, soit en l'intimidant, soit, ce qui vaudrait mieux encore, en l'instruisant quand cela est possible. La peine est en même temps un moyen d'intimidation pour les autres hommes. L'emploi de la force matérielle et de la persuasion intellectuelle comme moyens répressifs, et la diffusion de l'instruction dans toutes les classes de la société comme moyen préventif, sont donc rationnels dans l'hypothèse du déterminisme non moins que dans celle de la liberté; ici encore la conciliation est possible.
[12] Logique, II, 559.
[13] A cette transformation du droit par l'introduction de l'idée de liberté nous avons consacré un ouvrage entier: l'Idée moderne du droit, 2e édition.
[14] Voir notre Idée moderne du droit, 2e édit., livre III.
[15] Voir, sur ce point, notre Critique des systèmes de morale contemporains.
[16] Emotions and Will, p. 297.
[17] «Ceux qui ont étudié, dit-il, les écrits des psychologues associationnistes ont vu, avec défaveur, que dans leurs expositions analytiques il y avait une absence presque totale d'éléments actifs ou de spontanéité appartenant à l'esprit lui-même... Cette apparence de passivité absolue a contribué à aliéner de la théorie de l'association de bons esprits qui l'avaient réellement étudiée (tels que Coleridge)... En France, on a souvent cité le progrès qui se fit de Condillac à Laromiguière: le premier faisant d'un phénomène passif, la sensation, la base de son système; le second y substituant un phénomène actif, l'attention. La théorie de M. Bain est dans le même rapport avec la théorie de Hartley que celle de Laromiguière avec celle de Condillac.» (Dissertations et discussions, t. III, 197-152, article Bain).
[18] Premiers principes, p. 162.
[19] Philosophie de Hamilton, p. 551.
[20] Première partie, chap. premier.
[21] Emotions and Will, p. 509.
[22] Philosophie de Hamilton, tr. Cazelles, p. 250, 252.
[23] Premiers principes, p. 68.
[24] p. 544.
[25] Raison pure, t. II, p. 13.
[26] Voir M. Taine, l'Intelligence, II, p. 191.
[27] Voir Taine, l'Intelligence, II, p. 199.
[28] Voir, sur ce point et sur le caractère de la conscience, notre chapitre relatif à la conscience sociale dans la Science sociale contemporaine.
[29] Raison pure, II, p. 11.
[30] «Les spiritualistes, avons-nous dit ailleurs (Critique des systèmes de morale, p. 287), distinguent entre la création complète de soi-même, qui est l'existence absolue, et la création de ses actes, qu'on nomme liberté; ils supposent donc que nous avons reçu l'être nécessairement, mais que nous donnons l'être librement à nos volitions. Selon nous, si on examinait la chose avec plus d'attention, on reconnaîtrait qu'elle est contradictoire. S'il y a en moi une nature toute faite que j'ai reçue, une existence dont je ne suis pas la cause, il y a par cela même en moi un fond déterminé, nécessité, impénétrable à ma conscience parce qu'il n'est pas le résultat de mon action consciente. Dès lors, je pourrai toujours me demander si l'action qui paraît venir de ma conscience ne vient pas de ce fond inconscient, si je ne suis pas en réalité, comme dit Plotin, «esclave de mon essence,» c'est-à-dire de la nature propre et de l'existence que j'ai reçues de mon créateur. Par conséquent, pour être certain d'être libre, il faudrait que je fusse entièrement l'auteur de moi-même, de mon être comme de mes manières d'être et que j'en eusse l'entière conscience a priori. En d'autres termes, il faudrait que j'eusse l'existence absolue comme la conscience absolue, il faudrait que je fusse Dieu. Si les spiritualistes veulent bien approfondir la notion de la vraie liberté, ils verront qu'elle aboutit à cette conséquence, qui, pour n'en avoir point encore été ouvertement déduite, n'en est pas moins nécessaire...» «Qu'il y ait en nous une existence reçue d'ailleurs et par cela même inconsciente, la volonté, qui ne sera plus qu'une détermination superficielle de cette existence, ne pourra plus être consciente et sûre de sa liberté, c'est-à-dire de son indépendance par rapport à tous les autres êtres de l'univers.»
[31] Voir livre premier, chap. premier.
[32] Voir notre Critique des systèmes de morale (ibid.), où nous avons traité cette question avec détail.
[33] Reid, trad. Jouffroy. t. II, 212.
[34] Notes à Reid, p. 608 de l'édition anglaise.
[35] M. Janet, Morale.—Voir notre appréciation détaillée dans notre Critique des systèmes du morale: La morale spiritualiste.
[36] Voir Ire partie,chap. Ier, et IIe partie , chap. Ier.
[37] Comparez ce que nous avons dit sur le même sujet dans notre Idée moderne du droit, livre IV, et dans notre Critique des systèmes de morale contemporains.
[38] Voyez les fragments de Lequier dans M. Renouvier, Essais de critique générale (Psychologie), t. II, p. 411.
[39] Voir la réponse de M. Renouvier à nos objections contenues dans l'Idée moderne du droit (Critique phil., 1879, no 31).
[40] Id., p. 148.—Ibid., p. 119.—Essais de psych., II, ibid., p. 71.
[41] Critique phil., 25 septembre 1873, p. 124.
[42] M. Lachelier a avancé, lui aussi, que dans la nature, hors de nous comme en nous, la production des idées «est libre dans le sens le plus rigoureux du mot, puisque chaque idée est, en elle-même, absolument indépendante de celle qui la précède, et naît de rien, comme un monde.» (L'induction, page 109.) Sans doute, M. Lachelier ne se plaçait qu'au point de vue des causes finales: il considérait seulement les formes nouvelles que prend un mécanisme toujours soumis aux mêmes lois de causalité. Supposez un kaléidoscope que l'on tourne: les images qui se succèdent seront chacune, en ce sens, une création formelle, une forme indépendante de celle qui la précède; pourtant ce seront toujours les mêmes lois mécaniques et géométriques qui produiront ces formes changeantes. Telle semble cette liberté que M. Lachelier représente, non sans exagération, comme un monde né de rien et absolument indépendant, comme une liberté «au sens le plus rigoureux du mot;» si c'est là une liberté, ce ne peut être, selon nous, qu'au sens le plus large. Bien plus étonnante est la liberté dont parle M. Renouvier: c'est une création d'idées sous le rapport de la causalité même et non pas seulement de la finalité. J'avais en moi tels et tels motifs ou passions en conflit: tout à coup jaillit spontanément un nouveau motif, une nouvelle passion, une image de kaléidoscope non seulement nouvelle en sa forme, mais indépendante en son origine du mouvement qui fait tourner le kaléidoscope, des lois géométriques de ses images.
[43] «Contestons qu'au delà des impressions reçues et passives il se pose jamais, dans la délibération proprement dite, un motif où ce qu'on appelle volonté n'entre déjà comme élément.» (Renouvier, Essais, ibid., p. 71.)
[44] M. Renouvier, id., p. 71.
[45] M. Renouvier, Essais, p. 68.
[46] En général, nous trouvons légitime en philosophie l'emploi de la comparaison scientifique; si elle ne constitue pas, comme on a dit, «une double raison» parce qu'elle montre une double vérité, du moins peut-elle être une raison, pour ce motif bien simple que toute raison est elle-même une comparaison. La métaphore (le mot l'indique) ressemble à l'induction, qui transporte d'un objet à l'autre une relation semblable. Aussi les anciens appelaient-ils les figures expressives les lumières des pensées, lumina sententiarum. La science elle-même, qui n'atteint que les relations des choses, est un tissu de comparaisons, une métaphore perpétuelle et réglée. C'est ce qui fait que certaines images scientifiques, comme celle de la balance, ont fini par être «consacrées,» et que les images mythologiques, comme celles de l'«évocation,» sont inadmissibles.
[47] «On peut (remarque Kant) dire, au risque d'employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent, la substance change, et que le variable n'éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d'autres commencent.» (Raison pure, trad. Barni, I, 248.)
[48] Jules Lequier, dans M. Renouvier, Essais, ib., p. 377.
[49] Revue philosophique, janv. 1882, page 38.
[50] Renouvier, Essais de critique générale (psychologie), t. II, p. 58 et 343.
[51] Revue philosophique, nov. 1881, p. 519. «Faire avancer la science, a dit encore M. Secrétan, c'est amener l'uniformité des représentations. Maintenant, comment les opinions divergentes pourraient-elles se modifier et se rapprocher si chacune d'elles était nécessaire? Comment puis-je proposer à quelqu'un de changer d'avis, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse penser que ce qu'il pense?»—Remarquons en passant ce nouvel exemple du λογος αργος dont la philosophie ne parvient pas à se délivrer. C'est comme si l'on disait:—A quoi bon rapprocher des yeux de quelqu'un un objet cubique qu'il prend de loin pour une sphère, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse voir que ce qu'il voit?—Dans une leçon de M. Penjon, publiée par la Critique philosophique du 10 mars 1883, on lit: «Il n'y a rien à objecter à celui qui tient tout pour nécessaire: il vous dirait que vous ne pouvez pas ne pas lui adresser vos critiques et qu'il ne peut pas vous répliquer lui-même autrement qu'il ne fait.» L'auteur met ainsi au compte des déterministes un paralogisme qui est tout entier de l'invention des indéterministes. «Ce que nous disons de l'espèce, continue M. Secrétan, et de la science objective, universelle, il faut le dire également de l'esprit individuel et des croyances personnelles... Quoi qu'il en soit du déterminisme pris en lui-même, la croyance au déterminisme intellectuel briserait évidemment le nerf de l'esprit. Les fatalistes du système ne sont point d'accord avec eux-mêmes, et ils le savent. Ils oublient leur philosophie et se dirigent suivant la doctrine opposée dans leur cabinet d'étude et dans la discussion savante, aussi bien que dans les affaires et dans la société.» (Revue philosophique, janvier 1882, p. 37.) M. Victor Egger, dans un travail sur la certitude scientifique, publié par les Annales de la faculté de Bordeaux, dit à son tour en s'inspirant de M. Renouvier: «La pensée et le sentiment réunis facilitent l'œuvre de la liberté; mais, sans la liberté, il n'est point de certitude scientifique. (P. 9.)—M. Brochard dit dans sa thèse sur l'Erreur: «L'homme n'est capable de science que parce qu'il est libre; c'est aussi parce qu'il est libre qu'il est sujet à l'erreur.» (P. 47.)—M. Renouvier et Jules Lequier avaient dit: «La thèse de la nécessité, si elle est admise, interdit d'aspirer à la possession d'un critère de la certitude.»
[52] M. Delbœuf, page 611.
[53] M. Delbœuf appelle jugements récurrents ceux qui peuvent être à eux-mêmes leur propre objet, par exemple: Il n'y a pas de règle sans exception. Parmi les jugements récurrents, selon M. Delbœuf, quelques-uns peuvent être vrais, d'autres n'ont pas de sens, d'autres sont nécessairement faux. Dans cette dernière catégorie rentre ce jugement qu'il n'y a pas de règle sans exception, car ce jugement est lui-même une règle et à ce titre devrait être sujet à exception. Ceci posé, M. Delbœuf prétend que «la proposition l'esprit n'est pas libre forme, elle aussi, un jugement récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l'esprit affirme le contraire, il n'est encore en cela que l'écho de la fatalité. La fataliste est ainsi forcé de nier la science en même temps que la liberté.» (Revue philosophique, déc. 1876 et nov. 1881.) Ce nouvel expédient logique ne nous semble pas plus heureux que les autres, car il n'y a aucune contradiction à dire: L'esprit est nécessité, tantôt à se croire libre sous certaines conditions, tantôt à se reconnaître nécessité.—Mais, quand l'esprit affirme sa liberté, il n'est encore, dit M. Delbœuf, «que l'écho de la fatalité.» Soit; de ce que tous les états subjectifs sont soumis à des lois nécessaires, peut-on en conclure qu'ils soient tous également conformes à la réalité objective et qu'il n'y ait plus de science? Fatalité n'est pas nécessairement vérité. Le dormeur dort fatalement, et l'homme éveillé est fatalement éveillé; il n'en résulte pas que tous les deux se vaillent au point de vue de l'adaptation des idées aux objets extérieurs. Une hallucination nécessaire et une vision nécessairement exacte ne sont pas pour cela scientifiquement équivalentes. M. Delbœuf aurait donc pu laisser à Jules Lequier et à M. Renouvier leur argument logique en faveur du libre arbitre qui est un pur paralogisme: «Si tout est nécessaire, les erreurs aussi sont nécessaires, inévitables et indiscernibles.» Ainsi, de ce que le myope ne voit pas les étoiles que voit l'homme doué de bons yeux, il en résulte que leurs deux états sont, comme dit M. Renouvier, «indiscernibles.» «La distinction du vrai et du faux manque de fondement, continue M. Renouvier, puisque l'affirmation du faux est aussi nécessaire que celle du vrai.» Par exemple, deux photographies dont l'une est ressemblante et dont l'autre ne l'est pas se valent, puisque l'une et l'autre sont l'œuvre des mêmes lois nécessaires de l'optique. «L'affirmation que tout est nécessaire, conclut M. Renouvier d'après Jules Lequier (et on reconnaît là le jugement récurrent de M. Delbœuf), est elle-même impossible, n'y ayant point de moyen de la distinguer de sa contradictoire, en tant que donnée par la nécessité.»
[54] M. Renouvier, Essais, id., III, 302.
[55] M. Renouvier, Critique philosophique, 1883, id.
[56] M. V. Egger, remarquant que, dans l'induction scientifique, nous affirmons au delà de ce que peut atteindre la «démonstration complète,» en conclut que la certitude n'est obtenue qu'à l'aide d'une «force irrationnelle,» qui achève ce que la raison a commencé. Jusque-là, l'opinion peut se soutenir, quoiqu'il n'y ait rien d'irrationnel à admettre que, si j'ai vérifié la loi de Mariotte pour 2, 3, 5, 6, 7 atmosphères, elle ne doit pas cesser brusquement dans l'intervalle de 2 atmosphères à 3 ou de 4 à 5. Admettons pourtant une force irrationnelle; pourquoi ne serait-ce pas simplement la vitesse acquise, comme quand on dépasse le but en s'élançant avec énergie? pourquoi ne serait-ce pas le besoin de conclure, de prendre un parti, etc.? ou plutôt, au lieu d'une force irrationnelle, pourquoi ne serait-ce pas une application rationnelle soit de la loi de continuité, soit de la loi d'économie, etc.? M. Egger, lui, conclut à la liberté. «L'esprit se résout, dit-il, à négliger les dernières objections qu'il conçoit encore: il ne veut plus les considérer.»—Soit; mais se résout-il librement? Veut-il librement? C'est ce qu'il faudrait démontrer. «La certitude en matière de science inductive, ajoute M. Egger, n'est jamais que la limite préconçue et préadoptée de la probabilité croissante.» Définition ingénieuse, mais d'où ne résulte pas que, pour passer à cette limite, qui n'est point donnée objectivement, la seule force objective et psychique soit un acte de libre arbitre. Dans toute cette discussion, on ne sort pas du λογος αργος qui prétend nous réduire à l'inertie intellectuelle. M. Egger répond que les mobiles, comme le besoin de repos et l'amour de l'ordre, seraient insuffisants à asseoir l'esprit dans la certitude, tandis que la liberté peut seule anéantir l'objection en n'y pensant plus. Le procédé est trop expéditif. Il ne suffit pas à un général de fermer les yeux devant une armée d'adversaires pour l'anéantir. La foi seule, et surtout la foi aveugle, se cache la tête, comme l'autruche dans le sable, pour ne pas voir ce qui la menace; qu'on appelle cette méthode foi, nous y consentons; mais nous ne pouvons voir là «la certitude scientifique.»
[57] L'indéterminisme phénoméniste retombe donc sous toutes les objections qu'il adresse à Clarke. Il lui objecte qu'une volonté indifférente «détache l'acte de tout motif» et par suite de tout «facteur intelligible» (Critiq. philos., 25 sept. 1879, p. 123); mais Clarke, en revanche, pourrait répondre:—Selon vous, la volonté détache un motif de tout motif, un jugement de tous les autres, ce qui est encore moins intelligible.—«Vous mettez un intervalle incompréhensible et une solution de continuité entre le dernier jugement et les volitions!» (Critiq. philos., id., p. 118.)—Et vous, un intervalle encore plus incompréhensible entre un jugement et un jugement consécutif sur les mêmes objets.—«Dès que la volonté, principe indifférent, produit des actes déterminés, c'est au hasard qu'elle les détermine.»—C'est aussi au hasard que vous déterminez vos jugements.—«Dès que l'homme agit différemment dans les cas où son jugement est identique, ou identiquement dans ceux où son jugement varie, l'homme n'est plus un être raisonnable.»—Est-il un être raisonnable quand il juge différemment avec des données et des passions identiques ou identiquement avec des données et passions différentes? Ce que l'homme ne peut nier, selon vous, c'est seulement la vérité de ce qu'en même temps il juge vrai; mais vous admettez qu'il peut nier la vérité de ce qu'à l'instant précèdent il a jugé vrai. Un tel pouvoir serait précisément ce qu'on est convenu d'appeler inconséquence et déraison. Un homme qui a perdu la raison ne nie pas et n'affirme pas en même temps; seulement, après avoir affirmé qu'il fait jour, il crée et fait sortir de «précédents» identiques cette négation: il fait nuit. Les moments successifs de son raisonnement ne sont pas plus enchaînés que ne le sont, selon vous, les moments successifs d'une délibération; il appelle tour à tour la représentation du jour et celle de la nuit. A chaque instant, il est d'accord avec soi; il ne se contredit que d'un instant à l'autre; la folie est une raison discontinue. Bref, vous reprochez aux partisans de la liberté indifférente que, «le jugement rendu, la volonté reste, qui, étrangère à tous ces motifs et cause non causée, peut aussi bien casser ce jugement que l'exécuter, et agir d'elle-même sans raison et contre la raison» (p. 64); mais vous, vous admettez que, le jugement rendu, la volonté peut aussi bien, «cause non causée,» maintenir ce jugement ou le changer en son contraire, et juger ainsi arbitrairement «sans raison et contre la raison.» Répondre que la volonté se crée un motif de juger et de vouloir différent avec des motifs précédents identiques et que par conséquent elle ne juge ou ne veut jamais sans motif, c'est doubler la difficulté au lieu de la résoudre; car alors de motifs identiques sort non seulement une volition différente, mais encore un motif et un jugement différent, comme si d'une majeure et d'une mineure identiques sortait tout d'un coup une conclusion différente. C'est l'arbitraire installé non seulement en pleine volonté, mais en pleine intelligence, là où précisément sont le plus inévitables toutes les lois soit de la cérébration inconsciente, soit de la pensée consciente.
[58] Voir IIIe partie.
[59] Renouvier, Essais, id., p. 360.
[60] Voir la Solidarité morale, par M. Marion.—Cf. M. Secrétan, loc. cit.
[61] Id., 14 oct. 1880, p. 169, 172.
[62] Voir M. Tannery, La théorie de la connaissance mathématique (Revue phil., 1879, t. II, 482). Voir aussi l'étude de M. Delbœuf: Déterminisme et liberté, 1er article, 1862.
[63] Ibid., p. 280.
[64] Par exemple produire une avalanche et écraser un village par un petit mouvement du doigt qui détache une boule de neige.
[65] Critique philosophique, 17 oct. 1878.
[66]—Mais, dit M. Renouvier, nous nous appuyons sur ce que la «détente» des nerfs ou décrochement nerveux peut être produite par une force mécanique aussi petite qu'on veut, «pour conclure, passant à la limite, qu'elle peut être conçue comme n'exigeant aucune force mécanique, si d'ailleurs on peut lui supposer une cause d'un autre genre, une cause mentale. Nous répondons:—C'est déplacer la question ou plutôt c'est la fuir. La méthode des limites n'a pas pour but de substituer à une cause appropriée une cause étrangère, mais d'expliquer comment la cause appropriée peut être diminuée indéfiniment, sans cependant être vraiment nulle. Je puis, dites-vous, produire une avalanche avec une boule de neige infiniment petite, ou même nulle, si d'ailleurs il y a une autre cause, par exemple un petit mouvement de mon pied.—A la bonne heure! Et maintenant, vous allez pouvoir aussi employer un mouvement de pied infiniment petit et même nul, à condition, d'ailleurs, d'y substituer un petit mouvement de doigt,—et à celui-ci un autre. C'est une prestidigitation et une fuite. Mais, de ce que les mouvements peuvent se substituer indéfiniment l'un à l'autre, il n'en résulte pas que, passant encore à la limite, vous puissiez substituer à tout mouvement, quel qu'il soit, pour rompre l'équilibre, une cause d'un autre genre qui ne serait plus un mouvement. C'est là un nouvel escamotage. Il s'agit, en effet, de savoir si une chose est mécaniquement compréhensible et vous faites intervenir «une cause non mécanique;» à quoi alors sert votre argument mécanique? Supposez-vous que votre cause mentale produit son effet dans le mécanisme nerveux par une action qui elle-même n'est en rien mécanique et qui n'est pas un quantum quelconque de force mécanique ou de mouvement; alors vous n'avez pas besoin de nous faire illusion en invoquant l'artifice mécanique des limites: dites simplement que le fiat intérieur de la volonté suffit, comme celui de Dieu, et ne mettez plus en avant une prétendue explication mécanique de la possibilité du libre arbitre, mais avouez que son action sur l'organisme est mécaniquement exceptionnelle et incompréhensible, car elle suppose une création de mouvement. Produire un décrochement, une avalanche nerveuse par une force mécanique très grande ou infiniment petite, c'est toujours le même miracle mécanique, puisque la force mécanique infiniment petite ne peut être posée comme mécaniquement nulle.
[67] M. Renouvier, Id., 27 mai 1882.
[68] Crit. phil., 8 août 1878. Cf. Essais de critique générale, 3e essai: «Le fait universel de la communication causale des êtres est identique à l'harmonie des phénomènes dans le temps; elle est l'un des aspects et l'un des noms de l'ordre du monde.»
[69] «Le problème du libre arbitre se réduit à savoir si, parmi tous les états psychiques, il y en a qui mériteraient le nom d'actes purs, en ce sens que l'arrêt de la conscience en une certaine représentation de préférence à toute autre ne se trouverait pas entièrement prédéterminé par les états antécédents et par les circonstances. De tels actes, s'ils existent, étant suivis d'effets organiques et physiques conformément à la loi de correspondance, on peut dire qu'ils donnent lieu à des faits de commencement absolu, soit que la somme des forces mécaniques demeure ou non constante, attendu qu'en tout cas il se produit des mouvements sensibles qui sans cela eussent été retenus ou se fussent produits différemment, et qui, entraînant une suite indéfinie de conséquences, modifient plus ou moins la marche des choses.» (Crit. phil., 17 oct. 1878, p. 186.)
[70] Admettons néanmoins ces commencements absolus de direction nouvelle dans le corps et ces commencements absolus de volitions nouvelles dans l'esprit, il resterait à demander ce qu'ils peuvent offrir de moral. Une volition et un changement correspondant sortent tout d'un coup du néant par une création du moi, sans lien réel avec mon caractère, avec mon moi; comment les qualifier, sinon comme effets agréables ou désagréables, utiles ou nuisibles, semblables aux boules enflammées qui sortent inopinément d'une pièce d'artifice, et qui tantôt sont inoffensives, tantôt peuvent incendier? C'est là un genre de liberté encore plus impossible à qualifier moralement que la liberté d'indifférence. Le clinamen d'Epicure n'est pas plus moral que la liberté d'équilibre de Reid ou de Clarke (Voir IIIe partie.)
[71] «Il est absurde, nous a répondu M. Renouvier, de traiter de miracle un rapport, supposé réel, en correspondance d'une idée (le libre arbitre) qui m'est à ce point naturelle et qui en est l'affirmation constante.»—Mais, 1o le caractère naturel et populaire d'une croyance ne l'empêche pas toujours d'être illusoire et d'impliquer pour le savant un vrai miracle (ex.: la croyance au hasard, à la chance, aux mauvais présages, aux sorts, aux talismans, à l'efficacité des prières pour le beau temps, etc.); 2o M. Renouvier définit lui-même le miracle «un fait supposé qui ne s'explique point parce qu'il est en opposition avec les lois connues ou ordinaires de la nature.» (Id., p. 397.) Or, le fait du libre arbitre, tel que M. Renouvier l'admet, est précisément un fait supposé, inexplicable et «en opposition» non seulement avec les lois «connues ou ordinaires de la nature,» mais encore avec l'idée même de loi, puisqu'il consiste à échapper aux lois sur un point, quelque minime qu'il soit; de plus, le libre arbitre est en opposition avec la loi même de la pensée, qui veut une raison et une condition particulière pour tout fait particulier. Si enfin on songe qu'il s'agit d'un fait «commençant absolument,» d'un fait de création spontanée, le mot de miracle paraîtra encore bien insuffisant pour caractériser une telle supposition dans un système phénoméniste.—Mais, ajoute M. Renouvier, «il n'est pas d'une argumentation sérieuse de prétendre que le libre arbitre échapperait aux lois scientifiques, alors que ses partisans le tiennent certainement pour conditionné par toutes sortes de faits et de lois de la nature, en son exercice.»—Encore est-il que les partisans du libre arbitre ne le tiennent pas pour totalement conditionné en lui-même, au point précis où il existe; donc, en ce petit point, qui est tout dans la question, le libre arbitre n'est pas conditionné par les lois de la nature; il y a à la fois dans nos volitions quelque chose d'absolument déterminé et quelque chose d'absolument indéterminé. La quantité du miracle ne fait rien à l'affaire; un miracle microscopique, un miracle bénin est aussi grand qu'un gros. De même, si l'on disait: «J'admets la continuité, puisque j'admets de tout petits vides entourés d'un grand plein, serait-ce «une argumentation sérieuse» ou un faux fuyant? Quand un problème porte sur un point, il ne faut pas se jeter à côté: là où le libre arbitre existerait comme commencement inconditionné, fût-il un atome imperceptible conditionné par tout le reste de l'univers, il serait lui-même un univers indépendant, un tout dans le tout, un miracle dans la nature.—M. Vallier, dans sa thèse sur l'Intention morale, admet aussi une intervention de la liberté dans le cours des phénomènes; mais il dit, lui, avec une louable franchise: «Il ne faut pas se le dissimuler, cette intervention est absurde.» (P. 59.) Et il ajoute que ce n'est pas une raison pour n'y point croire.—Tertullien aurait même dit que c'est une raison pour y croire. A la bonne heure! il ne faut faire illusion ni au lecteur ni à soi-même.
[72] M. Renouvier demande spirituellement qu'on lui présente cette personne: la Science. Et nous ne songeons nullement à la lui présenter, car elle n'est pas faite; mais on peut lui présenter le principe de la science, ou plutôt ce principe est déjà présent à tous les esprits: c'est celui des lois. C'est en pensant ce principe que chacun devient «la raison impersonnelle en personne.» Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la géométrie ou à la physique, cela signifie simplement qu'elle est contraire aux lois de la géométrie et de la physique reconnues par tous les savants; cela ne veut pas dire qu'on fasse de la géométrie une personne. Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la science, cela signifie plus généralement qu'elle est contraire au principe même de la science, qui est que tout phénomène a des lois et peut être pensé, c'est-à-dire conditionné. Au-dessus des phénomènes, des lois et de la science, on peut sans doute et on doit peut-être supposer un mystère; mais, si l'on répand pour ainsi dire au milieu même des phénomènes la monnaie du mystère, alors on a autant de miracles. Le miracle, c'est du mystère en gros sous; ce n'est pas seulement de la création éternelle ou continuée, c'est de la création intermittente; c'est l'intervention de Dieu, des anges ou du libre arbitre au beau milieu du cours des choses; multiplier ainsi les mystères et les créations «præter necessitatem,» voilà précisément ce que nous appelons une réaction contre l'esprit de la science. Or la pensée ne remontera pas le courant, parce que ce courant constitue la pensée même, la possibilité de la pensée. Au reste, nous reviendrons sur le principe de causalité dans un chapitre ultérieur.
[73] Revue phil., 1879, I, 284.
[74] On sait que le principe de la conservation de l'énergie se démontre par le calcul et en dehors de l'expérience, pour tous les cas du mouvement de points matériels libres, sous l'influence de leurs forces attractives et répulsives, dont les intensités ne dépendent que de leurs distances. (Voir Helmholtz.)
[75] P. 480.
[76] P. 618.
[77] P. 635.
[78] Ibid.
[79] «Le repos, dit encore M. Delbœuf, n'exige à coup sûr aucune dépense de force locomotrice.» Oui, mais la force se dépense d'une autre manière. «Quand je ne marche pas, je ne me fatigue pas à marcher.» Non; mais vous vous fatiguez à penser, peut-être à vouloir; si par exemple vous restez assis en face d'un ennemi qui vous menace, vous vous fatiguez plus à rester en apparence immobile qu'à marcher. En aucun cas l'inaction n'est complète et n'est un rien.
[80] P. 477.
[81] P. 622.
[82] «La destruction de la résistance dont il est ici question, dit M. Delbœuf, ne réclame l'intervention d'aucune autre force que le temps.» (P. 534.)—Le temps est-il donc un personnage réel, un Saturne véritable? C'est là réaliser une abstraction. De plus, s'il n'y a besoin d'aucune autre force que le temps pour briser une résistance, à quoi bon notre volonté, notre liberté? Nous n'aurons, à la lettre, qu'à laisser faire le temps. Mais, si effectivement le temps aplanit bien des obstacles, ce n'est pas par lui-même, c'est par la combinaison des mouvements dont il n'est que la forme et l'ordre de succession.—«La chute d'un corps, même dans le vide, objecte M. Delbœuf, demande du temps; il y a donc des résistances détruites.»—Où est ce vide absolu? Où est l'endroit de l'univers sans matière? En outre, ce qui détruit les résistances à la chute d'un corps n'est pas le temps seul, mais bien le corps lui-même; c'est un mouvement qui se compose avec d'autres mouvements et qui, pour cela, a besoin du temps comme de l'espace. Une «série de résistances brisées» n'est pas une force destructive de résistance, et on s'étonne que, pour M. Delbœuf, le temps puisse être à la fois force et série.
[83] Ici encore, il y aurait bien des doutes à élever. Est-il certain que la résultante suffise toujours à révéler les forces composantes? 20 peut être le produit de 10 + 10, de 5 + 15, de 18 + 2; qui me dira laquelle de ces solutions est celle de la réalité? Peut-être y a-t-il plusieurs combinaisons possibles dont le monde actuel est le résultat possible.—Toutefois, nous savons qu'il faut se défier des spéculations sur les possibles et sur les indéterminés; probablement, la réalité concrète n'admet pas plusieurs formules possibles ni des indéterminations; tout cela est un résultat de notre ignorance et de nos abstractions mathématiques.
[84] M. Delbœuf oublie ici l'efficacité dont il a plus haut doté le temps.
[85] P. 684.
[86] P. 635.
[87] L'hypothèse de forces variant brusquement avec la distance suffirait en effet à expliquer ces mouvements discontinus.
«Donnons un exemple: un point matériel, attiré par un centre fixe en raison inverse du carré des distances, décrit une section conique. Qu'un suppose la loi d'attraction vraie seulement au delà d'une certaine distance, tandis qu'en deçà l'action serait nulle; si les conditions initiales du mouvement sont telles que le point mobile arrive à se rapprocher du centre fixe jusqu'à la distance donnée, à partir de ce moment il quittera la section conique pour suivre la tangente, puis, lorsqu'il sera revenu à la même distance, il quittera la tangente pour se mouvoir encore sur une conique.» (M. Tannery, Lettre à la Revue philosophique, au sujet de notre étude sur le mécanisme et la liberté, 1883.—Cf. déc. 1883.)
[88] M. Renouvier, Psych., II, 105, 94 et 95; Logique, II, 384-386.
[89] Id., Logique, 386.
[90] M. Renouvier, Id., 97.
[91] Ibid. Dans la nature entière, et non pas seulement dans l'homme, on s'est demandé s'il n'y avait pas également place pour une contingence analogue des effets. Et la question est logique; si l'homme est libre, le germe de la liberté doit se retrouver chez tous les êtres vivants, peut-être même, comme le croyait Epicure, jusque dans le pouvoir de clinamen qui appartient à l'atome. (Voir, dans la Morale d'Epicure de M. Guyau, le chapitre sur la contingence.)—Est-on bien sûr, a-t-on demandé, qu'il soit possible, même pour une intelligence universelle, de prédire tous les mouvements de la queue d'un chien? (M. Renouvier, Essais de psychologie, II, p. 4.)
[92] Voici une expérience que nous avons faite: nous avons essayé d'écrire au hasard des séries de chiffres pris indifféremment parmi les 10 chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En additionnant par groupes de dix les chiffres ainsi sortis, nous avons obtenu pour chaque groupe de dix chiffres des valeurs plus ou moins voisines de 45, qui est précisément la somme des 10 chiffres de la numération. Ex.: 1, 6, 5, 4, 8, 9, 7, 3, 2, 0 (total 45); 1, 4, 6, 8, 2, 9, 1, 4, 5, 7 (= 47); 9, 3, 5, 6, 7, 9, 1, 0, 2, 4 (= 46); 5, 6, 7, 9, 8, 0, 3, 4, 1, 6 (= 49); 8, 9, 0, 6, 1, 3, 5, 6, 8, 9 (= 55); 7, 8, 7, 0, 9, 1, 3, 1, 0, 2 (= 38). Ces totaux successifs: 45, 47, 46, 49, 55, 38, ont pour moyenne 46. En additionnant deux groupes à la fois formant vingt chiffres, nous obtenions plus régulièrement encore des valeurs voisines de la somme 90. Pourquoi ces résultats? Parce que, pour agir d'une manière indéterminée en apparence, nous avions inconsciemment déterminé ce premier point:—Je varierai les chiffres.—Ce qui entraîne cette seconde détermination:—Je les écrirai tous.—Ce qui entraîne cette troisième détermination:—J'écrirai des chiffres ayant pour total 45, puisque l'ordre des chiffres dans l'addition n'influe pas sur la somme. Si bien qu'en voulant laisser un point indéterminé, je l'avais précisément déterminé. Par là, j'étais rentré dans les conditions entrevues par le géomètre Lambert et par Cournot, qui ont remarqué que, dans le rapport de la circonférence au diamètre, les totaux de chaque dizaine de chiffres diffèrent peu de 45, «comme si les chiffres étaient amenés successivement, par un tirage au sort, dans une urne les renfermant en proportions égales.» Nous avons expérimenté sur plusieurs quotients de nombres quelconques, et nous avons remarqué une régularité analogue. Par exemple, la division de 145 par 21 donne 6, plus la fraction décimale périodique 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7 (= 47); 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0 (= 43); 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1 (= 45); etc.; les trois premières dizaines ont exactement pour moyenne 45. D'autres fractions non périodiques ont la même moyenne approximative; d'autres ont une moyenne supérieure ou inférieure, mais toujours régulière; par exemple 918 divisé par 421 amène une fraction qui, de 10 chiffres en 10 chiffres, donne pour totaux des nombres voisins de 37. Cela tient à des lois inconnues qui tantôt amènent tous les chiffres, tantôt en excluent certains.
[93] En quoi, pourrait-on demander aux adversaires du déterminisme, le rapport d'égalité, le rapport de 100 à 100 par exemple, serait-il incompatible avec la nécessité et la certitude? Est-ce qu'il est défendu à la nécessité de produire des effets qui s'équilibrent, comme la puissance et la résistance d'un levier? Est-ce qu'il n'y a pas des effets de neutralisation mutuelle jusque dans les rayons lumineux? Rien de plus compatible avec le déterminisme que l'égalité. Quand on joue à pile ou face (et vous pourriez confier à une machine le soin de jeter les pièces en l'air, comme aux machines dont on se sert aujourd'hui dans les grandes loteries), il est théoriquement certain que la relation d'équilibre et d'égalité s'établira à la longue, et, dans le cas particulier, il est pratiquement logique, eu égard non seulement à notre ignorance subjective du cas particulier, mais encore et surtout à notre connaissance objective du rapport général et constant, d'agir en nous réglant sur cette relation d'égalité qui est la seule chose connue. Nous pourrons nous tromper pour un, deux, trois cas, non pour dix mille.
[94] Voir, par exemple, Renouvier, ibid., p. 96.
[95] Le premier paralogisme auquel nous venons de répondre pourrait être invoqué et l'a été de fait en faveur des miracles divins, tout comme pour le miracle intérieur du libre arbitre. «J'admets,—dit Joseph de Maistre pour justifier les prières en faveur de la pluie,—que dans chaque année il doive tomber dans chaque pays précisément la même quantité d'eau: ce sera la loi invariable; mais la distribution de cette eau sera, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la partie flexible de la loi. Ainsi, vous voyez qu'avec vos lois invariables nous pourrons fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses, des pluies générales pour le monde, et des pluies d'exception pour ceux qui ont su les demander... Déjà, dans les temps anciens, certains raisonneurs embarrassaient aussi les croyants de leur époque en leur demandant pourquoi Jupiter s'amusait à foudroyer les rochers du Caucase et les forêts inhabitées de la Germanie... Mais le tonnerre, quoiqu'il tue, n'est cependant point établi pour tuer; et nous demandons précisément à Dieu qu'il daigne, dans sa bonté, envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui suffit sans doute à l'accomplissement des lois physiques.» L'auteur d'un Essai sur les lois du hasard, M. de Courcy, dit que tout au moins Dieu peut nous envoyer une pensée qui nous détourne de l'endroit où va tomber soit la foudre, soit une pierre. «Que le lieu et l'instant où tombe la pierre, dit-il, soient précisément le lieu et l'instant où passait un homme qui la reçoit et en est écrasé, voilà certainement une coïncidence fortuite, à laquelle on ne peut ni assigner ni même comprendre aucune cause(!)... Sans violer les lois naturelles, sans les interrompre, Dieu ne pourra-t-il pas m'inspirer la pensée de ralentir librement mes pas ou d'en changer la direction? Et, si la prière de ma mère n'est venue éveiller sa sollicitude qu'au moment où j'étais arrêté déjà sur le lieu menacé, ne pourra-t-il pas influencer ma volonté toujours libre, de manière que je m'éloigne avant la catastrophe? Ainsi toutes les lois seront observées: celles de la nature physique ne recevront aucune atteinte; ma liberté sera entière, et c'est par un acte libre que je me serai éloigné si à propos. Dieu aura seulement influencé ma volonté sans l'asservir, de la manière propre à sa providence.» On a demandé avec raison à M. de Courcy, «assureur émérite,» s'il ne devrait pas, en assurant quelqu'un contre les accidents, mettre comme clause principale de la police d'assurances l'obligation de prier, puisque les hommes religieux sont moins exposés aux accidents que les impies. Nous lui demanderons à notre tour si ce ne serait pas un bon calcul pour une compagnie d'assurances de faire dire des prières pour ses assurés: ce serait tout profit pour ces derniers comme pour la compagnie. Peut-être alors la statistique constaterait-elle une différence édifiante entre la proportion des accidents ou de la mortalité dans les compagnies religieuses et dans les compagnies non religieuses.—On le voit, avec de petites exceptions, de petits «interstices dans les lois de la nature» comme ceux de M. Renouvier, ou même avec de simples petites ambiguïtés, comme celles qui existent dans les bifurcations d'intégrales de M. Boussinesq, on peut assurer à l'intervention miraculeuse de Dieu un domaine fort respectable et concilier (en apparence) la contingence avec la mécanique elle-même.
[96] M. Renouvier, Crit. phil., 5 août 1880, p. 36.
[97] On insiste et on dit:—L'égalité est, sinon la loi des faits supposés libres, au moins celle de notre attente devant les actes libres.—Parler ainsi, c'est revenir à l'erreur de Laplace, qui confond l'attente dans l'ignorance avec l'attente fondée sur l'égalité connue des chances; la loi de notre attente, devant des actes de libre arbitre, n'est pas 1/2; elle est x. Si, en fait, notre attente est 1/2, c'est précisément parce que nous éliminons toute hypothèse de liberté subjective pour considérer seulement les rapports objectifs des chances, qui nous apparaissent dans ce cas aboutir à un rapport nécessaire d'égalité. Ce rapport d'égalité, loin de se fonder sur la présence de la liberté, se fonde au contraire sur son absence. S'il y avait réellement libre arbitre, il pourrait y avoir un point, ne fût-ce qu'un seul, un point absolument indéterminé, sans loi, qui suffirait à contre-balancer toutes les autres lois, à les frapper d'inexactitude, et qui en particulier permettrait, toutes choses étant égales d'ailleurs, de produire cependant des effets non égaux en nombre, par exemple des mouvements à gauche plus nombreux que les mouvements à droite, en dépit de l'équilibre des muscles et de l'équilibre des courants cérébraux.
[98] «Toute constatation expérimentale, a dit excellemment M. Boutroux, se réduit en définitive à resserrer la valeur de l'élément mesurable des phénomènes entre des limites aussi rapprochées que possible. Jamais on n'atteint le point précis où le phénomène commence et finit réellement... Ainsi nous ne voyons en quelque sorte que les contenants des choses, non les choses elles-mêmes.» Mais M. Boutroux ajoute:—«Nous ne savons pas si les choses occupent dans leurs contenants une place assignable. A supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une certaine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser invinciblement la portée de nos grossiers moyens d'évaluation, les apparences n'en seraient pas moins exactement telles que nous les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe suivant lequel tel phénomène est lié à tel autre phénomène» (p. 28).—Il nous semble que l'ingénieux métaphysicien se place ici au contre-pied de la vérité, et qu'on pourrait lui dire:—C'est précisément votre hypothèse de l'indétermination qui est: «1o inintelligible, 2o purement hypothétique, 3o contraire à toute induction.» En effet, si je puis, même expérimentalement, «resserrer la valeur» de l'élément prétendu indéterminé entre des limites aussi rapprochées qu'il est possible, c'est le cas de passer à la limite en disant que l'indétermination supposée est comme si elle n'existait pas; de même, si je vérifie une loi de physique entre des limites indéfiniment rapprochées, il ne me viendra jamais à l'esprit de supposer qu'en allant plus loin la loi cesse, à moins qu'elle ne se compose avec une autre loi.
[99] Physique sociale, t. Ier, 18.
[100] «Est-il un homme dont le caractère soit réellement invariable? Est-il une nation dont l'histoire entière soit l'expression d'une seule et même idée?... Ainsi la variabilité se retrouve jusque dans les profondeurs les plus reculées de la nature humaine.» (M. Boutroux, id., 138, 142.)
[101] «Que l'on nous montre à priori, a dit M. Janet (Traité de philos., p. 318), en quoi ce que nous appelons le possible est impossible.»—Mais, d'abord, on peut encore bien moins démontrer à priori que ce que nous appelons possible est réellement possible. Il ne suffit pas de dire: démontrez-moi à priori que ce que nous appelons la possibilité d'une chute de la lune sur la terre est impossible pour montrer que cette chute est possible effectivement. De plus, à priori, on peut raisonner ainsi:—Au possible manque quelque chose pour être réel, sans quoi il serait déjà réel; donc le possible, sans cette condition, est impossible. Et cette condition elle-même, elle a dû avoir sa condition de réalité, car sans cela elle eût été aussi immédiatement réelle et non pas simplement possible; elle était donc vraiment impossible sans cette condition, et ainsi de suite. On peut ainsi soutenir à priori que ce que nous appelons possible, comme tel, est identique à l'impossible, et qu'il n'y a de vérité que dans la réalité. On ne sortira pas de ce labyrinthe par des spéculations abstraites sur le possible et l'impossible.