CHAPITRE SIXIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS

I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les attentes égales dans les jeux de hasard.

II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique.

III. Critique de l'idée de contingence des possibles.

I.—La contingence des futurs dans les jeux de hasard

On a soutenu que la loi de causalité empirique, fondement de la science proprement dite, trouve une limite dans quelque indétermination antérieure, dans quelque contingence radicale et rebelle aux prises de la science.

Sur cette contingence s'appuie l'indéterminisme métaphysique dans l'ordre du temps. Pour établir objectivement l'indétermination des possibles et des futurs contingents, on a essayé de montrer, par l'observation et le calcul, que les actions humaines offrent à la science un élément d'indétermination. Presque tous les mathématiciens, avec Laplace, Buckle et Stuart Mill, ont vu dans le calcul des probabilités et dans la statistique un argument, soit déductif, soit inductif, en faveur du déterminisme; quelques-uns cependant ont essayé, comme Quételet, de réserver, à côté de ce déterminisme, une place possible à la liberté et à la contingence; enfin, d'autres ont poussé le paradoxe jusqu'à vouloir faire du calcul des chances une probabilité en faveur de la contingence des futurs, et même une sorte de vérification expérimentale du libre arbitre: en nous faisant tirer au sort «dans les loteries», on s'est flatté de «mettre la liberté en expérience autant que faire se peut[88].»—«Les possibles que l'ignorance fait égaux devant l'attente, a-t-on dit, sont vérifiés égaux par le fait[89].»—Examinons s'il est vrai, comme on le soutient, que les lois des chances et des grands nombres ne soient pas compatibles avec le déterminisme, et qu'elles soient au contraire favorables à la liberté ou à la contingence.

Ce qui a ici donné lieu aux paradoxes et aux paralogismes, c'est la manière ambiguë et même inexacte dont Laplace a posé le principe du calcul des probabilités. Ce principe n'est point facile à bien établir, comme le prouvent les exemples de Laplace même, de Stuart Mill et de Cournot. «La théorie des hasards, dit Laplace, consiste à réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas également possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence, et à déterminer le nombre de cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité.» Cette définition ambiguë, qui semble identifier l'égale possibilité objective de deux choses avec notre égale incertitude devant ces deux choses, est une confusion au moins dans les mots. Supposons que je sois en présence de deux urnes contenant des boules noires et blanches et que j'ignore également, moi, la proportion des boules noires contenues dans la première urne, et la proportion des boules noires contenues dans la seconde, il n'en résultera pas que les chances de sorties pour les noires soient objectivement égales dans les deux urnes en vertu de mon égale ignorance; car la première urne peut se trouver contenir 1 noire seulement sur 100, et l'autre 99 noires sur 100. Il faut donc que notre égale indécision ne soit pas seulement fondée sur l'ignorance subjective, mais sur des raisons objectives d'égalité, soit à posteriori, soit à priori. Sans cela, on tombe sous les objections d'Auguste Comte et sous la définition humoristique du calcul des chances: un calcul qui consiste à regarder l'impossible comme probable et le nécessaire comme incertain. Aux yeux du déterminisme, tout est certain pour qui connaîtrait toutes les causes; quand donc Laplace dit que «les possibilités respectives des événements tendent à se développer», entendons simplement que les rapports respectifs certains des événements tendent à se développer, ou plutôt sont forcés de se développer et de se manifester à la longue, pour la raison bien simple que ces rapports sont constants et durables parmi d'autres moins constants. Si de plus c'est un rapport d'égalité et d'équilibre qui existe, il se manifestera un équilibre, que nous l'ayons attendu ou non.

Tout revient donc à chercher les raisons objectives qui nous permettent, dans certains cas, d'établir un rapport d'égalité entre des possibles.

C'est ici que nous retrouvons en présence les deux hypothèses de la contingence et de la nécessité. Les partisans de la causalité contingente disent:—Vous cherchez un fondement objectif à l'égalité des possibles; il est tout trouvé: ce fondement est l'ambiguïté des futurs, l'indétermination des futurs, qui va se vérifier dans l'indéterminisme de la volonté. Je tire des boules dans une urne où il y a 100 blanches et 100 noires, je les tire tantôt à un moment, tantôt à un autre, selon ma liberté imprédéterminée; tout est alors déterminé, «sauf le temps de l'extraction[90],» lequel dépend de mon libre arbitre. Les éléments du calcul sont en conséquence: 1o l'égalité des chances pour tirer une boule blanche ou une noire (toutes choses égales d'ailleurs), puisqu'il y a 100 blanches et 100 noires; 2o l'égalité des chances pour faire l'extraction à un moment ou à un autre, si le moment ne dépend que de ma liberté indéterminée. Or, ces principes posés, il se trouve qu'en fait les chances pour un moment ou pour l'autre se compensent, comme si les extractions étaient en chaque moment également possibles; donc elles le sont en fait; donc les divers temps d'extraction sont également possibles pour ma volonté; donc il est probable que je suis cause libre. «L'homme est alors une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques[91]

Une chose inquiète à la lecture de ce raisonnement, qui nous fait gagner à la loterie ce gros lot: la liberté. Un mannequin mû par une girouette qui tourne à tous les vents, et dont le mécanisme serait disposé pour faire sortir et tomber de l'urne une seule boule à la fois, nous apparaîtrait aussi comme «une source première et instantanée d'actes variables sous des précédents identiques», tranchons le mot, comme un créateur d'actes libres. Sans faire appel à un tel mécanisme, je puis moi-même rendre déterminé le seul élément du problème qui restait indéterminé (le moment de l'extraction), sans que change pourtant ce résultat qui vous semblait contingent. Convenons, par exemple, que je tirerai une boule tous les matins au premier chant du coq, ou, si le coq semble lui-même suspect de libre arbitre, je tirerai la boule toutes les fois qu'une pierre roulera d'un roc voisin où les éboulements sont très fréquents. Mon libre arbitre sera ainsi, autant que possible, éliminé, et cependant le résultat sera le même.

C'est qu'à vrai dire tout est déterminé, même dans les cas de libre arbitre apparent, et, puisqu'on met les déterministes au «défi» d'expliquer cette détermination dans les jeux de hasard, essayons d'en rendre compte par le raisonnement et par l'expérience. Il y a ici une loi intéressante et méconnue, au moyen de laquelle on peut montrer que la poursuite de l'indétermination par la volonté produit précisément une détermination réelle. Quand je tire des boules dans une urne, par cela même que je veux tirer au hasard, j'avance la main tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche, j'épuise dans les deux sens les principales positions possibles grosso modo, et en voulant agir d'une manière indéterminée, je détermine une balance de positions possibles. De même encore, dans une loterie où le temps seul est déterminé, j'essaye de varier les instants et par cela même je saute d'un intervalle à l'autre, d'un nombre a l'autre, entre deux limites plus ou moins distantes, de manière à produire un balancement de nombres. En ayant l'air ici de laisser le temps indéterminé et en le variant dans cette intention, je l'ai encore en réalité déterminé: j'ai voulu et déterminé une bipartition des intervalles de temps en longueurs plus grandes et en longueurs plus petites, mais entre des limites déterminées; j'ai voulu et déterminé un équilibre, une égalité, une compensation[92].

Concluons en proposant cette importante loi psychologique:—La prétendue indétermination est une détermination d'équilibre et d'équivalence, c'est-à-dire d'égalité et de bipartition; donc, tout est déterminé jusque dans la volonté en apparence indifférente, qui ne fait que ne pas se rendre compte de ce qu'elle veut déterminément. Plus nous prétendons varier nos volitions pour en montrer l'indéterminisme, plus nous déterminons le milieu et les points d'application, plus nous enserrons notre volonté même dans les lois de ce milieu et de ces points d'application; et ces lois finissent par devenir de plus en plus manifestes. En voulant agir sans rythme et sans symétrie, nous déterminons un rythme et une symétrie.—On voit combien il est faux de prétendre que l'hypothèse du déterminisme ne peut rendre compte de la répartition symétrique, de l'égale possibilité, de l'égale attente qui se manifestent dans les jeux de hasard ou dans les tirages au sort, et que d'ailleurs les mathématiciens ont mal expliquées[93].

Ce sont au contraire les partisans de la contingence qui ne peuvent rendre compte de l'attente égale répondant à des possibilités égales (comme celle d'extraire une boule blanche et celle d'extraire une noire). Voyons comment ils essayent, eux, de fonder le calcul des probabilités.—Puisque, disent-ils, la loi des grands nombres, qui suppose des possibilités égales, s'applique «aux probabilités des phénomènes soumis à la volonté» dans les tirages au sort, «nous pouvons croire probablement que les phénomènes de cette classe ne sont pas en général prédéterminés[94].»—C'est là un paralogisme essentiel: de ce que les phénomènes ne sont pas prédéterminés en un seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent, on conclut indûment qu'ils ne sont prédéterminés en aucun sens. Mais prenons un exemple concret. De ce que les pluies qui tombent sur une ligne de partage des eaux ne sont pas prédéterminées à tomber en une seule direction et sur un seul versant, mais déterminées en deux sens et sur deux versants entre lesquels il est possible qu'elles se partagent également, il n'en résulte pas que les pluies ne soient prédéterminées à tomber en aucun sens, et que chaque goutte soit libre de choisir entre le versant de l'Océan ou le versant de la Méditerranée. Il est au contraire nécessaire: 1o que les gouttes tombent; 2o qu'elles tombent sur un versant ou sur l'autre; 3o que la moitié tombe sur le premier versant et l'autre moitié sur le second si la configuration du sol et la position des nuages entraînent cette répartition égale; 4o que celui qui connaît cette configuration du terrain et des nuages, mais qui ne connaît pas dans le détail la trajectoire des gouttes particulières, attende une chute également répartie à droite ou à gauche; 5o que cette attente de possibilités égales se vérifie sur les grands nombres par deux fleuves de grosseur sensiblement égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au contraire les gouttes d'eau étaient libres ou le nuage libre, c'est alors que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux vers l'Océan ou vers la Méditerranée; par conséquent, nous aurions beau connaître l'égalité matérielle des deux pentes et la répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne pourrions pas conclure à une égale répartition des gouttes d'eau[95].

Non seulement la prédétermination n'exclut pas la répartition égale en deux sens, mais c'est l'imprédétermination qui l'exclut. Les partisans du libre arbitre et de la contingence ne se tirent ici d'affaire que par un second paralogisme. «L'intervention de l'indéterminé et de l'imprévoyable, prétendent-ils, ne peut avoir que des effets qui se détruisent mutuellement» et s'égalisent[96]; donc l'indétermination fonde seule les attentes égales.—Pétition de principe. Pourquoi les effets contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils précisément déterminés selon un rapport d'égalité? Pourquoi la compensation serait-elle la loi constante, la détermination constante de ce que vous déclarez indéterminé? pourquoi l'équivalence ou la neutralisation mutuelle serait-elle la loi «prévoyable» d'un libre arbitre «qui agit en divers sens imprévoyables»? Si je suis absolument libre de remuer mon bras à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si je le porterai librement autant de fois à gauche qu'à droite?—Oui, dites-vous, puisque vous n'avez pas de raisons pour un côté plutôt que pour l'autre.—Mais l'absence de raisons n'entraîne pas l'égalité de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible. Si, en fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement, je finis par le remuer autant de fois à droite qu'à gauche, ce n'est pas parce qu'il n'y a point de raisons, c'est au contraire parce qu'il y a juste autant de raisons nécessaires pour que le courant oscille tantôt à droite, tantôt à gauche, de manière à montrer ainsi sur les grands nombres et les moyennes la régularité mécanique (et non libre) d'un pendule ou d'une balance. Le balancement n'est pas l'absence de loi, c'est une loi rythmique aussi déterminée que le retour périodique de la terre au même point de son orbite. Est-ce que le rapport = n'est pas un rapport déterminé? De quel droit en fait-on l'expression de l'indéterminisme[97]?

Oui sans doute, «le tout, dans cette affaire, est de comprendre n'importe comment la neutralisation des causes qui n'entrent pas dans le calcul du probable; il ne faut rien de plus au mathématicien et il n'a le droit de rien demander au delà.» Mais précisément le libre arbitre sans loi peut empêcher la loi de neutralisation des causes.

II.—La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les lois de la statistique

Dans la statistique, nous n'avons plus affaire à des possibilités égales, mais à des possibilités inégales, ou plutôt à des rapports respectifs certains d'inégalité, à une proportion constante entre deux séries de faits, par exemple la série des mariages et celle des non-mariages, la série des suicides et celle des morts involontaires, la série des naufrages et celle des traversées sans naufrage, etc.

Examinons successivement le problème au point de vue de la déduction et à celui de l'induction.

Certains déterministes, comme Lange, ont voulu conclure déductivement la détermination des actes particuliers du seul fait que leur moyenne est déterminée; certains partisans du libre arbitre, au contraire, ont voulu déduire l'indétermination réelle et absolue des actes particuliers de ce fait qu'ils restent toujours indéterminés en une certaine mesure relativement aux moyennes statistiques. Ces deux opinions dépassent également les prémisses dont elles partent, et, en tant que déductions, elles ne peuvent être prouvées ni l'une ni l'autre. 1o D'une seule moyenne et même de plusieurs, tant qu'on reste dans la région des moyennes, on ne peut arriver déductivement à un cas particulier. 2o D'autre part, de ce que les généralités mathématiques ne peuvent s'étendre jusqu'aux actions individuelles, il n'en résulte nullement que ces actions soient libres en elles-mêmes: elles peuvent être simplement la résultante particulière d'une composition de lois naturelles, dont la statistique ne mesure que les effets généraux et moyens. Sur le premier point, Quételet a donc raison de dire:—La loi des grands nombres, ne régissant que le collectif, ne détermine pas chaque acte en particulier; «toutes les applications qu'on voudrait en faire à un homme en particulier seraient essentiellement fausses, de même que si l'on prétendait déterminer l'époque à laquelle une personne doit mourir en faisant usage des tables de mortalité.» On ne peut, en effet, appliquer à un individu déterminé, ni même à de petits nombres, la loi statistique qui, par définition est celle des grands nombres. Les lois statistiques ne font que formuler la résultante d'une foule de lois naturelles qui sont les vraies lois déterminantes des phénomènes: on ne meurt pas en vertu des lois de mortalité, mais en vertu des lois naturelles de l'organisme, dont les tables de mortalité enregistrent les résultantes moyennes. Mais, ce premier point accordé, il n'est pas moins faux de conclure à la réelle indétermination des cas particuliers. Par exemple, si vous ne pouvez prédire la mort de tel individu par les tables de mortalité, vous n'avez pas le droit d'en déduire que cette mort n'est point déterminée par un concours ou une composition de lois nécessaires, et que l'individu meurt librement.

Sans doute la loi des grands nombres, n'est qu'approximative, et même, en général, toutes les lois de la nature sont approximatives pour nous en tant qu'invérifiables dans leurs derniers détails; déductivement il reste donc dans le détail une place possible à la contingence. C'est ce qui a fait dire à Zeller:—«La science a seulement pour objet les lois générales, et la contingence peut ne porter que sur les faits particuliers.—Mais, inductivement, cette contingence est une hypothèse gratuite. On pourrait, par des raisonnements comme ceux de Zeller et de M. Renouvier, laisser place jusque dans la loi d'Archimède à l'action des anges et des démons, car on ne peut vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute loi est générale, elle semble toujours approximative. N'est-il pas cependant plus logique et plus probable d'expliquer les écarts apparents d'une loi dans les faits particuliers par sa composition avec une autre loi, comme on explique la déclinaison d'une pierre qui tombe par la rencontre d'un obstacle[98]? On ne peut prédire le temps que d'une manière approximative à l'aide des tables statistiques; mais, si on connaissait mieux toutes les lois particulières qui sont la trame de la statistique, on pourrait prédire tel orage pour tel jour, à telle heure. La statistique est une sorte d'artifice indirect, par cela même insuffisant, pour enserrer les choses dans des lois sans connaître ces lois; mais là où la statistique s'arrête, elle montre elle-même le chemin à l'induction.

Voyons donc quelles sont les inductions les plus légitimes sur la nature réelle de ce résidu qui demeure déductivement en dehors des moyennes statistiques?

1o Par économie d'hypothèses, toutes choses égales d'ailleurs, il est légitime de supposer dans ce résidu la continuation de l'empire des lois, loin d'y admettre avec M. Renouvier l'absence de lois. En effet, supposer le libre arbitre là où les autres lois peuvent suffire à l'explication, c'est faire une hypothèse scientifiquement gratuite, comme si, après avoir expliqué les gelées d'avril par les causes ordinaires, on s'obstinait à maintenir par surcroît l'influence de la lune.

2o Par analogie, les cas de liberté et les cas sans liberté sont assimilables. Les aberrations de mémoire relevées dans la suscription des lettres ne peuvent pas plus être prévues dans le détail individuel que les suicides, quoiqu'elles soient aussi régulières en moyenne; il n'en résulte pas que les erreurs de suscription soient volontaires. De même, l'impossibilité de prévoir les suicides dans le détail n'autorise pas à les croire libres.

3o L'induction en faveur du déterminisme croît en probabilité à mesure qu'on resserre le libre arbitre dans un plus étroit espace: si ce resserrement peut être poussé aussi loin qu'on veut, l'induction deviendra de plus en plus voisine de la certitude.—Supposons, dit M. Renouvier, des boules prenant leur couleur elles-mêmes dans une urne; peu importe qu'elles l'aient d'avance ou la prennent au moment de l'extraction, «pourvu que la proportion du noir et du blanc subsiste.»—Sans doute; mais d'abord, si les boules prenaient réellement elles-mêmes leur couleur, la proportion pourrait-elle subsister? Si le libre arbitre était réel et agissant, il y aurait, ici encore, un point indéterminé, sans loi, qui suffirait peut-être à contrebalancer toutes les autres lois, et vous ne pourriez plus, par exemple, imposer certainement à priori aux boules d'une urne cette loi de proportion:—Sur mille tirages, vous serez dans la proportion de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf blanches et une noire.—De plus, pour nous rapprocher des réalités particulières, il faut compliquer les données: supposons donc une urne où soient des boules de sept couleurs. La statistique m'apprend, je suppose, qu'il sort effectivement de l'urne 60 boules sur 100; vous dites alors:—Pourvu qu'il sorte 60 blanches, part nécessaire du déterminisme, les 40 boules restantes sont libres d'être bleues, jaunes, rouges, etc.—Par malheur, une seconde loi de statistique m'apprend qu'il sort 30 rouges sur 40 boules non blanches.—Mais alors il y a 10 boules qui peuvent choisir entre le vert, le jaune, etc.—Une troisième loi statistique m'apprend qu'il sort 6 boules vertes sur 10 boules non blanches et non rouges.—Alors, il y a quatre boules qui peuvent choisir entre le jaune et le bleu.—La statistique m'apprend qu'il sort 3 boules bleues sur les boules qui ne sont ni jaunes, ni vertes, ni rouges, ni blanches... Et ainsi de suite. Les lois statistiques vont ainsi s'entrecroisant et établissant des proportions de plus en plus déterminées. Elles ne pourront jamais, sans doute, comme les lois naturelles dont elles ne sont que l'enveloppe, aboutir à une déduction individuelle; mais n'a-t-on pas le droit d'induire que, si nous connaissions toutes ces lois naturelles, nous les verrions produire par leur entrecroisement les faits particuliers, résidu de la statistique? Est-il probable que, toutes les proportions des diverses couleurs étant déterminées, les boules demeurent libres d'échanger indifféremment leurs rôles et de se dire entre elles: «Passez-moi la couleur rouge, vous aurez la couleur verte: pourvu qu'on trouve le compte final, nous pouvons nous passer l'une à l'autre nos couleurs.»—Enfin, le déterminisme statistique, quoique ne portant pas sur les derniers détails des choses, acquiert une valeur nouvelle quand il vient s'ajouter au déterminisme plus interne des lois sociologiques, psychologiques, biologiques, physico-chimiques, mécaniques. La liberté que les indéterministes maintiennent alors dans les détails rappelle trop la liberté laissée aux femmes par l'édit humoristique d'un prince d'Orient:—Art. I. Toutes les femmes sont libres de sortir à travers la ville. Art. II. Elles ne pourront sortir que voilées. Art. III. Quiconque aura fabriqué ou vendu des voiles sera puni de mort.—Pour parler sérieusement, la législation de la nature est en elle-même aussi rigide que celle des souverains absolus, et sa rigidité a des résultats trop souvent tragiques. Prenons un exemple. Supposons qu'il y ait un naufrage sur mille personnes qui s'embarquent; il faut, si nous sommes mille à nous embarquer, que l'un de nous fasse naufrage, non pas directement en vertu des lois statistiques, mais en vertu des lois dont la statistique compte et classe les effets. Qui décidera dans ce cas de la victime tributaire? Le concours des circonstances particulières, l'intersection des séries de lois que présuppose la statistique. Si donc je connaissais mieux le détail des circonstances, je pourrais savoir que c'est moi qui suis l'un sur mille, parce que je m'embarque sur une mer plus dangereuse, par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans telle circonstance fâcheuse, etc. Plus j'aurais de tables de statistiques variées à ma disposition, de manière à y faire rentrer toutes les circonstances particulières, plus, par ce moyen indirect, je pourrais me rapprocher, sans y atteindre, d'une prévision portant sur le particulier. Pareillement il faut qu'il y ait, je suppose, un assassin par jalousie sur cent mille jaloux; voici donc déjà, pour les jaloux, la liberté de ne pas assassiner resserrée dans les limites du nombre 999,999. Maintenant, il faut aussi, je suppose, qu'il y ait six cents jaloux sur mille amoureux, et deux cents jaloux jusqu'à la fureur, quatre jusqu'à la folie, etc., etc. Nous resserrons de plus en plus le libre arbitre par une sorte de compression indéfinie. L'induction rend probable, par analogie avec l'autre exemple, que celui qui se trouvera dans des circonstances spéciales de tempérament, d'éducation, d'entraînement, etc., sera la victime prédestinée au minotaure du crime. Quelle différence, en effet, pourrait-on établir entre les deux cas, sinon artificiellement et tout hypothétiquement, quoique le naufrage soit involontaire et l'assassinat voulu? En combinant directement des lois naturelles avec des lois naturelles, on pourrait probablement, sur les mille individus, en éliminer neuf cent quatre-vingt-dix, et les dix restants pourraient dire:—L'un de nous sera assassin.—On pourrait encore pousser plus loin le calcul des circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour les deux restants le dilemme tragique:—Il faut que l'un de nous tue.—Avec un peu plus de connaissance des causes, l'un des deux pourrait enfin s'écrier: «Celui qui doit tuer, c'est moi.»—L'induction et l'analogie n'amènent nullement à croire que cet homme tuerait ou ne tuerait pas en vertu du libre arbitre. Seulement, il lui resterait dans la pensée même de l'avenir une dernière ressource, et la réaction de l'idée sur le fait pourrait l'empêcher de commettre le meurtre.

Les réactions de l'intelligence, en effet, et toutes les autres, demeurent toujours possibles.—Les moyennes, comme le dit Quételet, s'altèrent avec le temps; or cette altération, quand les causes physiques restent les mêmes, ne peut être due «qu'à l'action perturbatrice de l'homme[99].»—Seulement on n'en peut conclure, avec Quételet, que les réactions individuelles soient dues à l'exercice d'un libre arbitre. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi bien et mieux encore l'effet du progrès intellectuel, de l'adoucissement des mœurs, de l'évolution sociale? C'est par le perfectionnement de ses idées et de ses sentiments que l'homme «maîtrise les causes, modifie leurs effets et cherche à se rapprocher d'un état meilleur.» Les idées sont des forces directrices, perturbatrices, correctrices; on ne peut donc conclure, comme on prétend le faire, de la seule variabilité, de la seule individualité à la liberté[100]. Le nouveau peut être lié à l'ancien par un rapport qui exclue la possibilité des contraires. La variété des effets n'est pas l'ambiguïté des causes. En un mot, loin d'exclure le devenir, le déterminisme est la loi du devenir. Causalité est fécondité sans doute, non stérilité, mais c'est une fécondité selon des lois. Notre espoir de progrès n'est donc pas un espoir en dehors du déterminisme, mais en dedans et par le moyen du déterminisme même.

En résumé, on ne peut pas faire de la statistique une preuve apodictique du déterminisme, comme l'ont prétendu certains savants trop pressés de conclure: la statistique se borne à compter le nombre de fois qu'un même dessin revient dans la tapisserie des événements; elle ne nous découvre pas directement les fils mêmes et les lois du tissage. Mais elle permet d'induire de la constance des dessins à la constance des lois qui les amènent. En outre, la connaissance directe et progressive de ces lois naturelles rend de plus en plus invraisemblable le libre arbitre attribué aux derniers éléments qu'elles régissent. Par les lois de la statistique et leur entrecroisement, le libre arbitre est resserré dans un domaine indéfiniment décroissant, et le déterminisme devient d'autant plus étendu qu'on pousse plus loin l'analyse.

III.—Critique de l'idée de contingence des possibles

Le libre arbitre, qui est l'indéterminisme dans le temps, ne peut se représenter que comme une sorte de puissance à double effet qui enveloppe en elle-même des contraires contingents; et alors on aboutit à toutes les difficultés métaphysiques que nous avons passées en revue. Aussi sommes-nous amené à conclure que l'opposition des contraires également possibles au même instant est une représentation toute logique, qui résulte d'abstractions et de combinaisons imaginaires. Cette représentation se produit tout naturellement sans exiger aucun effort de notre part, car elle provient de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet calcul: elle provient de notre impuissance et de notre repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective intérieure, la pensée même de leur coïncidence tend effectivement à les rapprocher. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de bout?—Aussi la conscience n'a-t-elle pu nous apprendre ni si nous sommes des causes libres, ni s'il existe une réelle puissance enveloppant des possibles, une réelle contingence dans les causes, par cela même une réelle indétermination des effets futurs. Passons donc du point de vue subjectif au point de vue des faits objectifs.

Pour établir véritablement la possibilité absolue et inconditionnelle ou contingence des contraires, il faudrait une science absolue des choses et de leurs rapports: telle n'est pas, évidemment, notre connaissance logique et discursive[101]. Une conception est pour nous logiquement possible lorsqu'elle ne se contredit point; mais cette conception, selon la remarque de Kant, peut néanmoins être réellement vaine, «si la réalité objective de la synthèse par laquelle le concept est produit n'est pas elle-même démontrée»; or, cette démonstration repose toujours «sur des principes de l'expérience possible, et non sur le principe de l'analyse ou principe de contradiction»[102]. Au reste, si l'on ne peut à priori établir la possibilité absolue d'une chose par un simple enchaînement de concepts, on ne peut pas davantage en établir à priori et de la même manière l'impossibilité absolue, à moins que la chose ne soit absolument contradictoire. Il en résulte qu'il y a toujours quelque chose de hasardeux dans les spéculations logiques sur la possibilité ou l'impossibilité des choses. Il est possible abstraitement que la fin du monde arrive demain, et, en général, il n'est pas d'extravagance qui ne soit possible par une combinaison de notions incomplètes. La possibilité, abstraction faite de la réalité concrète, n'est que la pure forme de l'identité avec soi. Mais précisément, comme l'a dit Hégel, dans tout contenu réel, dans toute existence concrète,—par exemple dans l'objet qui de noir devient blanc,—une détermination ou qualité particulière peut être considérée comme une «opposition déterminée» et, en conséquence, comme impliquant une certaine contrariété. Ce qui est est, disait Parménide, tu ne sortiras jamais de cette pensée; mais cet axiome est stérile et il faut bien que la réalité, elle, sorte de cette pensée: sans cela, ce qui est actuellement serait toujours, et le changement, qui suppose une opposition, serait impossible. Jamais un objet blanc ne pourrait devenir noir s'il était réduit en quelque sorte à dire pendant toute l'éternité: «Ce qui est est; je suis blanc, donc je suis blanc; ce qui sort de l'identité logique étant impossible, je ne puis sortir de l'identité du blanc avec le blanc pour devenir noir.»—Hegel n'avait pas tort de dire que la philosophie doit éliminer toute recherche qui a pour objet d'établir abstraitement et en l'air que telle ou telle chose est possible ou, comme l'on dit, pensable: c'est là-dessus que la scolastique s'est consumée[103]. Plus on est ignorant, moins on embrasse les rapports déterminés de l'objet que l'on considère, et plus on est porté par cela même à se perdre dans toute espèce de possibilités vides. La pensée doit donc s'élever au-dessus de ces catégories logiques de possible ou d'impossible. Tout au moins ne peuvent-elles fournir qu'une représentation fallacieuse de la vraie liberté morale.

Revenons maintenant au point de vue expérimental et non plus logique; que deviendra l'idée de possibilité ou, plus proprement, de puissance?—Elle paraîtra bien moins exprimer la liberté morale de décision que la puissance exécutive ou la liberté physique, au sens le plus général de ce mot. En effet, nous ne pouvons guère nous représenter la puissance que comme s'appliquant à une résistance, selon la définition même des forces mécaniques; mais alors la puissance de deux contraires apparaît comme un surplus ou une quantité supérieure de puissance par rapport à deux résistances de directions opposées. Lever et abaisser le bras sont également possibles parce que les résistances que je rencontre, soit en levant, soit en abaissant le bras, sont toutes deux inférieures à la puissance dont je dispose. Les possibilités de contraires sont donc, ici encore, de simples relations et, qui plus est, des relations mécaniques.

En somme, nous appelons jusqu'ici possible soit ce qui n'implique pas logiquement contradiction, soit ce qui n'offre mécaniquement qu'une résistance inférieure à une puissance donnée; dans les deux cas nous n'avons qu'une représentation logique ou mécanique, inadéquate sans doute à la réalité métaphysique et encore plus à l'ordre vraiment moral.

Si on laisse de côté les spéculations théoriques sur la possibilité ou l'impossibilité absolue, soit dans l'ordre logique soit dans l'ordre mécanique, on remarquera que, pratiquement et psychologiquement, le contraire d'un acte peut nous devenir possible sous la condition d'y penser suffisamment, de manière à susciter en nous l'émotion; et il devient d'autant plus possible que nous y pensons davantage. Or, dans toute question morale, le contraire de l'acte se présente toujours à la pensée: nous ne manquons jamais avec réflexion à notre devoir sans penser au devoir, sans apercevoir dans cette pensée même une puissance susceptible d'un accroissement indéfini, sans avoir conscience que notre nature est capable,—quoique non inconditionnellement et au même instant,—d'un acte infiniment supérieur à celui que nous accomplissons.


Passons du point de vue du la causalité à celui de la finalité. A ce point de vue, les possibilités diverses paraissent s'accroître pour nous à mesure que la fin poursuivie est moins immédiate et moins prochaine. C'est là un résultat du pouvoir d'abstraction et de construction qui appartient à l'intelligence. Dans la fatalité de la passion, le moment présent est tout, le moyen et la fin sont alors contigus. Entre la réalité de l'antécédent actuel, comme la fureur, et la nécessité de sa conséquence immédiate, comme un acte de violence, le possible n'a point de place. Dans la réflexion appliquée aux biens sensibles, c'est-à-dire dans le calcul de l'intérêt, la fin recule au loin dans le temps: par là elle laisse place à diverses séries de moyens possibles, à diverses lignes de conduite plus ou moins directes. Cependant le nombre des séries ou des possibles est encore limité, et le choix ne s'exerce que dans un cercle restreint. Dans l'acte moral, qui aspire à dépasser le déterminisme, la fin entrevue consiste en un idéal de liberté universelle, d'unité par l'amour. Dans cette sphère illimitée et indéterminée il est naturel que l'esprit s'attribue une plus grande liberté de mouvements. Là peut s'exercer en quelque sorte la spéculation à l'infini, par cela même un certain désintéressement.

Toutefois, même à ces divers points de vue de la finalité, le possible et l'impossible offrent toujours un caractère relatif et subjectif, qui empêche de les considérer comme l'expression absolue des choses. Ils sont seulement l'expression de notre liberté intellectuelle, c'est-à-dire de notre pouvoir de construire l'idéal et d'imaginer des possibilités idéales. Ces possibilités, sans doute, peuvent devenir pratiquement objet de désir, ces idées peuvent devenir des forces directrices; mais il n'en résulte nullement que les contraires nous soient possibles au même instant. Le champ de la contingence abstraite recule en même temps que va plus avant notre connaissance de la réalité concrète. Les possibles semblent donc dépendre de la réalité, et non la réalité des possibles. «L'acte produit la puissance.»


S'ensuit-il, comme le soutient un déterminisme exclusif, que toute réalité soit nécessaire absolument et primitivement? Après avoir subordonné le possible et le contingent au réel, devons-nous subordonner le réel lui-même au nécessaire?—C'est ce qui nous reste à examiner.

CHAPITRE SEPTIÈME

LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ

I. Principe du déterminisme intellectualiste et mécaniste.—L'intelligibilité universelle et ses conditions: universalité des lois, permanence de la quantité de matière phénoménale, réciprocité universelle des phénomènes.—Réduction de ces trois principes à celui de la causalité phénoménale.—Comment un même principe, selon Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.—Insuffisance de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de l'objet.

II. Principe du déterminisme dynamiste.—L'équivalence mécanique n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.—Idée de la causalité efficiente.—Que la notion de temps n'est plus aussi intimement liée à cette idée.—Comment nous tendons à la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du simultané au permanent.

III. Limite du déterminisme.—Valeur relative et symbolique du déterminisme.—L'idée de «liberté supérieure au temps.»—Définition de cette idée.—Son caractère problématique.—Son identité avec celle d'absolu.

I.—L'intelligence a des fonctions analytiques et des fonctions synthétiques; les premières sont soumises au principe d'identité. On a voulu faire de la nécessité logique, fondée sur ce principe d'identité, la suprême explication des choses[104]. Mais cette nécessité n'offre, selon la remarque de Leibnitz, qu'un caractère relatif et hypothétique: car la nécessité pour une chose d'être identique à ce qu'elle est ne nous apprend pas ce qu'elle est, et présuppose la chose elle-même. Le principe d'identité, le syllogisme même, qui semblait d'abord ce qu'il y a de plus inconditionnel, est donc la forme du conditionnel et de l'hypothétique: supposé qu'une chose soit, elle est. Comme, en fait, toutes choses ne sont pas identiques sous tous les rapports, comme il existe des différences, des oppositions même dans la nature et dans l'esprit, il reste toujours à savoir quel est le lien qui unit en un ensemble harmonieux les choses les plus différentes. Ce lien, étant une synthèse, ne pourra être exprimé par un axiome analytique, ni par un syllogisme, mais par des principes synthétiques.

On sait de quelle manière Kant a déterminé ces principes, qui sont les conditions de l'universelle intelligibilité. L'objet de la pensée ou de l'intellection, c'est une synthèse des phénomènes dans l'espace et surtout dans le temps. Or le temps a trois formes principales: permanence, succession et simultanéité. De là les trois relations fondamentales qui seules peuvent réduire en un système unique les phénomènes, pour en faire un objet de pensée et par là les rendre intelligibles.

Le premier principe régulateur qui sert à établir l'universelle synthèse des phénomènes, conséquemment l'universelle intelligibilité, est la permanence de la force et de la quantité de matière phénoménale. Ce principe est présenté par Kant non comme loi empirique, mais comme condition de la pensée scientifique. Nos sensations, en tant que telles, sont dans une vicissitude indéfinie; si l'on n'admettait que cette vicissitude sans la rapporter à quelque chose de permanent, l'existence phénoménale commençant et finissant sans cesse n'offrirait aucune quantité, aucune durée mesurable. Il n'y aurait pas même de vrai changement ni de phénomène perceptible à la conscience, car le vrai changement est une manière d'exister qui succède à une autre manière d'exister dans le même objet de conscience. L'être permanent en quantité seul change, malgré l'apparence de paradoxe, dit Kant; car les manières d'être qui naissent ou périssent dans l'être n'éprouvent pas, elles, un changement véritable: elles éprouvent seulement une vicissitude. Voilà pourquoi tout commencement est pensé comme relatif à quelque chose de permanent en quantité dans l'espace et dans le temps. Un commencement absolu qui ne se rattacherait à aucune chose préexistante et augmenterait la quantité d'existence, serait un monde à part des autres, à part de la pensée.—N'est-ce pas le même raisonnement que nous reconnaissons dans les Premiers principes de Spencer?

Cette universelle relation des phénomènes avec le substantiel, entendu d'ailleurs en un sens qui n'a rien de métaphysique[105], n'est encore selon Kant, et aussi selon Spencer, qu'une unité insuffisante pour la pensée, pour l'intellection. Il faut de plus que les phénomènes soient unis entre eux, non pas seulement avec leur matière permanente en quantité; il faut que leur succession soit soumise à un principe synthétique. Autrement, il n'y aurait dans l'esprit qu'un jeu de représentations sans lien et sans objet intelligible. L'expérience n'est donc possible que dans la supposition suivante: tout événement est précédé de quelque autre événement qu'il suit d'après une loi déterminée. C'est là le principe de la causalité purement phénoménale, de la succession régulière, de la loi,—principe où il est facile de reconnaître la base du déterminisme.

Après avoir, au moyen de la loi ou succession uniforme d'antécédents et de conséquents, fait la synthèse de la diversité dans des temps successifs, nous devons, pour unifier entièrement la connaissance, faire la synthèse de la diversité dans le même temps. Cette synthèse est la relation de simultanéité et de réciprocité universelle. La place d'une chose dans le temps et dans l'espace doit pouvoir être assignée par rapport à celle de toutes les autres, et les séries de successions doivent former un système de simultanéités. Il doit y avoir quelque chose par quoi A détermine à B sa place dans le temps, et réciproquement B à A. Par conséquent, selon Kant, tout objet doit comprendre en soi la loi qui assigne à certaines déterminations leur place dans d'autres objets; et ceux-ci, à leur tour, doivent assigner à certaines déterminations leur place dans le premier. Par là les choses sont en une réciprocité universelle. Le consensus des choses fait que chacune influe sur toutes, et toutes sur chacune. C'est la réciprocité du déterminisme entre tous les êtres. Alors seulement l'intelligence a vraiment pour objet un univers intelligible, c'est-à-dire un tout lié et déterminé en toutes ses parties.

On reconnaît dans cette doctrine de Kant les trois lois que Leibnitz avait déjà imposées au monde: principe de la persistance de la force, principe de la raison suffisante, principe de l'harmonie préétablie. A vrai dire, Kant aurait dû ramener ces trois lois à une seule: la loi de causalité phénoménale. En effet, réciprocité des causes, c'est toujours causalité universelle; quant à la substance matérielle et phénoménale, nous ne la concevons que comme l'ensemble des choses qui se conditionnent dans l'espace et dans le temps selon la loi de causalité: c'est la totalité phénoménale et causale. Kant n'en a pas moins le mérite d'avoir montré dans les lois du monde un organisme où les parties et le tout s'impliquent mutuellement, et, dans cet organisme, l'expression de la pensée même ou les conditions de sa possibilité, c'est-à-dire de son unité consciente.

Ces conditions produisent un double résultat. En même temps qu'elles rendent la pensée possible pour le sujet pensant, elles la rendent aussi objective, c'est-à-dire qu'elles lui donnent une portée, une valeur, une vérité. A quelles conditions, en effet, se demande Kant, devons-nous considérer le rapport des phénomènes et leur liaison comme ayant lieu dans la réalité, non pas seulement dans nos représentations[106]? «Les représentations ne sont toujours que des représentations, c'est-à-dire des déterminations intérieures de l'esprit dans tel ou tel rapport de temps. D'où vient donc que nous faisons de ces représentations un objet, ou qu'indépendamment de leur réalité subjective comme modifications, nous leur attribuons encore je ne sais quelle réalité objective? La valeur objective ne peut consister dans le rapport avec une autre représentation; car autrement reviendrait la question: comment cette représentation sort-elle d'elle-même et acquiert-elle une valeur objective, outre cette valeur subjective qui lui est propre comme détermination ou état de l'esprit?—Si nous cherchons quelle propriété nouvelle le rapport à un objet donne à nos représentations, et quelle importance elles en retirent, nous trouvons qu'il ne fait que rendre nécessaire une certaine liaison des représentations et la soumettre à une règle. Réciproquement, par cela seul qu'un certain ordre de nos représentations est nécessaire sous le rapport du temps, elles ont une valeur objective... comme si une règle servant de principe nous forçait à garder cet ordre de perceptions plutôt qu'un autre. Cette contrainte est proprement ce qui rend enfin possible la représentation d'une succession dans l'objet, et non plus seulement dans notre imagination. En premier lieu, je ne puis intervertir une série de choses objectives, comme les diverses positions d'un bateau sur un fleuve,—en mettant avant ce qui vient après. En second lieu, étant posé l'état antérieur, l'événement déterminé arrive immanquablement et nécessairement[107]

Ainsi donc, si le lien établi entre les sensations n'était qu'un lien momentané, nous ne pourrions vraiment objectiver: nous retomberions encore dans la confusion primitive où le subjectif et l'objectif sont indiscernables, où il n'y a point de pensée ni de vérité; voilà pourquoi Kant admet un ordre de succession invariable. De plus, il ajoute à la constance la nécessité; les choses, pour être vraies, doivent être tellement liées par un déterminisme universel que nous n'en puissions concevoir la place changée; seul un tel ordre de choses, par sa nécessité, s'opposera au désordre de nos sensations ou à l'arbitraire de notre imagination, et acquerra ainsi une valeur objective, une vérité. Poussant sa thèse jusqu'au bout, Kant construit ainsi un déterminisme absolu et universel, où chaque chose est déterminée dans le temps et dans l'espace par tout ce qui la précède et par tout ce qui l'accompagne, en même temps qu'elle détermine pour sa part toutes les autres choses. Il ne se contente pas, comme l'école anglaise, d'une constance de fait, lien trop fragile et trop superficiel à ses yeux: il veut une nécessité intrinsèque, une loi universelle, qui est le principe de causalité phénoménale. Ce principe est la condition commune de toute intelligence et de toute intelligibilité.

Si la doctrine de Kant s'arrêtait à ce premier point de vue, qui est le déterminisme intellectualiste, on pourrait se poser cette question:—Faisons-nous nous-mêmes partie de ce déterminisme universel, ou sommes-nous en dehors? Si nous en faisons partie, tout étant nécessaire, tout est réellement inséparable; nous n'avons rien en nous qui puisse réellement se séparer de quoi que ce soit; on ne voit donc plus comment distinguer d'une manière réelle le subjectif de l'objectif: cette distinction n'aura qu'une vérité abstraite, non une réalité concrète. La nécessité, en effet, s'appliquant à tout, ne peut s'opposer à rien, et il n'y a plus réellement qu'un seul être, dans lequel tout est indissoluble. Si nos sensations offrent une apparence de désordre et d'arbitraire, qui fonde la distinction purement formelle du sujet et de l'objet, ce n'est là qu'une apparence, que la réflexion doit détruire; et la réflexion, au lieu de fournir une distinction réelle du moi et du non-moi, finira par la refuser. Dans l'universelle nécessité tout est un au fond, le divers n'est qu'à la surface. Aussi le point de vue du déterminisme intellectualiste, quand il est exclusif, aboutit à un système de choses indissoluble où le moi, le sujet, n'est vraiment qu'une forme.

Et l'objet, à son tour, c'est-à-dire le monde de la science, est-il autre chose qu'une forme? Les lois scientifiques sont les rapports des choses dans l'espace et dans le temps; par leur nécessité, elles constituent la vérité logique du monde ou son intelligibilité, mais non sa vivante réalité. Le déterminisme intellectualiste exprime l'ordre dans lequel s'enchaînent tous les anneaux des choses, il peut servir à découvrir les dessins que forme cette chaîne enroulée et nouée de mille manières; mais avec quoi est-elle faite?—Une telle question dépasse le domaine du déterminisme. La nécessité est donc simplement l'ordre logique et mathématique des relations qui unissent les phénomènes dans le temps et dans l'espace.

C'est ce que rendra évident une considération plus approfondie de cet ordre nécessaire. Pour mériter vraiment son nom et pour être une véritable unité, l'ordre universel doit être tel que chacun des rapports dont il est l'ensemble puisse être connu par le moyen de tous les autres. En mathématiques, on trouve le quatrième membre d'une proportion par le moyen des trois autres membres donnés. Les rapports des quantités entre elles peuvent être déterminés d'avance par les lois des proportions ou de l'analogie mathématique, et cette analogie est une formule énonçant l'égalité de deux rapports de quantité (par exemple: 2/4 = 3/6). Comme il ne s'agit alors que de quantités, la connaissance de trois termes permet de déduire effectivement le quatrième ou de le construire d'après les règles d'une synthèse mathématique: par exemple l'égalité du rapport de 4 à 8 et du rapport de 3 à x me permet de construire le quatrième terme, 6, d'après la loi de formation des quantités extensives. De même nous pourrions, selon la remarque de Kant, construire et déterminer à priori la quantité intensive de la sensation produite par la lumière solaire, en ajoutant environ deux cent mille fois à elle-même celle de la lune[108]. Le déterminisme universel, lui aussi, au point de vue de la relation, unit toutes choses par un raisonnement analogique; seulement ce genre d'analogie n'énonce plus, comme en mathématiques, l'égalité de deux rapports de quantité, mais celle de deux rapports de qualité, par exemple lumière et chaleur. Dès lors, trois membres étant donnés, je ne puis plus déduire le quatrième membre lui-même, mais seulement un rapport à ce quatrième, savoir un rapport de temps, un mode de liaison et une place dans le temps: par exemple la concomitance entre la lumière d'une bougie et sa chaleur. Seule la sensation peut m'apprendre à posteriori ce que ce quatrième terme est en fait; je ne puis avoir à priori qu'une règle pour le chercher dans l'expérience et un signe auquel on peut le reconnaître. Voilà pour quelle raison la nécessité porte seulement sur les relations et sur les phénomènes, non sur les choses elles-mêmes: on ne saurait montrer à priori pourquoi, une chose A étant posée, par exemple des vibrations sonores, il est nécessaire qu'il en résulte une chose B toute différente en qualité, par exemple la sensation de la note ut, et comment il serait contradictoire que l'effet ne résultât point de la cause, à laquelle il n'est pas identique.

Même sous sa forme mécanique, qui est plus concrète, la nécessité n'est encore, pourrait-on dire, que la limite commune de l'action réciproque par laquelle les êtres se conditionnent mutuellement; elle n'est, dans ce monde, que la mise en rapport et le conflit des forces, ainsi que des mouvements qui en dérivent. Son type sensible, c'est le choc; ses lois typiques dans le monde sensible, ce sont les lois du choc. Mais, si le choc se retrouve partout dans les objets de notre expérience sensible, il n'est jamais que le plus général des phénomènes physiques et ne peut être érigé en dernier mot de toutes choses. Il ne rend même pas compte de la sensation de choc qui lui correspond. Le physique et le mental s'accompagnent sans qu'on puisse les déduire l'un de l'autre.

Ajoutons que la proposition qui veut que toute causalité soit purement nécessaire devient antinomique si on la prend dans son universalité. Cette proposition était que rien n'arrive sans une raison suffisante et déterminée à priori; or, en remontant la série, on n'aboutit à rien qui suffise, on a une série de raisons insuffisantes; rien de réel ne se trouve vraiment déterminé à priori: la place de chaque terme dans l'espace et dans le temps se trouve seule déterminée par son antécédent. L'explication de la réalité devrait partir d'une donnée réelle qui s'expliquât d'elle-même; mais ici l'explication, qui n'est qu'une mise en ordre et en équation de réalités inconnues, recule et fuit, comme dirait Pascal, d'une fuite éternelle. Dès lors il n'y a plus aucune nécessité réellement primordiale: les choses n'étant conditionnantes qu'après avoir été conditionnées, il n'existe qu'une nécessité de rapports, subie de la part d'autrui et dérivée, non une nécessité en soi et pour soi[109]. Pourquoi donc les choses se succèdent-elles ainsi sans commencement et sans fin?—On ne peut plus répondre d'une manière intelligible à cette question par une raison de nécessité; d'autre part, le déterminisme exclusif ne peut invoquer une causalité supérieure et absolue. Il ne peut donc répondre que par le fait même; et encore le fait est invérifiable dans sa totalité. On arrive ainsi à cette conséquence: s'il n'y a rien que de nécessaire, rien n'est définitivement et foncièrement nécessaire. Le déterminisme universel et exclusif, conçu en vue de l'unité intelligible, ne peut atteindre ni l'unité ni l'universalité; l'explication qu'il donne est toujours inachevée. La pensée cherchait quelque chose de fixe où elle pût se tenir en équilibre et elle croyait le trouver dans la nécessité; mais cette nécessité, avec sa série de commencements sans commencement, entraîne la pensée dans un mouvement sans fin.


En résumé, la nécessité, moyen en vue de l'unité, ne saurait suffire à elle seule pour achever l'entière unité de la pensée. Si la nécessité a une valeur scientifiquement incontestable quand on en fait une partie de la réalité et une condition de la science, elle n'a plus métaphysiquement la même valeur quand on en veut faire le tout de la réalité. Le déterminisme, qu'il soit à priori comme chez Kant ou à posteriori comme chez Stuart Mill, est un formalisme intellectualiste. Ce formalisme est inévitable et vrai sans doute, mais il ne rend pas compte de la réalité. Nous avons vu qu'il absorbe notre réalité comme sujets individuels dans le grand tout, dont nous ne sommes plus qu'une des formes. Ce tout lui-même, cet objet, il n'en présente encore que la forme et le plan nécessaire, non le fond vivant et agissant. Dès lors, il n'y a plus de tous côtés que des rapports sans termes.

Leibnitz n'avait donc pas tort de dire que le déterminisme logique, mathématique et mécanique de Descartes est la face extérieure de la réalité, dont la face intérieure doit être plus ou moins analogue à ce que nous trouvons en nous-mêmes. La conscience, en effet, ne semble plus être un extérieur, mais un intérieur, et le seul que nous connaissions; du moins doit-elle nous placer à un point de vue plus central, d'où le mécanisme nous apparaît comme externe. En somme, peut-on dire, c'est avec nos sensations ou nos pré-sensations que nous sommes obligés de construire et d'imaginer le monde mécanique lui-même, et c'est avec notre intelligence que nous concevons ses lois. Tout dépend donc de notre conscience même et de sa constitution.

On voit que Kant a eu raison de faire remonter le principe du déterminisme jusqu'aux conditions de la conscience. Seulement, dans la conscience, il a surtout considéré la pensée et le déterminisme intellectuel; or l'intellectualisme est, tout comme le mécanisme, un aspect de surface. Kant s'en est trop tenu à un à priori intellectuel, à des formes constitutives de la pensée, à des cadres logiques. Le mécanisme et l'intellectualisme se ramènent en définitive à de la sensibilité et à de l'activité. Ce qui est à priori pour la conscience, ce n'est pas le penser, c'est le sentir et l'agir. Les principes universels de Kant ne sont que l'extension au dehors de notre constitution intime. Façonné par le macrocosme, le microcosme en réagissant exprime le grand monde, et même le reconstruit en soi à son tour.

II.—A ce point de vue intérieur de la sensibilité et de la volonté ou, en général des faits de conscience concrets, cherchons ce que vont devenir les formules de l'identité logique ou de l'équivalence mécanique, où nous avons reconnu les thèses fondamentales du déterminisme extérieur.—Il y a dans notre vivante conscience, à côté de l'identique, du changement et du progrès. Peut-on nier qu'aux divers degrés de l'évolution physique aient répondu, dans l'évolution mentale, soit des sentiments nouveaux, soit des idées nouvelles, soit des volitions nouvelles? L'identité mécanique, mathématique et logique, est donc réellement compatible avec une perpétuelle nouveauté dans l'ordre mental. Vous combinez différemment des rayons de lumière, et au lieu d'avoir la sensation du blanc, j'ai la sensation du rouge; il n'y a là, dites-vous, qu'une autre direction du mouvement;—objectivement, peut-être; subjectivement, non. La sensation nouvelle est, dans ma conscience, une chose qu'on ne saurait déclarer identique aux autres sensations. Qu'importe que l'être en qui naissent des sentiments, des pensées, des volitions nouvelles, pèse toujours le même poids dans une balance? S'il n'y a aucune création mécanique, comme aussi aucune annihilation, il y a une rénovation mentale ou morale. C'est là encore, sans doute, la production d'une forme nouvelle, non d'une existence telle que les métaphysiciens l'entendent; mais, si cette forme est un plaisir qui n'existait pas auparavant, une joie, un bonheur, et un bonheur plus ou moins durable, n'est-ce pas une chose suffisamment réelle, quoique vous l'appeliez une forme? En tout cas elle est plus réelle que les formes logiques, mathématiques ou mécaniques. Tout à l'heure je souffrais ou j'étais indifférent, maintenant je jouis: les deux états peuvent être équivalents pour la balance et pour la mécanique; soutiendra-t-on qu'ils sont équivalents pour moi ou pour ma conscience? Et si, par hypothèse, cette joie était la première qu'un être vivant eût éprouvée d'une manière distincte, ne marquerait-elle pas, dans le vieil univers, l'apparition d'un bien qui, à lui seul, serait comme un univers nouveau? De même, une pensée nouvelle dans la conscience n'est-elle pas un nouveau monde, alors que, dans la balance de la nature physique, elle ne produirait pas la moindre oscillation, le moindre dérangement à l'éternel équilibre des plateaux? Et si vous supposez que dans la conscience ces grandes nouveautés peuvent se produire,—sentiment et pensée,—peut-être surgira-t-il par leur intermédiaire une nouveauté supérieure encore, un monde plus beau et meilleur, une réalisation progressive de la liberté idéale. Par là sans doute nous n'entendons pas une liberté capable de bouleverser ce que Gœthe appelait le budget de la nature: celle-ci, en additionnant ses unités de force mécanique, trouvera toujours le même compte; mais que de richesses nouvelles sur le livre des idées, des sentiments et des volontés! Simple changement de forme, répétez-vous. Si ce ne sont là que des apparences et des modifications superficielles, où placer alors le fond et les choses mêmes? Les vraies réalités ne sont-elles pas ce dont j'ai ou pourrais avoir conscience? L'identité pour la balance n'est, après tout, que l'identité d'un phénomène. Bien plus, la foi à la balance suppose elle-même l'unité des forces de gravitation, qui suppose à son tour que la quantité d'énergie reste la même; et ce dernier principe, on ne peut plus lui assigner une origine uniquement extérieure. C'est à l'identité de la conscience qu'il en faut revenir. Mais qu'est-ce alors que la persistance dont on parle, sinon l'expression de ce fait: nous avons conscience d'une multitude de réalités nouvelles qui ont pour caractère commun et persistant que nous en avons conscience? Somme toute, si c'est la conscience que l'on consulte, elle se voit changeante en même temps qu'identique, et l'expression de la réalité pour elle n'est pas permanence, mais évolution; elle ne connaît pas ce substratum immobile et mort dont quelques-uns ont voulu faire la «substance durable» et l'unique réalité. La réalité pour elle, c'est ce qu'elle est; or, elle est évolution, elle est progrès. Il faut donc que l'identité des lois mécaniques laisse place à quelque chose de nouveau dans l'ordre esthétique des sentiments, dans l'ordre intellectuel des idées, dans l'ordre moral et social des volitions. Cette nouveauté ne sera vraiment une équivalence que dans la série mécanique; elle pourra être une prévalence ou un profit dans la série des états de conscience. On a beau vouloir ramener entièrement le nouveau à l'ancien, le nouveau est un fait indéniable pour la conscience et dans la conscience; or le nouveau suppose une certaine fécondité capable d'un changement régulier, d'une évolution qui peut devenir progrès. Peut-être le stable même n'est-il que la condition du progressif. Parménide, après avoir écrit un livre sur l'être, en a écrit un autre sur l'apparence. L'apparence est nouvelle, cela suffit. Il faut donc dans l'être même un principe d'apparence nouvelle et de changement.

C'est ce principe qu'on a exprimé sous le nom plus ou moins symbolique de la force intérieure, de l'activité, de la δυναμις. A ce point de vue dynamiste et psychique, le principe de causalité prend un sens nouveau et moins formel, dont Kant ne s'est pas assez occupé: ce n'est plus la simple loi de succession et d'ordre entre les antécédents et les conséquents, c'est l'activité efficace de la cause proprement dite. Ce n'est plus la simple projection au dehors de notre intelligence sous forme d'universelle intelligibilité, c'est la projection au dehors de notre volonté même, de notre pouvoir d'agir ou de réagir, de désirer, de faire effort, projection qui a lieu sous la forme d'universelle causalité efficiente[110]. Par là, nous sortons déjà du domaine purement scientifique pour entrer dans le domaine métaphysique: nous franchissons les lois pour essayer de nous représenter les causes.

Sommes-nous ainsi délivrés du déterminisme?—Non; car la fécondité et le progrès n'excluent pas une loi de détermination qui en relie les degrés. Le déterminisme, en devenant dynamiste, est seulement plus concret, plus vivant et moins superficiel. De plus, sous cette forme, il aboutit à nous faire concevoir quelque chose qui le dépasserait; de l'idée des causes relatives il va nous élever à la conception problématique d'une cause absolue, supérieure peut-être au temps même et à ses parties successives. C'est ce mouvement ascendant que nous devons maintenant faire comprendre.