I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue subjectif.—En tendant à l'universalité, elles tendent à satisfaire le désir de liberté.—Abstraction, généralisation, affirmation, induction et croyance.

II. Explication du passage à l'objectif, puis du passage à l'universel, par un développement du désir et du vouloir.—Projection du moi.

La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette satisfaction totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le fond de toute notre vie mentale. Cette tendance organise le déterminisme même en vue de la liberté. Suivons-la donc dans les diverses manifestations de la vie mentale: la connaissance, l'art, l'amour, enfin la moralité.

Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté dans la formation de la connaissance.

I.—Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir, désirer, vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action et des bornes qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se sentirait et se verrait lui-même marcher, par une conscience permanente de son action ou par une sorte de transparence intérieure, et qui en même temps aurait la conscience de ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez l'image du désir devenu intelligence.

En se concentrant dans une direction déterminée, la force consciente renferme sa réaction dans des limites: l'abstraction n'est que la conscience de cette direction exclusive du désir.

Quant à la généralisation, la chose à laquelle elle correspond, par exemple la couleur en général, ne peut se représenter comme objet et matériellement. Rien de moins général que le mot couleur, abstrait parmi les sons et extrait de leur nombre; rien aussi de moins général que l'image du bleu ou du blanc, extraite et abstraite parmi les autres; mais ce qui est général et relativement illimité, c'est moi qui abstrais, et j'ai d'autant mieux conscience de mon pouvoir indéfini que je réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma représentation. Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute à la plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en soi que le mot couleur? C'est le son cou et le son leur, voilà tout. J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que lui importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile, changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et ma puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son aide je passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus léger que mon bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de même si je voulais appliquer l'image du bleu à celle du rouge: la première, ayant encore trop de choses qui lui appartiennent en propre, me résisterait comme par une force opposée à la mienne. Aussi je tâche de ne retenir des sensations et des images que ce qui est strictement nécessaire pour empêcher ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant, je diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au profit de mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des entraves, plus le champ est libre pour ma pensée. La généralité que je crois voir alors dans l'objet est simplement la liberté intellectuelle que je me suis donnée à moi-même. Un boulet de mille kilogrammes, auquel je suis attaché par une chaîne, exclut toute généralité en me retenant à un point fixe; un boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus général, parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non sans effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore, et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire, ce n'est pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma puissance de me mouvoir; le poids est au contraire une limite à l'extension de cette puissance. Voilà pourquoi je m'allège autant qu'il est possible, changeant les sensations en images, les images en mots, les mots en chiffres ou en lettres; je ne retiens que la quantité de contre-poids nécessaire pour maintenir en équilibre ma pensée.

L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction quelconque, à maintenir et à continuer mon action intelligente diffère-t-il de ce qu'on appelle l'affirmation? Dès que j'agis avec le sentiment ou la conscience de mon acte et des modifications qu'il subit, on peut dire déjà que j'affirme; car mon action, en même temps qu'elle est faite et sentie, est pour moi affirmée. Nous ne franchissons pas encore le subjectif: à ce point de vue, affirmer et agir avec la conscience de son acte sont même chose.

En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement; les limites apparaissent alors avec la résistance, dans le sentiment complexe de l'effort. Moins mon expérience est grande, c'est-à-dire moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le sentiment de ma primitive énergie, de mon réservoir de force. Aussi ma volonté va-t-elle de l'avant avec audace et presque toujours trop vite; elle anticipe, elle induit, elle croit, en se fondant sur le sentiment de sa propre activité et de sa vitesse acquise. C'est ce qui fait que l'enfant et le jeune homme croient en eux-mêmes et, d'une manière dérivée, croient dans la persistance des autres choses encore peu nombreuses qu'ils connaissent.

Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'induction à la multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le point de vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est l'énergie subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre chose la valeur objective de cet acte ou sa conformité avec les objets extérieurs; nous n'en sommes encore qu'au premier point de vue, et alors la force de notre élan dans l'induction ou dans l'affirmation n'est nullement proportionnelle au nombre des expériences. Une seule expérience suffit pour me faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma volonté et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que je ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent à cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à la force d'un courant, la croyance inductive ressemble à sa vitesse. L'une engendre l'autre: croire, au fond, c'est sentir sa puissance de vouloir et son désir d'agir, c'est en faire à la fois l'exertion et l'assertion, c'est avoir la conscience d'une certaine activité intérieure qui ne se manque pas à elle-même et se traduit par le mouvement. Aussi la croyance accompagne l'action et peut précéder en ce sens l'expérience extérieure. Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et surtout justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les limites extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi dire le dessin. L'expérience détermine et endigue le courant du vouloir primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment et qui garde la conscience permanente de son effort.

Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter, en d'autres termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer d'obstacle, cette faculté d'exercer sans échec sa puissance répond à ce que Descartes nomme l'évidence, qu'il n'a point définie suffisamment. L'évidence, après tout, se réduit pour nous à notre énergie ou conviction intérieure. «Je suis certain de telle chose,» ou «telle chose est évidente,» équivaut à dire: «Je veux et me meus librement dans cette direction, je marche dans une voie entièrement libre.» Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est simplement traduire ses actions et ses mouvements; et il semble que toutes nos démonstrations finissent par se réduire à celle de Diogène, qui affirmait le mouvement en marchant. Les choses évidentes sont les voies dans lesquelles je n'ai jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute que je n'en trouverai jamais dans l'avenir, je n'affirme point une chose que je sais (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je crois et induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction dans laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique dont il est la formule. Ce fond pratique n'est pas le libre arbitre, la volonté indifférente qui choisirait entre des affirmations contraires; mais il est le désir, l'action, le vouloir tel que nous l'avons défini plus haut, comme tendance radicale à dépasser toutes bornes.

Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne dépendent pas de nous, plus sera grande dans leur réalisation la part des antécédents extérieurs, plus nous serons exposés aux échecs et aux erreurs de toutes sortes. Une proposition certaine est donc celle qui porte sur des choses que nous pouvons réaliser; or les choses que nous pouvons réaliser sont celles qui dépendent le plus de nous, ou même exclusivement de nous, par conséquent les choses les plus dépendantes de notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la plus certaine, parce qu'elle exprime simplement ma volonté même, mon désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est chaud,» exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de me mettre en présence du soleil par une série de mouvements et de déterminer occasionnellement la sensation de chaleur; mais, comme ici tout n'est pas déterminé par mon désir, la part de l'incertitude se montre: il faut que l'action et les mouvements du soleil achèvent mon action et mes mouvements propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse demain, il faut que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil est chaud». Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi dire à ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels au point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition unique dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de moi, en augmentant la part de mon action propre, d'augmenter aussi ma certitude; plus j'agis et me meus, plus je sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir, c'est faire.» On peut dire encore:—Savoir de science absolue, ce serait être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer absolument que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se trouverait le seul véritable à priori, puisque la liberté serait antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est là un type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue, l'idéale liberté est au bout du déterminisme même, qui est le propre domaine de la science.

II.—Maintenant, comment passons-nous à l'objectif, à l'affirmation d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle existence, des causes? Ce passage, objet de tant de controverses, a lieu, selon nous, en vertu d'un déploiement du désir et de l'activité volontaire, où se retrouve la tendance à la liberté, et à l'indépendance. La volonté, en s'exerçant, a conscience de choses voulues par elle ou, si l'on préfère, désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas voulues ou désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma volonté a conscience d'une limite à son développement, et d'une limite qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première partie de la ligne que ma volonté suit, des modifications avec la volonté, ou actions; sur la seconde, des modifications sans la volonté, ou passions, et même des passions douloureuses. L'exécution n'est point adéquate à la volition et au désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché et limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre ainsi son exécution; elle la franchira par une loi de conservation analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi prend ici la forme d'un élan spontané. Par là la volonté se projettera elle-même en quelque sorte sur les modifications autres que ce qu'elle avait voulu ou désiré. Il en résulte une sorte de système à quatre termes, ainsi conçus: d'un côté une volonté restant la même et produisant toujours les mêmes modifications agréables, désirées par elles; de l'autre côté la même volonté se prolongeant avec d'autres modifications désagréables:

PREMIER MOMENT

Même vouloir où même désir.
|
Mêmes modifications, agréables.

DEUXIÈME MOMENT

Même vouloir.
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Autres modifications, désagréables.

La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était suffisant et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme de toute force, de tendre naturellement à maintenir son identité et sa direction. Or, dans ce système, il y a une sorte de contradiction: la même volonté consciente, après avoir coexisté avec les mêmes modifications, voit, tout en restant la même, se produire d'autres modifications; ce qui lui donne la conscience du même et de l'autre. En fait, le contraste de ces modifications,—plaisir d'abord, puis douleur,—est complet; et je ne vois pas l'antécédent de ce changement dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté sentante et mouvante, qui tend, comme toute force, à se rétablir avec la moindre altération possible, continue alors à se concevoir: dans l'échec que lui fait subir l'obstacle, elle le franchit en se plaçant derrière l'obstacle même par la pensée et par l'association des idées. Seulement, elle est obligée de changer en quelque sorte le signe positif en signe négatif, le signe moi en signe non-moi, l'identité en différence. Elle était d'ailleurs en possession préalable de ces signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait acquis déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions de différence, de modification et de volonté pour concevoir, derrière les modifications différentes, une volonté différente. L'enfant ne tarde pas à projeter ainsi un autre moi derrière les modifications qui lui sont contraires, à construire en se dédoublant d'autres volontés opposées à la sienne; il prolonge le vouloir au delà du pouvoir et ramène le passif à l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie dans le système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient alors le suivant:

PREMIER MOMENT

Même volonté ou même désir.
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Mêmes modifications.

DEUXIÈME MOMENT

Même volonté.
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Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction du même et de l'autre).

SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT

Autres modifications.
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Autre volonté.

Ce troisième moment est l'application de la distinction du même et de l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante et motrice avec la moindre altération possible. Ainsi s'opère le dédoublement qui permet à la volonté de se maintenir d'accord avec soi tout en s'opposant à soi; de sorte que, par un phénomène singulier d'optique intérieure, la volonté consciente ne se divise que pour maintenir son unité; elle ne conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus possible se concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en formules nécessairement abstraites, la construction psychologique de l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à notre avis, le seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en fait nous ne pouvons réellement sortir de nous-mêmes et de notre conscience. Encore une fois, quand ma volonté en exertion motrice vient se heurter à un obstacle, outre qu'elle tend à le surmonter réellement, elle tend encore à le surmonter idéalement, en se prolongeant par la pensée au delà des bornes où expire son action effective; le vide que le désir trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse, est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout, quand moi je vous conçois, je suis obligé de vous construire, et de vous construire avec moi-même: vous me donnez ou m'imposez certaines modifications et sensations que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour ainsi dire à mon image et à ma ressemblance[146].

D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une autre existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant place dans sa mère ou dans son père et jusque dans l'objet matériel qui lui a fait mal, semble être une simple thèse, la plus élémentaire de toutes. La volonté et le désir,—comme la nature, dont le désir ou quelque chose d'analogue semble aussi faire le fond,—«agit par les voies les plus simples,» c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce sens, les plus indépendantes et les plus libres.

—Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une seconde volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une seconde cause, et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à concevoir une infinité de causes, de mouvements et même de sensations plus ou moins affaiblies dans ce «non-moi» qui, au premier abord, est un?—Il faut pour cela se placer soi-même dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de quelque manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que nous avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre volonté, en se concevant double, suit la loi de la moindre action, mais encore elle fait suivre cette loi à la volonté extérieure, à la force extérieure qu'elle suppose et se représente: elle la fait se diviser à l'infini. Je répète la même hypothèse d'une volonté autre que la mienne, d'une tendance différente de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit une modification passive et reçoit le mouvement au lieu de le transmettre: il y a en moi une certaine sensation quand je transmets le mouvement et une sensation différente quand je le reçois; j'accole la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la notion d'une pluralité de causes et de forces motrices. Les objets extérieurs servent simplement de miroir et, par un jeu de réflexion, en arrêtant ma volonté m'en renvoient l'image, qui ensuite se multiplie à l'infini dans une perspective sans fond.

Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences, je n'ai donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en concevoir une infinité. Nous avons déjà vu comment nous généralisons et induisons, c'est-à-dire comment nous élevons d'une certaine manière les choses à l'infini. Objectiver, c'est supposer une autre volonté; quand j'ai accompli une fois et mille fois cet acte, j'ai conscience d'une tendance identique à l'accomplir encore. En objectivant cette tendance, cette puissance indéfinie qui est en moi et qui demeure indépendante, je suppose une possibilité indéfinie de causes ou de volontés et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition universelle, à une totalité de causes pour la totalité des effets.—Ce n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse.—Je l'accorde; le principe de causalité métaphysique (qu'on pourrait aussi bien appeler causalité psychique, pour le distinguer du principe des conditions ou lois scientifiques), n'est réellement que la première et la plus élémentaire, par cela même aussi la plus générale des hypothèses, qui permet à notre volonté de se maintenir le plus intacte, en concevant un monde de volontés et de forces. C'est même mieux qu'une hypothèse intellectuelle: c'est une thèse sans raisonnement, une position naturelle; ou plutôt c'est une marche naturelle, une continuation d'action qui se ramène à une continuation de désir. En définitive, avez-vous vraiment conscience de l'universalité des causes efficientes, de manière à admettre cette universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez idéalement d'autres volontés, et vous partez de là pour marcher en tous sens; votre succès vous fait alors croire à une action du dehors, quoiqu'il vienne d'un élan intérieur et d'une réaction du dedans. C'est le désir d'indépendance et d'indétermination qui nous fait précisément déterminer toutes choses par la pensée, dans la mesure compatible avec le maximum d'indépendance et le minimum d'effort.

Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel ne saurait procéder de notre causalité particulière, de notre moi, de notre volonté individuelle.—Pourtant il faut bien que nous portions en nous de quelque manière ce qu'on nomme l'universel; il faut que nous trouvions ainsi en nous le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor Cousin, ce pouvoir était une faculté particulière, la raison, mais une faculté n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive volonté et raison s'identifient dans la conscience. La «raison,» sans la sensation et la volonté, est une pure abstraction, comme l'objet même qu'on lui donne, qui serait je ne sais quel infini indéterminé; la raison n'est vivante et concrète que dans le vouloir et le désir. Quant aux idées d'individualité et d'universalité, elles semblent toutes relatives: la conscience proprement dite les domine. Là je vois ce qu'il y a de plus individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais là aussi je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit réel ou formel, n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne se faire jamais défaut à elle-même et dépasse toujours ses manifestations présentes dans le temps ou dans l'espace? Qui dit force et puissance motrice, nous l'avons vu, dit quelque chose de virtuellement général, non d'une généralité abstraite, mais en ce sens que ce qui est agissant et mouvant aspire à dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de mouvoir, les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la perception présente, comme le disait Leibnitz, nous avons encore une tendance à passer d'une perception aux autres, et cette tendance est l'appétition. Physiologiquement, nous ne pouvons pas ne point restituer le mouvement reçu, au moyen du mouvement par nous transmis. Nos opérations intellectuelles, principalement la généralisation et l'induction, nous les avons vues s'expliquer par cette réaction que le sensualisme a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de réagir, une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble la volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et l'objet conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en espèce, mais en degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit d'une puissance que nous concevons comme plus ou moins indépendante par rapport à son milieu. Ce qu'on appelle perfection ou infinité n'est qu'une puissance supposée sans obstacle. «Perfection de l'intelligence» signifie «puissance absolue de penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des obstacles» ou, en définitive, «libre». De même pour les autres perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou réalité) avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son objet, nous avons le sentiment d'une perfection en nous, de quelque chose de complet, d'achevé en son genre; nous n'avons besoin que de généraliser, de multiplier pour ainsi dire la notion par elle-même, pour imaginer une perfection idéale, parfaitement parfaite en tout genre, qui nous paraît alors supposer une liberté infiniment libre: c'est simplement notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à une nouvelle puissance.

On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective, conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir qu'elle a de franchir ses bornes actuelles; la même tendance en avant lui permet de s'objectiver sous une forme absolue et de concevoir, en abstrayant tout obstacle, une activité dégagée de passivité, un vouloir adéquat à ce qu'il produit, un désir immédiatement satisfait et jouissant de son objet. La «personne-Dieu,» comme les autres personnes, est ainsi une projection de notre propre personnalité; mais, tandis que notre construction des autres personnes humaines est vérifiée par l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit en concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans son état présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut être; car nous sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant à la complète satisfaction, volonté tendant à la complète liberté, et non seulement au bonheur personnel, mais encore au bonheur universel.


En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux dire la conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer dans l'extérieur. C'est de ce centre que nous pouvons rayonner; c'est par ce qu'il a de plus essentiel que le sujet qui veut et désire peut s'objectiver; c'est par ce qu'il a de plus personnel qu'il peut pénétrer dans l'impersonnel ou l'admettre en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui nous est le plus propre et de ce qui semble sous un autre rapport le plus impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser la pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle à la conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle, puisqu'en fait nous concevons autrui, nous concevons même l'univers. Le «monisme» fondamental se laisse entrevoir au fond de la volonté consciente; le principe de la causalité universelle, en son sens métaphysique, n'en est que la formule abstraite, et l'idée de cause par excellence est identique à celle de liberté. Cette idée est ce qu'on peut appeler avec Kant l'idéal problématique de la raison; mais si un tel idéal est problématique en lui-même, dans son existence transcendante, il a du moins une première réalisation dans notre pensée et dans notre désir.

CHAPITRE QUATRIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU

I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du sentiment esthétiques.

II. Apparence de la liberté dans la beauté même.—Théories de Plotin et de Kant.

III. La grâce comme symbole de la liberté.—Insuffisance du point de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté.

I.—Le jugement et le sentiment esthétiques semblent essentiellement désintéressés, et Kant a même cru pouvoir dire qu'en ce sens ils sont libres. N'entendons pas par là une liberté d'indifférence et d'indétermination, qui serait incompatible avec la réelle détermination de notre esprit en face du beau; le sentiment esthétique n'est libre qu'en ce sens qu'il paraît indépendant de toute contrainte mécanique et de tout intérêt sensible; en cela il ressemble au sentiment moral. Quand une chose affecte agréablement mes sens, elle ne me laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement en moi un effort pour la posséder ou posséder des objets de même nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte vers l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la beauté: en sa présence, je tends à me délivrer de tout appétit, de toute contrainte sensible. Je tends aussi à être libre de tout calcul d'utilité personnelle et même d'utilité générale: en jugeant cette seconde sorte d'utilité, j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de l'objet, ma volonté, serait encore «liée» dans ses sentiments et dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette finalité, une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence du beau, la volonté semble se dégager non seulement de la nécessité mécanique et téléologique, mais même de cette nécessité morale qu'on se fait à soi-même en se liant au bien par une finalité volontaire. Le sentiment esthétique est le seul où la volonté se maintienne, comme en une région intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon Kant et Schiller,—dont Spencer a reproduit la pensée,—le plaisir du beau serait une sorte de jeu supérieur: on agit pour agir, on pense pour penser, on sent pour sentir, on se meut pour se mouvoir; en un mot, on exerce ses facultés sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le développement harmonieux, la vie débordante et sans obstacles, l'exercice en pleine liberté.

Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré le caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique de notre amour pour le beau. Le sentiment esthétique a pour caractère d'intéresser notre être tout entier, les sens et l'intelligence aussi bien que la volonté, en un mot toutes les fonctions de la vie. On peut cependant accorder à Kant que le sentiment du beau, au milieu même du plaisir sensible, est un commencement de désintéressement intellectuel et volontaire, une sorte de libération par rapport aux besoins et aux désirs inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment, quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de moral.

II.—Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est une des formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle quelque image de ces trois choses en dehors desquelles la pensée ne peut rien concevoir: la nécessité mécanique, la finalité, la liberté idéale. Selon l'école platonicienne et surtout Plotin, la beauté offre d'abord une matière, c'est-à-dire une diversité soumise aux lois de la nécessité mécanique, puis une forme qui domine la matière et l'organise, comme la vie organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans toute beauté sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît quelque chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il semble qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et prenne par là conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies que font les voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence le sentiment des harmonies qui sont en elle: lorsqu'elle entend ces harmonies au dehors, la beauté du dedans lui devient plus sensible. «Quand les sens aperçoivent dans un objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une substance sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte en lui-même, et prononce leur accord, leur affinité, leur sympathie avec ce type intérieur[147].»—Kant admet également que la beauté, outre sa matière, suppose une forme contemplée par nous; de plus, pour être vraiment et objectivement belle, il faut que cette forme paraisse indépendante de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en outre qu'elle soit considérée indépendamment: 1o de toute la causalité mécanique qui sert à la produire; 2o de tout rapport avec une fin extérieure ou intérieure. En effet, la causalité mécanique est nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante disparaît pour nous quand nous ne voyons plus dans un objet qu'une machine mue par des ressorts, qui pourrait être démontée sous nos yeux. Quant à la finalité extérieure ou utilité, elle imprime encore à l'objet un caractère de nécessité. La finalité intérieure elle-même, ou la perfection, a encore quelque chose de nécessaire: pour juger de la perfection d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce que doit être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle est avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa «nécessité intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit être un octogone, je déclare parfaite géométriquement toute figure qui, dans son ordre intérieur, me paraît remplir les conditions exigées par la définition même; au contraire, selon Kant, dans la forme que je juge belle il y a bien une concordance des parties entre elles et avec le tout, mais cette concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre pas un caractère réfléchi et intentionnel, mais un caractère en apparence spontané et inspiré. Aussi, quoique la forme de la finalité se trouve dans l'objet beau et que tout y semble à la réflexion organisé en vue d'une fin, cette fin, néanmoins, ne semble pas avoir été conçue abstraitement, pour être ensuite réalisée: elle semble avoir été atteinte par une spontanéité de la nature et, dans les œuvres d'art, par une vive inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté aveugle et de la volonté réfléchie. La beauté «pure»,—la seule proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers,—ne paraissant soumise à aucune condition «mécanique» ou «téléologique,» exprime donc quelque chose qui semble échapper tout ensemble à la nécessité physique et à la nécessité finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la beauté libre. Toute beauté qui, au contraire, dépend de certaines conditions imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique, soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est une beauté liée et comme attachée à autre chose qu'elle-même.

Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère «libre» de la beauté, en voulant l'élever trop complètement au-dessus de toute finalité, comme il a élevé le sentiment du beau au-dessus de tout désir. Le beau n'est réellement séparé ni de l'agréable ni du bon. Dans son esthétique comme dans sa morale, Kant est trop formaliste; ce qui fait le fond de la vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas une pure forme où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout sensibilité et volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans la beauté véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est la grâce.

III.—Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement facilement accompli et facilement perçu, les lignes flexibles, continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse, la plus grande exertion de force avec le moins de perte et de dépense possible. Au point de vue physiologique, elle exclut tout ce qui sent l'effort, le labeur de la réflexion, la sujétion de la volonté; elle exige l'aisance naturelle, le plus grand effet avec les moindres moyens, en un mot, l'inspiration en apparence spontanée qui trouve sans chercher. La grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne lui est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour atteindre une fin, et qui semble vouloir se répandre au delà de toutes limites. Il y a par cela même dans la grâce une image de l'infini et de l'absolu, et c'est ce qui fait qu'on la nomme «divine.» Au point de vue moral, la liberté étant le principe de la libéralité, la grâce est un don, et un don désintéressé: le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la surabondance et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling; et c'est là ce qui la rend aimable[148]. Kant disait que la beauté est la représentation symbolique de la moralité; on peut dire plus particulièrement de la grâce qu'elle est, au point de vue moral, le symbole de la bonté aimante.

La grâce, que les anciens appelaient χαρις et qu'ils ne séparaient point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme réellement nécessaire et d'un organisme où les parties dépendent réellement du tout, exprime et fait entrevoir, comme dans un songe, un principe affranchi de toute nécessité matérielle ou formelle: la grâce est, selon nous, l'expression esthétique de l'idéale liberté.

Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien dans le beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces, et à ce qui les aime les amours». Ce n'est pas par elle seule que la forme belle a le pouvoir d'exciter l'amour: tandis que le regard de l'intelligence embrasse cette forme, la volonté en franchit les limites et place derrière la forme, comme le fond dont elle dérive, une volonté vivante, qui aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.

La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la beauté», nous invite donc déjà à concevoir un principe d'action et de détermination spontanée qui serait supérieur aux fatalités mécaniques; elle est l'intermédiaire entre le monde matériel et le monde moral. Elle paraît figurer la liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire, une limite et un sacrifice: par cela même la beauté est une expression de la «vie heureuse», de la félicité. Lorsque plus tard, par un dernier effort, la liberté semble s'être élevée au-dessus de toute limite et de tout sacrifice, dans la plénitude et l'infinité de l'amour d'autrui, elle réunit en soi la sublimité morale et la grâce morale. S'il y a grâce et beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il y a grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la charité.


Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant l'illusion de la liberté, tend à détruire le charme moral du beau et enlève à la beauté de son prix. Cependant, une fois complété par l'idée de liberté et par le désir qu'elle excite, le déterminisme moral peut suffire à la rigueur dans le domaine de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout de nature contemplative, nous fait pressentir une lointaine liberté dont la grâce est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son foyer même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer son existence.

CHAPITRE CINQUIÈME

L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI

I. Idéal de l'amour.—1o Le sujet aimant nous apparaît comme devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2o L'objet aimé nous apparaît comme devant être doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.

II. Réalité de l'amour.—L'amour réel, en nous, est d'abord un amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de vue moral.

Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est l'amour d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne. Élevons-nous donc à ce nouveau point de vue. Illusoire ou vraie, l'idée de liberté fait-elle le fond de ce que nous nous représentons comme un amour désintéressé?

I.—L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est l'harmonie des sensibilités, la «sympathie» dont parle l'école anglaise. Dans cette sorte de contre-coup que les joies ou les peines d'autrui trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité et de la fatalité est dominante; aussi la sympathie, sous son air de désintéressement, cache-t-elle encore une sorte d'intérêt élargi. Deux cours qui battent malgré eux d'un même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore. Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un vouloir satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble annoncer déjà une union générale et naturelle des volontés. Supprimez ce commencement de volonté ou d'activité dans le plaisir même, et vous réduirez la sympathie à un accord de sensations brutes.

L'harmonie des intelligences est la préparation de l'amour, elle n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des désirs et des volontés y est plus évidente. Penser en commun la vérité, c'est la vouloir en commun, c'est aimer un même objet qui sera entre les volontés un trait d'union.

Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union des volontés; non pas seulement leur union avec un objet conçu et poursuivi en commun, mais leur union entre elles, qui fait qu'elles se veulent mutuellement. Aimer quelqu'un, c'est le vouloir, lui, et non autre chose.

Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à cette question, examinons successivement le sujet et l'objet de l'amour.

En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir, semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste Comte nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination fatale vers le moi comme centre, l'altruisme est une inclination fatale vers autrui comme centre; mais l'altruisme, au fond et absolument, n'est pas plus désintéressé que l'égoïsme, auquel l'école anglaise le ramène. Qu'importe qu'un mouvement soit un mouvement d'expansion ou de concentration, s'il exprime toujours la nécessité d'un désir cherchant à se satisfaire? Deux corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que deux corps qui se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons confondre l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que ce dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu amour est égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour que je vous aime, vous, et non pas moi, il faut que je n'aie pas absolument besoin de vous, que je ne sois pas poussé fatalement vers vous par un intérêt comme celui que je prends à ma nourriture et à ma santé. Quel gré pourriez-vous me savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le droit de dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je vous donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un don qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi; loin d'être aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour vrai existe, il ne peut commencer qu'avec le consentement de la volonté et là où cesse la fatalité du besoin; il doit se montrer avec la liberté d'une nature qui donne parce qu'elle est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si le désir est «fils de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa pureté idéale est la Richesse même[149]. Dans le fait, l'être le meilleur en soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le meilleur pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui demande le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir diminuent, l'amour semble grandir; avec le progrès vers la liberté croît la libéralité. Le besoin n'est donc que le point de départ et la condition première dont l'amour aspire à se dégager de plus en plus comme d'un obstacle. L'enfant n'aime d'abord sa mère que par besoin; mais déjà, avec son premier sourire, semble se révéler le premier don d'un amour désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire, aurore de l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce qui en fait aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole de l'idéale et parfaite bonté, souverainement libre de tout besoin et par cela même souverainement libérale, qui, pour appeler toutes choses à l'existence et à la vie, n'aurait qu'à laisser entrevoir à travers l'infini sa grâce radieuse. Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en soi engendre l'univers par son rayonnement, Dieu crée le monde par son éternel sourire.

Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons nous-mêmes à le faire, et si de plus nous parvenons à nous le faire rendre, nous nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de l'amour donné et de l'amour rendu. Par là nous nous sentons plus actifs, par là aussi plus heureux. Créer l'amour en soi et hors de soi, c'est créer ce qui seul a une valeur infinie et un prix inestimable: l'amour volontaire.


La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment aimable, comme elle rend le sujet aimant; la liberté, seule capable d'aimer par elle-même ou, en un mot, d'aimer,—car aime-t-on véritablement si on n'aime pas par soi-même?—paraît aussi seule digne d'être aimée pour soi.

Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon, que j'aime en vous, c'est la bonté personnelle que je vous attribue. La théorie platonicienne aboutit à des conséquences que Pascal a exprimées sous cette forme originale: «Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.» Quoi qu'en dise Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des qualités générales, mais à des individus, ou à des choses qu'on individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple illusion d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied de la pensée de Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi je l'aimais, j'aurais répondu:—Parce que c'était lui;—et si on lui eût demandé pourquoi il m'aimait, il aurait répondu:—Parce que c'était moi.» Et en effet, l'amour suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de l'individualité: quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez énuméré les conditions rationnelles de l'amour, mais vous n'aurez pas montré la cause réelle et concrète, l'unité synthétique du caractère, la vie individuelle supérieure à toutes les abstractions logiques.

Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime une personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette personne.—Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie! La beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure qu'elle me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle, mon esprit cherche l'esprit; séduit surtout par le regard, où plus qu'ailleurs la pensée brille et se fait visible, il monte comme dans un rayon de lumière vers l'invisible foyer qui l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce à la mémoire, est-ce au jugement, est-ce à la pure intelligence que s'attache mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces qualités, il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus loin et plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où rien ne lui semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui n'est pas la pure intelligence, n'est pas non plus la pure puissance; car cette dernière, par elle-même, peut aussi bien être terrible qu'aimable. Même quand elle s'unit à l'intelligence, quand elle est ordre et harmonie, la puissance semble encore une manifestation extérieure de quelque principe plus intime et plus profond. Quel est donc enfin ce principe dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon l'appelle le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour qu'en aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce bien puisse vous être attribué et qu'en définitive il soit vous; il faut donc qu'à tort ou à raison il m'apparaisse comme un bien volontaire et conscient, comme un bien qui se veut lui-même, et qui ne se veut pas seulement pour soi, mais pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous, c'est la volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où le bien devient vous-même et où vous-même devenez le bien. Je ne pourrais aimer en vous une liberté indifférente, abstraction faite du bien, une volonté indéterminée ou une pure puissance; je ne pourrais non plus aimer en vous un bien abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu par vous, non accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas vous-même. C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien voulu qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où s'unissent les deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce autre chose que l'amour même? Donc, en dernière analyse, ce qui est aimable, c'est ce qui est aimant. Ce que mon amour cherche par-delà l'organisme visible et, dans la conscience même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure intelligence, c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la volonté, devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté, pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé d'elle comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle soit non seulement volonté du bien, mais volonté de mon bien. Dans cet échange de l'amour, je n'aperçois plus, même là où elle pourrait subsister, la fatalité physique, ni la nécessité logique ou mathématique, encore moins une liberté d'indifférence et d'indétermination; l'amour, s'il est réalisé quelque part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la fois de moins indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien, là où je crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude, comme si elle était la plus sûre des déterminations; et cependant, c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique ou logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est que je crois sa liberté trop maîtresse de soi pour être détournée par des accidents extérieurs. J'aime, je suis aimé; c'est pour la bonté que j'aime, et c'est pour ma bonté que je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde idéal, je ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort, et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.

Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible, ne peut s'adresser qu'à des personnes, et de plus, c'est la liberté réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux tout le prix de l'amour; en aimant, nous désirons être aimé, et dans ce retour de bienveillance de la part d'un être que nous supposons libre, mais nullement indifférent et indéterminé, nous croyons voir comme une grâce qu'il nous fait. Aussi la première et la plus précieuse des qualités chez l'être aimé, c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on pas à celui qui est aimant? Une foule de petits défauts, qui choqueraient dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la personne aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la bonne volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids chez elle que chez d'autres. Quand même quelqu'un que nous aimons perdrait toutes ses qualités, en conservant cette seule qualité de nous aimer, ne l'aimerions-nous pas encore? Peut-être même l'aimerions-nous davantage, parce que nous espérerions le ramener au bien; car on semble aimer davantage quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et l'amour, cette source de vie surabondante, préfère donner que recevoir. Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le fils qui lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il n'est point de laideur matérielle ni même morale que ne transfigure le sourire divin de l'amour. Donc, non seulement je puis aimer un être qui veut le bien, mais encore qui l'a voulu, qui le voudra peut-être, et même ne le veut pas, surtout s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore une fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général qu'un amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux de l'égoïsme: c'est la conviction du prix inestimable qui appartient à l'amour et qui lui vient principalement du don de soi-même. Nous pressentons vaguement que le vrai fond de l'être, c'est la volonté aimante, et que ce qui est le plus nous-mêmes est aussi ce que nous pouvons le plus donner à autrui. Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la personne, quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout pour moi qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je serais injuste, non en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.

Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le à une nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle, vous aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est fatal en vous, c'est ce qui est produit par autre chose que vous-même, c'est ce qui est vraiment autre que vous. Si je n'aime en vous que ces choses étrangères, je ne vous aime pas vous-même; pour que ma volonté vous veuille, il faut qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que votre volonté soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne. Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont l'amour serait la résultante d'un mécanisme, et même pour un «automate spirituel?» Il aurait beau me suivre partout et graviter autour de moi, je ne lui en saurais aucun gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais encore moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas. Dans cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait. Elle pourrait avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques, physiques; il lui manquerait toujours la vie, l'activité, une personnalité plus ou moins ébauchée, un moi enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour puisse se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui semble pas purement fatal.

Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée de raison et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux un individu. J'aime dans l'animal une personnalité encore incomplète, mais qui fait effort pour se développer, une personnalité à demi virtuelle, à demi réelle. Le chien que j'aime et qui m'aime n'est pas un automate; en l'aimant, je lui fais une sorte de grâce consciente, quoique non arbitraire, puisque ses qualités motivent mon affection; et en m'aimant, il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer,—science et volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement pour être réelles. De même, dans la plante, je vois une individualité qui fait effort pour se développer, une ébauche de l'animal, qui est lui-même une ébauche de l'homme. Je m'intéresse à cet être qui veut vivre, qui veut agir, qui semble chercher à sentir et à penser, qui paraît même quelquefois sensible. Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il possède un moi en germe, et je ne saurais demeurer complètement indifférent à son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à cette vie plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce bien qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai donné mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement, quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs comme un retour à mes soins, je l'aime véritablement. Que les esprits superficiels sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle m'a données une certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme exclusif aura beau dire: «fatalité, pur choc d'atomes, pur automate,» il doit y avoir là autre chose que la nécessité brute; il y a là au moins ce principe inexpliqué, la vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et une volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi j'aime la fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une âme, la femme qui s'éprend comme le poète pour une fleur, ont, après tout, une idée plus vraie de la vie universelle que le partisan du mécanisme exclusif, qui la croit semblable aux rouages inertes d'une machine. Que le savant combine ses molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la nature intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative de sa science ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs et se jouera autour des choses; c'est à lui, s'il croit avoir tout expliqué et trouvé le dernier mot de la vie, c'est à lui, dis-je, et non au poète, qu'on pourra demander:—Qu'est-ce que cela prouve?

Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les êtres, c'est que tous les êtres nous semblent des volontés, au moins en puissance, enveloppant quelque chose d'indéfini, des forces grosses de la vie, de la pensée et de l'amour.—Mysticisme, dira-t-on. Qu'importe? L'humanité tout entière est mystique à ce compte. Est-ce que le sentiment universel, dont la vraie poésie n'est que l'expression sublime, a jamais vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?

De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est pas seulement une collection abstraite de qualités et de perfections. Tant qu'il conçoit Dieu de cette manière, comme une abstraction idéale ou comme une formule, il ne l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la perfection comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation dans le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe dans le temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il aimera le Dieu vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet amour de l'homme pour le divin atteint-il son plus haut degré? N'est-ce pas lorsqu'il se représente son Dieu comme la liberté souveraine et souverainement aimante, qui lui a donné l'être sans y être forcée, et qui se donne perpétuellement à tous?

C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours; ce qui ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec indifférence, sans raison intelligible et bonne pour prendre un parti plutôt qu'un autre. Le bien en soi, dont Platon élève l'idée au-dessus de tout, doit être conscient et libre, bon pour soi et par soi, bon aussi pour les autres. Platon l'a entrevu; mais le terme de Bien qu'il employait, το αγαθον, n'indiquait pas assez le côté personnel de la perfection morale, dont le vrai nom est bonté. La bonté est ce qui concentre en soi le plus de choses et ce qui en répand le plus au dehors: une bonté achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou de désintéressement libre, idéal moral que l'homme se propose et qui est le «suprême aimable,» πρωτον φιλον offre ce double caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce qu'il y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de plus impersonnel, puisqu'il est le don de soi à autrui.

On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être est aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins, nous l'avons vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que nous voulons: notre affection, franchissant tout ce qui est extérieur et étranger, sans s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à cette volonté personnelle qui est proprement le moi. En vous aimant, c'est quelque chose de moi que je donne, c'est moi-même que je voudrais donner tout entier, et c'est aussi vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles, matériels et même intellectuels, qui empêchent mon individualité de se confondre avec une autre individualité, et pourtant c'est là ce que je voudrais. Je ne dis pas que je voudrais cesser d'être moi pour devenir une autre personne, ou qu'elle cessât d'être soi pour devenir moi; mais je voudrais être moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux et un: en un mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.

Est-ce là une illusion de l'amour, un vœu chimérique contre lequel doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité physique, ou de la pluralité mathématique, ou de l'opposition logique? Quelle vaine chose alors que l'amour! Comme il serait faux de dire qu'on aime! Car, encore une fois, on n'aime que si on donne, et on ne donne véritablement que si on donne une chose qui ne vous est pas étrangère, une chose qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on se donne soi-même. Tout don de choses extérieures au moi ne suffit ni à l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un objet extérieur, encore faut-il que j'aie fait à son égard quelque acte de bonne volonté qui vienne de moi; et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet qui passe de ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et le visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait pas ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me rendez froidement le même objet, sans y rien mettre de votre cœur, nous sommes quittes sans doute, selon l'expression vulgaire; mais cela veut dire que nous restons à part l'un de l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union affectueuse. Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se paye avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître encore.

Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais se reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est pas prêter; donner enveloppe en son idée quelque chose d'absolu: l'amour vrai ne peut donc être conçu que sous l'idée de l'éternité. Quelle profanation du nom sacré de l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour une année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se donner et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce don prétendu gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme qui se pare des couleurs du désintéressement, esclavage qui usurpe le rang de la liberté. Non, aimer,—s'il y a quelque chose de tel en ce monde,—c'est faire effort pour s'affranchir du temps et pour créer un ordre moral supérieur à la vicissitude des choses matérielles. Si donc le véritable désintéressement est à la portée de l'homme qui le conçoit et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté: aimer, selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est mourir à la vie égoïste pour vivre de la vie universelle, qui est seule vraiment libre.