La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant.

Jules Lequier, dans les «perspectives de sa mémoire», qu'il prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s'apparut à lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages divers, dont le dernier, s'il se tournait vers eux un jour, à un moment suprême, en leur demandant pourquoi ils avaient agi de la sorte, pourquoi ils s'étaient arrêtés à telle pensée, «les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres.»—Mais, peut-on répondre, prenons la série en sens inverse, et substituons au déterminisme une série de commencements absolus; ne verrons-nous pas se produire la même perspective? L'homme de chaque instant passé ne pourra-t-il pas rejeter la faute sur l'homme de l'instant suivant, sur «l'homme nouveau sorti de l'homme ancien» par un commencement absolu, et le long de cette nouvelle perspective n'entendrons-nous pas les personnages successifs, qu'aucun lien certain ne rattachait l'un à l'autre, en appeler aussi sans fin les uns aux autres? Tant il est vrai que, dans tous les systèmes, le problème de l'individuation et de la responsabilité offre des difficultés analogues: il faut un lien entre le moi d'aujourd'hui et celui d'hier, et cependant il faut que ce lien soit d'une flexibilité indéfinie pour permettre un continuel renouvellement dans une continuelle identité. Si le lien paraît trop rigide dans le déterminisme ordinaire, en revanche il est supprimé dans un libre arbitre qui fait de la vie morale une suite d'épisodes.

V. Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité.—Une dernière difficulté psychologique et morale, c'est celle des limites, conditions et variations intérieures de la liberté. Quelques auteurs ont admis à la fois le libre arbitre et la solidarité, qui n'est qu'un autre nom du déterminisme; ils sont allés jusqu'à croire: 1o que le libre arbitre est lui-même solidaire; 2o que, tout en s'exerçant dans le monde phénoménal et non dans le monde nouménal, il a «des manifestations phénoménales déterminées par les lois de la nature», comme la liberté nouménale de Kant; enfin qu'il y a des «degrés» et une simple «virtualité» dans le libre arbitre[60]. Ces assertions ne sont pas faciles à concilier. Aussi M. Renouvier lui-même les rejette; mais n'aboutit-il pas à son tour à l'antinomie du libre arbitre insolidaire et de la solidarité[61]? Pour lui, la puissance des contraires, dût-elle ne se présenter qu'une fois réellement et dans la vie d'un seul homme, «cette puissance-là passant à l'acte serait toujours un absolu sui generis, échappant à toute solidarité en tant qu'elle s'exerce.» Mais il ajoute que, si le libre arbitre est inconditionnel, il a cependant des «conditions d'existence» qui doivent être «données» et des «conditions d'exercice» qui sont «les éléments, les mobiles et les moyens.»—Que reste-t-il alors en propre à cet «absolu sui generis,» qu'on nous représentait tout à l'heure comme pouvant lui-même au moins se donner ses «mobiles et motifs?» Ce résultat semble d'ailleurs inévitable quand, avec le criticisme phénoméniste, on cherche une liberté inconditionnelle dans les phénomènes, qui sont par essence conditionnés.

On a beau répondre que l'acte libre est seulement celui qui n'est pas «entièrement prédéterminé,» entièrement solidaire, et que «le fait du commencement absolu,» de l'insolidarité, «est ici resserré dans d'étroites limites;» les limites qui entourent un mystère ne font rien à son énormité intrinsèque; une petite création spontanée sur un petit point de l'univers, un petit fiat lux ou un petit fiat motus est aussi incompréhensible que la création du monde entier; donnez-moi ce pouvoir dans des limites aussi étroites que vous voudrez, et je referai le monde mieux qu'Archimède avec son point d'appui. De plus, nous demanderons de nouveau comment il peut y avoir des limites à un commencement absolu, une relation limitant l'absolu?

Le criticisme phénoméniste croit avoir supprimé le «noumène» en le plongeant dans le «phénomène;» il n'a fait que le mêler à son contraire; au lieu d'un seul noumène au-dessus du monde, on a une multitude de petits noumènes dans le monde, autant que d'actes libres et de commencements premiers: c'est une poussière de noumènes au lieu d'un lingot. Le criticisme phénoméniste rejette la chose en soi, mais il admet ce qui est beaucoup plus étrange: des phénomènes en soi et par soi. Il veut revenir à Hume en gardant Kant; et alors, au lieu de placer dans l'édifice le phénomène au rez-de-chaussée et le noumène à l'étage supérieur, il loge les deux contradictoires, aux prises l'un avec l'autre, sur le même plan: il fait commencer absolument des relations, il fait jaillir des phénomènes par soi, et il croit diminuer la difficulté (pour ne pas dire la contradiction) en ajoutant:—Cela ne se passe que sur un tout petit point, dans d'étroites limites: c'est un petit commencement premier; son exiguïté le rend plus portatif que l'absolu absolument absolu du noumène.—Au choix, nous aimerions mieux ce dernier qu'une philosophie d'hiatus, qui cherche vainement à se maintenir entre le phénoménisme exclusif de Hume et le phénoménisme surmonté du noumène de Kant. Éparpiller la difficulté, ce n'est pas la résoudre: c'est simplement la multiplier.

CHAPITRE CINQUIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE

I. Hypothèse d'une direction du mouvement dans l'espace sans création de force.

II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.

III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment petite.

IV. Hypothèse d'un emploi du temps laissant place à l'indétermination.

Il s'est produit à notre époque, parmi les moralistes qui se rattachent au spiritualisme ou au «criticisme,» une sorte de réaction antiscientifique dans l'intérêt de la morale, dont nous venons de voir des exemples. Les uns s'efforcent de montrer (chose facile) que la science ne sait pas tout et en concluent qu'ils ont le droit de remplir les lacunes de la science par l'affirmation d'un libre arbitre qui échappe aux lois scientifiques. Où la science se tait, ils se croient autorisés à parler comme bon leur semble et à admettre des miracles. D'autres s'efforcent de tourner la science même au profit du libre arbitre; ce qui s'accommode le moins de ce pouvoir miraculeux, c'est la logique et la mécanique; or ce sont précisément ces deux sciences qu'on a essayé de mettre sous la dépendance du libre arbitre: montrer que sans son secours elles ne sauraient subsister eût été un chef-d'œuvre de tactique. L'entreprise était séduisante et a séduit en effet plus d'un esprit. Ainsi s'introduisent, dans une question toute psychologique et morale, de véritables expédients logiques et mécaniques qui ont pour but de sauver le libre arbitre; ce sont, dans tous les sens du mot, des arguments ex machina. Il y a dans cette question de la liberté, comme dans celle de l'existence de Dieu, toute une nichée de sophismes, comme dirait Kant, et il suffit, pour la faire s'envoler, d'agiter un peu les broussailles logiques ou mathématiques derrière lesquelles ils se cachent.

Nous avons déjà examiné les expédients logiques tirés de la prétendue impossibilité d'établir la vérité scientifique ou métaphysique si tout est déterminé nécessairement. Restent les expédients mécaniques. On peut en compter jusqu'à cinq en faveur du libre arbitre, par lesquels on espère rendre son action compatible avec la conservation de l'énergie: 1o direction possible des mouvements de translation par une force étrangère au mouvement; 2o transformation possible du mouvement moléculaire en mouvement de translation, et rupture possible d'équilibre par une action infiniment petite ou même nulle; 3o emploi du temps au profit de la liberté. Les deux premiers expédients reviennent à des manières de diriger le mouvement dans l'espace; le dernier est une manière de le gouverner dans le temps.

I. La direction possible des mouvements de translation par une force supérieure est, comme on sait, l'hypothèse cartésienne, que Leibnitz a réfutée et qu'a reprise Cournot. Cette thèse peut donner lieu à deux sortes d'objections, les unes tirées de ses conséquences, les autres tirées de ses principes. On connaît d'abord l'objection per absurdum proposée par Leibnitz. «Qui nous empêcherait, demandait-il à Descartes, de sauter jusqu'à la lune?»—Mais on peut contester cette conclusion de Leibnitz sur le pouvoir que nous conférerait le clinamen, et dire que ce pouvoir n'est pas nécessairement indéfini. On pourrait imaginer un certain quantum d'énergie à la disposition des êtres libres; on serait incapable, il est vrai, d'expliquer pourquoi une énergie toute spirituelle et soustraite aux lois de la matière a des bornes. Mais, une fois admise, cette énergie directrice des mouvements n'aurait pas un caractère aussi perturbateur que Leibnitz le suppose, car il faut tenir compte de ce que les mouvements se neutralisent à distance. Une direction nouvelle du mouvement pourrait être neutralisée à une certaine distance de son point de départ et ne rien changer ni à la somme totale des forces et des mouvements, ni même peut-être à la direction totale de l'ensemble. Le poisson qui se meut dans la mer à droite ou à gauche n'empêche pas la mer de se soulever et de s'abaisser selon une loi régulière; il y a compensation des petits effets les uns par les autres quand on considère la masse. Il n'est donc pas entièrement démontré que le pouvoir de diriger un mouvement dans des conditions déterminées et dans une sphère déterminée, comme celle de nos organes, nous donne nécessairement le pouvoir de tout faire et de sauter jusqu'à la lune. Notre action transitive, en un mot, pourrait être réelle, tout en étant limitée.—Voilà ce qu'on pourra objecter à Leibnitz.

Pourtant, il faut le reconnaître, les mouvements se tiennent toujours et sont solidaires. Le petit saut du poisson dans l'eau tient de loin aux mouvements du soleil et des étoiles; la moindre direction nouvelle, quelque limitée qu'elle fût, changerait la formule mathématique de l'univers. Si un seul homme ne pouvait sauter jusqu'à la lune et encore moins changer le centre de gravité du globe, tous les hommes et tous les animaux réunis, en les supposant doués du pouvoir imaginé par Descartes, seraient peut-être capables à la longue de modifier plus ou moins le centre de gravité terrestre et la durée du jour stellaire.

Telles sont les conséquences auxquelles aboutissent logiquement ceux qui admettent le pouvoir directeur; mais, quelque improbables que soient ces conséquences, elles ne suffisent pourtant pas à réfuter la théorie. C'est donc sur les principes mêmes de cette théorie qu'il faut porter l'examen. Ses partisans prétendent admettre à la fois le principe de la conservation de l'énergie et un pouvoir directeur du mouvement, qui, selon eux, n'impliquerait aucune création de force. Nous n'avons donc pas à examiner maintenant le théorème de la conservation de l'énergie ni les vraies raisons sur lesquelles il se fonde; la seule question en ce moment est de savoir si ce théorème, une fois admis, est compatible avec le pouvoir de diriger le mouvement. M. Delbœuf et M. Tannery sont pour la négative; M. Naville et d'autres sont pour l'affirmative. Il nous semble que, pour modifier mécaniquement la direction d'un mouvement et la résultante d'un parallélogramme de forces, il faut de toute nécessité ou détruire un des mouvements composants, ou introduire et créer un mouvement nouveau. Or, comment créer ou annuler du mouvement sans créer ou annuler de la force vive, par conséquent sans faire varier la somme d'énergie qu'on supposait constante? L'indétermination dans la direction du mouvement est contraire au principe de l'égalité entre l'action et la réaction, qui entraîne comme conséquences: 1o la conservation du mouvement du centre de gravité, 2o la constance de la quantité du mouvement, 3o le principe des aires[62]. Pour admettre avec Epicure et Descartes la possibilité d'un clinamen, il faut donc modifier les thèses fondamentales de la mécanique sur la conservation de l'énergie et attribuer à l'homme une création de force motrice.

Pour échapper à cette conséquence, M. Naville se réfugie dans une série d'hypothèses et d'analogies; son but est de montrer, contrairement au principe de la mécanique moderne, que toute cause modificatrice d'un mouvement n'est pas nécessairement un mouvement antérieur, ce qui rendrait impossible l'action directrice et libre de la volonté. La cause modificatrice du mouvement, selon lui, peut être une force qui agisse sans l'aide d'un mouvement antécédent et comme du sein de l'immobilité, de manière à n'augmenter et à ne diminuer en rien, par cette action, la somme du mouvement dans l'univers. Malheureusement, les raisons sur lesquelles M. Naville s'appuie pour démontrer cette possibilité sont empruntées, comme nous allons le voir, à de simples fictions mathématiques. Il assimile la volonté à une force qui agit sur le mouvement par sa présence seule, non par le mouvement. Même dans la nature, dit-il, l'explication des phénomènes du mouvement suppose la double base du mouvement et des obstacles qui le modifient; et «les obstacles sont la résistance opposée par des corps, à l'état de repos relatif, aux mouvements des autres corps... Il résulte de là qu'en physique ce n'est pas seulement le mouvement qui est force, mais aussi la présence des corps. Or la présence des corps peut être conçue comme une force qui change la direction du mouvement sans en changer la quantité. Supposons en effet un système de corps en mouvement, et plaçons-y par la pensée un corps considéré comme primitivement immobile; la direction des mouvements du système sera changée sans altération dans la quantité. Il va sans dire qu'il s'agit ici d'une conception purement théorique, puisqu'un corps ne peut pas être introduit sans que son introduction soit un mouvement; mais, en supposant l'apparition spontanée d'un corps dans un système donné, ou sa création proprement dite, ce corps changerait la direction des mouvements antécédents et non leur quantité[63].» Le corps immobile imaginé par M. Naville est évidemment une pure fiction géométrique; dans la réalité, tout corps est un système de mouvements, soit visibles, soit invisibles. Ce qui fait que la présence d'un corps modifie le mouvement des autres corps, c'est qu'il est lui-même un ensemble de mouvements. Il ne résiste au mouvement que par son mouvement propre et non par son immobilité, qui est toute «relative» et révèle un mouvement en sens contraire. Nous ne savons si un corps vraiment et absolument immobile ne serait pas indifférent à tout mouvement, et n'opposerait pas une résistance nulle au mobile qui l'entraînerait. Comment donc arguer d'une fiction mathématique, d'une métaphore mathématique, pour démontrer la possibilité d'une action psychologique qui serait celle d'un pur esprit modifiant le mouvement par sa seule «présence», semblable aux anges que le moyen âge préposait au mouvement des astres? Pour démontrer la possibilité d'une chose, il faut, selon le précepte de Kant, s'appuyer sur des réalités, non sur fictions abstraites ni sur des symboles géométriques.

D'ailleurs, admettons qu'un mouvement puisse être produit par un changement n'ayant lieu que dans le temps et non dans l'espace; la difficulté serait reculée sans être résolue. Le déterminisme, en effet, s'applique aussi bien au temps qu'à l'espace. Nos idées se suivent dans le temps selon des lois, ainsi que nos désirs.

De plus, toute idée est en fait accompagnée d'un mouvement, est une action réfrénée. M. Naville admet lui-même que tout phénomène psychique a des conditions physiologiques et se traduit dans le cerveau; or cette assertion est en contradiction avec les hypothèses de M. Naville et de M. Renouvier sur une force qui produirait la direction du mouvement sans un autre mouvement antécédent. Concevoir dans notre pensée la direction nouvelle d'un mouvement, concevoir un clinamen, c'est déjà produire un autre mouvement, c'est même commencer déjà la neutralisation du mouvement antérieur par un mouvement en sens contraire; c'est commencer le clinamen. L'idée du mouvement nouveau est comme une main qui s'appuierait légèrement sur une boule en train de rouler et qui serait toute prête à la ramener en arrière. Tant que la main s'appuie légèrement, elle ne produit qu'une résistance insuffisante à arrêter la boule: c'est l'idée; une résistance plus forte est le désir. Quand la main se serre, saisit la boule et la ramène en arrière, quand l'idée présentement dominante contrebalance l'impulsion antérieure, c'est la volonté. Pour modifier un mouvement sans un autre mouvement, il faudrait donc le modifier sans y penser, sans avoir l'idée du mouvement voulu, lequel est déjà une image, conséquemment un système de mouvements cérébraux, premier stade du mouvement final.

II. La thèse de M. Naville présuppose celle de M. Boussinesq. En effet, changer la direction d'un mouvement sans mouvement antécédent et par l'intervention d'une force supérieure ne serait chose possible que s'il y avait un moment d'équilibre et d'indétermination. Il faut préalablement que la balance soit en équilibre et que l'ensemble de forces qui agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette bifurcation de voies qui fait que la balance peut également s'incliner à droite et à gauche. MM. Bertrand, du Bois-Reymond, et plus récemment M. Delbœuf ont répondu avec raison qu'il n'y a pas dans la réalité d'indétermination vraie, et que les différentielles sont des abstractions. Mathématiquement, un cône peut se tenir sur sa pointe; physiquement, non, parce qu'il y a toujours d'un côté ou de l'autre quelque différence qui rompt l'équilibre. La volonté est comme ce cône. D'ailleurs, si l'équilibre était parfait, et si l'être était réellement en équilibre entre une «intégrale singulière» et une «intégrale générale» comme entre deux bottes de foin, il ne se produirait rien, car il n'y aurait pas de raison pour qu'un contraire se réalisât plutôt que l'autre. Ce serait donc une force supérieure qui romprait dans la réalité le prétendu équilibre de l'abstraction.

III.—Dira-t-on que la force mécanique qui rompt l'équilibre peut être infiniment petite et même égale à zéro?—C'est l'hypothèse de Cournot et de M. de Saint-Venant, que M. Renouvier a reproduite. Selon cette hypothèse, la loi de la conservation de l'énergie détermine bien la quantité de mouvement moléculaire qui peut résulter d'un mouvement de translation, ou inversement la quantité de force actuelle qui peut résulter d'une quantité donnée de force potentielle; mais elle ne détermine pas la transformation d'une des deux sortes de mouvement dans l'autre. «La question du déterminisme absolu, dit M. Renouvier, est toute de savoir comment ou par quelles forces s'opèrent les détentes par lesquelles des forces de tension passent à l'état de forces vives, actuelles, sensibles, accomplissant un travail mécanique... Il resterait à comprendre comment une détente, qui est de l'ordre mécanique, pourrait s'effectuer ainsi indépendamment de toute force définie mécaniquement ou, en d'autres termes, sans introduction d'aucun mouvement nouveau dans le système des mouvements donnés. La question se réduit donc maintenant à ce seul point. Elle se résout, croyons-nous, de la manière la plus simple..... La question se résout par la méthode des limites. Dès que la moindre force suffit pour rompre un état d'équilibre parfait ou mathématique et mettre en liberté, pour ainsi dire, une quantité quelconque de force vive et accomplir un travail aussi grand qu'on peut l'imaginer[64], il s'ensuit que le rapport de la force causant la rupture à la force déployée par l'effet de la rupture peut être supposé aussi petit qu'on le veut, descendre au-dessous d'une quantité assignée, quelque petite qu'elle soit. On peut donc affirmer, passant à la limite, que la détente est possible sans qu'aucune force sensible, aucun mouvement sensible s'introduise dans le système mécanique. Donc enfin le principe de la conservation de la force mécanique peut être maintenu sans que l'on renonce à considérer la force psychique comme la cause du passage de certaines forces de tension de l'organisme à des forces actuelles[65]

Du Bois-Reymond et M. Delbœuf ont fait justice de cet expédient des limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant à la question de la liberté. De quoi s'agit-il en effet? D'expliquer mécaniquement par la méthode des limites une rupture d'équilibre produite par une cause mentale. Or, mécaniquement, une force aussi petite qu'on veut n'est pas une force nulle. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi produire tous les effets possibles par une cause appropriée aussi petite que possible, c'est-à-dire nulle. Si l'infiniment petit égalait le nul, on pourrait produire l'avalanche non seulement par un mouvement aussi petit que possible et nul, mais même par un vouloir aussi petit que possible et nul. En se croisant les bras ou en dormant un somme, on pourrait «décrocher» la lune et les étoiles. C'est avec la même rigueur mathématique que le Père Gratry démontrait la création: «Zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque; le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque.» En poussant plus loin l'artifice mathématique, on pourrait même se contenter, dans certains problèmes, d'un multiplicateur égal au néant, ce qui dispenserait de Dieu. Mais toutes ces spéculations sont illusoires. Il est essentiel, au «décrochement» et à la «détente», comme le remarque du Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée soient indépendantes l'une de l'autre; il est donc inexact de dire d'une manière absolue que leur rapport tend à la limite zéro. «Loin de pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas descendre au-dessous d'un quantum déterminé[66].» Une impulsion déterminante égale à zéro résoudrait du même coup, si elle était jamais admissible, l'énigme de l'origine du mouvement, «car une impulsion égale à zéro n'a jamais manqué.» On a beau répondre que «ceci n'est pas juste», que «le décrochement suppose des forces accumulées dont la distribution n'est due mécaniquement qu'à des mouvements antérieurs», qu'il est donc «inapplicable à une matière uniformément répartie dans laquelle le mouvement n'aurait pas encore commencé[67];» nous ne tenons pas au mot de décrochement; remplaçons-le par le mot plus exact de rupture d'équilibre, l'argument des limites, emprunté par M. Renouvier à Cournot et à M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. La «chiquenaude» de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement dans l'univers et à rompre l'équilibre de la matière uniformément répartie, des forces agissant en sens opposé, peut être aussi petite qu'on voudra; elle peut donc être nulle. Si on dit que l'équilibre est une neutralisation de mouvements qui présuppose le mouvement, on a raison; mais, si un excédent infiniment petit et nul suffit à rompre la neutralisation mutuelle des mouvements, il n'y a pas plus de difficulté à admettre qu'une action quelconque infiniment petite et nulle suffirait à produire un premier mouvement. Et alors un Dieu nul suffira pour le produire par une action nulle. Au reste, M. Renouvier admet lui-même des commencements absolus, des espèces de créations ex nihilo per nihilum, avec un dieu nul. Dès lors, pour produire les ruptures soudaines d'équilibre dans notre organisme, pourquoi ne suffirait-il pas d'un commencement absolu qui permettrait de supposer un libre arbitre infiniment petit ou un libre arbitre nul?

En réalité, l'hypothèse de M. Renouvier et de Cournot est un miracle déguisé sous des formules mathématiques; elle revient à dire que les mouvements du corps se conforment à nos volitions comme si nos volitions agissaient mécaniquement, bien qu'elles n'agissent pas mécaniquement, disons plus, bien qu'elles n'agissent réellement d'aucune manière concevable. En effet, M. Renouvier n'admet pas plus que Leibnitz et les cartésiens l'action transitive de l'esprit sur le mécanisme corporel: avec la science moderne, il ne reconnaît entre les phénomènes de l'esprit et ceux du corps qu'une «correspondance,» une «harmonie,» un «ordre,» comme disait Leibnitz[68]. Rien de mieux; mais il se présente pour lui une difficulté toute particulière dans la question de l'efficacité du libre vouloir sur le mouvement. Rien n'est plus curieux que la position critique où M. Renouvier se trouve réduit. Un peu de réflexion nous la fera comprendre.

Le libre arbitre consiste, pour M. Renouvier, dans le pouvoir de produire un commencement absolu, échappant à toute prédétermination et conséquemment à toute prévision, même à la prescience divine[69]. Il en résulte que la série des états de l'esprit, particulièrement des volitions libres, ne saurait être préétablie, et en cela M. Renouvier s'écarte de Leibnitz. D'autre part, il faut que la série des mouvements ne soit pas davantage préétablie, puisque certains de ces mouvements seront l'effet de volitions encore indéterminées. Mais, en même temps, il faut qu'il y ait une correspondance, une harmonie déterminée entre les changements intérieurs et les mouvements extérieurs. C'est donc cette harmonie seule que M. Renouvier retient du système de Leibnitz; avec Leibnitz et Hume, contre Maine de Biran, il dit que la volonté n'est pas cause transitive du mouvement corporel, cause vraiment motrice, et que cependant elle a pour compagnon constant et pour ombre fidèle le mouvement corporel.—C'est fort bien, mais nous demanderons comment, dans son système, peut s'expliquer cette constance? Il aboutit à cette merveille d'une volonté qui meut sans mouvoir, d'un commencement absolu dans l'ordre mental qui s'accompagne d'un commencement absolu dans la direction des mouvements physiques, sans que, d'une part, l'ordre mental ait une action mécanique sur l'ordre physique et sans que, d'autre part, il y ait aucune prédétermination ni dans la première série ni dans la seconde. C'est comme si, le soleil se mettant tout à coup à changer de route par un clinamen «imprévisible,» la terre se mettait aussi à changer de route de la même manière, sans qu'il y eût ni aucune action mécanique du soleil sur la terre, ni aucune prédétermination de leurs mouvements par un déterminisme universel. Pour opérer ce prodige il n'y a d'autre expédient que celui des limites mathématiques, par lequel on essaye de nous persuader qu'une action mécaniquement nulle peut produire un quantum mécanique d'effet. C'est toujours la «cause occasionnelle;» seulement il n'y a pas de Dieu pour pousser en nous le corps à l'occasion de la volonté: celle-ci change, et le corps change à point nommé. Le coup de pouce que je donne à ma montre fait mouvoir une aiguille sur une autre montre située loin de moi, par exemple dans Sirius, sans que ma montre agisse mécaniquement sur l'autre et sans qu'un horloger habile ait mis des ressorts qui produisent dans les deux, au moment convenable, les mêmes effets prévus. C'est le miracle élevé à sa seconde puissance qui nous est ici présenté comme une solution toute «simple.» C'est même plus qu'un miracle, et on frise la contradiction; il y a ici, en effet, deux commencements absolus qui sont cependant relatifs l'un à l'autre, deux hiatus qui sont cependant liés par une loi de continuité et d'harmonie[70].

Ceci nous amène à laisser les considérations mathématiques, pour embrasser le problème dans toute sa généralité philosophique. Il s'agit alors de savoir si des faits commençant absolument, comme doivent être les faits du libre arbitre, pourront se trouver en correspondance, en harmonie avec des phénomènes extérieurs, et cela sans que cette harmonie ait été préétablie ou soit, d'une manière quelconque, prédéterminée. La réponse est toujours la même que tout à l'heure. Qu'on tourne et retourne la question, un système phénoméniste qui admet le libre arbitre ne peut, encore une fois, expliquer l'action imprévisible de ce libre arbitre sur les mouvements du corps ni par une force transitive et occulte (que tout le monde aujourd'hui rejette) ni par une loi d'harmonie, seule hypothèse qui reste ouverte aux philosophes. Comment, en effet, expliquer au point de vue scientifique la correspondance des volitions et des mouvements par une loi d'harmonie, quand on professe que cette loi admet en son sein des hiatus et n'est pas un déterminisme embrassant tous les termes à mettre en consensus. Comment les deux «horloges,» l'une libre, l'autre soumise au déterminisme, peuvent-elles se trouver d'accord? Peu importe que la seconde, comme nous le supposions tout à l'heure, soit dans une étoile éloignée ou soit tout près de moi dans mon cerveau; la difficulté est la même. L'acte du libre arbitre, sur le petit point où il a lieu, échappe «à toute prévision même divine,» à toute loi qui le «prédéterminerait entièrement;» il a lieu dans les «interstices des lois constantes;» c'est un trou fait au réseau du déterminisme, nec regione loci certa nec tempore certo; c'est la rupture imprévue d'une chaîne phénoménale. Comment alors cette rupture peut-elle coïncider précisément avec le déroulement sans rupture d'une autre chaîne phénoménale? En un mot, comment l'exception à la loi peut-elle se trouver d'accord avec le cours régulier de la loi sur les autres points? comment le discontinu peut-il être en harmonie continue avec la continuité? Un musicien qui improvise une fantaisie peut-il se trouver d'accord avec tous les autres musiciens de l'orchestre qui suivent régulièrement la partition? On répond:—Il y a précisément «une loi de la nature» qui fait que, quand je veux mouvoir mon bras, il se meut au moment même;—mais une loi de la nature n'est telle que si elle embrasse et lie les deux termes harmoniques. Or, ici, l'un des deux termes n'est pas lié; le second seul est lié. Une loi ne peut pas régir un commencement absolu d'une part et un mouvement relatif de l'autre: le commencement absolu, en tant que tel, lui échappe nécessairement; par cela même, elle ne peut mettre le mouvement relatif en relation constante avec le libre arbitre absolu, inconstant et imprévisible.

De plus, une loi de la nature n'est pas une chose isolée: elle se rattache à toutes les autres lois, elle n'en est qu'une application; à vrai dire, il n'y a qu'une seule loi dont la formule embrasse toutes les lois dérivées et tous les phénomènes soumis à des lois. Une loi isolée est une abstraction tout comme la force transitive; une loi dormitive n'est pas plus intelligible qu'une force dormitive; l'intelligibilité consiste dans une harmonie universelle. Dès que vous imaginez un phénomène commençant par soi absolument, sans loi qui détermine son commencement, vous ne pouvez plus parler d'harmonie ni de correspondance, c'est-à-dire au fond de déterminisme. L'exception ne saurait être en harmonie avec la loi, à moins d'être purement apparente. Comme d'autre part vous rejetez avec raison la force transitive et y substituez la loi, il ne vous reste plus d'explication possible. Voilà pourquoi nous donnons à un tel fait le nom de miracle, et effectivement il est plus facile de concevoir la résurrection de Lazare (en vertu peut-être de lois et de rapports supérieurs aux rapports connus et habituels) que de concevoir une relation harmonique déterminée entre un commencement absolu non déterminé et un mouvement relatif déterminé[71].

Essayerez-vous de mettre en relation deux commencements absolus au lieu d'un,—l'un qui serait un vouloir commençant absolument, l'autre un mouvement commençant absolument; il vous sera toujours impossible d'établir une relation entre eux, une loi. Donc, au lieu d'un simple mystère, on se heurte une fois de plus à la contradiction de l'absolu relatif.—Mais il est illogique, répond-on, d'appeler contradiction une chose qui se passe tous les jours.—Ce n'est pas dans la chose qui se passe tous les jours qu'est la contradiction; c'est dans l'explication qu'on en donne et dans la loi par laquelle on veut rattacher ensemble des commencements premiers qui, par définition, ne peuvent être attachés. Une loi entre deux exceptions ou une loi entre une exception et des lois, voilà les deux formules entre lesquelles vous avez le choix, et toutes les deux, bien examinées, sont inadmissibles. L'édifice de la causalité universelle, de l'universelle législation s'écroule aussi bien tout entier dès qu'on y fait une petite brèche que quand on en fait une énorme; la première est pour nous moins visible; voilà son seul avantage, ou plutôt son inconvénient.

Enfin, puisque le phénoménisme criticiste veut prendre de Leibnitz «l'harmonie sans la prédétermination» (ce qui revient à dire le déterminisme sans la détermination), et puisque d'autre part il remplace les forces par de simples lois entre les phénomènes, pourquoi s'arrête-t-il en si beau chemin? pourquoi ne rejette-t-il pas, avec Hume, outre la causalité transitive, la causalité immanente? Celle-ci n'est pas plus admissible que l'autre dans un phénoménisme où il n'y a que des phénomènes et des lois. L'objection de Leibnitz et de Hume contre l'action à l'extérieur, on peut l'étendre à l'action d'un moment de la vie psychique sur le moment suivant, d'une représentation sur la représentation suivante, et dire que la causalité volontaire est un phénomène subjectif, illusoire, comme le prétendu effort de Maine de Biran. Il y aura au dedans de nous une série de phénomènes liés par des lois, tout comme au dehors; le libre arbitre, aussi bien que la force, deviendra un mot, un «symbole;» il y aura réellement sensations et harmonie, sensations et raison: voilà tout. Action et passion, cause et effet, redeviendront des expressions toutes relatives et subjectives; il n'y aura de vrai que principe et conséquence, antécédent et subséquent, en un mot déterminisme. Toute idée de causalité supra-phénoménale étant écartée, un phénomène causa sui est un monstrum métaphysique et logique.

Ainsi se révèle à nous ce qu'il y a d'intenable, d'inconséquent dans la position d'un «criticisme» qui veut conserver de Kant le phénoménisme sans les noumènes, et qui se flatte de ne pas retomber alors dans le phénoménisme pur et simple de Hume, dans le phénoménisme sans à priori, sans causalité, sans liberté, sans distinction de vie éternelle et de vie temporelle, sans impératif catégorique. Cette position moyenne et provisoire est un fait de transition curieux, qui se produit même actuellement chez quelques philosophes anglais, comme Hogdson et Watson. A nos yeux, ce nouvel éclectisme n'est pas viable: on ne peut rester suspendu entre le vrai phénoménisme et l'admission d'un noumène quelconque: dans un sens ou dans l'autre il faut aller jusqu'au bout. Et si l'on opte pour un principe inconnaissable supérieur à la science, au moins ne faudrait-il pas le disperser dans le domaine même de la science[72].

IV. Après les expédients mécaniques tirés d'un changement de direction qu'on prétend compatible avec la permanence de l'énergie, il ne reste plus qu'un artifice à employer: c'est de faire porter le pouvoir du libre arbitre sur le temps et non plus directement sur les déterminations de l'espace. Déjà M. Naville avait eu recours à ce moyen. La transformation de la force de tension en force de translation, la détente et pour ainsi dire le coup de pistolet intérieur tiré par le libre arbitre peut avoir lieu, selon M. Naville, «à des moments divers.» La puissance de l'action à l'extérieur, comme la poudre de l'arme à feu, peut être dépensée ou tenue en réserve sans changement dans sa quantité. «En raison de l'indifférence dynamique du temps, un mouvement moléculaire peut être transformé en un mouvement externe appréciable, à un moment ou à l'autre, sans que sa quantité soit changée. Une bougie renferme une certaine quantité de lumière possible: je l'éteins, sa combustion s'arrête et sa puissance d'éclairer demeure la même; le fait qu'elle brûle à un moment ou à l'autre est indifférent sous le rapport de la quantité. De même, en admettant que tous les mouvements externes de l'organisme humain soient des transformations d'un mouvement moléculaire interne, l'idée que la volonté peut actualiser à un moment ou à l'autre le pouvoir de l'organisme n'est contredite en rien par la théorie de la constance de la force[73].» M. Tannery est également porté à nous attribuer le pouvoir de disposer du temps; mais, plus fidèle aux mathématiques que M. Naville, il reconnaît que ce pouvoir est incompatible avec la thèse de constance de l'énergie et avec les hypothèses fondamentales de la mécanique, qui veulent que les forces d'un système varient avec la distance seule et non avec le temps[74]. La supposition de M. Naville a été reproduite par M. Delbœuf, qui l'a crue nouvelle. M. Delbœuf a intitulé son essai très intéressant: La liberté démontrée par la mécanique. Nous tiendrions donc enfin la démonstration qui coupera court aux discussions séculaires. La grande machine du monde, qui semblait devoir écraser la liberté sous ses roues, l'aura sauvée. M. Delbœuf admet le principe mécanique de la conservation de l'énergie, et il se flatte cependant de concilier la liberté avec ce principe. Les tentatives malheureuses de ses devanciers, qu'il réfute excellemment, ne lui inspirent aucun doute sur la possibilité de mettre les intégrales et les différentielles au service de la liberté morale. Toutefois, comme il nous prémunit lui-même spirituellement contre cette pensée que des intégrales ne sauraient mentir, il encourage par cela même les profanes à regarder en face, non sans quelque défiance, les équations d'où va enfin sortir victorieux le libre arbitre. Si ces équations se trouvent vraies, non seulement c'est le libre arbitre de l'homme qui sera démontré, mais c'est aussi celui du poisson ou de l'infusoire dans l'eau, de l'oiseau dans l'air, du simple ver de terre qui, après s'être dirigé vers la droite, se tourne subitement vers la gauche. Le problème prend la simplicité d'un problème de géométrie. On décrit une ligne droite, puis on lève la main et on trace plus loin un arc de cercle, et la liberté est démontrée. Ou encore on commence un cercle, et on s'échappe tout d'un coup par la tangente; voilà une démonstration de la liberté par la tangente au cercle. C'est à peu près de la même manière que Reid démontrait la liberté en levant et abaissant le bras, en défiant son adversaire de lui dire s'il partira du pied droit ou du pied gauche pour sa promenade matinale. Pourquoi faut-il que les solutions trop faciles soient précisément les plus difficiles à admettre?

Nous concéderons généreusement au savant psychologue et mathématicien toutes les prémisses dont il part. Nous ne ferons actuellement porter nos doutes que sur la conformité des conséquences aux principes. Peut-on admettre à la fois la permanence de l'énergie, et un certain indéterminisme, dans le temps, des mouvements accomplis par les êtres vivants, oiseaux, poissons ou hommes? Là est toute la question.


M. Delbœuf commence par admettre que, si la loi de la conservation de l'énergie est vraie, il ne peut exister des forces capables de modifier soit leur propre intensité, soit leur direction, soit leur point d'application. C'est le temps seul qui, selon lui, sera le dieu sauveur. «Toute action sur les forces naturelles se réduit en dernière analyse à conduire vers la droite un mobile qui s'en allait vers la gauche. Ou l'homme a ce pouvoir, ou il n'est pas libre. Ce résultat, comment peut-il l'atteindre sans compromettre la loi de la conservation de l'énergie? En disposant du temps[75].»—«Les êtres libres auraient la faculté de retarder ou d'avancer la transformation en force vive des forces de tension dont ils sont le support[76].» Si, par exemple, injurié par quelqu'un, j'ai le pouvoir de remettre à demain le mouvement de mon bras qui aurait produit un soufflet, il est clair qu'on ne pourra prévoir si je donnerai ou ne donnerai pas le soufflet au moment où l'on m'injurie. «Si les êtres libres disposent en cette manière du temps, toute prévision en ce qui les concerne devient impossible, et, par conséquent, nul ne peut prévoir tout l'avenir. Voici un tas de poudre: que vous l'enflammiez aujourd'hui ou demain, la grandeur de l'effet mécanique est la même; mais aujourd'hui l'explosion produira un travail utile; demain elle causera des morts par centaines. C'est que, dans l'intervalle, le temps a marché, entraînant avec lui tout ce qui est susceptible de changement.» Notre volonté aurait ainsi le pouvoir de «suspendre ou de précipiter le temps,» non sans doute le temps abstrait, mais «le temps réel,» comme Josué arrêta le soleil; O temps, suspends ton vol. N'y a-t-il point là un miracle aussi improbable que ceux de la Bible?

La vraie question est de savoir, non pas si l'explosion du tas de poudre de M. Delbœuf ou la combustion de la bougie de M. Naville est mécaniquement équivalente aux forces de tension, quel que soit le temps où l'explosion et la combustion se produiront, mais si je puis à mon gré, moi, laisser s'opérer aujourd'hui ou remettre à demain l'explosion de la colère dans mon cerveau, la transformation de mes forces de tension en force vive; et cela, sans qu'il y ait modification dans l'intensité, la direction ou le point d'application des forces, conséquemment sans création ou annihilation de force. Or, ce que MM. Naville et Delbœuf croient possible, nous le croyons impossible, du moins en vertu des principes admis par MM. Delbœuf et Naville.

En effet, dans les phénomènes mécaniques de la réalité concrète, ce ne sont pas seulement l'intensité, la direction et le point d'application des forces qui sont déterminés; c'est aussi le temps. Si un certain nombre de forces composantes sont données, la résultante est donnée à un point déterminé du temps comme de l'espace. La résultante ne peut pas dire: «Je ne suis pas prête, attendez.» Quand je mets le feu à la poudre, le mouvement expansif des gaz ne peut pas remettre ses effets au lendemain. Si vous pressez la détente d'un fusil, la balle vous dira-t-elle: «Le changement de temps ne supposant pas un changement dans la quantité ou dans la direction des forces, je ne partirai que dans un quart d'heure?» La flèche que vous voulez lancer, laissant l'arc se détendre, vous dira-t-elle: «Repassez plus tard; d'ici là, je me reposerai?» Autant dire que, la majeure et la mineure étant données, la conclusion peut se reposer pendant huit jours et choisir son moment pour sortir des prémisses en disant, comme les étoiles à Dieu: «Me voilà!» Il ne suffit pas d'un veto abstrait ou d'un fiat abstrait pour suspendre ou pour produire la transformation des forces de tension en forces vives. Il faut pour cela opposer une force à une autre et introduire une nouvelle composante.

Nous ne saurions donc admettre la proposition de M. Delbœuf: «La suspension d'action, qui en soi n'est rien, ne peut être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui en soi est quelque chose[77].» Ainsi, Néron menace de torture et de mort un philosophe stoïcien s'il ne révèle pas le nom d'un de ses complices; le silence, la suspension d'action et de parole n'est rien! Simple affaire de temps; Latéranus choisira son moment parmi les moments indifférents de la durée. Et cette suspension, qui n'est rien, ne pourra être l'effet d'un mouvement moléculaire, qui est quelque chose!—Il nous semble au contraire qu'il faudra, pendant la torture, une dépense énorme de mouvement moléculaire pour produire ce résultat en apparence négatif: le silence. Si l'on pouvait appliquer un thermomètre au cerveau de l'homme qui se tait en face de la mort, il est à croire qu'il marquerait une notable élévation de température. En effet, pour suspendre la résultante actuelle d'une composition de forces actuellement données, il faut que je les neutralise par une autre force, car, en vertu du «principe d'actualité,» quand les conditions d'une chose sont réunies, la chose est. Donc il faut, ou que je crée de la force, ou que je modifie l'intensité des forces existantes, ce qui serait encore créer de la force, ou que je modifie la direction et l'application des forces, ce qui est impossible selon M. Delbœuf, ou enfin que ma résistance aux forces qui me poussaient dans une direction soit elle-même une conséquence de la direction générale et préexistante des forces, y compris mon caractère, mes idées, mes motifs et mes mobiles. Pour être libre, répète M. Delbœuf, «il suffit que l'individu ait la faculté de suspendre son action, c'est-à-dire de ne pas répondre immédiatement à l'excitation qui le sollicite, et de retarder le moment où il déploiera la force qui est en lui emmagasinée à l'état de tension. Par ce retard, il n'engendre évidemment pas de force; il laisse seulement l'univers marcher dans l'intervalle et se disposer autrement[78].» Rien que cela! En d'autres termes, il se soustrait à l'ensemble des forces de l'univers qui auraient abouti à lui faire accomplir tel mouvement; il ne répond pas actuellement à l'excitation qui sollicite actuellement tel effet déterminé; et, pour produire dans le monde un tel hiatus, on croit qu'il n'y a pas besoin «d'engendrer de la force!» Il faut seulement se mettre à part de l'univers et lui dire: Marche! moi, je reste immobile[79].

Si le principe de la conservation de l'énergie est vrai, on peut appliquer au changement de temps ce que M. Delbœuf dit lui-même contre le changement de direction imaginé par Descartes.—Pour passer d'une trajectoire à l'autre, dit M. Delbœuf, il est clair qu'il faudrait, au moment où le mobile est poussé sur la voie de droite, contrecarrer son action par une impulsion dirigée d'une certaine façon et ayant une certaine intensité. Le principe de la composition des forces nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force égale à la résultante de la vitesse tangentielle qu'on veut lui donner, et d'une vitesse tangentielle égale et de signe contraire à celle qu'il a prise. La prétendue action du «principe directeur» admis par Descartes, par M. Naville, par M. Boussinesq (que M. Renouvier approuve), «a donc eu pour résultat de détruire cette résultante. En d'autres termes, la somme de l'énergie universelle n'est pas la même dans un cas et dans l'autre[80].»—Ce même argument peut se retourner contre M. Delbœuf. S'il tombe dans un précipice, il est clair qu'il ne pourra remettre à demain la continuation de sa chute sans créer une force capable de contrebalancer la pesanteur ou sans anéantir la force de la pesanteur. De même, si l'abîme où quelqu'un roule est celui dont parlent les moralistes quand ils parlent du vice et des passions de toute sorte, un changement de temps impliquera une dépense de force et, pour être libre, une création ou une annihilation de force.

M. Delbœuf lui-même, dans des considérations ingénieuses et suggestives sur le temps, rend sa propre théorie impossible et contradictoire. Le passage d'une forme de la force à une autre forme, dit-il, «ne se fait pas sans qu'il y ait une résistance détruite. Et c'est l'ensemble de résistances détruites qui constitue le temps... Nulle transformation ne se fait sans peine,» donc, ajouterons-nous, sans dépense de force. «Le temps, continue M. Delbœuf non sans profondeur, c'est la série des résistances brisées. Si rien ne résistait au changement, il n'y aurait pas de temps. Tout ce qui doit être serait immédiatement[81].»—Dès lors, comment admettre qu'une suspension d'action ou une suspension de temps ne soit «rien» et qu'on puisse disposer du temps, c'est-à-dire de la série des résistances, sans disposer de la quantité, de la direction ou du point d'application des forces[82]?

Après avoir ainsi essayé de démontrer que l'homme peut disposer du temps sans modifier la quantité d'énergie universelle et que, conséquemment, la liberté est possible, M. Delbœuf entreprend ensuite de démontrer sa réalité. Pour cela il suffit, à l'en croire, de démontrer qu'il existe des mouvements discontinus, c'est-à-dire dont le caractère et les propriétés générales ne sont pas identiques en chaque point. Tel serait un arc de courbe continué par sa tangente. Le principe dont part M. Delbœuf est celui de Laplace (et de Leibnitz): «Laplace disait ceci:—Étant données les forces dont la nature (non libre) est animée et la situation respective des êtres qui la composent, une intelligence suffisamment vaste connaîtrait l'avenir et le passé aussi bien que le présent.—Je vais plus loin: Je dis que cette intelligence n'aurait besoin, si la nature est un mécanisme, que de considérer pendant un temps fini, si court qu'il soit, la marche d'une portion de matière, aussi petite que l'on voudra, pour recréer par la pensée la nature entière dans son passé et dans son avenir.» M. Delbœuf soutient, en de belles pages, qu'une goutte d'eau (comme la monade de Leibnitz) reflète l'univers: la considération d'une seule de ses parties constitutives pendant un temps fini donne la forme intégrale du globe terrestre, dont elle suppose l'attraction; la terre donne le système solaire, le système solaire donne le monde entier, et le monde présent est gros de l'avenir comme du passé[83]. De ce principe M. Delbœuf croit pouvoir tirer cette conséquence importante, que la trajectoire d'aucun des points d'un système soumis à un ensemble de forces initiales et constantes (c'est l'hypothèse du mécanisme universel) ne peut se composer de parties de lignes d'équations différentes, ou en un mot ne peut être discontinue. Si, dans une certaine étendue finie, cette trajectoire est réellement et objectivement une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite, on peut être certain que la figure entière est une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une droite. M. Delbœuf appuie sa démonstration, au fond, sur le principe de raison suffisante. Ce point mobile que l'on considère décrit pendant un temps une ligne déterminée; les forces qui le déterminent se font donc équilibre d'une certaine façon, et sa trajectoire est la résultante de cette action; or, où serait la raison suffisante, «la cause d'un changement quelconque qui viendrait affecter la trajectoire après ce temps fini[84]?» Si donc le changement d'un arc de cercle réel en réelle ligne droite se produit, s'il y a des mouvements discontinus en vérité et en réalité, ce sera, selon M. Delbœuf, la preuve qu'une cause différente des causes initiales de l'univers est intervenue, et cette cause sera (disons plutôt pourra être) la liberté.

Il ne resterait donc plus, pour démontrer mécaniquement la réalité du libre arbitre, qu'à démontrer la réalité des mouvements discontinus. Ici, M. Delbœuf prend son crayon, et ce crayon va résoudre le problème sur lequel se sont consumés les métaphysiciens. «Voici: Je prends mon crayon, je trace une ligne droite, je m'arrête; puis un peu plus loin je décris un arc de cercle. Ce tracé, il est de toute impossibilité de l'attribuer aux seules forces initiales qui ont dirigé ses premiers linéaments.» Seule, la liberté l'explique. M. Delbœuf remet même spirituellement la démonstration de la liberté à un personnage plus modeste qu'un géomètre; il n'a pas besoin d'un homme; un animal lui suffit, par exemple le célèbre hanneton de Toppffer. «Le hanneton, parvenu à l'extrémité du bec de la plume, trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc; c'est l'instant de la plus grande attente... Voici d'admirables dessins... une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse. D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne, puis, changeant d'idée, il revient, c'est une S!...» Ce hanneton en remontre aux philosophes; on appellerait volontiers cette preuve la démonstration du libre arbitre par le hanneton de Toppffer.

Malheureusement, on pourrait charger de ce rôle un hanneton en papier ou un simple duvet d'oiseau dont l'extrémité serait trempée dans l'encre, et démontrer par là que le hanneton de papier ou le duvet est libre. En effet, que le vent vienne à souffler en diverses directions, et nous aurons de nouveau des «arabesques» merveilleuses, des mouvements discontinus (en apparence), ici un point, là une ligne, plus loin même une S, aussi belle que celle qui faisait l'admiration de Toppffer; bien plus, notre duvet rebroussera chemin brusquement et fera des angles, que sais-je? Ces mouvements ne paraîtront pas contenus dans l'équation primitive des forces initiales dont se compose l'univers; ils seront libres.

M. Delbœuf nous répondra que, dans le cas du hanneton vivant, la discontinuité de la trajectoire est réelle; dans le cas du hanneton de papier imaginé par nous, elle est apparente. Mais comment le sait-il? Comment peut-il distinguer sur le papier une trajectoire absolument continue au point de vue de l'univers et une trajectoire absolument discontinue ou en dehors de la formule universelle? Dans le cas du hanneton de papier, selon M. Delbœuf, la seule inspection d'une partie de ce hanneton permettrait à l'intelligence dont parle Laplace de prédire les mouvements que l'objet va opérer sous l'influence du vent; dans le cas du hanneton véritable, cette intelligence ne pourrait déduire sa trajectoire des forces combinées du hanneton, du vent, de la terre, du soleil et de l'univers.—Mais c'est là précisément ce qu'il faudrait démontrer, et ce que M. Delbœuf ne démontre pas. Si compliquée et irrégulière que soit une ligne en apparence, elle peut toujours rentrer dans une équation non moins compliquée. Si le crayon de M. Delbœuf ou si la tarière de l'animal paraît décrire d'abord une droite, puis un arc de cercle, ce peut être une apparence, et M. Delbœuf reconnaît lui-même que «sa démonstration est schématique», mais, ajoute-t-il, «elle n'est pas moins probante.» C'est ce que nous ne saurions admettre: la démonstration scientifique, ici, ne prouve qu'une discontinuité apparente, et M. Delbœuf s'est engagé à nous démontrer une discontinuité réelle. Le schématisme n'est pas plus démonstratif dans une pareille question qu'une métaphore poétique.

«Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l'espace une certaine courbe,» poursuit M. Delbœuf, mais cette courbe «n'est continue que dans la supposition où les forces qui détachent la pierre sont les mêmes forces qui ont formé la montagne. Or il n'en est plus ainsi quand vous modifiez librement cette forme en ôtant un simple caillou[85].—Encore un coup, c'est précisément cette liberté qu'il faudrait démontrer, et nous tournons toujours dans un cercle vicieux. L'intelligence universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre et moi nous sommes solidaires dans la gravitation universelle; elle aurait pu lire aussi ma crainte d'être blessé par la pierre et le mouvement de mon bâton pour l'écarter de ma tête, parce que les forces de mon cerveau et celles de la pierre sont solidaires. Bien plus, elle aurait pu lire tout cela même dans la pierre en repos. On connaît l'histoire plus ou moins authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du gouvernement des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d'un malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre aux boulets les trajectoires. En fait, les trajectoires étaient déjà d'avance dans les boulets, et l'Intelligence universelle de Laplace ou de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delbœuf reconnaît que la bille d'un billard, tant que la liberté humaine n'intervient pas, donne les autres billes, les bandes du billard, le billard entier, la terre et les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité se manifeste «au moment où un joueur pousse une bille.» Et si c'est le vent, ici encore, qui la pousse, comment distinguerez-vous la trajectoire continue de la trajectoire discontinue, à moins que vous ne soyez l'Intelligence universelle?

Il est vrai que M. Delbœuf nous répondra: Le billard est lui-même l'œuvre de la liberté. «Une machine parfaite réalise des mouvements discontinus,» par exemple celui du piston dans la machine à vapeur. «Si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du déterminisme... venait nous opposer l'un ou l'autre de ces ingénieux appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de lui répondre: La liberté a passé par là.»—Mais supposez, dans une montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire ayant la forme d'un billard, et des cailloux arrondis qui y roulent et s'y choquent; la liberté aura-t-elle passé par là? Encore une fois, comment démontrerez-vous que le mouvement, ici, est continu, et que, dans le billard, quand c'est vous qui jouez, le même mouvement est discontinu? «Si la constitution matérielle des billes, dit M. Delbœuf, révèle la présence d'un joueur à une place déterminée, elle n'indique cependant pas, pour le cas où ce joueur aurait la faculté de choisir son moment pour intervenir, quel sera ce moment[86].»—Oui, mais la question est encore de savoir si cette faculté de choisir le moment est réelle; nous aurons beau regarder le billard, les boules, la main du joueur: nous n'en pourrons rien savoir. Si la quantité d'énergie est constante dans l'univers, le cerveau du joueur est dans un certain état déterminé de tension et de chaleur; il a telles idées déterminées, il aura à tel moment tels motifs d'agir, et il ne pourra «suspendre son action» que par un déploiement de force, non par une simple «disposition» platonique du temps. Tout cela est donc écrit dans la bille, si les principes posés par M. Delbœuf sont vrais.

Nous ne saurions, dès lors, adhérer à la conclusion trop confiante de M. Delbœuf: il est maintenant établi que ce simple dessin: une ligne droite, une lacune, une courbe,—je pourrais dire plus simplement encore une courbe et sa tangente,—ne peut émaner d'un système de forces initiales ayant agi dans son intégrité dès l'origine du tracé. On est donc forcé d'admettre l'existence d'un principe de discontinuité, d'un principe libre.» M. Delbœuf a tout au plus démontré que, s'il y avait des êtres libres, il y aurait des mouvements discontinus; il n'a même pas démontré que, s'il y avait des mouvements discontinus, il y aurait nécessairement des êtres libres[87]; encore moins ses raisonnements et son crayon ont-ils pu démontrer qu'il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou des êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette liberté avec la conservation de l'énergie, par l'intermédiaire du temps, elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le principe de la conservation de l'énergie, soit; mais, si on l'admet, le temps est déterminé autant que l'intensité, la direction et le point d'application des forces; quand deux et trois sont présents, cinq ne peut être ni absent, ni en retard; il n'a point à choisir son heure: il est, lui aussi, immédiatement présent.

En général, et pour conclure, il nous semble que chercher la démonstration de la liberté dans la mécanique, c'est poursuivre l'impossible et qu'il faut, dans cette question, s'élever au point de vue psychologique et métaphysique. Les mathématiques, d'ailleurs, ne s'appliquent qu'aux rapports extérieurs des choses, sans nous en révéler l'intérieur. Elles ressemblent à ces bouliers dont on se sert pour apprendre le calcul aux enfants: ceux-ci se bornent à compter les boules, sans se préoccuper de savoir si elles sont noires ou blanches, si elles sont en bois ou en fer. Tous les arguments mécaniques que nous avons passés en revue sont donc une série de paralogismes. On ne trouverait d'ailleurs dans cette voie que la liberté d'indifférence, c'est-à-dire le hasard, c'est-à-dire au fond la nécessité. Ce n'est pas en remuant le bras à droite ou à gauche, ni en dessinant des arabesques fantastiques, qu'on peut démontrer l'existence ou la non-existence d'un pouvoir tout moral. Ce n'est pas plus à la mécanique qu'à la logique et aux intérêts de la science qu'il faut demander la preuve de ce qui serait, par définition même, un miracle au point de vue de la mécanique comme de la logique: le libre arbitre.

Enfin, une considération générale sur laquelle nous avons déjà insisté condamne d'avance à la stérilité tout effort pour produire des changements dans l'espace par l'action d'une pure idée; c'est que toute idée, en fait, est accompagnée d'un mouvement et est une action refrénée, un mouvement suspendu et maintenu à l'état moléculaire: toute idée est en même temps une force.