7

55° de latitude nord

Le vieux avait la certitude qu’il était en train de respirer les dernières bouffées d’air de sa vie, un air épais, dense, qui semblait émaner de la porosité du mur de brique. Il palpa son corps et constata qu’il ne s’était rien cassé, bien qu’on l’ait jeté comme un vulgaire paquet dans cette cellule, mais cela ne lui procura aucun soulagement, car il savait que s’il était là, allongé sur le sol de béton dans la lumière aveuglante d’un projecteur, c’est que le pire restait à venir.

Les choses s’étaient déroulées à une vitesse ahurissante : l’hélicoptère s’était posé à quelques mètres de la stanitsa, soulevant un nuage de poudreuse blanche, les quatre hommes masqués s’étaient précipités dans ce brouillard, ils avaient enfoncé la grande porte de la maison, obligé son épouse, son fils et sa belle-fille à se mettre à plat ventre, mains sur la nuque, et deux d’entre eux l’avaient empoigné, lui, sans dire un mot, sans même lui laisser le temps d’enfiler un manteau, sans répondre à aucune de ses questions sur ce qui se passait et ce qu’ils lui voulaient. Après l’avoir assis entre deux des leurs à bord de l’hélicoptère, ils lui avaient couvert la tête avec un sac noir et, alors, il avait senti l’appareil décoller, cinglé par les rafales.

Au début du vol, le vieux parvint tout juste à prier sous la cagoule, jusqu’à ce que l’air vicié qui entrait et sortait de ses poumons le plonge d’abord dans un état de léthargie, puis dans un sommeil profond dont il se réveilla, sans savoir combien de temps avait duré le voyage, lorsqu’on le secoua par l’épaule, et, après quelques pas à peine, on l’avait jeté dans la cellule, libéré de son asphyxiante cagoule.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait l’arracha à ses divagations et, malgré la lumière vive du projecteur, il redressa la tête pour voir l’homme qui lui offrait un pichet de thé brûlant.

– Buvez ça, lui dit cet homme solidement charpenté, vêtu d’un élégant costume gris. Je suis le colonel Stanislav Sokolov. Vous savez lire et écrire ?

Le vieux acquiesça entre deux gorgées de thé.

– Parfait, ça nous fera gagner du temps. Je vais vous laisser un bloc-notes et un crayon. Vous avez une heure pour me rédiger des aveux complets, expliqua le colonel, avant de quitter la cellule.

Le vieux connaissait la passion des Russes pour les confessions exhaustives. Il s’assit sur le sol et se mit à écrire.

Mon vrai nom est Alexeï Alexeïevitch Kaledine, petit-fils de l’ataman des cosaques du Don Alexeï Kaledine. Je vis à Cholokhovski depuis 1946. Cette année-là, j’ai été rapatrié depuis Oderdrauburg, en Autriche, avec mon père Constantin Alexeïevitch Kaledine et ma mère Irina Denikine. J’avais dix ans et j’aimais Kosakia, la seule patrie que nous ayons jamais possédée, nous autres les cosaques, fondée dans les montagnes de Carnie, au nord de l’Italie, par l’ataman Piotr Krasnov, que Dieu le garde en son royaume. Mon père a été déporté en Sibérie et ma mère s’est mariée trois ans plus tard avec Sergueï Boudianov, raison pour laquelle mes papiers d’identité portent le nom d’Alexeï Sergeïevitch Boudianov.

J’avoue de mon plein gré avoir consacré ma vie à étudier l’histoire de la nation cosaque et à l’enseigner aux jeunes générations. Je leur apprends l’histoire des cosaques défenseurs du tsar et de la mère Russie contre les Tartares. Je leur apprends qu’après la défaite de l’armée blanche, le grand ataman des cosaques du Don Piotr Krasnov parcourut la France, la Suisse et l’Allemagne pour rassembler une armée de cinquante mille soldats au service d’Hitler, dans le but de vaincre les armées de Staline. Je leur apprends que l’armée cosaque se lança dans la bataille galvanisée par la promesse faite par le IIIe Reich de nous octroyer des terres en Ukraine pour la création d’une république cosaque. Je leur apprends que la guerre fut cruelle avec nous et que nous avons subi défaite sur défaite aux côtés de l’armée allemande, et que notre retraite nous fit reculer de la Biélorussie jusqu’en Croatie et en Italie du Nord, toujours confiants en la promesse du IIIe Reich de nous attribuer un territoire parmi ceux que ses armées avaient annexés. Je leur apprends qu’à la fin de l’année 1944 la seule terre que les Allemands pouvaient encore nous donner se trouvait dans les montagnes de Carnie, et que les régiments cosaques de l’ataman Krasnov et leurs familles s’y sont installés. Je leur apprends que lorsque les Alliés et les partisans italiens des Brigades Garibaldi ont occupé Trieste, nous avons dû abandonner Kosakia et nous réfugier de l’autre côté de la frontière autrichienne pour nous réorganiser, afin de pouvoir récupérer notre territoire et les trésors que nous y avions cachés. Je leur apprends qu’à Lienz nous avons assisté à la débandade, la reddition des détachements SS, et nous avons su alors que le rêve d’une patrie cosaque nous échappait une fois de plus. Je leur apprends que l’ataman Krasnov accepta de se rendre aux Anglais avec ses troupes à condition qu’ils ne nous livrent pas aux Soviétiques. Je leur apprends que les Anglais n’ont pas tenu leur promesse, qu’ils ont cédé aux pressions de Staline et nous ont rassemblés à Oderdrauburg avant de nous faire monter dans des camions qui nous ont ramenés en Russie. Je leur apprends que beaucoup de cosaques ont chargé leurs chevaux de pierres et de métal et se sont jetés avec femmes et enfants dans les eaux de la Drava, dans un suicide collectif. Je leur apprends que le rêve d’une patrie cosaque ne doit pas mourir et que nous espérons toujours pouvoir chevaucher à nouveau sous les ordres du dernier ataman. J’avoue leur apprendre tout cela.

Le colonel Sokolov lut les feuillets écrits d’une main mal assurée et, aussitôt après, il regarda le vieux en hochant la tête.

– Et tu crois que toute cette merde intéresse qui que ce soit, espèce de vieux fossile idiot ?

Sur ordre du colonel Sokolov, deux hommes masqués entrèrent dans la cellule. Ils portaient une chaise en métal et, après avoir déshabillé le vieux, ils le forcèrent à s’y asseoir et attachèrent ses mains au dossier. Puis le colonel lui mit sous les yeux une photographie montrant les trois jeunes cosaques assermentés pour la grande mission, et les deux autres hommes dont le vieux ignorait tout, sauf qu’il s’agissait de mercenaires sud-américains.

– Je veux les noms de ces trois hommes, et pourquoi ils vont au Chili.

Le colonel quitta la cellule, referma la porte et, malgré l’épaisseur du bois, il entendit les premiers cris du vieux. Il faisait assez froid dans l’immense entrepôt industriel rempli de cacao, de café et de sucre cubain. Il consulta sa Rolex en or et décida de laisser quinze minutes à ses hommes pour obtenir les informations désirées.