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30° de latitude sud

Plutôt qu’une prison, le centre de détention Cordillera évoquait une résidence d’été, une sorte d’établissement thermal ou de retraite spirituelle, et seule la présence de soldats lourdement armés indiquait que les estivants n’étaient pas descendus ici de leur plein gré.

Le cosaque trottinait sur les dalles du chemin qui reliait entre eux les quatre pavillons construits pour accueillir dix criminels condamnés à plusieurs siècles d’emprisonnement. Il s’arrêtait de temps en temps pour reprendre son souffle et, à travers les barbelés, il contemplait les montagnes toutes proches qui, débarrassées de la neige hivernale, arboraient à présent un teint gris comme le pelage d’un âne ou un uniforme militaire.

Il aperçut de loin le général Contreras, ce tas de merde sans honneur – c’est ainsi qu’il l’appelait –, qui pour sauver sa peau avait réparti la culpabilité entre tous les officiers de l’armée emprisonnés ici, en train de faire sa promenade près des bureaux de la direction du centre. Il décida de le saluer à sa manière.

– Mon général. On dit que vous pissez et chiez du sang, cria-t-il.

L’officier se contenta de le dévisager avec dédain.

Le cosaque s’était vu infliger une nouvelle peine de dix ans de prison qui venait s’ajouter à ses autres condamnations. Cette fois, il s’agissait de la détention illégale, de la torture, de l’assassinat et de la disparition d’Alfonso Chanfreau Oyarce, un étudiant en philosophie qui, en 1974, était passé par le temple de l’horreur de la caserne Terranova ou Villa Grimaldi, le royaume du cosaque.

Il s’arrêta pour se reposer à l’ombre d’une des pagodes du jardin et sentit que ses soixante-huit ans commençaient à lui peser. Son corps n’avait plus la vigueur et la souplesse du bon vieux temps où le grade de général de brigade précédait son nom et l’auréole de peur que diffusait sa seule présence. Un rapide calcul mental lui rappela qu’il totalisait à présent un siècle et demi de peines d’emprisonnement.

Ce qui faisait mal au cosaque, ce n’était pas tant la vengeance de ces marxistes bolcheviques que sa famille combattait depuis près de cent ans déjà, que la trahison de ses frères d’armes.

Dès l’instant où Pinochet avait déclaré ne pas avoir la moindre idée de ce qu’avaient pu faire ses officiers subalternes et les soldats de son armée, où il avait nié, comme un misérable indigne de son uniforme, avoir donné l’ordre de débarrasser le pays de tous les communistes, socialistes, révolutionnaires du MIR, syndicalistes, et d’éradiquer toute forme d’opposition, les généraux avaient entrepris de rejeter la faute sur les colonels, les colonels sur les capitaines et les lieutenants, et l’armée chilienne s’était soudain changée en une bande de délateurs désespérés.

Après la chute du régime militaire – comme on appelait officiellement la dictature –, les officiers chargés d’anéantir les opposants avaient signé un pacte d’honneur, jurant, la main sur la Bible, de tout faire pour ne pas retrouver les corps des milliers de disparus, si tant est qu’il en reste quelque chose au fond de l’océan. Ils avaient fait le serment de nier les égorgements, les assassinats déguisés en accidents ou les étudiants brûlés vifs en représailles à l’attentat qui, il s’en était fallu de peu, avait failli coûter la vie à Pinochet. Ce serment s’étendit ensuite aux simples soldats, et un second pacte du silence fut même signé, cette fois entre les militaires et des civils pressés d’occuper le pouvoir. Ce pacte stipulait, pour protéger les victimes, selon son étrange formulation, que les noms des officiers et des soldats impliqués dans les assassinats, les vols d’enfants et les disparitions ne devaient pas être divulgués avant cinquante ans.

Le cosaque s’assit sur une chaise en plastique et, de là, aperçut un autre de ces individus qui lui inspirait le dégoût, le colonel Pedro Espinoza, condamné pour les meurtres aux États-Unis de l’ancien ministre et diplomate Orlando Letelier et de sa secrétaire Ronnie Moffit. Espinoza avait violé le pacte et balancé tout ce qu’il savait, et une bonne partie des soixante-quatre anciens officiers qui purgeaient leurs peines dans cet établissement pénitentiaire et celui de Punta Peuco, l’autre club exclusif destiné aux hommes en uniforme, avaient juré de se venger.

Mais les Russes ne me laisseront pas tomber, grommela le cosaque.

L’espoir d’une grâce s’amenuisait de jour en jour, mais en se souvenant que les amis allemands de Colonia Dignidad n’avaient pas abandonné à son sort le capitaine Klaus Kosiel Horning, l’un des plus habiles dans l’art d’égorger les prisonniers ligotés d’un coup de corvo, le poignard de l’armée chilienne, le cosaque sentit la brise descendue de la cordillère lui remplir les poumons de confiance.

Les avocats du capitaine avaient fait appel à de vieilles amitiés en Bavière, en leur rappelant les somptueux banquets offerts à Franz Joseph Strauss au Club Militar, les nuits passées en compagnie d’appétissantes vierges et autres éphèbes allemands dans les baraquements de Colonia Dignidad, et ils avaient obtenu, au nom des échanges commerciaux et de l’amitié entre l’Allemagne et le Chili, l’abandon des poursuites engagées contre Kosiel Horning pour assassinats et disparitions de personnes. Il s’était vu infliger la douce peine de cinq ans de liberté surveillée pour sa participation avérée à des actes de torture à l’encontre de vingt-trois prisonniers.

Les Allemands n’avaient pas non plus oublié Ingrid Olderock Benhard, lieutenant des carabiniers qui avait commis des actes de torture à la Villa Grimaldi, où elle faisait violer les prisonnières par son berger allemand, surtout les plus jeunes et les juives.

Au nom, là encore, de la traditionnelle amitié germano-chilienne, la justice avait épargné Ingrid Olderock en la déclarant dans l’incapacité mentale d’affronter un procès, après avoir subi une action de vengeance du peuple exécutée par des guérilleros du MIR, le Mouvement de la gauche révolutionnaire. En 1981, ils lui avaient collé une balle dans la tête, et elle était morte chez elle vingt ans plus tard. Après avoir reçu cette balle, elle était incapable d’articuler des mots et se déplaçait avec difficulté, ce qui ne l’empêchait pas de se livrer à son plus grand plaisir, la zoophilie.

Cette femme avait plu au cosaque, parce qu’elle était une nazie authentique, fanatique, et une exhibitionniste perverse qui, après avoir torturé ses prisonnières, ressortait de la salle d’interrogatoire si excitée qu’elle en avait le souffle court, se débarrassait précipitamment de son uniforme et s’allongeait nue sur la première paillasse pour que son chien Volodia la fornique à la vue de tous.

Non, les Russes ne me laisseront pas tomber, marmonna le cosaque, et il s’assit au fond de sa chaise. Il adressa un geste de la main à un soldat qui faisait sa ronde pour lui indiquer que tout allait bien et qu’il se reposait juste de ses efforts et, de son autre main, il sortit une feuille de papier de la poche intérieure de son blouson.

C’était une lettre écrite en russe, postée à Astrakhan trois ans plus tôt, et qui pour le cosaque avait constitué le plus inespéré mais le plus encourageant des cadeaux d’anniversaire.

À l’intention du très respectable général de brigade des Forces armées de la République du Chili Mikhaïl Semionovitch Krasnov (Miguel Krassnoff), de la part de l’Organisation cosaque Razin-Juntor, Astrakhan, Russie.

 

Votre Excellence Mikhaïl Semionovitch,

Nous, les cosaques du Juntor de Razin, avons reçu avec une émotion et une joie immenses le livre de Mme G. Silva intitulé Miguel Krassnoff, emprisonné pour avoir servi le Chili. Grâce à cet ouvrage, nous avons découvert plusieurs épisodes de votre biographie que nous ignorions jusque-là.

Notre désir le plus profond est que vous, Mikhaïl Semionovitch, qui vous trouvez dans un pays si éloigné de notre patrie, ressentiez le lien fort qui vous unit à nous, les cosaques d’Astrakhan. C’est pour cette raison que nous vous envoyons le blason des Cosaques d’Astrakhan et le document qui, à compter de ce jour, vous reconnaît comme Ataman des Cosaques d’Astrakhan, détenant l’autorité suprême sur toutes les sotnias cosaques.

Connaissant votre intérêt profond pour l’histoire de votre famille, nous joignons en outre à ce pli le livre intitulé L’Ataman Krasnov et l’Armée du Don, 1918, d’A.V. Venkov.

Nous vous souhaitons de tout cœur une excellente santé, de longues années de vie, et que vous continuiez à faire preuve de l’attitude stoïque et de la force légendaire qui vous caractérisent.

Au moment d’achever ce pli, cher Mikhaïl Semionovitch, notre direction sollicite votre autorisation pour que nous, Cosaques d’Astrakhan, puissions nous adresser au président de la République du Chili, afin d’exiger l’application immédiate de la loi d’amnistie à votre personne.

Avec notre profond respect,

E.P. Voroïev, Ataman des Cosaques
Astrakhan, Russie, 21 janvier 2008

Le cosaque plia la lettre en quatre, la remit dans la poche de sa veste, se redressa et entreprit de regagner son pavillon de prisonnier.

– Non, les Russes ne me laisseront pas tomber. Mais je ne pourrai pas attendre cent ans, murmura-t-il en marchant.