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48° de latitude nord
La femme se fraie un chemin dans les ruines silencieuses de Marienplatz. Il y a un peu moins d’un an, la guerre a pris fin, les canons se sont tus, et dans le ciel bleu de Munich on n’aperçoit que quelques pies survivantes. Elle poursuit sa marche et baisse la tête en passant devant la brigade de femmes qui forment une chaîne humaine pour récupérer les briques de ce qui fut l’église Saint-Pierre, der alte Peter, comme les Munichois continuent de l’appeler.
La femme parle un allemand plutôt correct, appris en Autriche, ce qui facilite ses mouvements parmi les Anglais, les Français et les Américains qui traquent les fonctionnaires du Reich, les officiers SS, les délateurs et les nazis cachés dans les ruines de leur propre ville, mais les soldats alliés, eux aussi, sont des étrangers, incapables de reconnaître son accent de Carinthie.
Près des vestiges de l’entrée principale de l’église, un groupe d’hommes, estropiés pour la plupart, rassemblent des fragments de statues religieuses, les morceaux du bras d’un saint, le petit pied nu d’une vierge, des candélabres à moitié fondus dans l’incendie, les chutes d’une toile épaisse qui fut jadis pourpre, les vestiges du cadavre de dieu déchiqueté par les bombardements alliés.
Cela l’angoisse de n’apercevoir aucun religieux parmi ces hommes, et telle une louve des steppes en quête d’une proie facile pour nourrir sa meute, elle hume l’air avant de s’approcher d’un des plus âgés. À voix basse, presque un murmure, elle demande le père Klaus.
– Er kommt gleich, du musst warten, répond le vieux d’un ton las, et elle acquiesce en silence. Elle doit attendre, le curé ne va plus tarder.
Le soleil diffuse une tiédeur agréable, tandis qu’elle attend assise sur un bloc de granit. Tout près d’elle, un invalide actionne un orgue de barbarie de son unique bras, et ce petit air bavarois rappelle les jours heureux des chemises brunes, des bières à foison, des Aryens jeunes et beaux chantant l’hymne de Horst Wessel et des jarrets de porc grillés, mais ces nostalgies-là ne sont pas pour elle, car là d’où elle vient, sur les rives de la Drava, les gens évitent de regarder vers le passé, occupés qu’ils sont à contempler un présent effroyable.
Der Russe, ces deux mots par lesquels Hitler désignait l’armée rouge marchant sur Berlin, réclame les siens. Le Russe veut qu’ils rentrent de l’autre côté des monts Oural. Les Anglais ont menti en leur promettant qu’ils pourraient rester en Autriche ou sur le territoire croate ou slovène à la fin de la guerre. Ils ont menti, tout simplement, ou bien ils ont adapté leurs promesses aux désirs de Staline après la conférence de Yalta. Il y a parmi les siens des hommes résignés à la défaite et disposés à rentrer en Russie, d’autres, dans un ultime pied de nez à l’Histoire, se sont fait sauter la moitié du crâne avec leur Luger ou se sont pendus à la plus haute branche d’un bouleau qui leur rappelait leur lointaine patrie, et elles sont nombreuses, les femmes qui se jettent dans les eaux de la Drava agrippées à un poids de métal.
Elle, elle est vieille, oui, mais pas tant que cela, et elle se souvient que les forces ne lui ont jamais manqué pour aller d’un bout à l’autre du monde, dans tous les endroits où la menaient les traces du cheval de l’ataman Krasnov. Elle est une femme, oui, et c’est pour cela qu’elle a obéi aveuglément quand on lui ordonnait d’ouvrir les cuisses, d’enfanter, de coudre et de garder le silence pendant que l’ataman lisait à voix haute ses écrits décrivant la beauté de ses hommes, de ses soldats aux visages de jeunes filles, de leurs uniformes plus faits pour être portés dans les palais de Saint-Pétersbourg que sur le champ de bataille, et elle a même réprimé un rire en l’entendant déclarer que la nuit de noces était un avilissement et qu’un cosaque ne connaissait que l’amour de Dieu, du tsar et de son ataman.
Elle a ainsi traversé l’Europe après que Léon Trotski, cet horrible petit juif, selon les mots de l’ataman, les a obligés à quitter leurs terres du Don, à partir à pied en exil jusqu’à Paris, puis Berlin, où l’ataman a réuni ses officiers cosaques pour leur annoncer qu’ils allaient retourner en Russie aux côtés des troupes à la croix gammée.
C’était l’affaire de quelques semaines, assurait l’ataman, avant d’obtenir la victoire sur les troupes bolcheviques et de restaurer l’ordre sacré du tsar de toutes les Russies, le pouvoir des divisions blindées allemandes était inarrêtable, mais aux portes de Stalingrad il s’est passé quelque chose d’imprévu, la féroce résistance de l’armée rouge combinée à un hiver extraordinairement rude a stoppé l’avancée allemande, et les maquisards ont coupé les lignes de ravitaillement. Enfermé dans son bunker berlinois, le Führer a donné l’ordre aux sotnias cosaques, ces escadrons de cent hommes chacun, d’abandonner le front oriental et de gagner les Balkans pour y combattre les troupes de partisans d’un certain Tito.
Pendant le voyage à bord de trains militaires qui empestaient déjà la défaite, avec d’autres femmes, elle a reprisé des uniformes, soigné des blessés, fermé les yeux de ceux qui quittaient enfin la guerre pour rejoindre la patrie incertaine des morts, écouté la haine, la stupéfaction dans la voix de l’ataman lorsqu’il racontait que là-bas, dans la mère Russie, il y avait des cosaques qui combattaient dans le camp bolchevique, et elle n’a plus vu, alors, ne serait-ce que l’ombre de la beauté des cavaliers superbes aux visages de jeunes filles.
La Croatie a vu vieillir d’un coup l’ataman, aveuglé de colère et d’impuissance face aux attaques des partisans, ces bandits des montagnes qui savaient se rendre invisibles et attaquaient par petits groupes, causant des pertes sans cesse plus nombreuses dans les rangs des sotnias cosaques, de l’armée régulière de Mihailović, des bandes d’Oustachis d’Ante Pavelić et des détachements SS qui commençaient à se replier sur l’Italie.
L’ataman Krasnov a donné l’ordre de brûler vifs cinquante villageois soupçonnés de sympathiser avec Tito et ses partisans pour chaque cosaque tombé au combat, et, suivant l’exemple des Oustachis, les cosaques se sont eux-mêmes mis à arborer sur leurs uniformes les langues et les oreilles arrachées à leurs prisonniers. L’ataman, qui allait sur ses soixante-quinze ans, a cessé d’évoquer la beauté de ses hommes.
Elle est une femme, oui, et c’est pour cela qu’elle ne doit pas poser de questions. Elle est une ombre parmi tant d’autres de la destinée de l’ataman et, fidèle à sa condition, elle le suit en Italie. La rumeur selon laquelle la guerre est perdue s’impose comme une évidence sous les bombardements continus des Alliés. En Italie, les cosaques enfilent l’uniforme de l’armée allemande, tandis que les véritables Allemands battent en retraite. L’ataman montre des signes d’épuisement, les fascistes italiens manquent totalement de discipline et les soldats de l’armée régulière du Duce n’aspirent qu’à se rendre aux Américains qui remontent depuis le Sud.
Dans la région d’Udine, l’ataman obtient son unique victoire en s’emparant de Tolmezzo, et, désobéissant aux ordres de Berlin, il décide de fonder sur place une patrie cosaque.
Elle est une femme, oui, et c’est pour cela qu’elle obéit quand l’ataman ordonne que les femmes se consacrent à raccommoder les vieux uniformes et à en coudre de nouveaux. Elles devront apporter un soin tout particulier à ceux de sa garde d’honneur, ces vingt-quatre cosaques qui l’escortent à dos de rosses faméliques, d’ânes maladroits, de mules têtues et de bicyclettes confisquées aux habitants. C’est une sotnia pathétique qui avance dans la tristesse d’une défaite imminente.
Les femmes n’arrivent pas à trouver des boutons dorés pour tous les uniformes quand, dans la patrie cosaque de Tolmezzo, parvient la nouvelle que la guerre est finie. Une fois de plus ils se remettent en marche, et cette fois l’exode les conduit jusqu’aux Alpes, pour rejoindre l’Autriche.
Durant la traversée, ils sont constamment harcelés par les partisans italiens, pour lesquels la guerre ne sera terminée qu’une fois les derniers envahisseurs expulsés. La troupe n’a même pas le temps d’enterrer ses morts, et les charognards font un festin de viande cosaque.
Elle est une femme, oui, et sous le ciel paisible de Munich, elle se rend compte qu’elle est en train de froisser le petit rectangle de carton qu’elle tient entre ses mains. C’est un billet de train pour un aller simple de Munich à Hessen. Elle ignore où se trouve Hessen, mais elle a validé son billet comme elle devait le faire, en barrant quatre lettres au crayon, pour ne laisser visibles que les deux s.
C’est alors qu’elle aperçoit le curé. Un homme de haute taille, mince, et la soutane noire qui lui descend jusqu’aux chevilles rend sa stature plus imposante encore.
– Pater Klaus ? demande-t-elle à voix basse.
– Wie sind Sie ? répond le curé, et elle comprend qu’ils partagent la même méfiance, si bien qu’elle ne dit pas son nom et lui remet le billet de train.
Le curé regarde le billet, le fourre discrètement dans une poche de sa soutane et, d’un geste, lui fait signe de le suivre.
– Odessa ? se risque-t-elle à demander, mais le curé porte l’index à ses lèvres et se met en route.
Tandis qu’elle le suit dans les rues en ruine de Munich, elle se dit qu’il y a encore une lueur d’espoir pour les siens. Le voyage a été long de Carinthie jusqu’en Bavière, et elle est enfin là, près du chaînon censé la relier à Odessa, cette organisation fondée par des camarades national-socialistes, qui fournit identités et sauf-conduits pour partir dans des contrées aux noms exotiques : Chili, Argentine, Brésil, Paraguay.
Bientôt, dans la chaleur d’une tasse de thé, le curé lui explique la marche à suivre. Il lui explique qu’Odessa ne fait pas seulement sortir d’Allemagne les survivants SS poursuivis pour crimes de guerre, mais aussi ceux qui ont coopéré avec les forces nazies dans différents pays européens, en particulier les Croates et les Russes engagés volontaires dans les SS. Elle apprend en outre qu’Odessa, plus que le nom d’une ville d’Ukraine, est le sigle de l’Organisation Der Ehemaligen SS-Angehörigen, l’organisation d’anciens SS créée par Otto Skorzeny avec le soutien de l’Église catholique.
– Béni soit l’évêque Alois Hudal, directeur spirituel de la communauté catholique en Italie, béni soit Monseigneur Karlo Petranović, évêque de Zagreb, béni soit Monseigneur Giuseppe Siri, archevêque de Genève, béni soit Monseigneur Karl Bayer, évêque d’Augsbourg, bénie soit sa Sainteté Pie XII, qui a donné l’ordre de sauver les camarades SS, récite le curé au moment de prendre congé.
– Qu’ils soient bénis, répète la femme en se signant à la manière des orthodoxes, avec la certitude que le petit-fils de l’ataman survivra de l’autre côté de l’Atlantique.