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33° de latitude sud

Une semaine plus tard, je rencontrai Kramer pour l’informer des résultats de mon enquête, qui se résumaient en un mot : rien.

Slava était rentré en Russie, sa mission accomplie. La mort des trois cosaques garantissait l’harmonie dans les relations commerciales russo-chiliennes, Krasnov restait là où il devait être et la presse se perdait en élucubrations sur le mystère de l’arsenal retrouvé au domicile d’un vieux commerçant d’origine russe arrivé au Chili en 1946 et assassiné près d’un coffre rempli d’armes.

– Je n’aime pas laisser les choses en suspens. Tu as lu Max Frisch, Belmonte ? C’est un écrivain suisse qui s’acharne à interpréter la réalité d’un point de vue mathématique. Dans son œuvre, tout doit coller parfaitement, et la logique, plus que le fruit de la connaissance et d’un jeu de comparaisons, découle d’un calcul de probabilités.

– J’ai lu Homo Faber et ça m’a ennuyé. Mais les paraboles, ce n’est pas votre truc, Kramer. Parlez clairement.

– Chez tes deux camarades, rien ne colle. Ils auraient pu obéir aux ordres du colonel Sokolov et rentrer en Russie, où ils seraient devenus des employés prospères de la filiale moscovite de la Lloyd Hanséatique. Pourtant, ce changement de direction révèle qu’ils avaient d’autres plans.

– Certains perdent en agilité avec les années, d’autres en lucidité, vous, vous avez perdu votre capacité à masquer le cynisme. Espinoza et Salamendi sont d’anciens officiers du renseignement, ils ont compris qu’une fois leur tâche accomplie, ils deviendraient des éléments incontrôlables gênants. Qui donnerait l’ordre de les éliminer, en Russie ? Vous, ou le gouvernement russe ? À l’évidence, ils avaient d’autres projets et, quels qu’ils soient, ils étaient antérieurs à l’intervention de Slava dans cette histoire.

À contrecœur, je détaillai à Kramer ce que j’avais découvert avec l’aide des Chics Types. Grâce à leur contact à la PDI, nous avions visionné les images de vidéosurveillance du parking où les deux hommes avaient abandonné le Toyota avant de repartir au volant d’une Kia. Les caméras des péages nous avaient appris qu’ils avaient quitté la ville en direction du sud, roulé jusqu’à deux cents kilomètres de Santiago, mais à partir de là, qu’ils aient poursuivi vers le sud ou rebroussé chemin au nord, c’était en empruntant des routes départementales ou des pistes de campagne où il était impossible de les suivre à la trace.

– Les temps ont changé et, de nos jours, il est relativement facile d’acheter un Uzi en Colombie, ou même un fusil d’assaut moderne comme le Galil. Les fabricants d’armes colombiens fournissent plusieurs armées nationales, et il est assez courant qu’une partie des armes n’existent que sur les listes d’inventaire. Tu en achètes une quantité discrète, de quoi équiper une équipe de huit ou dix tueurs, tu les expédies au Panamá, de là à Belize ou au Paraguay, et il n’y aura plus moyen de déterminer leur destination finale. Il suffit d’avoir assez d’argent pour arroser les bonnes personnes au passage, avait expliqué Ciro.

Si ces armes étaient arrivées au Chili de cette manière, il n’y avait plus à s’en préoccuper, et il était peu probable que la police fasse de cette histoire une priorité. Marcos et Braulio avaient alors fait le point sur ce que nous savions.

– Je ne crois pas qu’ils savaient qui était à leurs trousses. Ils ont dû faire des hypothèses, passer en revue les gens qu’ils ont connus dans le temps, en URSS, à Cuba ou au Nicaragua. Comme tu les as croisés à Moscou, tu figurais sans doute sur leur liste. En te voyant, ils ont réalisé qu’ils avaient l’avantage de connaître le chasseur, avait estimé Braulio.

– Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi ils ne t’ont pas tiré dessus. Tu étais une cible facile pour leur Uzi, un flingue capable de tirer six cents balles à la minute. Ils venaient de liquider trois hommes, leur taux d’adrénaline était au maximum, avait ajouté Marcos.

C’était une question que je me posais, moi aussi. Si j’avais dégainé mon Beretta, je me serais pris une rafale. Nos regards ne s’étaient croisés que l’espace de quelques secondes, mais elles avaient suffi pour lire sur leurs visages la vieille calligraphie d’un temps révolu. Ils ne m’avaient pas tué car leur priorité absolue c’était de s’enfuir, et une fusillade dans la rue aurait mis en péril la mission en cours. Sur leurs traits, j’avais lu autre chose encore : la sérénité que procure, juste avant le combat, la conviction de faire une chose juste, ce calme étrange qui domine la peur, le silence du guérillero serrant son arme, repensant à tous les bons moments qu’il a vécus à l’instant d’accueillir la mort, qui ne pourra pas tuer cet ultime souvenir. Espinoza et Salamendi étaient au Chili pour régler un vieux compte, et leur association avec le groupe de cosaques n’était rien d’autre qu’un prétexte ou une manière d’obtenir les moyens nécessaires pour réussir ce qu’ils projetaient de faire, et tout cela n’avait rien à voir avec moi.

– Moi aussi, Kramer, je suis un élément incontrôlable ?

Le vieux Suisse sourit avant de me répondre.

– Tu ne me croiras peut-être pas, Belmonte, mais j’ai de l’estime pour toi. Cette affaire ne concerne plus le colonel Sokolov. Si je devais écrire un rapport, je dirais que tu as été très efficace pour les retrouver aussi vite, qu’ils ont cédé à la panique, se sont dépêchés d’éliminer les trois cosaques pour montrer qu’ils avaient rempli leur part du contrat, et qu’ils doivent déjà être très loin. Affaire classée. C’est à toi seul qu’il appartient de décider si tu veux les retrouver ou retourner dans ton refuge du bout du monde. Personne ne viendra t’embêter et, dans les prochains jours, tu recevras les coordonnées d’un compte en Suisse sur lequel auront été versés tes honoraires. Ce fut un plaisir de te revoir et j’espère que, cette fois, il ne s’écoulera pas vingt ans avant notre prochaine rencontre.

– Non, Kramer. Nous ne nous reverrons plus jamais.

Je pris congé en lui tendant le téléphone dont le répertoire ne contenait qu’un seul numéro.

– Garde-le. Personne ne crache sur un iPhone, et tu pourras toujours changer de carte SIM.

En ressortant du bâtiment, les deux sbires russes de Slava me manquaient déjà, surtout l’un d’eux. J’aurais voulu qu’il me rende mon coup, juste comme ça, rien de personnel.