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57° de latitude nord

Ce matin de février, il faisait particulièrement froid et la neige formait le seul élément remarquable dans le paysage de steppe du district de Cholokhovski. Il faudrait encore attendre deux ou trois mois avant que le sol ne se fissure, donnant naissance à des filets d’eau puis à des rivières dont la rumeur inviterait de nouveau les coucous à chanter sur les hautes branches des bouleaux. Alors seulement, il serait possible d’imaginer la vie dans un endroit pareil.

Les deux hommes en treillis fumaient dans l’habitacle d’une Lada Niva vert olive. De là, chauffage poussé au maximum, ils observaient le groupe formé par quatre autres individus qui avançaient entre les tristes troncs de cette forêt hivernale.

– Ça a un goût de chiotte. C’est quoi, putain ? s’exclama l’un d’eux, crachant et contemplant sa cigarette avec dégoût.

– Du hasch afghan, du moins c’est comme ça qu’on me l’a vendu à Rostov, répondit l’autre en expulsant de sa bouche un épais nuage de fumée.

– De la merde de taliban. On est en train de fumer de la merde de taliban. Tu te rappelles, le parfum de cette marijuana cultivée dans les Andes ? Ça c’était vraiment de l’herbe, du hasch ou je ne sais quoi.

– Toujours en train de comparer. Change de disque.

– À tes ordres, tovaritch commandant, répliqua le râleur, et il ouvrit la portière pour aérer la voiture.

Le plus âgé des hommes qui se déplaçaient au milieu des arbres ouvrait la marche et, même si tous portaient une tcherkeska grise qui descendait jusqu’à mi-cuisse, avec des cartouchières en cuir de chevreau cousues de part et d’autre du torse, le statut du vieux se reconnaissait à la papakha noire en astrakan qu’il portait sur la tête. Les autres étaient coiffés de simples toques en laine de mouton.

Le vieux progressait avec difficulté, ses bottes s’enfonçaient jusqu’à mi-mollet dans la neige, et les trois autres adaptaient leur pas souple de vétérans de la guerre de Tchétchénie au rythme poussif de l’ancien.

Dans la Lada Niva vert olive, les deux hommes faisaient honneur à un morceau de fromage. Avec leurs poignards, ils coupaient de grosses tranches et les fourraient dans leur bouche.

– T’appelles ça du fromage ? Ces fils de Tarass Boulba font fermenter les brebis vivantes. Comment peut-on bouffer ça ?

– On le mâche sans réfléchir, ça fait une boule et hop, on l’avale. Mais ne te gêne pas, allez, compare-le avec le fromage chilien.

– À tes ordres, tovaritch commandant. Quand on arrivera au Chili, j’irai à la Fuente Alemana, si ça existe encore, je commanderai un lomo completo avec du vrai pain bien craquant, de gros morceaux d’un filet de porc tout juste sorti du four, des rondelles de tomate, de la purée d’avocat, de la choucroute, de la mayonnaise, une sauce au piment vert bien piquante, et je leur demanderai d’ajouter une grande ration de fromage d’Osorno ou de Puerto Octay fondu à la plancha. Du vrai fromage.

– C’est vraiment plus fort que toi. Ça fait combien d’années que tu as quitté le Chili ?

– Trente-huit ans, tovaritch commandant. Trente-huit putains d’années.

Víctor Espinoza tolérait l’ironie avec laquelle son compagnon lui donnait du Commandant. Il l’avait été, autrefois, aux temps glorieux du socialisme, perdus depuis dans le déversoir de l’histoire, et ces galons de commandant, il les avait gagnés comme officier du renseignement pendant l’opération Tempête-333. Le 27 décembre 1979, fatigué de l’extrémisme et des excentricités religieuses du président afghan Hafizullah Amin, Leonid Brejnev avait ordonné que les troupes d’élite de l’Union soviétique pénètrent sur le territoire de la République démocratique d’Afghanistan, prennent d’assaut le palais Tajberg, éliminent Amin et les trois cents hommes de sa garde prétorienne, et installent au pouvoir Babrak Karmal.

C’est cette action qui lui avait valu ses galons de commandant et une médaille pour sa bravoure, breloques qui se changèrent en toc en 1991, lorsque l’Union soviétique fut dissoute et que les guerriers de l’aventure afghane devinrent des mendiants gênants, ou des mercenaires au service des nouveaux aristocrates implacables.

Son compagnon, Pablo Salamendi, portait lui aussi comme un grain de beauté gênant le même grade militaire, mais il ne restait plus du commandant Igor, comme on l’appelait jadis au camp de formation militaire de Punto Cero, tout près de La Havane, que le souvenir d’une Cubaine de passage et l’opiniâtreté des jeunes Nicaraguayens venus suivre une formation militaire pour combattre, en tant que soldats de l’armée régulière, les forces de la Contra, les mercenaires de Ronald Reagan.

Les Nicaraguayens étaient des jeunes gens aguerris à la lutte clandestine, des guérilleros autodidactes auxquels il n’avait rien pu enseigner de ce qu’il avait appris à l’académie Rodion Malinovski. En 1983, ces gamins n’aspiraient qu’à retourner au combat dans les jungles de leur pays, ils débarquaient à Cuba en laissant derrière eux une révolution triomphante mais menacée, qu’ils avaient le devoir de défendre, et bon nombre d’entre eux n’avaient jamais entendu parler de l’Union soviétique ni de L’Art de la guerre, Sun Tzu n’était pour eux qu’un Chinois de mes couilles.

À Punto Cero, il avait rencontré d’autres Chiliens qui partaient eux aussi au Nicaragua combattre la Contra et, plus tard, si la géopolitique n’en décidait pas autrement, la dictature chilienne. Il avait ressenti alors le désir irrépressible de se joindre à eux, mais les Cubains n’avaient pas accepté qu’un officier formé dans la meilleure académie militaire du monde socialiste devienne guérillero.

Salamendi se souvenait d’un après-midi passé en compagnie d’une bouteille de rhum achetée dans une diploboutique de La Havane et d’un combattant nicaraguayen.

– Sandino dit que rien ne doit l’emporter sur la volonté de lutter, et que seuls les lâches se soumettent à une quelconque discipline. Écoute, hermano, j’ai combattu sur le front sud en 1979, et j’ai rencontré là-bas plusieurs Chiliens, dont un en particulier, qui avait une sacrée paire de couilles. Il s’appelait Belmonte et lui, il avait ce qui te manque, lui avait balancé le Nicaraguayen.

– Et quoi, au juste ? s’était-il risqué à demander, avant de s’envoyer une autre rasade de rhum.

– Il avait compris ce qu’a dit Sandino, hermano.

Salamendi encaissa sans broncher la pique du Nicaraguayen et lui revint à la mémoire l’image de ce Chilien étrange qu’il avait croisé en de rares occasions à l’académie Rodion Malinovski, ce type dont l’aspect bourru était peut-être dû à son laconisme et à sa manie de toujours aller seul. C’était l’un de ceux qui suivaient une formation de tireur d’élite, les snipers du colonel Stanislav Sokolov, plus connu sous le nom de Slava.

De Cuba, il était rentré à Moscou et on l’avait envoyé à Kaboul pour superviser la formation des agents de renseignement au sein de l’armée afghane, jusqu’à ce qu’une blessure dont il avait mis longtemps à récupérer fasse de lui un vétéran avant l’heure.

Salamendi était arrivé en Union soviétique en 1972, en tant que boursier de l’Université de l’Amitié des peuples Patrice Lumumba. Son intention était d’obtenir un diplôme d’ingénieur des mines et de rentrer au Chili pour se mettre au service du processus révolutionnaire chilien, mais le coup d’État de 1973 avait alors eu lieu, signant la fin du socialisme à la chilienne, d’un socialisme sans atteinte à aucune liberté, il pleura la mort de nombreux camarades et, mû par un désir de vengeance, il décida de devenir militaire soviétique.

Salamendi n’avait pas l’habitude de penser au passé, et sa nostalgie chilienne n’était qu’une façon de conjurer l’oubli de la tempête qui, en 1991, avait tout détruit, l’histoire, les luttes présentes, l’avenir scientifique de l’humanité, car de tout cela il ne restait plus qu’une armée de vieillards tristes croulant sous les médailles, de taciturnes héros du travail, de héros stupéfaits de l’Union soviétique, d’héroïnes pétrifiées du communisme, de la danse, des sciences et des sports, qui avaient vu la patrie soviétique éclater en mille morceaux et le capitalisme triompher sans tirer une seule balle.

– Ils font quoi, nos copains ? demanda Espinoza, et Salamendi porta les jumelles à ses yeux.

– Ils marchent. Non. Ils se sont arrêtés.

Dans cette forêt de troncs et de branches dénudées, les quatre hommes étaient plantés devant un arbre pétrifié. Nul ne savait quand, à quelle époque reculée de l’histoire de notre planète, une crue avait recouvert d’eau cet arbre, et au fil des millénaires sa vie organique avait été remplacée par la vigueur de la silice, le cuivre et d’autres minéraux avaient pris possession de ses veines, lignine et cellulose cédant la place à la roche. À un moment donné, l’eau s’était retirée et l’arbre était resté là, condensé en ce mètre de souche qui dépassait du sol, agrippé pour l’éternité à la terre russe.

Le vieux leur donna l’ordre de se disposer en cercle autour de l’arbre et contempla avec vénération ce vestige couleur ardoise devant lequel on l’avait lui-même conduit lorsqu’il avait eu quinze ans et était désormais capable de monter un cheval à peine dressé. Sa mère et le pope de leur stanitsa lui avaient inculqué respect et recueillement devant ce vestige de temps anciens, antérieurs à la mémoire des hommes qui, comme la nation cosaque, avait résisté aux rigueurs de toutes les époques grâce à son âme blindée par une matière plus forte que la volonté.

D’un geste énergique, il dégaina sa chachka, et la lumière froide de l’hiver arracha un scintillement à la longue feuille incurvée du sabre.

Dans la Lada Niva vert olive, les deux Chiliens attendaient.

– On en est à quel moment de la comédie ? demanda Espinoza.

– Presque au clou du spectacle. J’aperçois le vieux. D’après ses gestes, je crois qu’il leur rabâche l’éternel boniment, il leur parle de dieu, de la patrie et d’un type qui est mort pour nous.

– Pose tes jumelles et ouvre la bouteille de vodka.

– C’est l’ordre le plus sensé que tu m’aies donné depuis longtemps, tovaritch commandant.

 

Un mois plus tôt, Espinoza et Salamendi se frottaient les mains pour combattre le froid de la nuit moscovite. Comme bon nombre de vétérans des guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie, ils travaillaient comme videurs au Chesterfield, le plus grand bordel de l’ère post-soviétique. Un homme s’approcha d’eux et leur offrit un verre.

– Vous pouvez inviter n’importe laquelle des filles, il y a en deux cents qui accepteraient volontiers un verre, et même plusieurs, répliqua Espinoza.

L’homme insista, ajoutant qu’il avait de bonnes raisons de vouloir leur parler.

– Tâchez de nous convaincre, répondit Salamendi.

Alors, l’homme énuméra quatre motifs : ils étaient chiliens, anciens militaires, connaissaient le Chili, et il y avait à la clé cent mille dollars chacun.

 

Les gorgées de vodka bues au goulot les réchauffèrent davantage que le chauffage, et les deux hommes se détendirent.

– J’ai pensé à un truc, tovaritch commandant…

– On n’arrête jamais de penser, jusqu’à ce qu’on casse sa pipe. Aux funérailles de Marx, son pote Engels a déclaré : Le plus grand cerveau de l’humanité a cessé de penser. Nazdarovié.

– Tu te souviens du colonel Stanislav Sokolov ?

– Slava. C’est un oligarque, maintenant. Je l’ai croisé à Moscou il y a quelques mois, moi à pied et lui au volant d’une Mercedes flambant neuve. Pourquoi ?

– Les souvenirs, c’est tout. Il y avait ce tireur d’élite chilien, à l’époque, venu se former sous ses ordres. Il s’appelait Belmonte, non ?

– Je ne sais pas, peut-être. Un drôle de type, un solitaire. Je n’ai jamais su ce qu’il était devenu.

Autour de l’arbre pétrifié, les trois jeunes hommes tendirent leur bras droit, leurs trois mains se refermèrent sur la lame du sabre et ils serrèrent les poings jusqu’à ce que leur sang goutte sur l’arbre fossile, formant une petite source écarlate qui s’écoula jusqu’à la base du tronc.

Sur un geste du vieux, les jeunes rouvrirent leurs mains ensanglantées, ils s’appliquèrent les uns aux autres un jet de spray désinfectant et se firent des bandages, reçurent l’ultime bénédiction de l’ancien et prirent le chemin du retour jusqu’au véhicule gardé par les mercenaires chiliens.

Un long voyage les attendait, vers un pays qui, apparemment, était le plus proche du bout du monde.