107
Ellen avait vieilli. C’était incontestable.
Shelly aussi, bien évidemment. Quel âge Ellen devait-elle lui donner ? Quatorze ans s’étaient écoulés depuis leur dernière rencontre. Elles se reconnurent pourtant dans l’instant et en même temps, et c’est sans hésitation qu’elles coururent l’une vers l’autre entre les ascenseurs et le carrousel de l’aéroport de Las Vegas.
Ellen laissa choir le sac de cuir noir qu’elle portait en bandoulière, noua les bras autour de Shelly et, le visage enfoui dans ses cheveux gris, murmura : « Je vous l’avais bien dit. » Toutes deux se mirent à pleurer – point de sanglots, mais des larmes silencieuses qui leur mouillèrent les joues.
Shelly acquiesça d’un signe de la tête. C’était exact. Ellen avait toujours promis qu’elle viendrait lui rendre visite à Las Vegas avant que l’une ou l’autre ne trépasse. Elle l’avait répété à la fin de chaque coup de téléphone, noté au bas de chaque courriel, carte postale et petit mot. Or il y avait eu au fil des ans un million de coups de fil, de cartes et de mots. On aurait dit que la durée se tissait de ces échanges à travers l’espace.
L’appartement de Shelly ne se trouvait qu’à quelques minutes en voiture. Elles n’éprouvaient quelque gêne que dans les moments de silence, aussi ne cessèrent-elles de converser pendant le trajet. Il fut question du vol d’Ellen – quatre heures à côté d’une femme qui ne cessait de pépier que pour se manger les peaux des ongles (« Je suis allée aux toilettes à trois ou quatre reprises avec l’espoir qu’elle s’en prenne au type qui se trouvait de l’autre côté ; mais elle attendait chaque fois que je revienne »).
Elles parlèrent de Las Vegas. Ellen ne connaissait pas cette ville, or Shelly y vivait depuis maintenant si longtemps qu’elle ne mesurait même plus combien l’endroit pouvait paraître étrange à qui n’avait jamais quitté le Midwest, sinon pour se rendre à Manhattan ou en France.
C’était comme d’emménager sur la planète Mars, avait-elle confié à Rosemary au téléphone peu de temps après son arrivée. Au moment où son avion se posait sur le tarmac, elle avait vu le désert par le hublot et s’était dit : J’arrive sur Mars.
« Mais c’est parfait, lui avait répondu Rosemary. Tous les gens qui habitent Vegas y sont venus pour se planquer. Tu dois considérer que tu t’y caches. Ne va pas faire une sottise, comme par exemple ouvrir une page Facebook, d’accord ? »
Ayant raccroché au terme de ce premier coup de fil passé de sa nouvelle vie, Shelly avait traversé son appartement, situé au troisième, pour se poster devant la baie vitrée.
« Forever », avait-elle pensé. Comme dans la chanson, elle le contemplait de sa fenêtre. Forever s’étendait jusqu’à l’élévation de terre rouge du mont Sunrise, avant de disparaître brutalement.
Durant toutes ces années, pas une fois elle n’avait envisagé de partir. Pas plus de Las Vegas (devenu le foyer qu’elle ignorait jusque-là n’avoir jamais eu – parfois miteux, constamment inconsistant, mais plein d’une beauté d’autant plus attachante qu’il fallait la rechercher) que de cet appartement.
Elle raffolait de la vue qui s’offrait de chez elle. La nuit, la lune flottait au-dessus de la montagne, un vide baigné de lumière et paraissant ne rien réfléchir, mais restant en place avec ténacité – luisant poste de contrôle depuis longtemps abandonné.
Directement sous le balcon, un figuier de Barbarie déployait sa florissante menace entre le panorama et l’aire de stationnement.
Un jour, des années plus tôt, un membre de l’équipe de gardiennage avait voulu le couper, se répandant en imprécations lorsque les épines avaient déchiré son coupe-vent. Shelly s’était hâtée de téléphoner au propriétaire, qui avait consenti à donner un contrordre à l’employé. Depuis, plus personne n’avait touché à ce figuier.
Chaque printemps, il fleurissait comme l’offrande naïve d’un fleuriste à Dieu. Le reste de l’année, il ne cherchait à abuser personne. On savait qu’en l’approchant on se serait fait cruellement lacérer.
Il se disait qu’à Las Vegas on ne voyait jamais deux fois la même personne, ce qui, en un sens, n’était pas faux. Ni à la bibliothèque ni à la salle de gym ni à la galerie marchande. Même les gens avec qui Shelly travaillait à l’hôpital ne cessaient de bouger et de tourner, allant et venant, gardant toujours si bien leurs distances qu’elle avait le sentiment, même si ce n’était pas strictement exact, d’être environnée d’étrangers chaque jour renouvelés. Et les occupants des appartements voisins ne restaient jamais plus de quelques saisons, vite remplacés par de nouveaux locataires, complètement inconnus, qui finissaient par s’en aller à leur tour. Chaque été, la chaleur récurait les rues de toute trace du passé.
Au cours de toutes ces années, il lui était arrivé une seule fois d’avoir un coup au cœur et de se retourner avec le sentiment de reconnaître quelqu’un. Elle cheminait sur une piste sableuse de la vallée de la Mort à l’ombre des monts Funeral quand elle vit approcher cinq filles, qui venaient en sens inverse, leur gourde vide à la main. Elles avaient eu l’inconséquence de se chausser de claquettes pour arpenter le terrain difficile du désert et de ne se vêtir pour affronter le soleil de plomb que d’un débardeur tout léger – sur le devant duquel étaient imprimées des lettres grecques. Leurs épaules nues étaient en train de virer au rouge brique. Il faisait quarante-cinq degrés (« Il s’agit toutefois d’une chaleur sèche, plaisantait-on toujours à Las Vegas. Un peu comme dans un four »).
Elles vont mourir sur place, pensa Shelly. Elles vont y rester par pure sottise.
Elle manqua leur en toucher un mot. Mais au moment où elle les croisa, elles ne la regardèrent même pas – à l’exception de l’une d’entre elles, qui rejeta en arrière ses cheveux d’un noir luisant et la dévisagea sans sourire.
En vérité, cette fille ne ressemblait pas du tout à Josie Reilly, à ceci près qu’elle appartenait au même type. Shelly dut néanmoins prendre sur elle pour poursuivre son chemin, pour ne pas s’arrêter et lui parler, à elle et ses compagnes.
Leur dire quelque chose sur la stupidité de se croire plus fort que la mort. De penser que l’on peut parcourir cette vallée sans se soucier d’emporter suffisamment d’eau ou de mettre des chaussures de marche.
Mais elle était bien certaine que ces filles rebrousseraient chemin et s’en sortiraient. Elles survivraient à l’épreuve. Elles s’en savaient capables. Et puis, après tout, ce n’était pas Josie. Comme tant d’autres qui avaient traversé sa vie au fil de tant d’années (elle avait maintenant soixante-trois ans), Shelly serait à jamais hantée par Josie Reilly et ne la reverrait jamais.
Elle avait déplié le canapé du séjour pour son propre usage, de sorte qu’Ellen pût avoir le lit, mais celle-ci ne voulut pas en entendre parler, bien évidemment. « Vous avez bien dormi sur le mien, de canapé, argumenta-t-elle. Et puis vous m’avez insufflé la force de reprendre le combat.
— Je n’ai fait que vous engager dans une impasse pour le restant de votre vie », répondit Shelly. C’était là quelque chose dont elles avaient discuté des centaines de fois pendant toutes ces années : dans quelle mesure les éléments d’information apportés par Shelly avaient-ils changé les choses pour Ellen ? En valaient-ils la peine au bout du compte, puisqu’ils ne lui avaient pas ramené sa fille ?
« Non, dit Ellen. C’est la seule chose qu’on m’ait jamais donnée. Vous n’auriez pu mieux faire à part me redonner ma Denise. »
Elles parlèrent bien sûr de Denise, comme elles le faisaient si souvent. En s’étonnant de ce qu’elle aurait eu trente-cinq ans si elle avait vécu.
« Je ne la vois plus, dit Ellen. Je la cherche toujours, mais je ne parviens plus à me la figurer. Elle ne peut plus avoir vingt ans pour moi, mais je ne sais pas qui elle serait si elle en avait trente-cinq.
— Elle serait comme vous, répondit Shelly. Elle serait mère à l’heure qu’il est. Et elle serait une amie. Une bonne amie. La meilleure. »
108
Elle avait beau écrire encore et encore les formes correctes des verbes irréguliers, ses étudiants de l’université de South Plains faisaient toujours les mêmes fautes.
Ils tenaient de toute manière Mira pour une femme un peu toquée ou, au moins, pour quelqu’un qui ignorait complètement les fondamentaux de la grammaire. Parfois, elle envisageait de prendre le taureau par les cornes, d’adresser des courriers à la presse et aux hommes politiques pour leur représenter que le moment était venu de simplifier la conjugaison. Il aurait été tellement plus facile de modifier les règles de grammaire que de s’échiner à tenter de leur en inculquer les caprices.
Elle effaça le tableau, referma la porte de la classe derrière elle, gagna le parking, monta en voiture et prit la direction de son mobile home.
On était en septembre. Le ciel était bleu et sans nuages. Dans l’ouest du Texas, rien ne bornait la vue. On aurait pu envoyer une pièce de monnaie rouler sur le sol, et elle n’aurait rencontré aucun obstacle sur plus de mille cinq cents kilomètres.
Mira lança son sac sur le canapé, prit un Coca sans sucre dans le réfrigérateur et s’assit devant l’ordinateur. Comme elle l’espérait, il y avait un courriel de Matty et, juste en dessous, un autre d’Andy.
Les gentillesses habituelles.
Les cours étaient super. Ils avaient besoin d’argent. Matty était amoureux d’une fille, Andy venait de rompre avec une autre et, ce soir-là à la cafétéria, c’était pizza ; tout allait donc pour le mieux. Ils viendraient la voir, pas le week-end suivant mais celui d’après.
Elle souriait en ouvrant la photo jointe par Matty. Lui, un bras passé autour des épaules du nouvel objet de ses assiduités. Il portait des lunettes de soleil et un tee-shirt de l’université du Texas. Il était plus grand, plus mince, mais impossible de ne pas noter sa ressemblance avec son père. Mira pensait avoir encore quelque part une photo comparable à celle-ci de son ex-mari en tee-shirt et lunettes de soleil : Clark avec une tignasse noire, une barbe de deux jours, un sourire en coin, un bras autour de ses épaules à elle, tout comme Matty avec cette fille.
Une blonde. Un peu ronde. Avec un petit air de connaissance, comme tant de filles de cet âge.
Ou comme tout un chacun, quel que soit son âge, se dit-elle.
Cet après-midi-là, elle avait comme chaque jour parcouru en flânant le trajet menant de son bureau à la bibliothèque. Elle avait adressé un signe amical à Tom Trammer, qui lui rappelait tant Jeff Blackhawk (surtout le matin avant que ses yeux aient accommodé et avant que, les heures passant, Tom ait pris un air plus défait et plus âgé) qu’elle fut à deux doigts de l’appeler Jeff au passage.
Puis elle avait salué le doyen, Ed Friedlander, assez brave homme qui faisait ce qu’il pouvait à la tête de ce centre universitaire au budget modeste pour que les professeurs (dont quelques-uns avaient un grave problème d’alcool et les autres différents troubles de la personnalité) assurent leurs cours et pour que les étudiants ne s’entre-tuent point. Sa ressemblance avec le doyen Fleming tenait surtout à l’âge et au costume, mais sa vue ne manquait jamais de perturber Mira, de lui causer des battements de cœur, lutte ou fuite, même si elle parvenait toujours à n’en rien montrer et à sourire.
Clark était partout, lui aussi – bien qu’il restât le jeune père et mari qui lui souriait si tristement lors du prononcé de leur divorce et qui, plus tard, hochait gravement la tête sur les degrés d’une véranda en prenant et reposant tour à tour leurs deux fils. Un homme déprimé, plus tout jeune, qui semblait avoir espéré une deuxième chance, ignorant qu’elle n’arriverait pas.
Il s’était remarié. Cela avait été un autre échec. Aux dernières nouvelles, il habitait Dallas et travaillait dans un genre de magasin de sport. Ils n’avaient plus de raisons d’être en contact à présent que les jumeaux étaient suffisamment âgés pour se déplacer tout seuls d’un parent à l’autre.
Et il y avait, bien sûr, les étudiants.
Brent Stone, gentil garçon originaire de Muleshoe, qui voulait devenir professeur de gymnastique. Mary Bright, dont malheureusement le nom n’était guère approprié1. Ils auraient pu figurer parmi ses étudiants, dans d’autres cours et en d’autres lieux, et sans doute aurait-elle pu, de même, être n’importe qui pour eux. Elle supposait qu’en la regardant ils pensaient : tante Molly, Mrs Emerson, maman.
Des types. Des idéaux. Des reproductions. Des représentations. Répliques quasi identiques les unes des autres.
Perry Edwards était, bien sûr, partout ; mais elle y était accoutumée après tant d’années. Elle éprouvait même un véritable réconfort quand il la doublait sur la route à bord de son pick-up ou lui disait : « Bonjour, madame » de derrière le comptoir de l’épicerie. Il aurait eu aujourd’hui l’âge qu’elle-même avait quand elle avait fait sa connaissance – au lieu de cela, il était resté à celui qu’il avait la nuit de la tempête de neige, quand elle lui avait dit au revoir dans la voiture de Jeff Blackhawk.
Parfois, elle le voyait au cinéma, assis un rang ou deux devant elle, le bras passé au cou d’une fille qui ressemblait à Nicole Werner, à Denise Graham ou à l’une ou l’autre de toutes ces filles, la main dans le sac de pop-corn posé entre eux. Elle s’efforçait de ne pas se le représenter exposé à l’intérieur du salon funéraire Dientz. Le beau costume. Le travail remarquable accompli par Ted Dientz pour lui donner l’apparence de n’avoir pas été abattu quelques jours plus tôt par une sœur en sororité affolée et armée d’un fusil (fourni par un père qui croyait mordicus que toute jolie fille vivant sur le campus d’une université américaine devait en être pourvue), qui lisait fort avant dans la nuit un livre sur Ted Bundy2 quand, entendant des bruits de pas, elle sortit de sa chambre dans le noir et se trouva nez à nez avec un inconnu dans l’escalier de la maison d’Oméga Thêta Tau.
Mira serait allée au salon funéraire pour y voir Perry, mais Ted Dientz lui fit savoir que la famille avait poliment demandé qu’elle ne vînt pas. Elle avait également reçu une lettre des avocats de l’université lui demandant de ne pas parler aux médias, aux étudiants ou aux familles d’un quelconque aspect des événements. Elle était de plus tenue de ne jamais rien écrire sur le sujet.
Son propre avocat lui avait dit : « Nul n’est en droit d’imposer de telles restrictions. La dernière fois que j’ai vérifié, nous vivions dans un pays libre. Si l’envie vous prend d’écrire un livre là-dessus, écrivez-le et on le leur fourrera sous le nez. »
Mais il s’avéra en fin de compte qu’elle n’avait plus du tout envie d’écrire sur la mort.
Pendant toutes ces années, et jusqu’à sa mort un matin de Noël, elle resta en contact étroit avec Ted Dientz. Il avait, comme elle s’y attendait, développé une véritable obsession. (Elle y avait vu un point commun entre eux, mais il se révélait beaucoup plus passionné qu’elle ne l’avait jamais été.)
Le test biologique avait prouvé (« incontestablement ! » avait-il tonné au téléphone) que le corps qu’il avait enterré dans le cercueil de Nicole Werner, celui sur lequel il avait prélevé des échantillons sanguins, n’avait aucun lien de parenté avec les personnes dont on avait trouvé des cheveux sur la brosse que Perry Edwards avait rapportée du domicile des Werner.
« Sauf si Nicole Werner était une enfant adoptée ou si cette brosse a été utilisée par quelqu’un d’autre que les femmes Werner, il est impossible que la personne que j’ai mise en bière ait été la fille ou une parente d’une femme de cette famille. »
À l’époque, Mira ne se souciait plus de Nicole – où elle pouvait se trouver, qui avait été enterré à sa place. Perry était mort, son mari l’avait quittée et elle avait perdu son emploi dans une conflagration d’accusations, de soupçons et de haine.
Elle demanda néanmoins à Ted de la rappeler après l’exhumation. Elle savait qu’il ne serait pas possible de le dissuader d’y recourir. Il était résolu à la déterrer. Comme on n’était pas parvenu à localiser les parents de Nicole, l’autorisation de rouvrir la sépulture fut donnée par Etta Werner, grand-mère de Nicole. (Etta était une pétulante vieille dame qui avait assisté à presque tous les enterrements ayant eu lieu à Bad Axe au cours des quatre-vingts dernières années, et l’idée de rouvrir une tombe ne parut pas du tout la rebuter. Elle ne demanda même pas d’explications.) Après quoi, quand Ted rappela Mira, celle-ci dut s’asseoir pour ne pas se sentir mal en apprenant de sa bouche qu’il n’y avait personne, rien du tout, dans ce cercueil.
« Vide, avait-il répété, paraissant lui-même vidé. Et absolument personne pour m’expliquer ce fait ni même, moi mis à part, faire preuve du plus vague intérêt pour l’élucidation de cette énigme. »
Bien qu’il eût consacré les dernières années de sa vie à la résolution du mystère, Ted Dientz n’en découvrit jamais le fin mot. Il ferma son salon funéraire, multiplia les courriers à la presse, contacta les autorités ainsi que des experts partout dans le monde. Il devint obsédé par cette tombe inoccupée, par l’ADN de Nicole Werner, par la liste des sœurs en sororité ayant disparu dans l’État, puis dans le pays tout entier.
Leur nombre était sidérant !
Elles auraient pu former quelque part leur propre sororité : une vieille et vaste demeure cachée derrière une haie ombreuse, où elles auraient décoré des chars à l’aide de fleurs en papier crépon, se seraient créé les unes les autres de nouvelles coiffures, auraient chanté des hymnes et passé des serments secrets les engageant pour l’éternité.
Ted pensait que des membres de l’université ou de la sororité ou des deux à la fois avaient travaillé à camoufler un décès survenu lors d’une séance de bizutage, qu’ils étaient venus escamoter nuitamment les restes de la morte de sorte qu’on ne puisse jamais déterminer son identité. Il s’agissait de professionnels. Ils avaient opéré avec une précision toute chirurgicale. L’herbe recouvrant la tombe de « Nicole », le crucifix, les animaux en peluche – toutes choses qui, à l’œil nu, paraissaient n’avoir jamais été dérangées.
Mais par la suite, quand il ressortit que, parmi les centaines de parents qu’ils comptaient à Bad Axe, pas un ne pouvait ou ne voulait révéler où résidaient désormais les parents de Nicole, afin qu’on leur fît savoir que la tombe de leur fille était vide, Ted en vint à suspecter non seulement ces derniers mais également l’ensemble du clan Werner. (Jusqu’à Etta : n’y avait-il pas une note presque enjouée dans la façon dont elle avait consenti à ce qu’on exhume le cadavre de sa petite-fille ?)
Il pensait que la plupart de ces gens savaient exactement où se trouvait Nicole et qu’elle n’avait jamais occupé ladite tombe.
Les années passant, Ted Dientz se prit toutefois à envisager d’autres possibilités. Comme il le confia à Mira, il avait travaillé suffisamment longtemps au contact des morts pour savoir que de bien étranges choses pouvaient se produire. Ce monde n’était pas que matériel. Était-il impossible qu’après qu’il eut enterré Nicole Werner le jour de ses obsèques, elle se soit, il ne savait comment, évadée de sa sépulture ?
Que répondre à cela ?
Ted Dientz était mort sans avoir trouvé de réponses à ses interrogations. Mira n’avait aucune idée de ce que sa femme et ses enfants avaient fait des cartes portant les prélèvements sanguins qu’il avait conservées toutes ces années dans son sous-sol. Toutes ces âmes qu’il voulait ramener à la vie – cette armée de ses morts qu’il attendait de pouvoir ressusciter –, il les avait rejointes désormais. Il y avait si peu de réponses dans cette vie, et encore étaient-elles souvent éparpillées aux quatre vents. Rien que, de temps en temps, de menues parcelles de justice tardive.
Une décennie s’écoula avant qu’une étudiante de seconde année non dépourvue de flair qui écrivait pour le journal de l’université exhume l’histoire de Denise Graham et de Nicole Werner. S’étant fait passer pendant six mois pour une candidate à l’admission au sein d’Oméga Thêta Tau, elle avait ensuite révélé en quoi consistaient exactement les différents rituels.
Il se trouvait que les sœurs ne buvaient pas de tequila, n’hyperventilaient pas et ne s’évanouissaient pas préalablement à leur résurrection dans le cercueil. Un infirmier du service d’ambulances voisin leur injectait de la scopolamine, la drogue du zombie.
Comme Mira le savait déjà, l’étudiante écrivait que, correctement dosée, cette drogue provoquait le sommeil du sujet et qu’à son réveil celui-ci avait l’impression de renaître. À dose plus forte, impossible de former le moindre souvenir de tout ce qui s’était passé au cours des heures précédant et suivant l’injection. En surdose, la substance était fatale.
Mira prit connaissance de cet article sur Internet chez elle au Texas. Ce serait mentir que de ne pas reconnaître qu’elle espéra assister au renvoi de quelques administrateurs ; mais rien de tel n’eut lieu. Elle s’attendait à ce que ce chapitre d’Oméga Thêta Tau fût au moins fermé, mais ce ne fut pas le cas ; la sororité écopa d’une lourde amende, et ses membres passèrent devant une commission d’assistance psychologique.
Mira espérait qu’il serait possible de prouver que Craig Clements-Rabbitt avait lui aussi reçu une injection de scopolamine, cela expliquant qu’il ne se rappelât rien de l’accident. Elle était pour sa part convaincue que la sortie de route de la voiture qu’il conduisait et dans laquelle se trouvait Nicole, avait été provoquée par quelqu’un qui cherchait à couvrir la sororité, quelqu’un qui savait que Nicole et Craig avaient la défunte ou agonisante Denise Graham sur leur banquette arrière. Quelqu’un enfin qui savait qu’ils l’emmenaient à l’hôpital, et qui entendait les empêcher de s’y rendre.
L’accident ayant été provoqué à dessein, la voiture fut ensuite incendiée par ceux qui cherchaient à camoufler le bizutage et l’overdose.
La mort de Nicole fut un maquillage. Denise avait été sa doublure. Étant une bonne sœur en sororité, Nicole s’était prêtée à la machination.
On avait tout mis sur le dos de Craig Clements-Rabbitt, et celui-ci avait admis ce qu’il croyait être sa responsabilité. Il avait été drogué et il était amoureux, ce qui est aussi en soi une forme de drogue du zombie, surtout quand elle est mêlée de culpabilité et de chagrin.
Il était toujours possible de trouver Nicole Werner sur Google, et l’on constatait qu’il y avait toujours des blogueurs pour avoir croisé son fantôme à Godwin Hall.
Il apparaissait également sur Internet que certaines étudiantes n’avaient pas renoncé à leur fascination pour Alice Meyers. Chaque année, il y avait des scarificatrices. Chaque année, les postulants à Godwin Honors College étaient moins nombreux – réalité qu’on devait officiellement imputer à la paresse des étudiants actuels, mais dont Mira voyait la cause dans le fait que les parents ne voulaient pas que leurs enfants, et surtout leurs filles, résident à Godwin Hall.
Mais n’y avait-il pas toujours un semblable endroit sur chaque campus ? Mira se souvenait que, de son temps, on se défiait de Fairwell Hall.
Ici, à l’université de South Plains, il y avait aussi une Alice Meyers – une fille qui hantait l’auditorium où, disait-on, elle s’était pendue à un chevron de la toiture.
Et il y avait également une Nicole Werner.
Ici, elle avait nom Sara Bain. Un jour qu’elle était passagère sur la moto de son petit ami, ils avaient heurté – allez savoir quoi. Un écureuil ? Un lapin ? Un caillou traînant sur la route ? Peu importaient les détails. Sara Bain était retombée sur le terre-plein central, où son copain, hébété, couvert de sang, s’était précipité auprès d’elle.
Dans la cour d’honneur de l’université, un petit amoncellement de pierres dessinait un cercle autour d’un cerisier. On disait que, chaque printemps, par une nuit de pleine lune, un groupe de filles se rassemblait autour de cet arbre pour se faire des scarifications, chanter, dire des poèmes. Au matin, des membres horrifiés du corps enseignant retrouvaient les pierres éclaboussées de sang. Il était régulièrement question d’abattre cet arbre, d’emporter ces pierres, mais rien n’était fait.
109
Karess s’égara quelque part au sud de Bad Axe. Le temps qu’elle trouve la bonne sortie de l’autoroute, elle était exaspérée et se demandait comment diable elle avait pu penser qu’il s’agissait d’une bonne idée, et s’interrogeait quant à ce qu’elle avait espéré trouver ou perdre en revenant après tant d’années dans cet État paumé à la recherche d’un garçon qu’elle avait à peine connu.
Mais, tout en jetant la carte routière fatiguée (tachée de café renversé, archifroissée) sur la banquette arrière de sa voiture de location, elle se dit qu’elle en connaissait, quelque part en elle, la raison.
Quelque part en elle, Perry Edwards était toujours vivant.
Certes, elle ne pensait pas à lui tous les jours. Ç’aurait été insensé. Une quinzaine d’années s’étaient écoulées. Elle avait quitté Godwin dans le courant du semestre où il s’était fait tuer, pour finir par obtenir son diplôme après être passée par trois différents établissements de la côte Ouest. Elle s’était mariée, elle avait divorcé et elle aimait son boulot. Elle était parfaitement saine d’esprit. Elle ne buvait pas.
Pourtant, elle se prenait souvent à penser : il était le bon.
« Bien sûr, lui disaient ses amies, le bon, c’est toujours celui qui s’en va. »
Mais Perry Edwards n’était pas parti.
Après sa mort, il était partout. Dans chaque garçon qui tournait le coin de la rue, qui passait en voiture, qui l’invitait à danser ou lui offrait un verre dans un bar.
Après sa mort, Perry Edwards était l’air. Il était partout.
« Vous devriez peut-être aller sur sa tombe, lui avait conseillé son thérapeute. Cela vous apportera la conviction que la page est définitivement tournée. »
D’accord, avait-elle pensé. Faisons ça.
La voilà donc sortant de l’autoroute, traversant une ville comme elle pensait qu’il n’en existait plus. Une église à chaque coin de rue. De petites maisons avec leur petite véranda. Devant l’une d’elles, un vrai chien attaché à un vrai arbre. Fichtre, Toto, m’est avis qu’on a quitté Los Angeles.
Il lui fallut s’arrêter à deux reprises, dans deux différentes stations-service, pour se faire expliquer comment se rendre au cimetière, après quoi elle se demanda comment elle avait pu se figurer qu’elle trouverait sa tombe : il y avait quatre fois plus de gens enterrés là qu’il ne pouvait y avoir de vivants dans cette saleté de patelin.
Elle se gara, descendit de voiture.
C’était une journée typique de la fin septembre. Elle conservait un souvenir vague de ces journées du début de l’automne à l’époque où elle était en première année à l’université de cet État. Le feuillage dépenaillé. Les branches sinistres. Ce sentiment que les choses dépérissent et meurent, mais en redressant follement la tête une dernière fois avant de succomber – flamboiement, convulsions. Regardez-moi !
Putain.
Il y avait des rangées et des rangées de Shepard. Il devait s’agir d’une grande et peu florissante famille, coincée à Bad Axe depuis des générations. Et un petit groupe de Rush. La mère, le père, le fils bien-aimé. Karess passa de la partie ancienne du cimetière à son secteur le plus récent. Il n’était pas mort depuis si longtemps, après tout. Quelques Owens. Quelques Taylor. Tout un tas de noms allemands. Elle décida de s’en remettre à son instinct. Elle allait fermer les yeux, tourner les talons et se laisser guider.
Cela ne marcha pas.
Elle se retrouva sous un arbre. Comme tous ses semblables, il était en train de perdre ses feuilles. Celles-ci tombaient tout autour d’elle. Orange et rouge. Elle sentait l’odeur de la terre. De l’herbe. L’humidité. Moisie, comme de vieilles frusques. Un parfum d’humus. Une fraîcheur.
Elle décida de s’asseoir. Elle fermerait les yeux pour se reposer un moment, et quand elle se sentirait plus d’énergie, elle retournerait à l’entrée – ces portillons en fer forgé qu’elle avait franchis – et recommencerait tout au début. Au besoin, elle se mettrait à genoux pour balayer les feuilles recouvrant chaque putain de nom, et s’arrêterait devant chaque tombe, même si cela lui prenait la journée.
Même si cela lui prenait plusieurs jours.
110
Chaque pâté de maisons de cette ville comportait un triste repère :
Le banc sur lequel ils s’étaient assis un moment, regardant passer les autres étudiants avec leurs sacs à dos, leurs jupes courtes, leurs iPod.
L’arbre sous lequel ils s’étaient abrités d’une averse, riant, échangeant des baisers, mastiquant de la gomme à la cannelle.
La librairie où il lui avait acheté un recueil de poèmes de Pablo Neruda, et cet horrible bar de supporters où ils s’étaient donné la main pour la première fois.
L’établissement avait changé de nom, mais la façade était restée la même. Les colonnes pseudo-helléniques qui faisaient semblant de soutenir le toit de la bibliothèque Llewellyn Roper. Cette boutique de cadeaux, où il lui avait acheté la bague montée d’un morceau d’ambre – bulle de résine sertie d’argent, avec, emprisonnée à l’intérieur pour l’éternité, une drosophile préhistorique.
Et le Starbucks, où ils allaient pour travailler et n’ouvraient jamais le moindre livre.
« Ralentis, fiston, dit le père de Craig, assis à la place du passager.
— Désolé, papa », répondit-il.
Cela faisait maintenant des années que son père avait perdu la vue, et une des plus grandes craintes de celui-ci était d’avoir un accident qu’il n’aurait pas vu venir.
Craig aurait voulu que l’auteur de ses jours puisse voir tout cela. La beauté de l’endroit tenait à la fois à son étrangeté et à son côté familier. Les filles en robe courte. Les garçons et leur coiffure extravagante.
« Tu ne vas rien reconnaître », lui avait écrit Debbie. Elle vivait toujours là-bas et travaillait comme médecin au centre hospitalier universitaire. Elle et Craig n’avait jamais cessé de correspondre pendant toutes ces années. Ils échangeaient un courriel par semaine, bien qu’ils ne se fussent revus qu’à de rares occasions, au hasard des escales en avion de l’un ou de l’autre. Le mari de Debbie était lui aussi médecin. Craig, qui était retourné vivre dans le New Hampshire, avait une femme, deux enfants et une petite maison adossée à une colline. Il avait construit sur son terrain un petit bungalow en dur à l’intention de son père.
« Tu ferais mieux de ne pas venir, Craig. Je serais ravie de te voir, note bien. Mais tu n’as pas idée. Ça va être un coup pour toi – non pas parce que tout va te revenir, mais au contraire parce que tu ne vas rien retrouver. »
Il avait une famille à présent. Il avait écrit et publié un livre. Il avait sillonné le monde pour en faire la promotion, mais n’avait jamais remis les pieds ici.
Voici qu’il était de retour.
Debbie s’était trompée.
Il se souvenait de tout. Rien n’avait changé. Il aurait pu être aveugle comme son père, ou bien fermer les yeux, et retrouver Godwin Honors Hall ou bien l’appartement qu’il avait partagé avec Perry.
Il ouvrirait la porte, et Perry serait là, avec un livre ouvert posé sur la table à côté d’un sandwich. Celui-ci ne prendrait pas la peine de lever la tête. « Salut », dirait-il. Et Craig, plus âgé, stupéfait, resterait planté sur le seuil, tout à la fois heureux et horrifié de le trouver toujours là, toujours en vie.
Il roulait plus lentement maintenant et se frottait les yeux afin de regarder alentour. Il comprit qu’il cherchait Perry. Apparemment, il y avait à chaque coin de rue une fille qui traversait la chaussée, le bras passé au bras d’un garçon. Les trottoirs luisaient, et le ciel était ce néant blême qu’il avait toujours été en cette période de l’année. Le vieil homme qu’était devenu son père toussait dans un Kleenex. Craig lui dit, oubliant son infirmité : « Regarde », au moment où une beauté de plus traversait devant la voiture, écoutant quelque chose dans ses écouteurs, remuant les lèvres en accompagnement.
La rumeur du moteur les environnait. Le père de Craig toussait toujours. Et tout d’un coup, là, cette jolie fille, rejetant ses cheveux par-dessus son épaule, regardant du côté de Craig, croisant brièvement son regard et détournant la tête.