18
C’était, à la Société de musique de chambre, une de ces journées affreusement mornes et débilitantes. Les différents bureaux en vrombissaient littéralement. Dans celui de Shelly, une mouche prise entre store et fenêtre se jetait avec l’énergie du désespoir contre ces deux barrières. Shelly la regardait de son poste de travail. Le bourdonnement électrique du diptère rivalisait avec le faible ronflement de l’ordinateur en veille.
Septembre tirait à sa fin et le temps faisait un effort concerté pour changer. Le ciel était désormais plus lavande que bleu, et il flottait dans l’air une odeur de feuilles affadies, amollies, lâchant prise, en perte de vitesse. Comme toujours, cette transition entre été et automne ramenait Shelly aux septembres de sa vie – la poussière tourbillonnant autour de son pupitre à la maternelle, socquettes et souliers vernis, et jusqu’à sa dernière année de troisième cycle, rapportant de la librairie un manuel fort coûteux jusqu’à son petit studio au-dessus du grossiste en bière – et tous les septembres égrenés depuis lors, les années passant une à une devant la fenêtre de son bureau de la Société de musique de chambre de l’université.
Elle se demandait à quoi pouvait ressembler septembre pour qui ne travaillait pas dans l’enseignement. Se trouvait-on épargné par la mélancolique réminiscence de ce mois-là ? Si oui, ce devait être comme de sécher un des douze travaux d’Hercule ; on ne coupait certes pas au bourdon de Noël, mais au moins n’avait-on pas à revivre la fin de toutes les grandes vacances de sa vie, cette triste prise de conscience de sa propre mortalité, quand une fois encore, année après année, les enfants envahissaient votre univers avec leurs pulls neufs et leurs crayons bien taillés.
Non, supposait-elle, nul ne devait y couper. Ce calendrier se gravait de si bonne heure dans la psyché de chacun. Personne n’échappait au caractère funeste de septembre.
« Ce que tu peux être déprimante », avait coutume de lui dire son ex-mari, et il le lui répéta une dernière fois en secouant tristement la tête le jour où elle le quitta – après quoi, alors qu’elle franchissait la porte de derrière, il s’élança à sa suite comme par l’effet d’un commutateur actionné sous son crâne et la ramena à l’intérieur en la traînant par les cheveux.
« Shelly ?
— Oui ?
— Comme on est tous très pris, est-ce que vous pensez que je pourrais…
— … partir plus tôt ? » Shelly prit sur elle pour ne pas laisser échapper un soupir d’exaspération.
« Oui. » Josie s’enroulait autour de l’index une mèche de cheveux noirs. Elle tenait la tête penchée à angle droit, comme un moineau. « C’est la Semaine grecque.
— Vous appartenez à une sororité ?
— Oui.
— Laquelle ?
— Oméga Thêta Tau. » Josie, debout sur le seuil, avait dit cela avec une irrépressible fierté.
Shelly orienta son fauteuil pour lui faire face. « N’est-ce pas celle à laquelle appartenait Nicole Werner, l’étudiante tuée dans un accident de voiture ? »
Josie hocha lentement la tête d’un air mélodramatique, paupières mi-closes.
« Vous la connaissiez ? » interrogea Shelly. Comment avait-elle pu ignorer non seulement que Josie faisait partie d’une sororité, mais aussi qu’il s’agissait de celle de Nicole Werner ?
L’étudiante haussa les épaules. « Nous la connaissions toutes. Elle et moi avons postulé et été admises en même temps. Oméga Thêta Tau ne fait pas partie des plus grosses résidences – nous sommes soixante filles –, c’est pourquoi, oui, bien sûr, je la connaissais. »
Shelly se leva. « Saviez-vous que…
— … que vous avez fait partie d’une sororité ? (le visage de Josie s’éclaira d’un sourire). Oui. Vous portiez un tee-shirt Êta Lambda le jour où on s’est croisées devant la salle de gym. Un soir que j’étais là-bas pour une soirée, je vous ai cherchée sur la plaque murale et j’ai vu votre nom. C’est super. Je suis certaine que, comme sororité, c’était mieux à l’époque où…
— Non, vous n’y êtes pas, dit Shelly, chagrinée d’éprouver, dès qu’il était question de sororités, cette réaction défensive familière qu’une lesbienne quadragénaire aurait dû avoir dépassée. Non, ce n’est pas à cela que je pensais. Saviez-vous que je me suis trouvée sur le lieu de l’accident ? L’accident de Nicole Werner. J’ai été la première sur place. »
Josie regardait le plafond en se mordant la lèvre, de l’air de fouiller ses souvenirs en quête de cette information. Ne l’y trouvant point, elle dit : « Non. – puis, écarquillant les yeux : C’était donc vous ? La dame entre deux âges, celle qui n’a pas communiqué les indications nécessaires aux secouristes pour se rendre là-bas ? »
Shelly sentit ses joues s’empourprer, brûler, et ses poumons se vider complètement. « Pas du tout. Je leur ai donné tous les renseignements. J’étais là quand les ambulances sont arrivées. Je suis restée jusqu’à ce qu’ils les emportent tous les deux.
— Bon sang, fit Josie. Ç’a dû être horrible. Je n’étais pas au courant. »
Bien sûr qu’elle n’était pas au courant.
Comment aurait-elle pu savoir ?
Le nom de Shelly n’avait jamais été cité dans la presse, qui n’avait correctement relaté aucun des détails relatifs à l’accident – sinon, apparemment, qu’elle-même était entre deux âges.
« Les journaux ont tout rapporté de travers. J’étais là quand ils ont emmené les deux jeunes.
— Ah bon ? Eh bien, dites donc, c’est vraiment nul. Au fait, pour en revenir à ce que je vous ai demandé…
— Si vous pouvez partir plus tôt ?
— Oui.
— Oui », répondit Shelly et, en moins d’une seconde, l’autre avait décampé. Toujours debout, le regard braqué sur le seuil à présent désert, Shelly prêta l’oreille au bruit de la porte de la Société de musique de chambre qui s’ouvrait, puis se refermait, et au son des ballerines noires de Josie dévalant l’escalier. Elle se rassit, ouvrit un des tiroirs de son bureau pour y prendre le dossier marqué Josie.
Son CV, sa lettre de motivation. Shelly parcourut rapidement le tout en quête de mentions d’Oméga Thêta Tau. Ces donzelles n’omettaient jamais de préciser dans leurs courriers de candidature leur appartenance à une sororité. Elles avaient une si haute idée d’elles-mêmes qu’elles supposaient que tout le monde partageait ce sentiment.
Mais il n’y en avait pas trace dans le dossier. Josie n’avait donné comme contact que l’adresse de ses parents à Grosse Isle.
Grosse Isle ?
Comment Shelly avait-elle pu laisser passer un détail pareil ?
Josie recevait une aide financière en échange du « travail » qu’elle accomplissait à la Société de musique de chambre. Or existait-il à Grosse Isle un seul jeune qui eût besoin de ce type de subsides pour poursuivre des études supérieures ? À l’époque où Shelly était elle-même à l’université, une des filles de sa sororité, originaire de cette localité, l’y avait invitée pour le week-end. Le toit de la maison où la demoiselle avait grandi était équipé d’une plateforme d’atterrissage pour l’hélicoptère paternel.
Certes, même si les Reilly habitaient la banlieue la plus riche de l’État, Shelly ne pouvait préjuger de leur standing. Un divorce au couteau ou bien la maladie ou bien encore la perte d’un emploi pouvait expliquer certaines choses. Ce n’était d’ailleurs pas son rôle que d’évaluer la situation financière des postulantes. Le dossier était examiné par le service des bourses et aides, puis transmis au doyen de l’école de musique, qui donnait son approbation.
Ayant replacé le dossier dans le tiroir, Shelly porta son attention vers la fenêtre. Un papillon blanc, qui paraissait chercher à se poser sur l’appui, se faisait malmener par la brise et repousser chaque fois qu’il touchait au but.
Shelly suivait ce spectacle avec un sentiment de malaise. Elle détestait ce qu’elle voyait et se trouvait cependant incapable d’en détacher les yeux. Son regard était fixé sur ce papillon, tandis que ses pensées voletaient alentour.
Oméga Thêta Tau.
Celles-là étaient les sœurs vierges. Leur sororité était soi-disant celle qui prônait chasteté et tempérance. La presse avait monté cela en épingle après la disparition de Nicole Werner. Qu’elle eût été si sage avait encore ajouté une strate à la tragédie.
À l’époque de Shelly, dans les années quatre-vingt, on était un peu plus cynique – même s’il était étrange de constater que, les années passant, les Américains devenaient de plus en plus innocents.
En ce temps-là, Oméga Thêta Tau était la sororité toute désignée pour les filles désirant faire de la politique ou épouser un politicien. Celle où l’on se devait d’avoir un parcours sans taches. Shelly était à peu près sûre que la femme du gouverneur était une ancienne OTT. Qui d’autre encore ? Les plus influentes confréries entretenaient avec les personnalités les plus importantes de la nation des connexions qui formaient comme un réseau téléphonique. Peut-être tous les juges femmes du pays en avaient-elles été. Sans doute la moitié des juristes de sexe féminin ambitionnant de devenir juge – ou sénateur ou membre du Congrès – en avaient-elles été. Il était très probable qu’un énorme pourcentage des épouses de sénateur ou de membre du Congrès pouvait se prévaloir d’avoir été d’Oméga Thêta Tau – et qui sait combien de premières dames ?
La sororité de Shelly, Êta Lambda, n’avait rien de comparable. On l’appelait la Sororité des chic filles. En d’autres termes, elle était moins sélect que les autres ; ses sœurs n’étaient pas aussi populaires, ni aussi jolies.
On pourrait penser que cela en faisait une résidence où la vie était plus facile – avec des sœurs plus relax, moins de pressions de toute nature –, en quoi on se tromperait. Le fait de se trouver sur un échelon inférieur de l’échelle grecque donnait aux sœurs d’Êta Lambda un esprit de compétition encore plus développé, les rendait plus brutales, plus impitoyables. Dans son souvenir le plus vivace, remontant à la soirée des adhésions, Shelly descendait les escaliers en robe du soir et voyait les autres filles, déjà assemblées dans le hall, s’entre-regarder et se plaquer d’un même mouvement, lui sembla-t-il, la main sur la bouche pour étouffer un rire.
Son cœur s’était mis à battre si fort qu’elle avait bien cru s’évanouir. Elle ne savait toujours pas à ce jour ce qui avait provoqué cette hilarité. Peut-être était-elle un peu forte ou son décolleté trop profond. À moins que ce ne fût sa coiffure, son maquillage, ses souliers, son petit sac cousu de paillettes. Elle n’en saurait jamais le fin mot. Elle n’était pas destinée à le connaître. Pas une seule fille parmi toutes ces sœurs n’aurait eu la gentillesse de le lui dire ou de la rassurer. Elle continua donc de descendre les escaliers (que pouvait-elle faire d’autre ?), puis traversa cette soirée dans un nuage de honte, fuyant toutes les activités dès que l’occasion se présentait d’aller s’examiner dans le miroir des toilettes : ses dents, le duvet blond sur sa lèvre, ses sourcils. Elle renifla ses dessous de bras. Elle renifla sa culotte. Elle vérifia le devant de sa robe, l’arrière de sa robe, ses bretelles de soutien-gorge, et le pire était qu’elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Sur ce dont il s’agissait, cette chose qu’elles voyaient toutes et à laquelle elle-même était aveugle.
Tout en essayant, mais en vain, de trouver ladite chose, de la voir, de l’élucider, elle avait traversé les deux années suivantes dans la peau d’une Êta Lambda, résolue à rester et à affronter jour après jour cette énigme quelle qu’elle pût être.
Un parfait gâchis de temps et d’énergie juvénile, elle le savait aujourd’hui. Il lui fallait cependant reconnaître qu’elle s’était fait à Êta Lambda une paire d’amies de toujours, des amies qui avaient été là le jour de la remise de son diplôme, pendant ses années de troisième cycle, son mariage désastreux et son divorce, et qui l’avaient ensuite acceptée dans la nouvelle vie qu’elle s’était choisie en tant que lesbienne.
Un type particulier de loyauté était issu de ces étranges liens entre femmes. Non pas les liens du sang, mais comme un précieux fluide corporel qu’elles auraient partagé.
Le papillon semblait désormais plaqué par le vent contre l’appui de fenêtre.
C’était véritablement insupportable à regarder. Sans doute pratiquement indétectable pour tout ce qui n’était pas, comme ce lépidoptère, de fil et de papier, ce mouvement d’air était en train de l’écraser contre la brique. Après avoir contemplé ce tableau encore quelques secondes, Shelly ne vit pas d’autre choix que d’ouvrir pour le faire entrer. Par chance, bien qu’elle en profitât rarement, elle travaillait dans un des rares bâtiments du campus à posséder des fenêtres ouvrantes. Il fallut exercer une forte poussée, puis tenir le lourd châssis en l’air pendant que, de l’autre main, elle tentait de cueillir délicatement le papillon.
Elle le saisit. Elle aurait juré qu’elle sentait battre son cœur (murmure atomique et petites particules poudreuses de temps et de terreur) et elle éprouva un pincement de terreur quand elle secoua les doigts pour le faire tomber sur le bureau et qu’il resta inerte (se pouvait-il qu’elle l’eût tué ?).
Elle était certaine de l’avoir écrasé, de l’avoir fait mourir de peur, de l’avoir blessé de façon irrémédiable. Or voilà qu’au bout de quelques secondes l’insecte se mit à battre des ailes, puis il prit son essor. Elle s’écarta pour le laisser passer, traverser la pièce, s’en aller zigzaguer dans le couloir, dont elle alla lui ouvrir la porte, après quoi il descendit la cage d’escalier jusqu’à la porte d’entrée, tenue en position ouverte, et partit se perdre de nouveau dans le monde.
19
C’était le jour de la Putréfaction. Pendant que ses étudiants entraient dans la salle, Mira écrivit au tableau :
On le dirait en train de dormir.
Hélas, il ne va pas se conserver,
Car c’est l’été et nous allons manquer de glace…
« Pore Jud Is Daid », Oklahoma !1
Perry Edwards, premier entré, son cahier déjà ouvert devant lui, y consignait ces trois lignes (qui se voulaient plus un clin d’œil que quelque chose à inclure dans ses notes).
Il était vêtu d’un austère pantalon noir et d’une chemise blanche entièrement boutonnée, comme s’il arrivait d’un concert de la chorale ou d’un enterrement.
« Perry, demanda Mira alors que les autres n’avaient pas encore gagné leur place, cela vous ennuie d’actionner le projecteur ?
— Pas du tout, madame Polson. » Il quitta sa place pour aller s’asseoir sur la chaise voisine du projecteur à diapositives.
« Bien, commença Mira. Aujourd’hui est le grand jour. Je vais vous donner votre premier sujet de devoir, qui sera à rendre la semaine prochaine. Si je ne l’ai pas fait plus tôt, c’est parce que je ne suis pas, contrairement à certains autres professeurs, partisane de laisser à mes étudiants un mois entier pour rédiger un travail. D’après mon expérience, plus vous avez de temps, plus vous remettez à plus tard. Par ailleurs, comme je le précise dans le programme, je n’accepte pas les travaux en retard ; c’est pourquoi je vous suggère de vous y mettre dès aujourd’hui. Cet essai pourra faire la longueur qu’il vous faudra pour développer vos arguments, mais il ne devra pas descendre en dessous de dix pages.
— Dix pages ! » laissa échapper Karess Flanagan avant de rougir et de regarder alentour, comme si cette sortie était le fait de quelqu’un d’autre.
En quelles circonstances, se demanda Mira, des parents en venaient-ils à prénommer leur enfant Karess ? Ils n’avaient évidemment aucun moyen de savoir que leur fille nouveau-née deviendrait une beauté brune incroyablement sexy, avec des bonnets C et de luisantes lèvres roses. Mira était loin d’imaginer toutes les plaisanteries que le prénom et la demoiselle avaient inspirées au fil des ans dans les vestiaires des garçons.
Karess avait toujours l’air choquée, par le nombre de pages, par son exclamation ou par les deux.
« N’avez-vous pas lu le programme ? lui demanda Mira. À la rubrique “Ce qui vous sera demandé” (elle sortit un exemplaire dudit document d’une chemise posée sur le bureau) il est précisé de façon assez claire : “Cinq dissertations, de dix pages à double interligne ou plus, doivent recevoir au minimum un C pour que le cours soit validé.” »
Karess parvint à simultanément hocher et secouer la tête.
« Donc, voici votre sujet », dit Mira.
De la même chemise, elle sortit un paquet de photocopies et les remit à Karess pour qu’elle les distribue. Quand celle-ci se leva, tous les garçons de la classe, hormis Perry (qui examinait le projecteur), la détaillèrent des chevilles à la poitrine et n’en détachèrent plus les yeux jusqu’à ce qu’elle soit allée se rasseoir.
« Je vais vous laisser en prendre vous-même connaissance, reprit Mira, mais laissez-moi préciser au préalable quelques points essentiels. Pour cet essai, qui est un travail de réflexion personnelle, vous devez vous pencher sur vos propres superstitions – personnelles et culturelles – concernant la mort. Vous pourriez commencer par ce qui vous a poussés à vous inscrire à ce cours, mais vous pourriez également vous intéresser à vos présupposés concernant l’inhumation, la crémation, les rites funéraires et autres pratiqués au sein de votre famille et de votre communauté. Quelle est votre expérience de la mort ? Vous êtes-vous trouvés en présence d’un défunt et, si oui, quelle a été votre réaction ? Quelles sont vos peurs concernant la mort ? Quels sont aussi les attraits qu’elle exerce sur vous ? »
Il y eut çà et là rires et manifestations de surprise. Cela se passait à l’identique chaque année.
Mira d’enchaîner aussitôt : « Ce n’est pas vous, entre tous, qui me direz que cette matière ne présente pas d’attrait à vos yeux, puisque vous vous êtes inscrits à ce cours sur la mort et les morts. Vous l’avez choisi parmi vingt autres. Même si j’aimerais penser que ma réputation d’excellente enseignante en fait chaque année le cours le plus couru de Godwin Honors College, je suis portée à en douter. Il y a d’autres raisons, peut-être de même nature que la fascination qu’éprouvent, par exemple, pour Sylvia Plath des jeunes femmes s’intéressant peu à la poésie en dehors des cartes Hallmark, ou que ce qui fait que Kurt Cobain, qui n’a guère vécu que le temps d’écrire et d’enregistrer une poignée de chansons potables, a autant d’admirateurs parmi les adolescents de sexe masculin.
» Tels sont les sujets, poursuivit Mira en parcourant des yeux son auditoire, accrochant le regard des étudiants qui paraissaient le moins impressionnés, que je veux vous voir traiter dans cet essai avec toute la profondeur, l’analyse critique et la réflexion personnelle dont vous êtes capables. »
Elle tourna les talons et alla s’asseoir à son bureau, avant d’ajouter d’un ton moins passionné : « Vous trouverez sur le site web des devoirs des années passées. Des questions ? »
Les étudiants, bouche bée pour certains, regardaient qui Mira, qui leur feuille. Il y eut des questions concernant la taille des caractères, les citations et la dimension des marges. Mira précisa que dix pages, c’était dix pages. Les questions frénétiques décrurent quand il devint évident qu’il n’y aurait pas moyen d’y couper, même si, au lycée, les profs comptabilisaient la page de titre ou acceptaient des marges de cinq centimètres et des caractères en corps dix-huit.
« Bien, reprit Mira. Venons-en enfin au sujet du jour : la putréfaction. »
Il y eut des rires, une plainte.
« Je suis désolée, dit-elle, mais je crains que nous ne puissions commencer à comprendre le folklore et les superstitions entourant les morts avant de bien nous représenter la réalité de la mort et de la pourriture. À notre époque et dans notre pays, il est rare de se trouver en présence de restes humains en train de se putréfier, mais cela fait moins d’un siècle qu’existent la technologie et les services professionnels nous permettant d’éviter cette désagréable réalité ; et il en va autrement dans la plupart des endroits du globe. La décomposition des restes humains reste par conséquent un souvenir psychique et culturel vivace.
» Je suppose que vous avez tous lu, dans les photocopies que je vous ai fournies, les extraits de Chimie de la mort de W.E.B. Evans ? »
Il y eut quelques hochements de tête. Mira éteignit la lumière et déroula l’écran devant le tableau noir. « Bien. Perry, voulez-vous allumer le projecteur ? Première diapositive. »
La première image était une photo du film L’Armée des morts. Un « cadavre » en haillons poursuivait une belle jeune fille sur une étendue de pelouse vert émeraude.
« Vous connaissez probablement ce film. Je suppose que la plupart d’entre vous connaissent aussi le conte intitulé La Patte de singe, dans lequel un homme rapporte à sa femme une patte de singe dont on lui a dit qu’elle exaucerait trois vœux. Le premier, qui porte sur une somme d’argent, entraîne la mort de leur fils dans un accident minier et le versement subséquent d’une prime d’assurance dont le montant correspond exactement à ce qui avait été demandé.
» Quelques jours après l’enterrement de son enfant, la mère, terrassée par le chagrin, prononce le deuxième vœu : qu’il revienne.
» Elle a pour ainsi dire perdu espoir quand, un soir tard, le couple entend quelque chose de lent et de pesant remonter l’allée avec des bruits de frottements. La femme se précipite vers la porte, mais son mari l’arrête. Il a compris, contrairement à elle, ce que sera devenu leur fils, s’en revenant ainsi après plusieurs jours passés dans la tombe. Aussi utilise-t-il le dernier vœu pour le faire s’en aller.
» À présent, je vous pose la question : il s’agit de votre fils unique, votre enfant chéri, et vous êtes responsable de sa mort. Est-ce que vous ouvrez la porte ? »
Ce fut un « Non ! » général. Karess Flanagan porta les mains à ses joues incarnates pour secouer vigoureusement la tête.
« Mais pourquoi cela ? interrogea Mira, faisant semblant d’être choquée par leur insensibilité. Il s’agit quand même de votre fils, de votre enfant bien-aimé. De quoi avez-vous peur ?
— Il est mort !
— Et alors ? Il est de retour ! » Mira avait contrefait leurs inflexions, ce qui les fit rire.
« Il ne sera plus le même, dit Miriam Mason. Il a été enterré.
— Il sera sacrément en rogne, lança Tony Barnstone.
— Peut-être pas, avança Mira. Il aura sans doute compris que vous avez commis une bourde avec ce premier vœu. Et puis, tout de même, vous avez utilisé le second pour le tirer de la tombe.
— Les morts l’ont toujours mauvaise, persista Tony.
— Cela amène une autre question : pourquoi ? Qu’est-ce qui transforme une personne qui était, disons, gentille et timide de son vivant en cette sorte de monstre ? » Mira se servit de son stylo pour désigner le zombie écumant de la photo.
Il n’y eut pas de réponses.
« Perry ? Diapo suivante. »
Apparut à l’écran une photographie que Mira avait prise en Bosnie pendant son année Fulbright. On y voyait une vieille femme en noir sortir à reculons d’une maisonnette à flanc de colline. Elle était en train d’en balayer le seuil.
« La fille unique de cette femme était morte d’une pneumonie quelques jours avant que je fasse cette photo. Me trouvant au village, j’avais été conviée aux obsèques, où je vis cette femme se jeter sur le cercueil de sa fille et s’y agripper. Il fallut pour finir que ses fils l’en arrachent. Pendant la procession et la messe, elle se laissa tomber cinq ou six fois à genoux, accablée de chagrin. Ce qu’elle fait ici (Mira montrait le balai du bout de son stylo), c’est de balayer le seuil de la maison en allant à reculons, cela quarante-huit heures exactement après le décès de sa fille, pour s’assurer que celle-ci ne reviendra pas. »
Certains étudiants mordillaient l’extrémité de leur crayon.
« Perry ? »
Perry engagea la diapositive suivante, qui, en fait de provocation, était le maximum que Mira s’autorisât en ce début de semestre. Il s’agissait d’une photo en noir et blanc, prise à la morgue, de Marilyn Monroe allongée sur un plateau roulant, un drap remonté jusqu’au menton. Le visage était complètement flasque, les joues caves et décolorées, la peau marbrée sur les pommettes, le front et le nez, les cheveux ramenés en arrière, les lèvres étirées en une fine grimace.
« Voilà la dernière photo de Marilyn Monroe », annonça Mira.
Les étudiants laissèrent échapper les « Oh mon Dieu » et autres cris d’effroi attendus à mesure qu’ils identifiaient derrière les traits altérés du cadavre l’icône bien connue du sexe et de la beauté. Certains se penchaient par-dessus leur pupitre pour mieux voir. Aucun ne se détourna.
« Perry ? »
L’image suivante était celle, fameuse, de la même Marilyn campée sur la grille de métro et faisant mine de vouloir rabaisser sa jupe plissée.
« Merci, Perry. Vous pouvez éteindre le projecteur. Donc, comme vous l’avez appris à travers vos lectures, s’il n’est ni traité ni réfrigéré, le cadavre connaît les altérations suivantes dans les douze à quinze heures qui suivent la mort :
» Un changement de coloration, l’amenant habituellement à une sorte de violet rosâtre. Cela s’appelle l’hypostase. »
Mira écrivit ce mot au tableau.
« Avant même les douze heures, selon les conditions ambiantes, on observe une tumescence générale due à l’accumulation de gaz dans le corps, qui rend les traits du visage méconnaissables. Des cloques se forment à la surface de la peau, puis crèvent en raison de la desquamation de l’épiderme. On appelle cela l’exfoliation. »
Elle écrivit le mot sacromenos au tableau.
« Ceci, dit-elle en pointant le doigt, est le mot grec pour “vampire”. Littéralement, il signifie : “chair faite par la lune”. Vous arrivez, je suppose, à vous représenter cet aspect du mort après l’exfoliation ? »
Hochements teintés d’hébétude parmi les étudiants.
« Ensuite, poursuivit Mira, quelques heures après ce phénomène, se produisent l’écoulement par les orifices du corps de fluides teintés de sang et la liquéfaction des globes oculaires. Dans les vingt-quatre heures – toujours en fonction du temps qu’il fait – on relèvera la présence de vers. Puis, encore vingt-quatre heures plus tard, la chute des ongles et des cheveux. Après, ce sera une conversion des tissus en une masse semi fluide, altération qui, combinée à l’accumulation des gaz, provoquera l’éclatement de l’abdomen, souvent accompagné d’une détonation sonore.
» Vous ne serez peut-être pas surpris d’apprendre que, chez les anciens combattants, la cause première du “choc des tranchées”, comme on appelait cela jadis, ou du “stress post-traumatique”, selon l’appellation actuelle, n’est ni l’expérience du pilonnage d’artillerie ni la peur de mourir, mais le fait d’avoir côtoyé des cadavres.
» C’est pourquoi dans La Patte de singe le père, qui vivait peut-être au temps d’avant le développement massif des salons funéraires et qui était peut-être lui-même ancien combattant, se garde d’ouvrir la porte et de découvrir de l’autre côté son fils mort depuis trois jours ; et c’est pourquoi cette vieille Bosniaque balaie le seuil de sa maison pour s’assurer que sa fille bien-aimée n’y reviendra pas. C’est la raison pour laquelle notre peur des morts et la conviction qu’ils sont malfaisants – l’extrême aversion qu’ils nous inspirent – ont perduré et influencé tant de nos rituels et de nos croyances. Comme pour tout ce qui inspire autant de crainte, on trouve en corollaire obsessions et fascinations. Ce sera le sujet de notre prochain cours. »
Il n’y eut pas de questions. Les étudiants paraissaient vaguement désorientés, comme souvent le jour de la Putréfaction, et Mira les libéra dix minutes en avance. Ils rassemblèrent leurs affaires en silence. Tandis qu’ils défilaient devant le bureau pour quitter la salle, Perry débrancha le projecteur et en lova soigneusement le cordon. Alors que Mira rangeait ses affaires, il lui demanda : « Est-ce que nous nous voyons cet après-midi, madame ? »
Elle consulta sa montre. On était mardi, et Clark devait avoir grande hâte de se voir soulager des jumeaux, qui s’étaient montrés particulièrement infects ce matin-là – lançant leurs céréales à travers la cuisine, criant après leur mère dans leur sabir aussi musical qu’inintelligible. « Ne sois pas en retard, lui avait-il recommandé alors qu’elle filait vers la porte.
— Clark, avait-elle répondu en se retournant, je vais tâcher d’être à l’heure, mais j’ai un travail. J’ai des étudiants, des collègues, des courriels, des coups de fil… »
Et lui de lever la main. « Pas la peine de m’asséner toute la liste, Mira. J’ai compris. Rentre quand tu peux.
— Clark… » avait-elle fait, les mains tendues vers lui – non pas, réalisa-t-elle, comme si elle avait voulu le toucher, mais plutôt comme si elle offrait ses poignets pour qu’il lui tranche les veines. Elle avait répété son nom, mais il avait déjà filé dans la salle de bains et refermé la porte derrière lui.
Elle regarda Perry.
Ayant pensé à leur projet durant tout le week-end, elle avait cent questions à lui poser. Une étrange et vive lueur d’espoir s’était allumée en elle. Elle avait, bien malgré elle (sachant combien il était insensé de mettre la charrue avant les bœufs), pensé à un titre : Sexualité, superstition et mort sur un campus américain.
C’était, force lui était de l’admettre, la première fois depuis la naissance des jumeaux qu’elle avait le sentiment de porter un nouveau livre, le sentiment qu’une carrière s’ouvrait à elle.
« Oui, dit-elle à Perry, voyons-nous. Mais je ne vais pas pouvoir rester plus d’une heure. Pour cause d’enfants. »
Elle avait une boule dans la gorge. Elle pensait que cela avait à voir avec les jumeaux, avec la façon dont, ce matin-là, au moment où elle se penchait pour leur donner un baiser, les garçons avaient levé les yeux vers elle, le visage poissé de lait et de pétales de maïs, avec le fait que, inquiète de leur réaction en la voyant partir (et de la réaction de Clark à leur réaction), elle avait renoncé à leur dire au revoir. Les entendant babiller en leur désespérante langue étrangère, elle avait dû refouler, comme elle le faisait toujours, sa crainte que quelque chose ne clochât, que ce ne fût pas une banale « acquisition différée du langage », phénomène parfaitement normal, comme l’avait affirmé le pédiatre, mais quelque chose de plus lourd annonçant des horreurs à venir qu’elle faisait son possible pour ne pas imaginer. Clark refusait d’en parler avec elle, sinon pour dire : « Tu penses que c’est ma faute, je suppose ?
— Pourquoi penserais-je cela ?
— Eh bien mais, parce que c’est moi qui élève nos enfants. »
Elle comprenait que tout, et jusqu’aux sons qui franchissaient les lèvres de leurs bambins, faisait désormais entre eux comme un champ de mines.
Incapable de dire au revoir, elle avait attendu qu’ils fussent de nouveau absorbés par le maniement de leur cuiller de plastique en forme d’avion, pour se glisser dehors et refermer sans bruit la porte.
20
« Je suis amoureux, mon vieux. »
Craig était assis au bord de son lit. En ce samedi soir de la mi-novembre, Perry venait de terminer une dissertation sur l’idée de Socrate selon laquelle la critique de soi rationnelle serait propre à libérer l’esprit de la domination de l’illusion. Il n’avait nulle envie de parler de Nicole Werner avec son compagnon de chambre.
« Super, mon vieux.
— Je suis sérieux. Je sais bien que tu me prends pour un pauvre mec, mais…
— Qui a dit que les pauvres mecs ne pouvaient pas tomber amoureux ? »
Perry gardait délibérément le dos tourné, espérant que Craig en tirerait les conséquences.
« Je ne suis pas dupe, tu sais », dit celui-ci.
Perry se retourna – ce fut plus fort que lui. « Ah ouais ? Et de quoi n’es-tu pas dupe ?
— Tu es amoureux d’elle, toi aussi. Tu l’es probablement depuis la maternelle ou ce que je sais. Ça te fout les boules que je sorte avec elle. Ça te rend marteau.
— Putain ! fit Perry en se renversant contre son dossier pour lever les yeux vers le plafond. Ce que tu peux débiter comme conneries ! Tu dirais ça quelle que soit la fille avec qui tu sors. Tu penses que le monde entier a les yeux braqués sur toi et bave d’envie. Mais tu sais quoi ? Scoop : c’est pas le cas. »
Craig fit entendre un ricanement, comme si, en les rejetant, Perry confirmait ses soupçons. C’était un des nombreux côtés exaspérants du personnage : pas moyen de sortir gagnant d’une discussion avec Craig Clements-Rabbitt ; soit on reconnaissait qu’il était dans le vrai, soit on mentait.
« Écoute, commença Perry (il prit une longue inspiration). Quand bien même j’aurais été dès la maternelle follement amoureux de Nicole Werner, je me serais dépris d’elle en la découvrant assez niaise pour sortir avec quelqu’un comme toi – sans parler de cette histoire de sororité, qui est bien le truc le plus débile qui soit.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? »
Perry secoua la tête.
« Vas-y, dis, insista l’autre.
— Laisse tomber.
— Elle aime bien sa sororité. Et alors ? Moi, je trouve ça mignon. Tu dois bien reconnaître qu’elle a une allure incroyable avec un collier de perles. Et ce putain de char qu’elles avaient décoré pour la fête de début d’année !
— Si tu le dis.
— Un peu que je le dis. Et tu sais bien que c’est vrai.
— Où est passé tout ton cynisme, mec ?
— Il se trouve que je suis tombé amoureux de Nicole Werner. Tout comme toi autrefois à Bad Ass.
— Bon sang, mais à quoi bon parler de ça ? À quoi bon parler tout court, d’ailleurs ?
— Parce que tu ne veux pas l’admettre ni te l’avouer à toi-même. Tu es amoureux de Nicole. »
Perry leva les bras au ciel. « C’est bon, Craig. D’accord. Si j’“admets” que j’en pince pour ta petite amie, est-ce que tu fermeras ta gueule ? Tu te sentiras le cador ? Le tombeur du campus, qui se paie la fille qu’on ferait tous n’importe quoi pour avoir ?
— Admets-le d’abord. Ensuite, j’aviserai.
— C’est bon (Perry s’éclaircit la gorge, roula des yeux vers le plafond). Voyons voir. La première fois que j’ai vu Nicole Werner dans la classe de maternelle de Mrs Bell, un crayon pastel dans une main et un morceau de papier couleur dans l’autre, je me suis dit : voilà la seule fille que j’aimerai jamais. J’espère sacrément qu’elle ne finira pas par sortir avec mon compagnon de chambre à l’université, parce qu’alors je n’aurai plus qu’à mettre fin à mes jours. »
L’autre hocha la tête. « Je le savais, dit-il.
— Tu vas la boucler à présent ?
— Non », répondit Craig. Et il entreprit de raconter à Perry sa soirée de la veille avec Nicole. Une pizza au Knockout’s. Des heures ensuite au Starbucks, à se donner la main. Une longue balade à travers le campus sur une neige étincelante. Il l’avait raccompagnée et l’avait embrassée devant la porte de sa chambre.
« Tu savais que je suis amoureux ? demanda-t-il à Perry.
— Il me semble que tu m’en as touché un mot », répondit Perry.
21
Craig savait que c’était une mauvaise idée de passer à proximité de la sororité. Il avait promis à Perry, ainsi qu’à son père, de s’en abstenir et il avait réussi à traverser tout septembre sans en rien faire, sans retourner dans aucun des endroits qu’il fréquentait naguère, hormis ce fameux jour où il s’était arrêté un long moment sous les fenêtres de Godwin Honors Hall. On était maintenant en octobre.
Où donc était passé septembre ?
À croire qu’il l’avait traversé en somnambule. S’éveillant le matin, il découvrait qu’il avait, il ne savait comment, fait son travail. Il n’en conservait qu’un très vague souvenir, et pourtant tout était là, dans son ordinateur portable : un essai sur la stratégie ptolémaïque qu’il ne lui restait plus qu’à imprimer. Les notes prises en cours étaient bien de sa main, c’était donc bien lui qui les avait écrites, mais cela lui rappelait le conte intitulé Les Elfes et le Cordonnier. À son réveil, tout était fait, comme par des elfes ou par un autre lui-même.
Ce matin-là, il entendit Perry faire couler de l’eau dans la cuisine, réchauffer quelque chose au micro-ondes. Les basses de la stéréo du voisin lui parvenaient à travers l’autre mur. Dehors, les merles qui avaient pris l’habitude de venir se percher en masse dans les arbres face aux fenêtres de l’appartement, donnaient déjà de la voix. L’ombre d’un de ces volatiles passa telle une flèche noire sur le store. Craig savait qu’il allait devoir se lever et qu’une fois debout il irait longer la résidence d’Oméga Thêta Tau.
« Ça n’a pas l’air d’aller, fiston, lui avait dit son père au téléphone, le samedi. Tu es déprimé ? Serais-tu en butte à des harcèlements ? Des problèmes ? Des réminiscences ?
— Non, p’pa. Personne ne me harcèle. Et, oui en effet, je suis un peu déprimé. Mais je ne le serais pas moins ailleurs. Du côté de la tête, je crois que ça va. Aussi bien que ça ira jamais, je suppose.
— Tu es bien certain que personne ne te fait des misères ?
— Personne », répondit Craig, réalisant, non pour la première fois, qu’il avait peut-être espéré le contraire. Peut-être était-il revenu ici avec l’espoir d’être chassé du campus, tourné en ridicule, tué. Où étaient passées les sœurs indignées de la sororité ? Pourquoi ne l’avaient-elles pas traqué pour le mettre en pièces ? Avaient-elles oublié Nicole ? Ne devrait-il pas quotidiennement y avoir des manifestations de protestation devant le bâtiment de l’administration ?
Comment avait-on pu réintégrer l’assassin de Nicole Werner ?
Mais la mort de Nicole était apparemment déjà de l’histoire ancienne. Il n’en avait entendu parler nulle part. Si les gens le reconnaissaient, ils n’en montraient rien. Si ses professeurs faisaient le lien entre son nom et la mort de Nicole, ils le gardaient pour eux. Peut-être trouvait-on toujours des tracts sur les tableaux d’affichage de Godwin Honors Hall, une installation commémorative dans l’entrée ou quelque chose de ce genre, mais il n’y avait rien d’autre ailleurs sur le campus.
S’étant arraché du lit, il ramassa son ordinateur, enfila un sweat-shirt par-dessus son tee-shirt douteux, lança un « À plus ! » à Perry et fila en vitesse avant que ce dernier lui demandât où il allait.
Il allait là-bas. Il prit conscience qu’il n’avait pas revu le bâtiment depuis ce fameux dernier soir, au mois de mars.
À l’époque, il vomissait la maison d’Oméga Thêta Tau et la façon dont, chaque fois qu’il l’y raccompagnait, la porte d’entrée s’ouvrait pour Nicole et l’avalait tout entière. Il y avait toujours une blonde debout dans l’ombre passé le seuil. Le battant se refermait, et Craig savait qu’il ne la récupérerait pas avant que fût terminé ce qui occupait la sororité ce soir-là, raout quelconque, cérémonie des promesses, réunion à huis clos, élection des membres de la commission aux compositions florales, ou encore choix du menu de la soirée des fondatrices.
Combien de fois, après qu’il eut commencé de sortir avec Nicole, avait-il longé cette résidence (ses maussades briques brunes et blondes, sa varangue, ses hautes fenêtres, ses avant-toits croulant de lierre) juste pour voir si les bougies y brûlaient toujours ?
Et les types qui traînaient dans le secteur.
Ces types des fraternités avec leurs poignées de main et leur col remonté. Se lançant un ballon de foot, à tir tendu. Le claquement du cuir entre leurs mains.
« Peut-être pourrais-tu envisager ton entrée dans une maison l’année prochaine. Il n’est pas trop tard. Des tas de garçons font ça en seconde année, lui avait dit Nicole, un soir qu’il la raccompagnait de Godwin Honors Hall à la résidence d’Oméga Thêta Tau.
— Pourquoi ? interrogea-t-il.
— Je ne sais pas, dit-elle avec une mignonne moue. Peut-être que, tu vois bien, cela rendrait les choses plus faciles.
— Qu’est-ce qui est difficile présentement ?
— Je ne sais pas. Il y a beaucoup de rencontres et de trucs sociaux. La sororité voit d’un bon œil que ton petit ami soit grec. L’année prochaine, quand j’aurai emménagé à la résidence, on me mettra peut-être, je ne sais pas, un peu plus la pression pour que je sorte avec un type appartenant à une fraternité.
— Nicole, déclara Craig lentement, comme s’adressant à une enfant, en s’attachant à ne pas la brusquer et, espérait-il, en rayonnant d’affection. Je n’ai pas l’intention de faire partie de ces trouducs. Comprends-moi bien, je trouve bien mignon tout ton truc de sororité. Seulement, tu es une fille. Pour toi, cela a à voir avec des questions de coiffure et de maquillage, de râper des copeaux de chocolat sur de la crème glacée et de décorer des chars. Mais si je devais, moi, faire partie d’un de ces machins, je serais obligé de, va savoir, porter une casquette à hélice, me raser les poils pubiens ou ce que je sais.
— Quoi ? Tu le penses vraiment ?
— Bon, d’accord, peut-être pas ça. Mais quelque chose de tout aussi débile et détestable. Ces types sont tous débiles et détestables. Plutôt mourir que d’emménager avec ce genre de gus. »
Nicole ne répondit pas. Elle se fit toute silencieuse.
Parfois, quand elle faisait grise mine, Craig notait une petite fossette à la commissure droite de ses lèvres et il parvenait alors à l’imaginer en toute petite enfant fâchée pour une vétille, ours en peluche ou sucette. Alors, l’envie le prenait de lui accorder tout ce qu’elle voulait.
« Mais je vais y réfléchir, reprit-il. Je vois en quoi tu penses que cela faciliterait les choses.
— C’est vrai ? » fit-elle en se tournant pour prendre ses mains entre les siennes et les lui embrasser.
Il avait détesté devoir relâcher ces mains-là – douces et blanches comme de petites mitaines en cachemire – et la regarder s’éloigner, remonter gracieusement du pas de ses sandales argentées le pavage menant à la porte d’entrée de la résidence, cependant que, du perron de la fraternité voisine, un type adipeux suivait son postérieur des yeux.
Il traversait le campus le plus vite possible, à grandes enjambées, les yeux au sol. Il avait une raison de se rendre aujourd’hui à la résidence d’Oméga Thêta Tau, bien que cette raison ne fût qu’à peine formée dans sa tête, sorte de rêveuse velléité qui lui était venue quelques jours plus tôt à la bibliothèque Roper. Il y était allé pour emprunter un ouvrage qu’avait fait mettre de côté le professeur qui leur dispensait un cours sur la mentalité occidentale, mais le livre était déjà sorti et il se retrouva assis devant un ordinateur en train de taper le nom de Nicole Werner dans l’accueillante lucarne de Google. Environ quatre cent vingt pages s’affichèrent, surtout des articles, qu’il avait déjà lus cent fois, du journal local rendant compte de l’accident, mais aussi quelques-uns du Bad Axe Times, dont une nécrologie, et deux ou trois autres parus dans la feuille de l’université, réclamant sa peau pour les premiers, déplorant sa réintégration pour les derniers, papiers qu’il connaissait et auxquels il s’était habitué.
Mais il tomba ensuite sur un article assorti d’une photo montrant les abords de la maison d’Oméga Thêta Tau : tout un verger de cerisiers que l’on était en train de planter sur l’hectare de terrain s’étendant entre la limite sud de la propriété et l’église presbytérienne qui la jouxtait.
La cerisaie créée en souvenir de Nicole Werner.
Comment avait-il pu rater cela au cours de ses nombreuses visites sur Google ?
Quinze, vingt arbres, et, comme leur rendant un culte, un alignement de filles de la sororité se tenant par la main en robe noire et verres fumés, tête basse, cheveux pâles luisant au soleil.
Les branches des arbres étaient chargées de fleurs resplendissantes. À l’arrière-plan, quelques voitures rutilantes.
Craig avait agrandi la photo et, se penchant en avant, avait amené son visage à quelques centimètres de l’écran. Il parvenait maintenant à reconnaître plusieurs de ces filles. Nicole lui en avait présenté quelques-unes alors qu’ils traversaient le campus, faisaient la queue devant le Bijou ou bien regardaient la salle par-dessus leur milk-shake au Pizza Bob’s.
(« Craig, je te présente ma sœur Allison. Voici Joanne. Voici Skye. Voici Marrielle. »)
À l’époque, elles lui avaient toutes paru semblables. Blondes (la plupart) ou brunes, de pâles imitations de Nicole ; comme si, malgré leurs efforts, elles ne pouvaient que rêver d’approcher l’éclat de son regard, l’incarnat de son teint, sa pure beauté.
Nicole l’avait accusé de froideur. On était alors en décembre et cela faisait deux mois qu’ils étaient ensemble (une éternité pour Craig, de loin le plus longtemps qu’il était resté avec une fille). « Tu ne regardes pas mes sœurs dans les yeux, lui avait-elle dit. Elles te trouvent froid. » Il accepta, quoique à contrecœur, de faire un effort. Mais les rencontres suivantes avec l’une ou l’autre des filles de la sororité se produisirent après qu’il les eut fortement indisposées en faisant irruption dans une soirée exclusivement grecque.
Il était deux heures du matin, et Nicole lui avait dit de venir la retrouver à minuit devant la maison d’Oméga Thêta Tau. Après avoir fait les cent pas durant un bon bout de temps, il était allé s’asseoir sur les marches de la véranda et s’était mis à appeler sans discontinuer la chambre de Nicole. (À l’instar de Perry, elle ne possédait point de portable, à croire que Bad Axe n’était pas encore équipé d’antennes relais.) Il pensait qu’elle finirait par décrocher et lui expliquerait qu’elle l’avait attendu devant la résidence d’OTT et que, ne le voyant pas venir, elle était rentrée toute seule à Godwin. Elle lui dirait combien elle était désolée et lui demanderait s’il voulait bien venir lui faire un baiser de bonne nuit. Dans le pire des cas, ce serait Josie qui décrocherait ; elle lui ferait sûrement mauvais accueil, mais au moins lui expliquerait-elle ce qu’il en était de Nicole.
Mais la chambre de Nicole et Josie ne répondait pas, et pas la moindre sœur d’Oméga Thêta Tau n’apparaissait sur le seuil. Craig entendait de la musique dans les profondeurs du bâtiment et, de temps à autre, un violent éclat de rire ou un cri suraigu de fille, comme si quelqu’un se faisait chatouiller avec quelque chose d’étonnamment effilé. Il avait déjà essayé de regarder par les fenêtres, mais celles-ci étaient fort hautes, et puis la fête avait apparemment lieu au sous-sol. Les seuls membres de la soirée qu’il eût entraperçus étaient un type effondré sur un canapé et deux filles qui paraissaient occupées à se lire les lignes de la main.
Il y avait un videur à la porte, un malabar en chemise et pantalon noirs, talkie-walkie à la main, qui paraissait n’avoir jamais été inscrit à l’université. Dès que Craig approchait de l’entrée, le personnage se levait pour le toiser en roulant des épaules d’un air menaçant. Quand Craig faisait le tour du bâtiment, il y avait toujours, postée à la porte de service, une sœur de la sororité – jamais la même – qui croisait les bras par-dessus ses seins comme s’il allait les empoigner, et qui, tout en conservant cette posture de bretzel, parvenait à dire quelque chose dans son talkie-walkie en le regardant avec défiance jusqu’à ce qu’il s’éloigne.
Il fit semblant de regagner la rue, puis rebroussa chemin dans la pénombre et trouva, sur le pignon du bâtiment un endroit où il pourrait s’insinuer entre deux arbustes pour regarder dans le sous-sol par un soupirail de la taille d’un grille-pain. Lesdits arbustes étaient du genre épineux, ce qu’il éprouva à travers le fin coton de son tee-shirt. Il savait qu’il serait couvert d’égratignures, mais il parvint à gagner la petite ouverture et à y coller le visage, les mains placées en œillères.
Le sous-sol était éclairé par un stroboscope apparemment couplé avec les basses de la musique. À la lumière de ces éclats spasmodiques Craig vit une piste de danse, des filles aux bras nus levés en l’air, des filles au ventre nu oscillant du bassin, des filles se tenant par le cou ou par les épaules, tête renversée en arrière, paraissant hurler ou s’esclaffer, quelques-unes se donnant la main et courant en une ronde endiablée, s’affalant sur le sol, des bras et des jambes, des cheveux, des bretelles de soutien-gorge et de la peau dénudée, un fût de bière dans un angle avec des filles faisant la queue devant, puis, dans un autre coin, ce qui semblait bien être Nicole (il plaqua si fortement le visage contre la vitre qu’il crut bien qu’elle allait se briser), tenant à la main un gobelet en plastique, y buvant une gorgée, les bras autour du cou d’un type bien en chair, à l’air plus âgé, en chemise bleu pâle tachée de transpiration. Alors, bien avant de comprendre ce qu’il faisait, Craig s’engouffra à travers la porte de derrière, passant sous le nez de la fille de la sororité, qui se mit à jurer dans son talkie-walkie et lui lança à pleine voix : « T’as pas le droit d’entrer ici, connard ! »
Trouvant son chemin d’instinct, il dévala les marches quatre à quatre, glissant sur la dernière pour tomber au milieu d’une petite cohue enfumée en train de danser sur une chanson merdique de Beyoncé, les yeux dans les yeux avec une fille au visage couvert de longues gouttes noires mêlées de sueur et de mascara. « Bordel, mais qu’est-ce que… », commença cette dernière, sur quoi celle qui le poursuivait depuis la porte de derrière lui attrapa le bras, et le videur, arrivé par-devant, le saisit au collet. Dans le coin où il était certain d’avoir aperçu Nicole, il n’y avait personne.
« Nicole ?! Nicole ?! Nicole ?! »
Il hurla encore et encore son nom par-dessus la musique en direction de l’angle déserté, tandis que le colosse l’entraînait vers les escaliers, en haut desquels il vit Nicole qui le regardait avec une expression choquée.
« Craig…?
— Nicole ?
— Qui c’est, ce pauvre type ? fit la fille au talkie-walkie à l’adresse de Nicole tout en le fusillant du regard. Tu le connais ? »
Arrivé en haut des escaliers, le videur appliqua une bourrade dans le dos de Craig. « Oui, dit Nicole, comme regrettant de devoir l’admettre. Il s’appelle Craig. C’est un ami. Je vais le raccompagner. »
L’autre fille lança un regard mauvais à Craig.
Ses yeux étaient trop bleus pour être vrais. Ce doit être des lentilles, se dit-il.
Elle se tourna vers Nicole. Elle avait tant de gloss sur les lèvres qu’on aurait dit qu’elle venait d’embrasser une nappe de pétrole. « Ne le laisse jamais revenir traîner par ici, dit-elle. Jamais, tu m’entends ?
— Oui, fit Nicole, comme dans un état second. Allez, viens, Craig.
— Tu n’avais pas une veste ou quelque chose ? interrogea la fille.
— Je passerai la prendre demain », répondit Nicole en poussant doucement Craig vers l’obscurité du dehors. La température avait dégringolé depuis qu’il l’avait accompagnée ici. Il voyait la vapeur de leur haleine tandis qu’ils cheminaient à pas rapides, sans un mot, en direction de Godwin Hall. Nicole frissonnait de froid et secouait lentement la tête. Quand il voulut lui passer un bras autour du cou, elle se dégagea d’un mouvement d’épaules.
« Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? » demanda-t-elle, sans un regard pour lui. Elle marchait si vite qu’il lui fallait presque trottiner pour rester à sa hauteur.
« Tu avais dit que tu quitterais la soirée à…
— Peut-être, mais je ne t’ai jamais demandé de venir me chercher. Je t’ai dit que je rentrerais avec Josie. Pourquoi es-tu revenu ?
— Je voulais être sûr que tu rentrerais bien à Godwin Hall. J’étais inquiet. Je me faisais du souci pour toi. Désolé. »
Cela avait un ton geignard et pathétique, même à ses propres oreilles.
« Je donnais un coup de main, vois-tu. Ramasser tout ce qui était vide, veiller à ce que les gens éteignent leurs cigarettes, jeter les gobelets usagés. Tu te rends compte de l’effet que cela produit, Craig, d’avoir un ami qui s’introduit de force dans une soirée, qui fait du scandale et qui…
— C’est ce que je suis pour toi, Nicole ? Un ami ?
— Bien sûr, dit-elle, comme si elle avait voulu le consoler.
— Eh bien, moi qui pensais que j’étais un peu plus que ça… » Il sentit quelque chose derrière son arête nasale – ses sinus ? – se gorger de ce sarcasme, de l’apitoiement sur soi qui y était implicite, un peu comme si… Bon sang, allait-il se mettre à chialer ?
« Enfin, je veux dire, on sort ensemble, bien évidemment. On est plus que de simples amis. Mais je pense que l’amitié est vraiment un bien précieux, peut-être la chose la plus importante au monde après la famille. Je veux être ton amie, Craig. Seulement… »
Elle avait ralenti le pas et glissé une main froide dans celle de Craig. Elle y exerça une pression. Comme elle frissonnait toujours, il l’enlaça pour l’attirer à lui. Il ne répondait rien, heureux de simplement la tenir contre lui.
Il n’aurait pu, de toute façon, discuter. Il savait d’expérience qu’il ne fallait pas chercher à argumenter lorsqu’elle agitait des abstractions telles que l’amitié, Dieu, l’amour, le patriotisme, la chasteté. Il aimait beaucoup ce côté-là chez elle.
« Oui, dit-il, point trop contrarié de baisser pavillon. Moi aussi. Mais ce n’est pas le problème. Il y a que je t’ai vu danser avec un type.
— Non, ce n’est pas vrai ! s’écria-t-elle en s’écartant brusquement comme s’il venait de dire un mensonge grossier. Je n’ai dansé avec aucun garçon. J’ai dansé un petit peu avec Josie et une fois avec Abby. Mais quand un type m’invitait, je répondais : “Désolée, je ne peux pas”, et je lui montrais ça. »
Il s’agissait de la bague qu’il lui avait achetée deux semaines plus tôt chez Grimoire Gifts – une petite perle d’ambre où un petit insecte noir était emprisonné pour toujours. Elle la portait à la main droite, car elle avait à la gauche un anneau que lui avait offert son père. Il aurait préféré l’inverse, mais elle lui avait fait comprendre que ce n’était pas négociable.
Elle s’immobilisa pour tourner vers lui une expression peinée. Elle tremblait si fort qu’il l’entendit claquer des dents – comme des ongles cliquetant sur un clavier ou bien des dés secoués dans une boîte en fer-blanc. « Seigneur Dieu, fit-il, ému par ce bruit et la violence de ses frissons, même s’il savait qu’elle n’aimait pas l’entendre jurer. Oh, Nicole. » Il déboutonna et ôta sa chemise – il avait un tee-shirt en dessous –, puis il la posa sur les épaules de Nicole et l’aida à en enfiler les manches, comme il eût fait avec un invalide ou un tout petit enfant. Elle acceptait passivement sa sollicitude. Il l’enveloppa de nouveau dans ses bras et la ramena prestement à Godwin Hall, en lui murmurant comme un perdu, tout en cheminant, des mots d’excuse à l’oreille.
Quand ils furent enfin arrivés à la résidence et qu’il lui eut répété tant de fois son amour qu’elle finit par se mettre à rire, quand ses frissons se furent apaisés, elle s’adossa au mur de l’entrée et l’attira contre elle. Ils restèrent là si longtemps à échanger des baisers que la durée en parut abolie et que peut-être une centaine de personnes passèrent à côté d’eux, montant et descendant les escaliers ; mais cela ne suffisait pas à Craig, qui ne cessait de réclamer : « Encore une minute ou deux », jusqu’à ce que Nicole finisse par s’écarter en riant et, tout en lui lançant des baisers, s’engage dans les marches pour gagner sa chambre. Il était pardonné.
Ce fut la première chose que vit Craig en tournant au coin de Seneca Lane et de West University Avenue : la maison d’Oméga Thêta Tau projetant son ombre sur le fameux verger, qui n’existait pas l’hiver précédent, la dernière fois qu’il était passé par là.
Il y avait en son centre un ange de pierre, ailes déployées, mais courbé vers l’avant comme par le poids de celles-ci.
Nul besoin de beaucoup d’imagination pour deviner l’inscription gravée sur la plaque de cuivre figurant au pied de la statue.
Le lendemain, supposa-t-il, on allait y déposer des quantités de roses, un ours en peluche, ce genre de choses.
Le lendemain, elle aurait eu dix-neuf ans.
22
Clark dormait quand Mira rentra à deux heures de l’après-midi. Il était couché sur leur lit, allongé sur le dos, mains croisées sur la poitrine, si profondément endormi qu’il ne l’entendit pas pénétrer dans l’appartement ni n’entendit les glapissements assourdissants par lesquels les jumeaux l’accueillirent – comme chaque fois, les retrouvailles éplorées, le cramponnement, les sanglots contre sa poitrine. Le temps qu’elle les calme suffisamment pour pouvoir se relever, leurs larmes avaient dessiné deux cercles humides sur son corsage de soie rouge.
Il est fichu, se dit-elle. Sa mère avait un truc pour faire disparaître les auréoles sur la soie, mais elle ne se rappelait pas, faute de s’y être intéressée à l’époque, en quoi consistait cette méthode. Tout en partant en quête de Clark, elle se dit qu’elle ferait une recherche sur Internet si elle trouvait un moment. Le Net était devenu, pour celles qui n’avaient plus leur mère, le principal filon des remèdes de bonne femme et autres conseils féminins.
« Clark ? »
Il bredouilla, battit des paupières, toussa comme un homme qui refait surface, puis il eut un sursaut et se dressa sur son séant. « Quoi ?
— Est-ce que ça va ? »
Il se frotta les yeux, puis la regarda, la moitié du visage renfrognée. L’autre moitié de sa physionomie parut toujours familière à Mira. Cette expression vacante lui rappela une photo de leur album de mariage. « Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Bien sûr que ça va.
— Ma foi, je te trouve en train de dormir à poings fermés à deux heures de l’après-midi, alors que les jumeaux ont faim et sont assis, la couche pleine, sur le sol de la cuisine. J’ai pensé que tu étais peut-être souffrant.
— Va te faire foutre, Mira. » Il se laissa retomber sur le dos, se croisa de nouveau les mains sur la poitrine et ferma les yeux d’un air si irrévocable que Mira crut même entendre ses paupières cliqueter avec l’impeccable précision d’une montre de gousset suisse.
Elle tourna les talons et referma la porte de la chambre sans ménagement.
La crotte contenue dans la couche des jumeaux paraissait être là depuis longtemps. Elle était dure et moulée par leur petite raie des fesses. Mira changea d’abord Matty parce que c’était lui qui avait pleuré le plus fort quand elle était rentrée. Il en avait encore des hoquets tout en levant vers elle de grands yeux vides. Elle lui chanta les « cinq petits canards » afin de le divertir sur la table à langer, mais il pleurnicha lorsqu’elle dut le frotter un peu vigoureusement avec des lingettes pour lui nettoyer le derrière. Quand elle eut terminé, la peau en était tout enflammée mais elle était propre, et il ne pleurait plus. Après y avoir saupoudré du talc, elle lui chatouilla le ventre, puis le souleva de la table pour le déposer à terre.
Avec Andy, ce fut plus facile. Il s’était toujours mieux accommodé d’une couche souillée, et tant qu’elle lui chanta la chanson des petits canards, il se laissa frictionner sans maugréer. Elle chantait en le regardant dans les yeux, et pas une fois il ne cligna les paupières, comme s’il craignait qu’elle disparût de nouveau. Pendant ce temps, Matty s’agrippait à sa cheville et chantonnait en bavant contre son mollet.
Après avoir changé Andy, Mira s’assit sur le sol et attira les jumeaux à elle. Elle déboutonna son corsage taché, dégrafa son soutien-gorge et laissa ses seins leur tomber dans la bouche.
(« Ma parole, Mira, mais combien de temps encore vas-tu continuer de les nourrir ? » lui avait demandé six mois plus tôt la sœur de Clark, venue en visite d’Atlanta. Les jumeaux n’avaient que deux ans à l’époque, mais, prenant cela comme une réprimande, Mira avait bredouillé qu’elle ne leur donnait le sein qu’une ou deux fois par jour. Elle tenta d’expliquer que c’était surtout une habitude. Un moyen de les apaiser et de les rendormir quand ils avaient une nuit agitée. Ils recevaient des aliments solides, bien évidemment. Ils mangeaient, et en quantité, à peu près la même chose que Clark et elle. De plus, comme elle était absente une bonne partie de la journée, ils ne dépendaient assurément pas de son lait pour leur subsistance.
« Eh bien, en ce qui me concerne, avait dit Rebecca, Ricky avait six mois quand j’ai arrêté de lui donner le sein : il avait ses dents de devant et j’avais peur qu’il m’arrache un mamelon. »
Mais Rebecca était mariée à un ingénieur en packaging. Elle était restée à la maison avec Ricky jusqu’à ce qu’il entre en maternelle ; ensuite, elle n’avait travaillé que deux matinées par semaine, dans une librairie pour la jeunesse. Mira était bien certaine qu’il ne lui était jamais arrivé en rentrant de trouver Ricky avec une couche toute raide de caca et un mari dormant comme une souche dans la pièce voisine.)
Tandis que les garçons tétaient avec de plus en plus d’application, Mira se mit à verser des larmes. Elle avait perdu quarante-cinq précieuses minutes dans son bureau en compagnie de Perry Edwards, alors qu’elle aurait dû être à la maison avec ses bébés. Elle s’était ensuite arrêtée sur le seuil du bureau du doyen Fleming juste pour lui adresser un sourire et un signe amical. Mais elle avait fini par perdre une demi-heure supplémentaire, car elle s’était arrêtée là à dessein, sachant qu’il lui demanderait comment avançait son « travail » ; or, pour la première fois depuis longtemps, elle avait quelque chose à répondre : elle travaillait sur un sujet prometteur, une étude substantielle sur le folklore de la mort sur le campus d’une université américaine.
Le doyen Fleming haussa les sourcils comme s’il mesurait lui aussi l’énorme potentiel du projet. « Intéressant, dit-il, manifestement aussi satisfait qu’impressionné. Je savais que vous finiriez, le moment venu, par mettre le doigt sur quelque chose de superbe. » Il lui souhaita bonne chance, l’assura de son soutien. « Si vous avez besoin d’une subvention en vue d’un déplacement ou d’une allocation pour des livres, faites-le-moi savoir. Nous verrons ce que nous pourrons faire. »
Elle quitta Godwin Hall la tête plus légère qu’elle ne l’avait eue de longtemps. Elle tenait un projet. En raison de la pluie torrentielle qui tombait ce matin-là, Clark l’avait, quoique de mauvais gré, laissée prendre la voiture ; aussi décida-t-elle de passer par le lieu de l’accident, celui de Nicole Werner, qu’elle avait commencé de regarder comme du matériau.
Elle était passée par là des centaines de fois depuis l’hiver précédent, car cela se trouvait sur le chemin de la moitié des endroits où elle avait à se rendre (épicerie, pharmacie, station-service). Comme tous les gens du cru, elle avait assisté à l’accumulation progressive de tout un fatras aussi puéril que macabre.
Cela avait commencé par une croix blanche portant le nom de la victime, puis quelques animaux en peluche étaient venus s’y agréger, ainsi que plusieurs couronnes de fleurs roses et blanches, à la suite de quoi, en l’espace de quelques semaines, cela avait pris la forme d’un véritable monument. Une glycine fut plantée. Une banderole fut passée dans les branches de l’arbre le plus proche, à laquelle vinrent s’ajouter des décorations. (Des anges ? Des fées ? De la route, Mira n’aurait su se prononcer.) Des peluches supplémentaires et des poupées s’amoncelèrent à la base du tronc, et un agrandissement plastifié de la fameuse photo de terminale de Nicole Werner y fut adossé, contemplant le lieu où elle avait perdu la vie. Il y avait des monceaux de fleurs fraîches toujours renouvelées et une innombrable quantité de bouquets en soie et en plastique, bien que Mira n’eût jamais vu quiconque déposer ces objets ni s’en occuper. (Ces personnes venaient-elles à la faveur de la nuit ?) Les compositions florales s’étiraient du bord de la route, par-dessus le fossé, jusqu’à la clôture électrique, derrière laquelle il y avait toujours quelques moutons, à l’air médusé, comme pressentant leur sort scellé.
Mira ralentit au passage. Elle se dit que, dès la prochaine matinée ensoleillée, elle apporterait son meilleur appareil pour prendre des photos.
Les jumeaux s’étaient endormis en tétant. Quand il émergea de la chambre, Clark regarda un moment Mira et les deux garçons empourprés et rêvant, toujours accrochés par les dents à leur mamelon. Il dut constater qu’elle pleurait – des larmes roulaient dans son cou et sur sa poitrine dénudée –, mais, outre qu’il se tenait loin au-dessus d’elle, il conserva une expression indéchiffrable.
« Je vais courir », annonça-t-il. L’instant d’après, il n’était plus là.
23
On était dans la deuxième semaine de janvier. Rentrant de son colloque international sur les droits de l’homme, Perry la trouva allongée sur la courtepointe de Craig (depuis qu’il sortait avec Nicole, Craig s’était en effet mis à faire son lit). Vêtue d’un tee-shirt et jambes nues. Avec un choc teinté de panique, Perry crut entrapercevoir une culotte bleu pâle au moment où elle croisa les jambes. Elle portait un bracelet d’argent à la cheville. Y était accroché quelque chose qui ressemblait à une clochette ou à une ancre ou bien encore à un crucifix. Elle avait un livre entre les mains.
Perry détourna les yeux. Il se dirigea délibérément vers son bureau, s’y assit et, dos tourné à Nicole, lui demanda : « Qu’est-ce que tu fais ici ? Craig ne rentrera qu’après le dîner.
— Je lis, répondit-elle. C’est plus tranquille ici que dans ma chambre. Josie n’arrête pas d’écouter Norah Jones. Ce n’est qu’un bêlement d’un bout à l’autre. C’est à devenir folle. »
Perry entendit grincer le sommier. Elle avait dû changer de position, rouler sur le côté. Il n’allait pas lui donner la satisfaction de la regarder. Il alluma son ordinateur, et on entendit s’élever le bruit habituel, celui d’un chœur angélique produisant une note dissonante mais céleste.
« Ne le prends pas mal, parvint-il à articuler, mais quand mon compagnon de chambre n’est pas ici, je goûte vraiment ma solitude.
— Craig m’a dit que cela ne te dérangerait pas, répondit Nicole d’un ton détaché. Il m’a donné sa clé. »
L’économiseur d’écran se déclencha (des comètes filant à travers un ciel bleu nuit). Au même instant, quelque chose de pointu frappa l’épaule de Perry, et il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pour identifier la clé de Craig, maintenant tombée sur le sol. Avant qu’il eût pu s’en empêcher, il fit pivoter sa chaise pour regarder Nicole d’un œil peu amène.
Elle était, comme il l’avait pensé, allongée sur le flanc, une jambe passée par-dessus l’autre. Son pied nu (ongles vernis d’un rose nacré) était pointé vers lui et oscillait comme un pendule au-dessus du bord du lit.
« Enfin voyons, Nicole, dit-il. Pourquoi es-tu ici ? » Il se frictionna les yeux du revers de la main pour essayer d’avoir l’air plus épuisé qu’agité. Il n’allait pas lui faire le plaisir de paraître aussi troublé par sa présence qu’il l’était effectivement. Depuis qu’elle et Craig étaient liés à plein temps, elle lui était devenue, tout comme ledit Craig, une cause de sempiternel agacement, surtout du fait que ce dernier ne cessait de parler d’elle et tournait à son sujet dans une spirale sans fin d’extase et de désespoir hystériques. Quand il ne cherchait pas frénétiquement à la joindre ou à la trouver, il était au téléphone avec elle ou bien en sa compagnie dans cette chambre-ci. Ils ne pouvaient aller dans celle de Nicole, car Josie ne pouvait pas voir Craig en peinture. Aussi les trouvait-on ici, ou bien dans le couloir à attendre que Perry eût fini de s’habiller. Dès que ce dernier lui faisait une remarque, Craig répondait : « Tu es jaloux, mon pote. Tu es amoureux de ma copine. Plus vite tu l’admettras et mieux ça se passera pour tout le monde. » Ce qui avait fini par prendre des accents de plaisanterie n’en demeurait pas moins exaspérant.
« Je crois que tu sais pourquoi je suis ici », répondit Nicole avant de se lever du lit pour traverser la pièce – ces pieds nus, ces ongles roses, il s’efforçait de ne regarder qu’eux – et de venir s’agenouiller devant lui. Elle leva les yeux vers lui, occupant le centre de son champ de vision si bien qu’il ne put faire autrement que de la regarder. Elle lui prit la tête entre les mains pour l’attirer doucement à elle et, avant qu’il eût compris ce qu’elle s’apprêtait à faire ou ce qui se passait, elle lui donna un baiser, lèvres entrouvertes, glissant une langue tiède et mentholée sur la sienne.
24
Shelly tapa « Josie Reilly » sur Google.
On était lundi, et Josie n’était pas venue travailler. En arrivant au bureau ce matin-là, Shelly avait trouvé un message rauque dans sa boîte de réception :
« Bonjour, c’est Josie. Je suis vraiment patraque. Désolée, mais je ne peux pas venir travailler. Je vais de ce pas à l’infirmerie. Je serai sûrement là mercredi. »
Un nombre étonnant de pages s’afficha sur Google.
Bien sûr, Josie Reilly n’était pas le nom d’une seule personne. Une certaine Josefina/Josie Reilly avait apparemment joué un rôle dans l’affaire des procès en sorcellerie de Salem. Une autre Josie Reilly avait été directrice générale d’une importante société à présent en faillite. Il y avait également une longue liste de filiations généalogiques – des Reilly, des Riley et des Reiley remontant sur plusieurs siècles, traversant l’Atlantique, se prétendant parents, comme si cela avait de l’importance. (Qu’est-ce que les gens croyaient gagner à revendiquer des liens de parenté avec des inconnus, vivants ou morts ? s’était toujours demandé Shelly.)
Puis sa Josie Reilly fit surface. Incontestablement, l’étudiante et membre d’une sororité, originaire de Grosse Isle, celle que Shelly avait recrutée à la Société de musique de chambre.
APRÈS LE DÉCÈS DE SA COMPAGNE DE CHAMBRE, ELLE DÉNONCE LE CHAUFFEUR ALCOOLISÉ.
Il y avait une photo de Josie, dans toute sa beauté de brune irlandaise aux yeux de biche, tenant un micro sur le perron de la bibliothèque Llewellyn Roper. Le soleil éclairait ses cheveux de jais, qui s’accordaient avec une robe noire échancrée dans le dos. Derrière elle, le pommier bien connu, qui paraissait pousser sur les fondations mêmes du bâtiment (et que l’on menaçait toujours d’arracher car il foutait en l’air les conduites d’eau), n’était pas encore en fleur.
Sa compagne de chambre ?
Shelly se souvenait parfaitement d’avoir interrogé Josie au sujet de Nicole Werner. « Vous la connaissiez ? » Avec un haussement d’épaules : Nous la connaissions toutes. Elle et moi avons postulé et été admises en même temps.
Josie n’avait rien dit du fait qu’elles avaient été compagnes de chambre. Pas un mot. Rien non plus sur ce 1er mai où elle avait pris la parole devant la bibliothèque pour évoquer son amie disparue et stigmatiser la conduite en état d’ivresse.
Pourquoi ?
Ce soir-là, après avoir bu un verre de cabernet sauvignon tout en survolant les pages du New York Times, Shelly appela Rosemary.
Cela faisait plus de vingt ans que toutes deux bavardaient à intervalle de quelques jours au téléphone, et un peu plus souvent ces temps derniers, car l’aîné de Rosemary était entré dans l’adolescence et il y avait tant à dire sur ce terrifiant passage.
Pendant la première moitié de la conversation, Shelly écouta Rosemary pester contre les écoles publiques et le fait de laisser des enfants de quatorze ans se bécoter sur les bancs de la cour à l’heure du déjeuner.
« Tu imagines si nous avions essayé de faire ça au collège ? » Comme Rosemary n’attendait pas de réponse, Shelly s’abstint de dire que c’était précisément ce qu’elle faisait, et qu’elle se souvenait de ce printemps de sa quatrième où, le midi, quand il ne pleuvait pas, elle allait retrouver Tony Lipking (un nom amusant, considérant qu’il était le premier garçon qu’elle embrassait2) du côté du parking. Elle n’avait pas oublié la tiédeur de la calandre contre l’arrière de ses cuisses tandis qu’il la maintenait entre lui et sa Ford, la bouche collée à la sienne pendant la totalité de l’heure, alors qu’elle aurait dû être en train de manger le sandwich à la dinde et les bâtonnets de carotte que lui avait préparés sa mère.
Quand Rosemary eut fini de fulminer, Shelly lui parla de Josie et lui raconta avoir découvert sur Internet qu’elle avait été la compagne de chambre éplorée de Nicole.
« Pour quelle raison ne m’en a-t-elle pas parlé quand je l’ai interrogée à ce sujet ? Pourquoi serait-ce un secret, surtout après que je lui ai dit que je m’étais trouvée sur le lieu de l’accident ? »
Rosemary parut réfléchir un bon moment, même si Shelly entendait en arrière-fond de l’eau couler dans un évier. Il lui semblait souvent que son amie s’adonnait à différentes tâches pendant leurs échanges téléphoniques. « Traumatisée ? proposa cette dernière. Ou peut-être juge-t-elle l’affaire trop sujette à polémique ? Peut-être qu’elle ne tient pas à revenir dessus ? Peut-être cherche-t-elle à dépasser toute l’histoire ?
— Non, dit Shelly sans même prendre le temps de la réflexion. Ça ne lui ressemble pas. Cette fille serait absolument ravie de susciter la polémique. Tu peux me croire. »
Elle informa Rosemary de tout ce qu’elle savait sur Josie Reilly : les garçons venant l’attendre au bureau, les journées écourtées, les retards au travail, les prétextes qu’elle avançait. Elle décrivit les débardeurs à fines bretelles. Les petites sandales argentées, les ballerines à nœud ruché. Pendant qu’elle dépeignait les habitudes de sa collaboratrice et l’étrange mystère qui l’entourait, Shadow, son matou, couché à ses pieds sur le tapis tressé, était en train de lécher sa souris fourrée à l’herbe à chats.
« Shelly, dit Rosemary quand son amie en eut terminé. Est-ce que je peux te poser une question ?
— Bien sûr. »
Rosemary hésita, puis, d’une voix plus sourde : « Est-ce que tu ne serais pas, euh, amoureuse de cette fille ?
— Hein ? (Shelly constata avec surprise que son pouls s’emballait, qu’une bouffée de chaleur lui picotait la poitrine et les joues.) Mais pourquoi une question pareille ?
— Pardonne-moi, ma chérie. Je ne cherche pas à t’accuser de quoi que ce soit. C’est juste que… (Rosemary eut un petit rire contraint). Il y a quelque chose dans ta voix… Tu parais si… intriguée.
— On peut être intriguée sans être amoureuse, fit observer Shelly.
— Oui, bien sûr que oui. Ne pense plus à ce que j’ai dit, tu veux bien ? Toutefois, si jamais tu décides que tu es amoureuse d’elle, veille à m’appeler avant de…
— Mais enfin, Rosemary. Elle n’a même pas vingt ans. Je ne…
— N’y pense plus. Je n’ai rien dit. Tu as parfaitement raison. Je suis grotesque. Raconte-moi plutôt une blague ou quelque chose. Ou dis-moi plutôt ce que tu t’es préparé ce soir pour le dîner. Tu as vu de bons films récemment ? »
25
D’un ton solennel, comme si s’exprimer à voix basse, buste penché en avant, était propre à entrouvrir l’inconscient de son patient, le Dr Truby demanda : « Et pour remonter plus tôt lors de cette soirée, vous ne vous rappelez même pas comment vous vous êtes retrouvé en voiture, comment il se faisait que Nicole fût avec vous, où vous vous rendiez avant que se produise l’accident ? »
Craig se mordillait la lèvre inférieure en regardant le plafond. Il déglutit. Ferma les yeux. Il voulait se souvenir. Il voulait offrir un petit quelque chose au Dr Truby en échange du mal de chien que celui-ci se donnait. Mais quoi ? Il avait déjà récapitulé avec le psychiatre tout ce qu’il se rappelait, et ça ne faisait pas lourd :
À présent, il se souvenait assez bien d’avoir conduit la vieille Ford Taurus de Lucas. Il revoyait vaguement ce dernier, défoncé dans sa chambre, lui jeter les clés avec un : « Bonne chance, mec. » Mais il ne se rappelait pas du tout en quoi il aurait eu besoin de chance. Il avait appris de la bouche de son avocat que Lucas, interrogé par les enquêteurs, avait répondu : « J’étais complètement hors du coup. Il s’est pointé dans ma piaule et m’a dit : “Faut que je t’emprunte ta voiture” ; je lui ai balancé les clés en lui disant où elle était garée, et j’ai ajouté : “Bonne chance, mec.” Il était bien trop pressé pour que je lui demande quel était le problème. Sur le coup, j’ai pensé que ça avait peut-être à voir avec Nicole – enfin, une histoire de gonzesse, quoi. Peut-être une hémorragie ou quelque chose comme ça. J’ai connu une fille à qui c’est arrivé. C’était un genre de grossesse ectoplasmique ou un truc comme ça – je ne sais plus comment on dit. »
Selon les policiers, Lucas avait déclaré que Craig semblait n’avoir ni bu ni fumé quand il était venu lui demander ses clés. Mais cette déclaration pouvait n’avoir pas grande valeur, considérant d’une part ses antécédents d’usager de substances illicites et, d’autre part, le fait qu’il était le propriétaire du véhicule impliqué dans l’accident.
Craig abandonna le plafond pour regarder d’abord ses genoux, puis le Dr Truby. « Je me souviens qu’elle m’a appelé sur mon portable. Elle voulait me voir. J’avais les boules à cause de la soirée. Il y avait là-bas quelqu’un avec qui je ne voulais pas qu’elle soit, mais je ne me rappelle pas qui. » Il ferma les yeux. Il revoyait une chemise bleue. Le vague souvenir d’un insigne. Pas un boy-scout, assurément. Pas un flic. « Un infirmier ? dit-il à l’adresse du Dr Truby, comme si celui-ci pouvait avoir la moindre opinion là-dessus. Vous savez, un chauffeur d’ambulance, ou quelque chose comme ça ? »
Le médecin hocha la tête et eut, pour l’engager à poursuivre, un geste dans l’espace qui les séparait. « Vous étiez jaloux ?
— Je… je suppose. Bien qu’elle ne m’ait jamais donné de raisons de l’être. Nicole était très à cheval sur la monogamie. Elle m’avait dit que si jamais elle pensait éprouver, ne serait-ce qu’une seconde, de l’attirance pour quelqu’un d’autre, elle m’en parlerait, et elle m’avait demandé d’en faire autant. Nous étions très clairs là-dessus. Tout à fait honnêtes. Il n’y avait aucune raison de ne pas l’être. Qu’un garçon lui fasse la cour, Nicole croyait beaucoup à ça. Si elle sortait avec un garçon, c’était uniquement dans l’idée de trouver celui qu’elle épouserait. Elle portait à la main gauche un anneau que lui avait donné son père, comme une alliance, un genre d’anneau de promesse. »
Le psychiatre, qui continuait de hocher la tête, souleva légèrement une épaule, l’air nullement surpris. Peut-être avait-il déjà entendu parler d’anneaux de promesse. En revanche, cela avait été pour Craig une vraie révélation de constater qu’il existait des filles dont le père se mêlait de la vie sexuelle au point de leur offrir un tel anneau et de leur faire prendre l’engagement de ne pas coucher avant le mariage. Celui de Nicole ressemblait en tout point à un anneau de fiançailles : un cercle d’or auquel était enchâssé un petit diamant.
« Elle prenait cela très au sérieux. Seulement, je savais que tout un tas de types s’intéressaient à elle ; en plus, je n’avais pas accès aux fêtes de la sororité en raison de l’incident que vous savez. Vous comprenez, j’avais toujours peur qu’il se passe quelque chose en mon absence. Je ne pensais pas qu’elle me tromperait, mais je me disais qu’elle pouvait rencontrer quelqu’un, s’intéresser à un autre. »
Le Dr Truby hochait la tête de plus belle (Bon sang, se dit Craig, il pourrait se dégoter un job de chien pour lunette arrière). Mais il jeta un coup d’œil à sa montre, et Craig sut que la séance était terminée. Le thérapeute s’éclaircit la gorge et, de sa voix de « conclusion » : « Vous avez fait un bon bout de chemin pour quelqu’un qui a subi ce type de lésion cérébrale. Encore un petit effort, Craig, encore quelque temps, et nous aurons réglé tout cela.
— Parfait », répondit Craig en s’efforçant de ne pas paraître aussi sarcastique qu’il l’était intérieurement. Comme si quoi que ce soit pourrait jamais régler le fait qu’il avait tué Nicole.
Son père l’attendait à bord de la Subaru devant le cabinet du médecin, situé dans un coin isolé du périmètre de l’hôpital, comme s’il convenait que le psy et ses patients ne fussent pas vus des vrais malades – cancers, problèmes cardiaques, diabètes.
« Salut, mon pote », dit Rod Clements quand son fils prit place et referma la portière. Il se pencha pour lui tapoter le genou avec une vigueur telle que Craig aurait sourcillé s’il s’était senti plus d’énergie – en l’occurrence, il se contenta de répondre d’un signe de tête. « Comment ça s’est passé, fils ?
— Pas mal. Enfin, je crois.
— Écoute, rien ne t’oblige à m’en dire quoi que ce soit », dit son père, les deux mains levées au-dessus du volant. (Combien de fois avait-il dit ça ? Était-il à ce point habitué à voir Craig en zombie qu’il projetait de lui sortir ça jusqu’à la fin des temps ?) « Mais si tu as envie d’en parler, je tiens à ce que tu saches que je suis tout disposé à t’écouter, et que je ne ferai aucun commentaire si tu préfères que je me taise.
— Merci, papa », répondit Craig, après quoi il se tourna vers la vitre pour signifier à son paternel qu’il ne se sentait pas capable de parler de quoi que ce soit à cet instant particulier et que le mieux était de se borner à rentrer à la maison.
La « maison » était désormais l’appartement qu’avait pris Rod Clements dans une résidence baptisée les Alpines, à quelques kilomètres de Fredonia. Scar et sa mère étaient restés dans la maison. Se trouvant à l’université pendant que se réglaient les ultimes détails, Craig ne savait pas comment il se faisait que Scar vivait chez sa mère, sinon que ce n’était un secret pour personne que ces deux-là étaient plus proches l’un de l’autre qu’ils ne l’étaient de lui ou de son père. La séparation de ses parents avait couvé au cours des mois précédant l’accident, pendant la merveilleuse période de sa relation avec Nicole. C’est dans une espèce de coma qu’il avait regagné le New Hampshire après l’accident ; aussi ne sut-il pas comment il avait été décidé qu’il emménagerait aux Alpines avec son père.
Non que cela lui posât un problème.
Cela ne lui faisait maintenant plus rien que ses parents divorcent. Tout se passait comme si ce qui lui avait fait perdre tout souvenir de l’accident avait également effacé tout le ressentiment et tout le désespoir qu’il en avait conçus.
Après avoir couvé pendant des mois, la séparation de ses parents avait eu lieu, telle une toile de fond un peu brouillée, au cours des merveilleux premiers mois de sa relation avec Nicole.
Un samedi après-midi de janvier, à son frère qui était à l’autre bout du fil, Craig avait hurlé : « Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe là-bas ? ». Il entendait obtenir des réponses de quiconque consentirait à lui en donner. Cela faisait des jours qu’il appelait sans discontinuer, mais personne ne décrochait le putain de fixe ni ne répondait sur son portable, cela depuis la fois où son père lui avait annoncé la nouvelle au téléphone : « Ta mère me quitte, fils. Elle pense que la vie est trop courte pour la passer avec moi. »
Quelques heures plus tard, sa mère avait appelé, soit pour tenter d’atténuer les choses (« On va gérer la situation au jour le jour et voir comment ça évolue ») soit pour se défausser de sa responsabilité (« Je sais que ton père dit que c’est ma décision, mais je suis bien certaine que ce n’est pas une surprise pour toi ou pour qui que ce soit ; cela se profilait depuis longtemps, ce n’est la décision de personne en particulier »).
Eh bien, cela avait été une Putain de Grosse Surprise pour lui. Il avait prévu de passer avec Nicole un bienheureux week-end d’amour et de farniente dans sa chambre, Perry devant rentrer à Bad Axe pour un baptême. La dernière chose à laquelle il s’attendait était bien de recevoir pareille nouvelle de chez lui. Son chez-lui était censé demeurer immuable.
« Putain, mais comment c’est arrivé ? hurla-t-il dans le téléphone.
— J’en sais rien », lui répondit Scar, apparemment défoncé – pourtant, avant l’automne précédent et le départ de son aîné pour l’université, Scar se montrait violemment opposé à l’idée de fumer de l’herbe (« Pourquoi voudrait-on devenir plus bête qu’on l’est ? »). Mais Craig savait aussi leur mère passablement exaltée par les nouveaux miracles psychopharmacologiques. Elle ne cessait de recommander à ses amies tel ou tel produit contre le malaise, la contrariété ou l’anxiété. Peut-être faisait-elle prendre à Scar quelque chose contre sa légère anxiété, que Craig jugeait plutôt normale pour un jeune de cet âge-là et dont il pensait qu’elle s’estomperait avec le temps, tout comme sa cicatrice, qui commençait à ressembler à une vague ombre de crucifix creusée dans la peau de son dos.
Scar était en sixième lorsque c’était arrivé. Il rentrait de l’école sur le chemin longeant la berge de Mill Creek, sans doute en écoutant Nirvana sur son iPod, quand, jaillissant des taillis, un gamin d’un an plus âgé le plaqua au sol, le nez dans l’herbe, et, sans prononcer un mot, souleva l’arrière de son tee-shirt Je skie à Purple Mountain pour lui tracer un crucifix dans le dos à la pointe du couteau. Après quoi l’agresseur se releva, courut vers la route et fit signe de s’arrêter à une automobiliste – une hippie à bord d’un fourgon, qui avait quitté l’autoroute en quête d’un snackbar.
Le gamin (Remco Nolens) avait dit à cette femme en montrant Scar : « Il a besoin d’aide ! », avant de rentrer à toutes jambes chez lui, où les policiers le cueillirent une heure plus tard.
Remco était apparemment sous l’emprise d’un mauvais acide au moment des faits, et il fut incapable de dire pourquoi il s’était dissimulé dans les fourrés, pourquoi il avait bondi avec son couteau, pourquoi il avait tailladé un crucifix dans le dos de Scar. On l’envoya vivre en Floride chez ses grands-parents, et une partie de sa punition tint dans l’obligation d’écrire chaque année une lettre d’excuse à Scar.
Ces lettres provoquaient l’hilarité générale chez les Clements-Rabbitt, tant elles étaient contraintes et exemptes de la moindre contrition : « Je tiens à te dire une fois encore que je suis désolé de t’avoir écorché le dos avec mon canif. »
La blessure se révéla en fin de compte sans gravité – même si elle était plus qu’une simple « écorchure ». Ce surnom procédait d’une volonté de traiter l’affaire à la légère un peu comme Remco l’avait fait – manière de faire comme si l’incident n’était pas pire que de se faire casser une dent par un frisbee.
Craig avait été secoué : pendant des mois, il fit des rêves dans lesquels il arrachait le corps inanimé de son petit frère à une créature noire et ailée en laquelle il identifiait Remco. Quant à Scar, s’il en était ressorti perturbé, il ne s’en ouvrit jamais.
« Tu ferais mieux d’en parler avec maman ou avec papa, lui répondit Scar au téléphone. C’est pas vraiment mes oignons.
— Pas tes oignons ? Aux dernières nouvelles, ils sont aussi tes parents, mon pote.
— Ne m’appelle pas “mon pote” quand tu m’engueules. On croirait entendre papa.
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? Depuis quand papa t’engueule-t-il ? »
Silence au bout du fil. Craig n’aurait su dire si cela confirmait son opinion selon laquelle leur père ne criait jamais après Scar (ni après lui), ou s’il devait en inférer que la famille suivait désormais une nouvelle dynamique, que leur père élevait la voix, qu’il avait de bonnes raisons de le faire.
« Simplement, ne me pose pas de questions sur les parents, reprit Scar. Adresse-toi directement à eux, si besoin est. Mais personnellement, je pense que tu ferais mieux de laisser tomber.
— Laisser tomber ? Tu veux dire me désintéresser du fait que mes parents sont en train de se séparer ?
— Oh, écoute, Craig, dit encore Scar, l’air toujours un peu somnolent, lointain. Tu es un grand garçon maintenant, tu devrais… »
Craig lui raccrocha au nez et ne lui reparla plus avant ce jour de mars où il fut ramené dans le New Hampshire, n’ayant alors qu’une idée fort vague de l’identité de ce garçon coiffé d’une tignasse lui retombant devant les yeux. Il mit des semaines avant de se rappeler son nom, et une autre encore pour comprendre pleinement ce que signifiait le fait qu’il était son frère.
26
« Lucas ! »
Perry reconnut à un pâté de maisons de distance le catogan et la longue démarche dégingandée. Il rattrapa Lucas au pas de course. « Salut », dit-il en arrivant à sa hauteur.
L’autre eut un sursaut et se retourna vivement. Il n’avait apparemment pas entendu Perry l’appeler. « Ça alors, Perry, tu m’as flanqué une de ces frousses.
— Désolé. Je pensais que tu m’avais entendu.
— Ben non. » Lucas était essoufflé. Au brillant soleil d’automne, son visage paraissait étrangement défait, beaucoup plus pâle qu’une semaine plus tôt, la dernière fois que Perry l’avait vu. On aurait dit qu’il était défoncé depuis des jours et peut-être n’avait-il dormi que quelques heures la nuit précédente. Il paraissait en train de perdre rapidement du poids.
« Je voulais te parler », dit Perry.
Lucas s’immobilisa.
Il fit face à son interlocuteur, tout en regardant de droite et de gauche comme s’il cherchait quelqu’un ou craignait qu’un tiers se trouvât suffisamment près pour entendre ce qui allait se dire. Mais il n’y avait personne de leur côté de la rue. Tous les étudiants se hâtaient vers le centre du campus, soucieux de ne pas être en retard à leur cours de la matinée. Lucas était chargé d’un sac de courses. Peut-être regagnait-il son appartement après être sorti s’acheter un pack de bières.
« C’est à propos d’elle ? interrogea-t-il.
— Pas exactement, répondit Perry. C’est à propos de mon prof. Mrs Polson. Je suis son séminaire.
— Celui sur la mort ?
— Oui.
— Je le croyais réservé aux première année.
— Oui, mais elle m’a autorisé à y assister.
— Pourquoi ? demanda Lucas, le visage tout à la fois inexpressif et soupçonneux.
— Parce que je lui ai demandé de faire une exception. Je voulais…
— À cause d’elle ?
— En partie », reconnut Perry. L’autre ayant adopté un ton vaguement accusateur, il se sentait sur la défensive. « Et aussi parce que Mrs Polson travaille à un livre sur…
— Pourquoi viens-tu me parler de ça ? demanda Lucas, s’animant soudain, agitant sa main libre comme pour chasser Perry. Ça ne m’intéresse pas.
— Parce qu’elle voudrait s’entretenir avec toi. Elle désire te poser certaines questions. Au sujet de Nicole. Je lui ai rapporté ce que tu m’as dit. Au sujet de Patrick également. Et de ce que j’ai vu. Elle te croira. Seulement, elle a besoin de t’entendre.
— Tu as parlé de ça à un prof ? T’es cinglé ou quoi ?
— Lucas, c’est important. Elle peut aider.
— Aider ? Et qu’est-ce qu’elle va faire pour aider ? »
Perry ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à répondre.
Il pleuvait quand Perry et Mira Polson s’étaient retrouvés à l’Espresso Royale après les cours. Ils prirent une table au fond, loin des fenêtres donnant sur la rue. Perry entendait néanmoins la pluie, une pluie violente et précipitée, comme des quantités de petits pieds courant furieusement sur le toit. La brune Mrs Polson avait les cheveux tout mouillés, et cela lui faisait des frisettes plaquées à son cou et sur les côtés du visage. Elle semblait avoir froid, ne portant qu’une robe en soie et un cardigan. Elle avait dû se faire tremper en venant de Godwin Honors Hall. Perry était parti devant quand elle lui avait dit devoir passer par la bibliothèque pour y déposer un livre. En la voyant frissonner, il se prit à culpabiliser. Il avait un parapluie et, s’il avait su qu’elle en était dépourvue, il le lui aurait prêté ou bien il l’aurait accompagnée à la bibliothèque et ils auraient parcouru ensemble le trajet jusqu’au café. Elle prit le gobelet blanc entre ses mains et le porta à sa bouche pour humer la vapeur avant de boire une gorgée. C’était le genre de geste que Perry avait vu des femmes accomplir au cinéma – tenir sa tasse à deux mains, y tremper les lèvres tout en regardant par-dessus –, mais il n’était pas certain d’avoir déjà vu faire ça dans la vraie vie. Mrs Polson avait des mains très blanches et délicates, parcourues de quelques veines bleutées.
« J’aimerais interviewer Lucas, dit-elle. Lui avez-vous dit que vous m’aviez fait part de ces informations ?
— Non, répondit Perry. Mais il ne m’a jamais dit de les garder pour moi. Je vais aller le trouver et l’amener à votre bureau. Je pense qu’il sera d’accord.
— Peut-être pas au bureau. J’aimerais enregistrer l’entretien. Je ne voudrais pas qu’il soit inhibé par le lieu. Voyons-nous en dehors du campus. Peut-être pourriez-vous l’amener chez moi ?
— Entendu.
— Après cela, nous aviserons. Même chose, éventuellement, pour Patrick Wright. Qu’en pensez-vous ? »
Depuis le soir où il lui avait parlé de Nicole, Patrick semblait éviter Perry. Et il était manifestement pris de boisson quand Perry lui avait téléphoné. Même s’ils se connaissaient à peine – l’année précédente à Godwin, Patrick, étudiant de deuxième année, avait sa chambre dans le même couloir que Craig et Perry –, il savait que Perry était allé au lycée avec Nicole, comme il savait que le compagnon de chambre de Perry était celui qui avait eu l’accident dans lequel elle avait trouvé la mort.
(« Je me demandais : toi, est-ce que tu l’as vue ? avait dit Patrick d’une voix pâteuse. Est-ce que je suis en train de devenir cinglé, Perry ? Qu’est-ce qui se passe ici ? »)
Ne sachant que répondre, Perry lui avait bredouillé de se calmer et de rappeler le lendemain matin. Mais Patrick n’avait pas rappelé, et Perry ne l’avait pas croisé depuis. Il avait appris les détails par la bouche de Lucas.
« Voyons d’abord comme cela se passe avec Lucas. Au fait, Perry… (elle reposa son gobelet sur la table et glissa les mains quelque part sous son pull) avez-vous parlé de tout cela à quelqu’un – à un membre du corps enseignant, par exemple ? »
Perry ignorait pour quelle raison il ne put soutenir son regard. Il n’avait parlé à personne et n’avait aucune raison de mentir sur ce point à Mrs Polson ; pourtant, il fixait la table plutôt que de la regarder. Elle avait des pattes d’oie au coin des yeux – chose dont il savait que les femmes s’inquiétaient, car sa mère possédait une centaine de potions différentes pour les combattre et se plaignait toujours de ce qu’elles étaient inopérantes ; mais celles de Mrs Polson lui conféraient un air à la fois sage et sexy.
« Perry ? dut-elle insister.
— Non, dit-il. Non, madame. Je n’ai rien dit à qui que ce soit. Pas même à Craig. Pas même à mes parents. Vous êtes la seule personne à qui j’aie parlé de ça. »
Elle sortit une main de l’endroit où elle l’avait glissée entre robe et cardigan, reprit son café. « Je ne vous demande pas de n’en rien faire, dit-elle. Simplement, je suis curieuse de ce que pourraient être les rumeurs, s’il y en avait.
— Je comprends.
— Et je ne veux pas vous induire en erreur, Perry. Mon approche pourrait ne pas correspondre exactement à ce que vous attendez. Je crois ce que vous me dites, je pense que vous y croyez, et que ce que vous tenez d’autres personnes, comme Lucas… Je pense que vous dites chacun la vérité telle que vous la voyez. Mais je sais aussi que la mort est une force intense, puissante, incompréhensible, qui agit sur le psychisme – particulièrement chez les jeunes gens. En d’autres termes, Perry, je ne pars pas nécessairement avec vous en quête de Nicole Werner.
— Je le comprends bien.
— Mais je vous crois. J’ai foi en votre sincérité et aussi en votre intelligence. Tout m’y engage. D’après ce que j’ai pu observer jusqu’à présent, vous êtes quelqu’un de remarquable, Perry. Je suis fière d’entreprendre ce projet avec vous. »
« Pourquoi me croirait-elle ? » demanda Lucas. Il souleva une épaule, la laissa retomber, et Perry trouva que sa chemise jouait bizarrement sur son dos, comme s’il était encore plus maigre qu’il ne le paraissait.
« Elle me croit, moi, dit Perry. Elle a l’esprit ouvert. Je pense que tu n’as rien à perdre, Lucas. Elle ne va pas nous faire interner ni… »
Après un nouveau haussement d’épaule, Lucas s’était remis à marcher, comme s’il considérait la conversation terminée. « Je n’ai rien à perdre, ça, c’est sûr. »
27
« Qui c’est, ce type ? » demanda Craig. Nicole était en train de s’enrouler le visage dans un long foulard de couleur rouge. Quand elle eut terminé, seuls ses yeux étaient visibles.
Des granules de grésil leur picotaient le visage tandis qu’ils traversaient le campus. Craig lui donnait la main, mais entre son gant de ski et la moufle de laine qu’elle portait, il aurait aussi bien pu tenir n’importe quoi – la patte de la mascotte de l’université, une branche d’arbre enveloppée de bandages. Elle dit à l’intérieur du foulard quelque chose qu’il ne comprit pas.
« Pardon ? »
Elle secoua la tête, le regarda. Vision ravissante : elle avait de petits flocons de neige accrochés dans ses cils noirs. Il ne pouvait pas voir sa bouche, mais il comprit à son regard qu’elle souriait, et il décida de laisser tomber le sujet.
Cependant, quelques jours plus tard, il revit le type en question : bien découplé, crâne rasé, traversant en brodequins noirs la neige jaunie de la cour de la maison d’Oméga Thêta Tau quelques secondes avant que Nicole apparût à son tour sur le perron, enroulant une nouvelle fois son foulard autour de son visage, levant sa moufle à l’adresse de Craig.
« Encore lui, dit-il.
— Qui ça ?
— Mais ce type, Nicole. Ne fais pas celle qui ne comprend pas. Il sortait d’ici, forcément. Une fois de plus. C’est la troisième fois cette semaine que je le vois entrer ou ressortir d’ici. Il vient de sortir juste avant toi. Ces empreintes de pas sont les siennes. » Craig montrait des traces en train de fondre sur la pelouse.
Nicole jeta un coup d’œil dans la direction indiquée, puis tourna son regard vers l’homme en blouson bleu qui s’éloignait de l’autre côté de la rue. Elle secoua la tête, leva les yeux vers Craig en haussant les sourcils, comme si ce mystère l’intriguait autant que lui.
« Ce type n’appartient pas à une fraternité, dit-il. Il ne peut s’agir du petit ami d’une sœur de la sororité. C’est un homme adulte.
— Ma foi, dit-elle, certaines des sœurs fréquentent des hommes. Nous ne sommes pas toutes exclusivement axées sur les garçons, tu sais.
— Tu vois bien ce que je veux dire. » Il lui prit son manuel de trigonométrie et le glissa sous son bras. Ayant égaré ses gants – peut-être les avait-il oubliés à la cafétéria –, il avait l’extrémité des doigts tout engourdie ; mais il savait, pour avoir vu de nombreuses sitcoms, qu’on ne laisse pas sa petite amie porter un livre aussi lourd.
« Ce que je veux dire, reprit-il, c’est que ce type ne m’a pas l’air à sa place par ici. »
Nicole glissa la main sous son bras libre et s’appuya contre lui. Nonobstant les épaisseurs de nylon et de duvet les séparant, il crut sentir contre son flanc la petite palpitation du cœur de sa bonne amie. On était jeudi après-midi, moment de la semaine où ils filaient habituellement au Starbucks pour s’y attarder, main dans la main, avec leur cappuccino et leurs livres de cours fermés posés entre eux. Il attendait cela avec impatience depuis qu’il s’était mis au lit la veille. Cependant, alors qu’ils atteignaient l’angle des boulevards State et Campus, Nicole s’immobilisa soudain. « Craig, dit-elle, je ne peux pas aller au Starbucks cet après-midi. J’ai promis à Josie de la retrouver dans la chambre. On doit commencer la fabrication des roses en papier pour le bal. Nous…
— Il faut vraiment que tu t’y mettes aujourd’hui ? (Malgré lui, il geignait.) Je croyais que ce bal était dans quelque chose comme trois semaines.
— Non, dans quatre semaines. Mais tu n’as pas idée du nombre de fleurs que nous devons confectionner. C’est Josie et moi qui nous y collons. Les roses en papier, c’est nous seules, et il en faut au moins cinq mille.
— Quoi ? (Craig s’arrêta net en entendant cette absurdité.) Cinq mille roses en papier ? »
Nicole riait tout en acquiesçant de la tête. Ils étaient arrivés à la lisière du campus. Craig avait le bras tout ankylosé. Il glissa le livre sous son autre bras, puis il fit le tour de Nicole et passa son bras nouvellement libéré autour de ses épaules, exposant ainsi sa main nue au froid – mais qu’importe, puisqu’elle était déjà complètement engourdie.
« Cinq mille, vraiment ?
— Eh oui ! fit Nicole, de l’air de partager son étonnement. Et il nous faut genre une heure pour en faire un cent. Pour le moment, on en a fabriqué cent dix.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea Craig. Une forme de servitude volontaire ? Je veux dire, ce n’est pas comme si tu étais payée pour faire partie de cette sororité. Elles ne se disent pas que tu as peut-être une vie privée ? »
Il était sincèrement scandalisé, mais Nicole se mit à rire, et son rire, pareil à une quantité de clochettes, alla se répercuter contre le mur en brique de l’institut de technologie.
« Elles estiment qu’Oméga Thêta Tau devrait être toute ma vie !
— Et c’est ce que tu souhaites, Nicole ? Je veux dire, ça te tente d’être enfermée dans une pièce à faire des roses en papier avec Josie pendant les quatre années à venir ?
— En fait, ce sont toujours les futures recrues qui confectionnent les roses, et donc l’an prochain…
— D’accord, oublions les roses. L’an prochain, tu feras des tonnes de crêpes ou autre. Il y aura toujours quelque chose.
— Je suis désolée, Craig. » Il regarda le profil de son visage. Le foulard était descendu au niveau de son menton, et elle faisait sa fameuse petite moue. Elle avait sur l’arête du nez une bosse à peine marquée, adorable défaut infime qui permettait, selon lui, de la distinguer des deux ou trois autres filles complètement parfaites sur terre. Il était sur le point de s’excuser de s’être échauffé de la sorte, quand elle tourna vers lui un grand sourire. « Tu pourrais donner un coup de main ! dit-elle. Josie serait d’accord. En tout cas c’est elle qui l’a suggéré. Que des garçons viennent nous aider, pour peu qu’on ait de la bière ou autre chose à leur offrir en retour. Tu pourrais amener Lucas. »
Craig éprouva cette sensation familière de la transpiration formant un film sous ses bras, ce qui se produisait chaque fois que Nicole remettait Josie sur le tapis, ou évoquait la possibilité qu’il participât à quelque chose susceptible d’inclure Josie – par exemple, que cette dernière vînt les retrouver à la pizzeria. Voire seulement quand elle disait un truc du genre : « Josie te salue. » Ou encore la fois où il faillit vomir son dîner quand au sortir de la cafétéria ils tombèrent sur Josie accrochée au bras de Lucas, tous deux visiblement raides défoncés.
« Salut, mon grand, avait lancé Josie en lui adressant un signe avec tous ses doigts à hauteur de sa bouche.
— Josie ! Mais tu as fumé ! avait dit Nicole en riant.
— C’est pas faux, avait répondu Josie. Aie l’œil, sinon je vais me faire ton petit copain. » Nicole lui avait par jeu appliqué une tape sur l’avant-bras, cependant que Craig prenait la poudre d’escampette. Nicole, riant toujours, lui emboîta le pas. Josie leur lança encore une apostrophe, que Craig ne comprit pas, tant son cœur battait la chamade. Passé le coin du couloir, Nicole le fit s’arrêter, se retourner, et elle se mit à le dévisager.
Le soleil se couchait derrière les miroitantes vitres serties de plomb donnant sur la cour de Godwin Hall. Sous cet éclairage, le bleu des yeux de Nicole paraissait presque fluorescent – comme l’océan au Belize, comme le ciel en haut du mont Washington. « Qu’est-ce qui ne va pas entre Josie et toi, Craig ? » interrogea-t-elle, soudain habitée d’un sérieux terrifiant.
Le souffle coupé, Craig dut se faire violence pour soutenir son regard, avec l’air de n’avoir rien à cacher. Durant toutes ces semaines, il s’était raccroché à l’espoir infime (illusoire, il le voyait maintenant) que Josie avait tout raconté à Nicole et que celle-ci ne s’en était pas formalisée – ou du moins comprenait. Il n’en avait jamais eu la moindre preuve et n’avait nulle raison de penser que, si elle apprenait ce qui s’était passé, Nicole ne le plaquerait pas dans la seconde. A fortiori maintenant qu’ils étaient ensemble depuis deux mois.
« Mais rien, répondit-il d’une voix de fausset qui lui sembla grotesque.
— En ce cas pourquoi te déteste-t-elle ?
— Pardon ? fit-il, feignant la surprise.
— Pourquoi est-ce qu’elle te déteste ? »
Il essaya d’écarquiller plus encore les yeux. « Elle me déteste ? »
Nicole éclata de rire. « Mais oui. Cela t’a échappé ? »
Sur quoi, il haussa les épaules.
« Écoute, tu l’évites comme la peste ; cela signifie qu’il y a quelque chose. Tu as cessé de participer au groupe d’étude, alors que tu aimais tant y venir durant un temps. Tu évites même d’approcher de notre chambre s’il se peut qu’elle y soit. Chaque fois que je prononce son nom, tu t’empresses de changer de sujet. »
Le cerveau de Craig était inopérant. Sa bouche béait. Au cours des semaines passées, il avait cherché ce qu’il pourrait dire si jamais la question était soulevée. Faux-fuyants. Mensonges. Ou au moins un peu de langue de bois. Il s’efforça d’imaginer une explication présentant une Josie à ce point éméchée et insistante qu’il avait eu, ce soir-là, le sentiment de devoir faire quelque chose, de crainte de la blesser, ce qui était assez proche de la vérité ; sauf qu’il avait été parfaitement heureux de la sauter et que cela n’avait pas grand-chose à voir avec une réaction de courtoisie. Mais peut-être qu’en trouvant les mots justes… Il savait Nicole plutôt naïve en ce qui concernait les gens et leur vie sexuelle secrète. Elle était toujours étonnée d’apprendre que telle célébrité célibataire était enceinte, ou que Craig avait vu, au petit matin, telle fille de sa résidence à elle sortir en catimini de la chambre de tel garçon de sa résidence à lui. (« Ils ont dû passer la nuit à bachoter », avançait-elle avec beaucoup de sérieux, suite à quoi, le voyant rire, elle lui assénait un coup de poing dans le biceps.) Il était après tout possible qu’elle croie ce qu’il lui dirait.
Mais là, cuisiné de la sorte dans le couloir de la cafétéria, sous les beaux yeux de Nicole illuminés par le crépuscule – tout ce rose et ce mauve se déversant à travers les vitres, et son demi-sourire, sa tête dressée comme une tête de mésange, en attente –, non seulement l’esprit de Craig, mais aussi son âme, était en panne. Nicole attendit encore une ou deux interminables secondes, puis elle secoua la tête et dit : « D’accord. Je ne t’ai rien demandé. »
Il s’efforça de déchiffrer son visage, qui se fermait. Était-elle au courant ? Est-ce qu’elle savait et s’en fichait ? Ou bien est-ce que, ignorant tout, elle le giflerait de toutes ses forces pour ne plus jamais lui adresser la parole quand elle saurait ?
Comprenant qu’il n’en avait pas la moindre idée, il repensa au cours moyen. La lecture de cartes. Il n’y arrivait pas. Il essayait de faire semblant (« La Mongolie ? »), ce qui déclenchait des tonnerres de rires. Ce doit être comme ça au purgatoire, se disait-il. Cela pouvait être ou tout blanc ou tout noir – tout ce qui comptait à ses yeux.
« Nicole, je… » bafouilla-t-il sans savoir ce qu’il allait dire. Par chance, elle leva la main pour l’interrompre.
« Tu as sans doute raison, dit-elle. Je ne tiens probablement pas à savoir. Ou plutôt, je crois qu’en fait je le sais. »
Craig recula d’un pas. Il redoutait de regarder autre chose qu’un point situé exactement entre les yeux de Nicole. Il était certain que des auréoles de transpiration se dessinaient aux aisselles de sa chemise kaki. Nicole s’enveloppa de ses bras, comme pour s’y raccrocher. Les jointures de ses doigts blanchirent.
« Tu as d’abord craqué pour elle, pas vrai ? dit-elle avec un petit sanglot dans la voix. C’est pour elle que tu venais au groupe d’étude, et ensuite tu as découvert qu’elle avait ce copain de Grosse Isle. Ce type de Princeton. »
Craig prit une frémissante inspiration en tâchant de ne pas exploser de soulagement. C’était comme de voir dans le rétroviseur le camion-citerne qui vous collait de trop près aller au fossé. « Non ! dit-il, découvrant qu’il pouvait de nouveau cligner des yeux maintenant qu’il disait la vérité. Non, Nicole ! J’ai été dingue de toi dès la première fois que je t’ai vue. C’est pour toi seule que je me suis joint au groupe. Ta compagne de chambre, je ne l’avais même pas vue. Je n’ai jamais rien ressenti de tel pour une autre. Josie ? Tu parles ! Non, non…
— Craig, je sais que tu m’aimes, à présent. Mais je sais aussi qu’il y a d’autres filles, des filles plus jolies, et… »
Cette fois, il explosa, de rire. Il se glissa les mains dans les cheveux comme pour se maintenir la tête sur les épaules, puis, hilare, il se rua sur elle et la souleva de terre en lui appliquant des baisers et en la faisant tourner. Les derniers dîneurs ressortaient de la cafétéria et défilaient à côté d’eux sans même les regarder. Il se dit qu’il aurait pu la tenir ainsi embrassée pour l’éternité. Elle riait, elle aussi. Il se prit à espérer qu’elle attribuait sa transpiration et les battements de son cœur à la touffeur qui régnait dans le couloir et au fait qu’il était si amoureux.
Cet après-midi-là, il ne dit plus rien à propos des roses en papier et du temps pendant lequel elles accapareraient Nicole jusqu’à la date du bal (auquel elle ne pouvait l’inviter attendu qu’il n’était pas membre d’une fraternité ; « Je vais y aller avec une sœur », lui avait-elle répondu à la question de qui serait son cavalier).
Ils poursuivirent leur promenade, passèrent devant le Starbucks sans s’y arrêter et regagnèrent la résidence de Nicole. Changeant de sujet, ils s’étaient mis à parler du délire de celui qui avait bombé tous les panneaux de stop de la ville. Ainsi pouvait-on y lire des choses comme STOP à la guerre, STOP aux massifs, STOP aux stops, auto-STOP, STOPover, STOP à l’érythème fessier, etc. Ils se demandèrent quelle bande du campus avait fait cela, mais peut-être s’agissait-il d’un original solitaire ou bien encore de lycéens. Craig avait les bras noués autour de Nicole ; sa bouche et son nez étaient pleins de l’odeur et du goût du foulard de laine rouge. Il avait les mains si engourdies qu’il devait y jeter un coup d’œil de temps en temps pour s’assurer qu’il n’avait pas lâché le livre de trigo.
C’est alors qu’il vit de nouveau, à quelque distance devant eux, le type qui était sorti juste avant Nicole de la maison d’Oméga Thêta Tau. Toujours vêtu d’un blouson bleu, il sortait cette fois de la banque en rangeant son portefeuille dans la poche revolver de son pantalon kaki.
« Tiens, le revoilà, dit Craig en pointant le doigt.
— Qui ça ? » demanda Nicole, l’air absent. Elle ne regardait même pas dans la bonne direction.
« Celui qui se trouvait à OTT. Le gus, là-bas. »
Cette fois, Nicole regarda alentour, comme si elle balayait l’horizon, n’y voyant rien de particulièrement intéressant. « Oui, et alors ?
— Je veux juste savoir qui c’est. Qui est-ce, Nicole ?
— Comment le saurais-je ? Je ne vois même pas qui tu me montres. » Elle regardait dans la direction diamétralement opposée. C’est alors que l’inconnu se retourna, et Craig eut la certitude qu’il les regardait, comme s’il était au courant de leur présence, comme s’il les cherchait.
Il avait un macaron sur la poche de poitrine de son blouson. Craig parvenait maintenant à le lire : « EMT3 ».
« Il est ambulancier ou quelque chose comme ça, dit-il, plus pour lui-même qu’à l’adresse de Nicole.
— Et alors ?
— Qu’est-ce qu’il fabrique du côté de ta sororité ? Pourquoi traîne-t-il en permanence dans le coin ? »
Nicole leva sa main en visière et regarda derechef dans la mauvaise direction, puis elle répondit : « Je ne vois pas de quoi tu parles, Craig. Aucun EMT ne traîne à la sororité.
— D’où tiens-tu qu’il s’agit d’un EMT ?
— Mais tu viens de le dire. (Elle parut taper légèrement du pied sous l’effet de l’agacement.)
— Non, je ne l’ai pas dit. J’ai dit “ambulancier” après avoir vu EMT écrit sur sa poche.
— C’est pareil.
— Pas du tout. »
Elle continuait de regarder alentour, en évitant soigneusement l’endroit où se trouvait le personnage en question. Quand celui-ci tourna les talons pour s’engager dans la rue, un camion blanc le dissimula à la vue de Craig ; ce camion passé, l’homme avait disparu et Craig n’eut plus sous les yeux qu’un mur de brique.
Nicole se mit sur la pointe des pieds pour lui déposer un baiser sur chaque joue. « Bon, c’est ici qu’on se dit au revoir, dit-elle. Tu retournes au Starbucks ?
— Sans toi ?
— Pourquoi pas ? Tu travailleras mieux sans moi, de toute façon. On se retrouve pour le dîner, d’accord ?
— D’accord », répondit Craig avec le sentiment de n’avoir vu que du feu dans un tour de cartes – un tour non pas déplaisant, mais déroutant. L’instant d’après, Nicole s’éloignait d’un pas léger en direction de Godwin Hall.
28
Ce jour-là, le cours de Mrs Polson portait sur l’âme.
« Dans certaines cultures, on ne doit pas prononcer le nom du défunt, parce que l’âme pourrait entendre son nom et se mettre en quête de son corps. Ou, pire, le corps pourrait se mettre en quête de son âme.
» Du reste, la pratique de la crémation, qui nous paraît être une des façons les plus modernes de traiter la dépouille mortelle, trouve là son origine. Si le corps est réduit en cendres, il ne peut y avoir de réincarnation, de retour.
» Certains anthropologues pensent qu’en matière de deuil, bon nombre d’usages servaient à l’origine l’objectif de tenir le mort à distance. Schneerweiss – vous avez lu, n’est-ce pas, la traduction de son article ? – a émis l’hypothèse que, si les veuves devaient se vêtir de noir pendant au moins un an et se coiffer différemment, c’était afin d’être méconnaissable quand leur mari se lancerait à leur recherche.
» Pourquoi devrait-il en être ainsi ? Pour quelle raison toute veuve qui se respecte ne serait-elle pas ravie de voir son époux lui revenir ?
— La putréfaction ! lancèrent les étudiants presque d’une même voix.
— Exactement. La peur, l’aversion, que nous croyons de nature superstitieuse ou religieuse, s’appuie en fait sur la réalité physique. Sur l’expérience. Pénible expérience. On voit donc que les peuples primitifs, que l’on aurait un peu vite tendance à taxer d’inconséquence, avaient en réalité une expérience de la mort plus étroite et plus intime que celle que la plupart d’entre nous n’aurons jamais – à moins de participer à un conflit armé ou d’entrer dans les pompes funèbres. Ils savaient ce qu’ils cherchaient à éviter. »
Mrs Polson se retourna vers le tableau, sur lequel elle avait écrit une citation extraite de La Montagne magique de Thomas Mann :
« Ce que nous nommons le deuil est peut-être moins le chagrin de ne pouvoir rappeler nos morts à nous que celui de ne pouvoir nous résoudre à le faire. »
Perry tapotait du bout de son crayon une phrase de la lecture du jour :
« H. Guntert : Larve (all. Maske) est étymologiquement lié aux esprits du royaume des morts, les lares (lat.), mot apparenté au verbe latere (être caché ou se tenir caché) et à Latone, la déesse de la mort (Leto en grec), et rend compte de la perception humaine immédiate en ce qui concerne le cadavre – présence visible du corps et profonde occultation de la personne. »
Il désirait demander à Mrs Polson, en cours plutôt que dans son bureau (où elle semblait souvent trop préoccupée par ses enfants pour consacrer du temps à ce sujet), si elle avait des aperçus là-dessus, si elle pensait que cette idée d’admettre, face au corps du défunt, que l’âme ne l’habite plus, était à l’origine d’un surcroît de superstitions et de croyances. Il avait lui-même quelques idées sur la question.
Mais elle était en train de répondre à une question bateau posée par Elwood Campbell : compte tenu des horreurs de la putréfaction, pourquoi tant de gens éprouvaient-ils non de la répulsion mais bien plutôt de la fascination pour les morts, et tenaient-ils à en voir des représentations ? « Et ceux qui raffolent de voir du sang ? » ajouta-t-il dans un ricanement. Perry soupçonnait Elwood de parler de son propre cas. Ce garçon était au nombre des quelques étudiants qui ne s’étaient pas penchés en avant pour mieux voir la photo de Marilyn Monroe à la morgue, et Perry avait le sentiment qu’il était déjà familier de ces choses, qu’il faisait probablement partie de ces gens qui fréquentaient les sites Internet spécialisés ou y envoyaient des documents.
« Et les nécrophiles ? renchérit Elwood. Vous savez, ceux qui veulent s’accoupler avec des cadavres ? »
Quelques-unes des filles échangèrent des regards embarrassés, mais Mrs Polson ne se troubla point :
« “Et ainsi, toute l’heure de la nuit, je repose au côté de ma chérie, – de ma chérie, – ma vie et mon épouse, dans ce sépulcre près de la mer…” Poe n’est qu’un des nombreux poètes et philosophes qui ont dépeint la mort d’une jeune femme comme l’un des plus beaux spectacles qui se puissent contempler.
— Ouais, fit Elwood, paraissant prendre cela pour une confirmation de ses vues.
— D’où le fun de funérailles, lança Brett Barber, à quoi presque toute la classe éclata de rire, même si personne ne s’esclaffa aussi fort qu’Elwood.
— Sur ce bon mot, ce sera tout pour aujourd’hui, dit Mrs Polson. Je vous revois mardi. »
Elle n’attendit pas que ses étudiants aient quitté la salle, et elle n’était pas dans son bureau quand Perry y passa un peu plus tard.
« Tout va bien, mon chéri ? lui demanda sa mère ce soir-là au téléphone.
— Bien sûr, maman, que tout va bien. Cesse donc de t’en faire à ce point.
— Et Craig, il va bien ?
— Craig, ça va. Il ne pète pas le feu. Mais ça va.
— Tu es un bon camarade, Perry. Je suis fière de savoir que tu ne le laisses pas tomber. Le pauvre garçon. Transmets-lui notre bonjour, d’accord ? Invite-le pour le week-end, si…
— Ce ne serait pas une bonne idée, maman.
— Non, bien sûr. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête. Simplement, je voudrais que nous puissions faire quelque chose pour… »
Malgré la forte animosité qui régnait à Bad Axe à l’encontre de Craig (il s’était même trouvé quelqu’un pour placarder dans le parc Leazenby une affiche avec sa photo et la mention « Recherché pour meurtre » écrite en dessous au feutre rouge, ce dont tous les journaux de l’État s’étaient fait l’écho), la mère de Perry était absolument convaincue qu’il n’était pas responsable de l’accident dans lequel Nicole avait trouvé la mort. Même avant les résultats des examens sanguins prouvant qu’il n’avait ni bu ni fumé, elle avait cru Perry lorsqu’il lui avait affirmé que Craig n’aurait jamais pris le volant en état d’ivresse.
« Et chez vous, ça va ? demanda Perry. Papa et toi ? Et au magasin, comment ça se passe ?
— Oh, pour ça. Tu connais ton père. Il ne m’en parle jamais. Nous pourrions être millionnaires ou endettés jusqu’au cou, que je n’en saurais rien. Mais il se fait assez d’argent pour entretenir son bateau. Et j’ai eu un nouveau manteau pour l’hiver. » (Il s’agissait d’un jeu auquel sa mère sacrifiait toujours, et tous deux savaient à quoi s’en tenir. N’était-ce pas elle qui tenait la comptabilité de la maison Edwards et fils ? Elle prenait probablement les neuf dixièmes des décisions touchant leur commerce, cela sans même se soucier de mettre son mari au courant.) « Hier, dit-elle d’une voix plus lente et plus grave, j’ai vu les sœurs Werner.
— Ah ? fit Perry. Où donc ?
— Au cimetière.
— Qu’est-ce que tu faisais au cimetière, maman ?
— Je passais devant en voiture. Je les ai aperçues de la route. Elles étaient en train de fleurir la tombe de Nicole. Alors, je me suis arrêtée. C’était son anniversaire, Perry. Elle aurait eu dix-neuf ans.
— Bon Dieu ! » souffla Perry.
Sa mère ne prit pas la peine de le gronder pour avoir prononcé en vain le nom du Seigneur. « Eh oui, je sais », soupira-t-elle.
Il s’étonnait de n’avoir pas pensé, de ne pas s’être souvenu que c’était l’anniversaire de Nicole. Il se rappelait les assortiments de petits gâteaux chaque début d’octobre à l’école élémentaire, puis, plus tard au collège, les filles en effervescence à la perspective d’une soirée pyjama chez Nicole. Dans tous les cours, c’était toujours elle qui jouissait de la plus grande popularité. Son anniversaire, les autres en faisaient chaque année tout un plat. On lui décorait son casier, on lui chantait quelque chose à la cafétéria, ce genre de trucs.
À présent, ses sœurs se retrouvaient au cimetière pour orner sa tombe.
« Ses sœurs, comment t’ont-elles semblé ? interrogea Perry.
— Ma foi, comme tu imagines », répondit sa mère sans rien ajouter, comme s’il pouvait effectivement les imaginer. Mais il en était incapable. Il ne pouvait vraiment pas se les représenter dans un cimetière. Ces blondes pleines d’entrain, leurs rires… Impossible de se les figurer penchées au-dessus d’une tombe quelle qu’elle fût, sans parler de celle de leur sœur cadette. « Tu te doutes bien qu’elles n’avaient rien de positif à dire sur Craig, reprit sa mère. Je me suis gardée de leur dire que vous logez de nouveau ensemble. Je ne pense pas qu’elles sachent seulement que tu le connais, et m’est avis que c’est aussi bien.
— Oui », approuva Perry.
Eh, merde, se dit-il. Craig savait-il pour l’anniversaire de Nicole ?
Sûrement.
Était-ce pour cette raison qu’il avait filé de si bonne heure ce matin-là et que Perry ne l’avait pas vu de toute la journée ?
Qui savait combien d’anniversaires de ceci ou cela – leur première sortie ensemble, leur premier baiser, le jour où il lui avait offert la bague à l’ambre – Craig traversait et traverserait. Il n’allait pas en parler à Perry, c’était certain, mais celui-ci se sentait néanmoins un bien piètre ami de ne pas être plus au courant à ce sujet.
« Elles m’ont dit que leurs parents ne vont pas bien fort », ajouta sa mère. Il attendit qu’elle poursuive, mais elle ne dit rien de plus sur Mr et Mrs Werner. Ils parlèrent ensuite de l’équipe de football de Bad Axe – la pire saison de la décennie, même si elle n’avait jamais tellement brillé.
Tout en écoutant sa mère, Perry alla sortir une chemise d’un tiroir de son bureau. Il en tira la photographie et, ayant allumé sa lampe, se pencha pour regarder cette image sur papier glacé où se dessinait dans un angle, fuyant le cadre, floue mais reconnaissable, la silhouette dont il savait – il le savait – qu’il s’agissait de celle de Nicole Werner.
Il la contempla jusqu’au moment où, ses yeux devenus trop secs, il dut battre des paupières. Sa mère était en train de lui donner d’autres détails sur l’affaire familiale, sur l’emploi du temps de ses journées, de lui dire qu’elle l’aimait et qu’il lui manquait.
« Moi aussi, je t’aime, maman, lui répondit-il.
— Sois un bon garçon. Fais attention à toi. Mange des légumes. Dors suffisamment. Ne… »
Il ferma les yeux et retourna la photo, de sorte à pouvoir se concentrer.
« Je vais bien. Tout va bien. Dis à papa que je l’aime. On se voit bientôt. »
29
« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquit Mira, s’efforçant de maîtriser son inquiétude si bien que sa voix sortit voilée et haletante, comme pour une imitation de Marilyn Monroe.
— Ça se voit, non ? C’est un sac marin rempli de fringues, lui répondit Clark. Tu ne dois pas t’en souvenir, mais je t’ai dit que j’emmenais les jumeaux voir ma mère.
— Quoi ?
— Les jumeaux. Tu sais les deux mômes qui gambadent ici. Je crois que c’est même toi qui les as mis au monde.
— Clark, laisse tomber les sarcasmes. Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Je t’en ai parlé il y a deux semaines, Mira. Ça va être l’anniversaire de ma mère. J’emmène les jumeaux deux jours. Qu’est-ce que ça fait ? Tu vas avoir du temps pour travailler. »
Mira regardait Clark avec de grands yeux. Elle avait certes été préoccupée, mais jamais elle n’aurait oublié pareille chose. Jamais Clark n’avait emmené les jumeaux nulle part sans elle, encore moins chez sa mère. C’était elle, Mira, qui prévoyait et organisait chaque visite à la pauvre vieille, qui semblait n’inspirer à son fils qu’un mélange de pitié et de mépris, de sorte qu’il lui était pratiquement impossible d’avoir avec elle une conversation qui ne tournât au vinaigre.
En visite chez sa mère ? Avec les jumeaux ?
« Non », dit-elle.
Clark laissa tomber la mâchoire de façon toute théâtrale. Durant une fraction de seconde, Mira aperçut ses molaires, petite cordillère osseuse plongée dans la pénombre. Il referma la bouche avant qu’elle ait pu y regarder de plus près, mais il lui avait paru possible, à la faveur de ce bref aperçu, que ses dents fussent en mauvais état. Une carie dans le fond ? Peut-être était-ce pour cela que son haleine avait pris une étrange odeur – pas exactement mauvaise, mais organique. Les rares fois où ils échangeaient un baiser, elle croyait sentir une odeur de trèfle ou celle du papier d’un vieux livre.
« Comment ça, non ? s’insurgea-t-il. Non, je ne peux pas emmener mes fils chez ma mère pour une paire de jours ? Désolé, Mira, mais je ne pense pas que tu aies le droit de donner ou de refuser ton autorisation, cela d’autant que si j’y vais sans eux, il n’y aura personne ici pour s’en occuper.
— Si tu m’avais mise au courant, j’aurais pris mes dispositions. Je me serais arrangée. » Alors même qu’elle disait cela, elle se demanda comment elle s’y serait prise et si elle l’aurait vraiment fait.
« Tu aurais annulé tes cours ? Remis ton travail de recherche à plus tard ? Tu rigoles ou quoi ? À force de t’entendre discourir sur l’importance de ces cours et la façon dont le monde repose sur l’évaluation de tes étudiants, à force de t’entendre dire que, si tu perds un jour dans tes recherches, la chute de Rome s’ensuivra, il ne m’a pas une fois traversé l’esprit que tu “aurais pris tes dispositions” pour nous accompagner. »
Mira prit du recul. Elle essaya de se voir en réalisateur dirigeant cette scène. Ou en critique littéraire. Clark, en l’occurrence le personnage principal, était bien trop agité pour que la question de fond fût l’anniversaire de sa mère, ni même son dépit face à l’emploi du temps de sa femme.
« Tout d’abord, pourquoi ? interrogea-t-elle en s’efforçant d’adopter, bien que chacune de ses terminaisons nerveuses tremblât d’émotion, le ton dépassionné qu’elle pratiquait avec ses étudiants, avec ses collègues. Pourquoi y aller maintenant ? Depuis toutes ces années que je te connais, pas une fois tu n’es…
— Mais parce que ma mère va avoir soixante-dix ans, bordel ! Je ne veux pas que ça se passe comme pour toi, Mira : ne faire au bout du compte le voyage que pour assister aux putain d’obsèques. »
Regardant sa main qui la cuisait, Mira comprit qu’elle venait de gifler Clark sans même s’en apercevoir, sans même se savoir capable d’un tel geste.
Levant les yeux, elle le vit chanceler en arrière en poussant un juron.
Encore quelques battements de cœur, et elle reprit suffisamment pied dans le réel pour comprendre que, réveillés de leur somme dans la pièce voisine par les vociférations de leur père, les jumeaux avaient commencé à crier et pleurer.
Enfin, elle découvrit que son visage était mouillé de larmes, qu’elle sanglotait.
Clark était la seule personne à qui elle eût parlé de cet épisode, et cette confession avait été la plus difficile de sa vie. Elle revoyait ce moment où, des années plus tôt, il l’avait tendrement bercée après qu’elle se fut enfin déchargée de ce poids : « Je n’y suis pas allée quand mon père m’a dit que ma mère allait mourir, parce que j’ai eu peur d’être recalée à mon examen… »
Et la façon dont il l’avait embrassée et consolée, la façon dont il lui caressait les cheveux et séchait ses larmes avec ses lèvres. C’était alors qu’elle avait su qu’elle l’épouserait, qu’il serait la réponse à toutes les prières qu’elle n’avait jamais dites, la prière pour obtenir l’absolution.
La prière pour s’accorder l’absolution.
« Tu n’étais encore qu’une enfant, Mira. Comment pouvais-tu savoir ? Tu aimais ta mère. Elle le savait. Elle a compris… »
À présent, une main plaquée sur la joue, Clark la regardait avec des yeux étrécis.
« Va te faire foutre, Mira. Va te faire foutre ! »