30

 

« Qui est là ? C’est toi, Perry ? »

Craig se dressa sur son séant. Il dormait encore, non ? Oui, c’était ça. Cela expliquait que quelqu’un se tînt de l’autre côté de la porte tout juste entrebâillée – une jambe nue dans le couloir obscur, le bruissement d’un tissu léger. Une fille. C’était un rêve.

Une fille.

Du bout du pied, elle poussa la porte. Une sandale argentée. Ongles vernis en rouge.

Ce serait un rêve érotique.

À quand remontait le dernier qu’il avait fait ?

C’était longtemps avant…

Elle posa la main sur la porte. Les doigts étaient élégants, longs, inconnus, les ongles également vernis en rouge.

« Qui est-ce ? » répéta-t-il, cette fois dans un murmure.

Comme en guise de réponse, un peu de la robe, de la chemise ou du drap dont elle était vêtue flotta à l’intérieur et repartit en arrière. Puis elle s’avança à l’intérieur de la chambre, et Craig sentit son cœur battre plus fort, dans sa poitrine mais aussi partout où se prend le pouls, les poignets, la gorge, les tempes.

La fille avait les cheveux noirs, ramenés sur le devant, d’un seul côté. Elle avait les yeux fermés. Son fard à paupières était bleu foncé. Ses lèvres étaient pâles, mais elles luisaient. Au travers du voile – chemise ou drap – ses seins dessinaient deux globes parfaits au large mamelon rose, et Craig distinguait également entre ses jambes le triangle sombre de la toison pubienne. Elle ouvrit les yeux.

Ils étaient gris, ou bien perdus dans les ombres de la volumineuse chevelure noire.

Elle entrouvrit les lèvres et fit lentement un pas vers lui.

Il aurait volontiers bougé – il ne savait si ç’eût été pour s’approcher ou pour fuir –, sauf qu’il en était incapable. Il connaissait bien cette paralysie du cauchemar : on voudrait crier, mais la voix fait défaut ; on voudrait détaler, mais les jambes restent inertes.

Il réussit néanmoins à de nouveau balbutier : « Comment t’appelles-tu ? »

Quand elle parla, sa voix fut comme de l’air. Il fut surpris de pouvoir l’entendre. À moins qu’il ne lût sur ses lèvres, qui formèrent les mots Je m’appelle, puis Alice.

« Alice », répéta-t-il.

Elle hocha la tête comme si un grand poids pesait sur son dos, comme si l’énoncé de son propre nom lui remettait ce poids en mémoire.

« Alice comment ? »

Elle leva les yeux au plafond, ce qui lui permit de mieux les voir. Ils étaient d’un bleu intense. Turquoise. Extraordinaires. Surtout sur sa peau de lait et ses cheveux de jais.

« Meyers, répondit-elle en ce silence voilé qui lui tenait lieu de voix. Alice Meyers.

— Alice Meyers ? » Craig connaissait ce nom, mais il ne savait d’où. Il le prononça derechef : « Alice Meyers.

— Est-ce que je peux entrer ? »

Dans un premier temps, il ne put répondre, puis, sachant que ce serait la meilleure réaction dans un pareil cauchemar, il parvint à dire : « Non. »

Soudain, elle se mit à hurler à tue-tête, un cri qui évoquait un cheval roué de coups ou plus effroyable encore. Il ferma les yeux et, quand il les rouvrit, elle avait disparu. Il entendit claquer la porte d’entrée de l’appartement, puis ce fut un bruit de pas précipités dans le couloir. Il se retrouva lui-même en train de hurler dans la chambre noire, à peine éclairée d’un rai de lune se glissant par un jour du store. Au secours ! À l’aide ! Finissant par se taire, il s’enfouit le visage au creux du bras, ferma hermétiquement les paupières, se mordit la lèvre, jusqu’à ce que le silence devienne le battement de son cœur, qui, peut-être, était en train de ralentir et de s’apaiser. Merde. Merde. « Perry ? » parvint-il à articuler dans les ténèbres.

Traversant sa chambre d’un pas titubant pour se diriger vers celle de Perry, il était toujours paniqué, mais aussi gagné par la honte, allumant les lumières au passage, s’efforçant de ne pas pleurnicher. (Bon sang, c’est comme d’aller trouver sa mère en pleine nuit ; maman, j’ai fait un mauvais rêve…)

Mais Perry avait dû l’entendre. Il devait se demander ce que pouvait bien…

Il ouvrit la porte et constata à la lueur du couloir que Perry n’était pas dans son lit.

« Perry ? » appela-t-il en direction de la cuisine, du salon. Mais l’appartement était minuscule – si Perry avait été là, il l’aurait entendu depuis longtemps. Bon sang, tous les autres occupants de l’immeuble l’avaient probablement entendu brailler. Perry, lui, n’était pas là.

Où diable était-il passé ? Dormait-il chez une fille dont il ne lui aurait pas parlé ? (Peut-être la mystérieuse nana de première année, celle dont il avait trouvé la culotte au pied du lit de Perry ? Celui-ci n’avait livré aucun éclaircissement malgré les railleries de Craig.) Ce n’est pas parce qu’il semblait n’avoir aucune vie sexuelle qu’il n’en avait pas.

Craig commençait à se calmer, à se sentir plus furieux et laissé-pour-compte que terrorisé. Il alla fermer la porte d’entrée à clé et mit même la chaînette en place. Si ce con de Perry rentrait dans la nuit, il lui faudrait toquer comme un malade ; et si Craig ne l’entendait pas, il n’aurait qu’à dormir dans le couloir.

L’instant d’après, jugeant cela idiot, il ôta la chaîne, puis alla se faire couler un verre d’eau à la cuisine. Après tout, Perry avait bien le droit de découcher. N’empêche, tout en buvant l’eau tiède, il se dit qu’il aurait aimé que son colocataire fût présent, au moins pour rire avec lui de ce rêve ridicule.

Je m’appelle Alice Meyers. Cela aurait pu être drôle si… s’il n’avait pas eu la frousse de sa vie. Il s’était recouché, lumières éteintes et couvertures remontées par-dessus l’oreille, lorsqu’il comprit d’où il connaissait ce nom.

Bien sûr.

Merde alors !

Godwin Hall.

La salle d’étude Alice Meyers.

Son cœur se remit à battre plus fort, mais il n’allait pas paniquer. Il alluma la lampe de chevet, se saisit du roman merdique, Le Point d’ébullition, signé par Dave Cain, rival et meilleur ami de son père, et décida de lire jusqu’au matin.

Il ne devait plus rester que quelques heures, n’est-ce pas, avant le point du jour.

 

31

 

On était dans la deuxième semaine d’octobre. Il avait fait jusque-là un temps exceptionnellement chaud – estival durant tout septembre, un début d’octobre pareil à un début de septembre. Puis le temps avait littéralement changé du jour au lendemain.

Shelly se mit au lit avec les fenêtres grandes ouvertes, car l’atmosphère était un peu confinée. Ce matin-là, elle avait fermé toutes les ouvertures de la maison car le bulletin météo annonçait de la pluie – pluie qui ne vint jamais. Elle se réveilla en position fœtale dans un coin du lit, enroulée dans un drap et une couverture légère. Jeremy était niché contre son bassin, comme pour se protéger des éléments. Les rideaux s’agitaient devant l’encadrement de la croisée. Il ne devait pas faire plus de dix degrés dans la chambre.

« Merde ! » dit-elle en sautant du lit, catapultant Jeremy hors de la pièce dans sa hâte d’aller refermer la fenêtre. Comment avait-elle pu dormir alors que s’opérait ce changement radical ? La pendule affichait 7 : 02, mais il faisait noir comme dans un four. Dans le ciel, d’énormes nuages boursouflés semblaient se préparer pour une bataille de dimensions épiques. Elle ramassa son peignoir pour s’en envelopper, puis, prenant le même chemin que Jeremy, gagna la cuisine. En passant devant le thermostat, elle en tourna le bouton à 22° – deux degrés de plus que la température qu’elle maintenait au cœur de l’hiver, et quatre de plus que ce que son ex-mari lui avait jamais permis.

Ce changement de temps lui serait problématique. Avant de partir à pied pour se rendre au bureau, il lui fallait dénicher sa doudoune et ses chaussures étanches ; elle était déjà en retard, et il lui restait encore à nourrir le chat et à prendre une douche. Or cette obscurité déconcertante et la perspective de devoir traverser la ville sous cette pluie d’encre lui soufflèrent l’idée de se faire porter pâle, considérant que l’on était mardi, jour où Josie prenait son service de bonne heure.

Quel mal y aurait-il à cela ? Elle était à jour dans la préparation des quatre prochains concerts et n’avait pas de nouveaux projets qui ne pussent attendre le lendemain. Il lui suffisait d’appeler le portable que Josie gardait en permanence collé à l’oreille pour lui dire qu’elle était souffrante, puis de téléphoner à la sécurité pour leur demander d’ouvrir à cette dernière afin qu’elle puisse assurer la permanence téléphonique. Elle serait assurément capable de répondre aux deux ou trois appels de la matinée tout en se limant les ongles et en pianotant en ligne.

Cette perspective l’envahit comme une injection de sang frais.

Elle s’aperçut qu’elle n’avait pas, jusqu’à cet instant, mesuré à quel point elle avait besoin de prendre une journée. Était-elle devenue comme ces gens qui détestaient leur boulot ? En dix-neuf ans, elle n’avait appelé qu’une seule fois pour dire, résolument et sans honte aucune, qu’elle était malade, alors qu’elle était en pleine forme : le matin où, se réveillant pour la première fois à côté de Paula, elle avait compris qu’il faudrait beaucoup plus que la Société de musique de chambre pour l’arracher à ce lit si cette dernière y restait.

Rétrospectivement, même compte tenu de tout ce qui s’était ensuite passé, cette journée volée avait été une bonne décision, une matinée pleine de sensualité (café renversé sur les oreillers, œufs refroidis, draps entortillés autour de leurs jambes) qui resterait à jamais gravée dans sa mémoire. Ce souvenir l’emplissait toujours de plaisir et de contentement, même si Paula retourna quelques mois plus tard avec son mari, quand il fit une dépression nerveuse et que leurs grands enfants lui dirent que leur père mourrait peut-être si elle ne revenait pas, et qu’ils ne lui reparleraient plus si cela devait arriver.

Certes, Shelly en avait eu le cœur brisé. Elle trouvait néanmoins cela très beau, y voyant la preuve qu’elle avait été capable de cette sorte d’amour au moins une fois dans sa vie. Elle avait fonctionné comme un zombie durant toute une saison – telle la bête du poème de Stephen Crane, qui se dévore le cœur et s’en délecte, parce que c’était si cruel et parce que c’était son cœur. Mais elle portait au plus profond la satisfaction d’avoir jeté dans cet amour tout ce qu’elle avait, d’avoir fait tout ce qui était humainement possible pour persuader Paula de rester avec elle.

Elle avait appris qu’il s’agissait là de la différence entre chagrin d’amour et regret :

On pouvait vivre avec le chagrin s’il ne s’accompagnait pas de regret.

Elle sirota son café en regardant le mauvais temps par la fenêtre de la cuisine. Jeremy, lui aussi perturbé, abandonna prématurément son déjeuner (d’ordinaire, il léchait l’écuelle jusqu’à la faire briller) et regagna à la hâte la chambre, où, elle le savait, il se cacherait sous le lit.

Il était neuf heures moins le quart. Shelly se dit que le moment était venu d’appeler Josie, de sorte que celle-ci ne se casse pas le nez au bureau, même si, par ce temps, il paraissait peu probable qu’elle fût déjà en chemin.

« Shelly ? »

Josie répondit dès la première sonnerie – ou à la première note du dernier single de quelque pop star avec lequel elle avait personnalisé son téléphone – et Shelly fut surprise de constater qu’ou bien elle connaissait son numéro par cœur ou bien elle l’avait mis dans la mémoire de son portable. Elle ne se souvenait pas que Josie l’eût jamais appelée chez elle.

« Allô, Josie ?

— Oui ! Je suis à l’angle de la Quatrième et de South U. Je serai là dans quinze minutes.

— Ce n’est pas pour ça que j’appelle, dit Shelly. Vous n’êtes pas en retard. (Pour une fois, pensa-t-elle.) Non, j’appelle parce que… parce que je me sens un peu patraque et…

— Ça ne va pas ? »

L’inquiétude qui perçait dans la voix de Josie était franchement touchante. Shelly se la figurait tenant son téléphone sous la capuche d’un de ses sweat-shirts noirs ou gris en cachemire, courbée en avant, le vent en plein visage, des ballerines noires exposant ses pâles cous-de-pied aux éléments, s’arrêtant pour mieux entendre.

« Si, si, ça va. Je vais tout à fait bien. Juste pas vraiment dans mon assiette, voilà tout. Je voulais savoir s’il vous serait possible de prendre les appels ce matin sans que cela…

— Oh, pas de problème, répondit Josie. Je peux même rester toute la journée si vous voulez. Je n’ai qu’une seule heure de cours et elle est à…

— Ce ne sera pas nécessaire. Vous pouvez partir à midi comme prévu. Toutefois, quand vous partirez, pouvez-vous laisser un mot sur la porte et…? »

Shelly continua de donner ses instructions, dont celle concernant la sécurité, à laquelle il reviendrait d’ouvrir puis de refermer au moment du départ de Josie. Cette dernière acquiesça à tout avec obligeance, si bien qu’à la fin du coup de fil Shelly se sentait soulagée et certaine d’avoir choisi le bon jour. Peut-être Josie finissait-elle par prendre ses marques en ce début d’année universitaire et par s’habituer au rythme de cet emploi de bureau, avec pour résultat que son attitude se modifiait. Peut-être ne serait-il pas nécessaire de la renvoyer, après tout.

Ayant reposé le combiné sur sa base, elle contempla un moment le décor de sa kitchenette, puis se retourna pour regarder à l’intérieur du séjour (table basse, canapé trop rembourré, tapis tressé du chat posé auprès de la lampe orientable de sa maîtresse), ne sachant trop ce qu’elle était censée faire ensuite (se doucher ? s’habiller ? relever ses courriels ?). Elle finit par conclure qu’il n’y aurait rien de répréhensible à se recoucher, et c’est ce qu’elle fit.

Les taies d’oreiller sentaient le propre et la lavande. Les draps avaient une plaisante fraîcheur, et le battement continu de la pluie sur la toiture était tout à la fois assourdissant et apaisant. Jeremy sortit de sous le lit pour venir se pelotonner contre sa hanche. Elle s’endormit en l’espace de quelques secondes.

 

Deux heures avaient dû s’écouler dans les songes de Shelly quand retentit la sonnette de l’entrée – à l’intérieur de sa cage, un oiseau bleu pâle ouvrant et refermant le bec, acheté dans une galerie marchande où, enfant, elle allait faire des courses avec sa mère, et qui, au lieu de siffler, émettait un son assourdi de carillon. Après peut-être trois ou quatre sonneries, elle comprit qu’elle était endormie et que ce bruit se produisait autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de son rêve. Elle lança les jambes par-dessus le bord du lit. Inquiet, Jeremy courut se cacher sous le sommier dans un crissement de griffes sur le parquet.

Shelly ne savait guère l’heure qu’il était ni quand la pluie avait cessé ni ce qu’elle avait sur le dos ni même pour quelle raison elle était au lit plutôt qu’au bureau. Elle n’avait pas vraiment recouvré ses esprits quand, arrivant devant la porte et se haussant sur la pointe des pieds pour coller l’œil au judas, elle reconnut Josie Reilly debout sur le palier.

Cette dernière portait un de ses minuscules débardeurs sous un sweat à capuche dont elle avait à demi remonté la fermeture éclair. Elle tenait dans chaque main un grand gobelet Starbucks à couvercle blanc et regardait droit vers l’œilleton avec un petit sourire sur ses lèvres passées au gloss, à croire qu’elle voyait l’œil de Shelly de l’autre côté de l’oculaire.

 

32

 

Perry trouva que l’immeuble dans lequel se trouvait l’appartement de Mrs Polson aurait mieux convenu à un étudiant qu’à un professeur et sa famille. L’hiver précédent, lors de son colloque international sur les droits de l’homme, il avait d’ailleurs fait la connaissance d’un type qui habitait ce même bâtiment. Vers la mi-trimestre, celui-ci lui avait proposé de travailler avec lui. Mais le jour où Perry se présenta à son domicile, le personnage était ivre et ne semblait plus se souvenir de leur projet ni même se rappeler qui était son visiteur.

À l’époque, comme aujourd’hui, l’odeur régnant dans la cage d’escalier évoquait de la bière surie imbibant la moquette. Lucas montait les marches devant lui, abordant chaque degré comme s’il était plus haut que nature. Perry dut ralentir pour ne pas entrer en collision avec lui. Se tenant à la rampe, ses épaules osseuses voûtées sous un tee-shirt élimé, Lucas avait tout d’un vieillard. Au dos de son tee-shirt, une inscription si fanée que Perry ne parvenait pas à la déchiffrer.

« C’est quel numéro ? interrogea-t-il pour la deuxième ou troisième fois quand ils prirent pied dans le couloir.

— Le 233 », répondit Perry en le poussant doucement vers la porte portant ce numéro.

Mrs Polson ouvrit avant même qu’ils eussent toqué (leur ayant répondu sur l’interphone, elle les savait dans l’immeuble, en train de monter les escaliers, à la suite de quoi elle avait dû les entendre approcher dans le couloir). Elle était vêtue d’un corsage ruché violet à manches longues et motifs de fleurs, et d’un jean délavé avec une pièce au genou. Perry réalisa que cette tenue correspondait exactement à ce qu’il se serait attendu à lui voir quand elle n’était pas habillée en prof. En cours, elle portait toujours du noir – robes noires, jupes noires, vestes noires –, mais Perry pensait qu’elle y jouait un rôle requérant ce type de costume et qu’elle eût été bien plus à son aise en robe ou jupe genre hippie et tee-shirt imprimé d’une peinture à la Monet. Il se la représentait sans peine avec un chapeau à bords flottants, des sandales à lanières de cuir et une jupe en soie de couleur vive.

Elle ouvrit la porte en grand et leur fit signe d’entrer. « Asseyez-vous, les garçons. Je vais préparer du thé. »

Perry s’avança à la suite de Lucas sans bien savoir où se diriger. Lucas marchait vers un fauteuil que l’on apercevait dans la pièce après l’entrée. Mrs Polson avait disparu à l’intérieur de ce qui devait être la cuisine. Perry sentit que le thé était déjà en train d’infuser – à moins qu’elle ait fait brûler avant leur arrivée une bougie parfumée et que celle-ci fût éteinte. Sa mère aurait jugé l’appartement dans un désordre épouvantable. Des livres jonchaient le sol, certains ouverts, et un petit amoncellement de ce qui semblait être des pulls et des lavettes traînait à côté du canapé. On remarquait un tapis d’Orient, brodé de rouges et de jaunes éclatants là où des traces d’usure ne montraient pas le gris de la trame.

Lucas se laissa lourdement tomber sur un relax, qui émit un grincement, et il fit une petite grimace, comme si un relief métallique lui avait meurtri le dos. Perry prit place sur le canapé, qui avait un air ancien et fatigué mais se révéla confortable. Il était flanqué d’une belle lampe qui dispensait une chaude lumière dorée à travers un abat-jour en dentelle. Il semblait à Perry que tout ce qui se trouvait ici pouvait ou bien avoir été acheté cinquante cents dans un vide-greniers ou bien provenir d’un riche héritage – ou les deux à la fois. Il se dit que ce devait être l’intérieur le plus intéressant qu’il eût jamais vu, hormis au cinéma. Il n’était jamais parvenu à se figurer Mrs Polson chez elle, mais, maintenant qu’il était sur place, il savait que cela correspondait à ce qu’il aurait imaginé. Quand elle entra chargée de trois tasses, il lui dit : « J’aime bien votre appartement. »

Elle roula un peu des yeux, lui tendit une tasse. « Faites attention : il est brûlant. » Quand elle lui tendit la sienne, Lucas leva les yeux comme s’il n’avait jamais vu une tasse de thé de sa vie. Il finit néanmoins par la prendre.

Depuis que Perry était passé le chercher chez lui, Lucas avait tout fait de cette manière, au ralenti. Après qu’il eut mis une vingtaine de minutes à remonter la fermeture éclair de son blouson, apparemment incapable d’en faire coïncider les deux extrémités, Perry avait fini par lui demander : « Tu ne serais pas défoncé, par hasard ?

— Non, avait fait l’autre, bataillant toujours mollement avec sa fermeture. Je ne fume plus. J’ai arrêté. Ça m’empêchait de dormir. »

Perry était sur le point de lui proposer de l’aide, quand il réussit enfin à remonter la fermeture.

« Merci d’être venus, les garçons », dit Mrs Polson. Elle s’assit sur le canapé à côté de Perry et posa sa tasse sur la pièce à fleurs du genou de son jean. « Comment ça va, Lucas ? Il me semble qu’on ne s’était pas encore croisés cette année. Avez-vous passé un agréable été ?

— Ça peut aller, répondit Lucas, qui regardait avec appréhension les volutes de vapeur s’élevant au-dessus de sa tasse.

— Est-ce que Perry vous a dit que nous souhaitons parler avec vous de…?

— Ouais. Il m’a dit ça, répondit-il en levant les yeux vers Mrs Polson.

— Vous n’avez rien contre ?

— Non, rien. »

Perry remarqua pour la première fois qu’il manquait à Lucas, au-dessus de la tempe, un rond de cheveux de peut-être deux centimètres de diamètre. Comme si quelqu’un (Lucas lui-même ?) avait saisi une mèche et l’avait arrachée.

« Lucas ? » dit Mrs Polson en se penchant en avant. De l’endroit où il se trouvait, Perry put voir son amulette en argent osciller dans l’échancrure du corsage, dans la région ombreuse entre les seins. Il détourna les yeux, reporta son attention sur Lucas, qui fixait maintenant du regard un des emplacements élimés du tapis.

« Est-ce que ça va ? s’enquit Mrs Polson, qui l’examinait attentivement. Vous semblez fatigué. Est-ce que vous dormez ? Fumez-vous de l’herbe ? Prenez-vous quelque chose de plus dur ? »

Lucas secoua la tête et fit la même réponse qu’à Perry : il avait arrêté de fumer « et tout le reste » dans l’espoir que cela l’aiderait à retrouver le sommeil. « Je ne dors plus. Depuis ce truc avec… »

Il y eut un long silence. Après avoir attendu, Mrs Polson finit la phrase à sa place :

« Nicole ? »

Lucas porta les mains à ses tempes et se mit à les masser du bout de l’index et du majeur. Perry constata qu’il frictionnait selon un mouvement circulaire l’emplacement exact où il lui manquait des cheveux.

« Êtes-vous réellement prêt à parler de cela ? interrogea Mrs Polson. Rien ne vous y oblige, vous savez. Je n’agis pas dans le cadre de l’université. Si je mène une recherche, c’est uniquement en tant que spécialiste, et mon intérêt pour ces questions porte sur la tradition en la matière. Je ne voudrais pas que vous me regardiez comme une spécialiste du surnaturel – vous me comprenez bien ? Je suis folkloriste.

» Je vais écouter ce que vous avez à dire. Et je vais vous croire, considérant que vous dites la vérité telle que vous l’avez vécue. J’ai cependant certaines vues personnelles quant à la manière dont ces choses se produisent – il se peut au bout du compte que certaines vous aident, nous verrons bien. » Elle hésita un moment, épaules haussées. Perry leur trouva un air fragile, gracile, comme des épaules de petite fille.

Comme Lucas ne réagissait pas, elle reprit : « Elles pourraient vous aider à vous sentir mieux, à y voir plus clair. Mais il se pourrait aussi que vous ayez besoin de consulter quelqu’un, et je vous donnerai quelques adresses pour ça. Au moins pour vos problèmes de sommeil. »

Cessant de se toucher les tempes, Lucas laissa retomber les mains dans son giron. Il leva les yeux vers Mrs Polson et lui répondit d’un hochement de tête.

« Bien. Est-ce que cela vous dérange si j’enregistre notre conversation ? Me faites-vous confiance si je vous affirme que je ne partagerai ce document avec personne sans votre autorisation écrite ? Et d’ailleurs, je vais vous remettre ceci pour que vous en preniez connaissance et y apposiez votre signature. » Elle alla à la bibliothèque pour y prendre une feuille de papier glissée sur une rangée de livres à reliure cartonnée. « Il est dit ici que je ne communiquerai votre témoignage à personne sans avoir préalablement obtenu votre autorisation écrite. »

Lucas prit la feuille, qui trembla un peu dans sa main. Il la regarda durant quelques secondes, hocha la tête derechef. Mrs Polson lui tendit un stylo, et il signa son nom au bas de la page.

« Parfait, dit-elle en reprenant la feuille pour aller la replacer sur l’étagère. Donc, êtes-vous d’accord pour que j’enregistre ce que vous avez à dire ?

— Oui, si c’est votre idée », répondit Lucas avant de prendre une profonde inspiration.

Perry ne lui trouvait pas l’air de quelqu’un qui serait capable de parler suffisamment longtemps et d’une voix assez forte pour raconter une quelconque histoire, vraie ou imaginée ; mais quand Mrs Polson eut mis en place son petit magnétophone – couleur argent, lisse et brillant comme l’amulette qui pendait entre ses seins, Lucas se lança d’un coup comme s’il avait longtemps attendu, en retenant son souffle, le moment de prendre la parole :

 

Bon alors. (Long soupir.) Faut d’abord vous dire que je l’ai pas très bien connue. J’étais copain avec Craig, et je crois bien qu’elle ne m’appréciait pas beaucoup. Dès le début, il m’a confié qu’elle lui avait dit ne pas du tout approuver la fumette, que c’était contraire à sa religion et qu’en plus elle trouvait que ça le rendait con. Et ça, il y avait du vrai. Des fois, il devenait vraiment bizarre quand il avait fumé. Il se mettait à parler tout seul, à marmonner. Il vous cherchait des crosses ou bien il se mettait à pleurer, rapport à ses parents qui divorçaient ou est-ce que je sais. Ou bien encore il se mettait en tête de faucher des trucs. Allez savoir. Je pense qu’elle avait pas tort là-dessus. Et elle me tenait pour son fournisseur, alors qu’il achetait aussi sa dope à d’autres dealers. J’étais pas le seul. En tout cas, j’avais l’impression qu’elle me portait pas dans son cœur. Ou alors c’est de lui que je tiens ça. On a à peine échangé deux mots. Sauf une fois. Enfin, la fois avant l’autre fois. J’étais dans ma chambre, en train de fumer en écoutant Coldplay. Elle a frappé, et dès que je l’ai vue j’ai fait comme ça : « Désolé, il est pas là. Je sais pas où il est. » Et elle : « C’est pas Craig que je voulais voir. » Alors, j’ouvre la porte en grand et je lui demande : « Qu’est-ce que je peux pour toi ? » – Sauf que j’étais défoncé, alors peut-être que j’ai pas dit ça comme ça ; peut-être que j’ai dit : « Dans ce cas, qu’est-ce que tu viens foutre ici ? » ou quelque chose de ce genre, vu qu’elle a fait, je m’en souviens, une petite grimace désapprobatrice avec les coins de la bouche. – Elle s’est avancée à l’intérieur – c’était un simple studio, vu que j’étais conseiller résidant –, elle a marché jusqu’à mon lit et elle s’y est assise. Elle portait une jupe courte et des tongs, alors qu’on devait être à la mi-février. Elle s’est penchée en avant, les mains posées sur les genoux, et s’est mise à me regarder. Moi, je restais planté sur place, et peut-être parce que j’étais défoncé et à cause de ses cheveux, qui étaient rudement blonds, elle était comme qui dirait recouverte d’une lumière, pareille à une fumée, qui palpitait un peu comme… je sais pas. Bref, je ne sais plus trop, mais je crois qu’elle a déboutonné les deux boutons du haut de son corsage, puis elle a pressé ses seins l’un contre l’autre et elle m’a sorti un truc du style : « Je ne te plais pas ? » C’est pas ce que j’aurais dit. Mais j’étais pote avec Craig, et ils sortaient ensemble depuis déjà, je dirais, quatre mois, et il était vraiment amoureux. Alors, j’ai répondu quelque chose comme : « Si, si, bien sûr. Vous avez rompu, Craig et toi ? » Mais j’étais, faut croire, si raide défoncé que je savais pas comment réagir, vu qu’en plus, je vous mens pas, elle avait des petites flammes, des genres de flammèches, comme de petites cornes, qui lui sortaient des côtés de la tête. De temps en temps, quand je suis vraiment foncedé, je vois des trucs comme ça. Sûrement des hallucinations. Une fois, j’ai vu une auréole autour de la tête de ma grand-mère. Une nuit, quand mon ex s’est levée pour aller aux toilettes, j’ai cru qu’elle avait une queue ; je la voyais qui se balançait (rires, toux). Mais là, les petites cornes de Nicole m’ont vraiment fait flipper. J’ai dit : « Bon, Nicole, maintenant, faut que tu partes. » Je suis allé lui ouvrir la porte. Elle s’est levée très lentement, elle est passée devant moi, corsage toujours déboutonné, puis elle m’a passé les bras autour du cou, elle s’est serrée contre moi et elle a collé sa bouche contre la mienne. Ç’a été un peu comme un réflexe de ma part – je veux dire, elle était très sexy, peut-être la fille la plus sexy que j’aie jamais vue. Je l’ai embrassée, et ça a duré très longtemps. Elle essayait de me ramener dans la chambre, mais je lui répétais : « Non, il vaut mieux que tu t’en ailles. » Elle s’est mise à rire, elle a reboutonné son corsage, puis elle a dit : « Je reviendrai, Lucas. Tu vas coucher avec moi et tu le sais. Parce que je sais que tu en as envie, et parce que j’en ai envie aussi. » Après ça, j’ai tâché de l’éviter quand elle était avec Craig, parce que je me sentais coupable et parce qu’elle me mettait vraiment mal à l’aise. Elle n’est revenue qu’une seule fois à ma piaule, mais Murph était là. On était en train de découper des parts dans le contenu d’un sac de… (Il s’éclaircit la gorge.) Elle est entrée et elle est allée s’allonger sur mon lit. Elle a tendu le bras et s’est mise à me tripoter les cheveux. Murph me regardait de l’air de penser : C’est quoi, ce plan ? Alors j’ai dit à Nicole qu’elle ferait mieux de s’en aller, que si les flics ou l’administration se pointaient, elle serait tenue pour notre complice. Comme elle était une petite sainte en apparence, je savais qu’en disant ça je la ferais partir, et c’est effectivement ce qui s’est passé. Après ça, pendant les vacances de Pâques, je suis allé au Mexique pour une semaine, et je les ai peu revus, Craig et elle, jusqu’à ce fameux soir où il… Je sais bien que ce n’est pas ma faute. Mais tout ce truc, elle, moi, toute cette dope que je vendais et que je consommais. En plus, ça s’est passé avec ma bagnole. Elle est morte dans ma putain de bagnole. À cause d’elle.

(Parvenu à ce point, on entend en arrière-fond la voix assourdie de Mrs Polson, trop éloignée du magnétophone pour être distincte.)

Oui. C’est ce que je me répète tous les jours. Mais ce qui est sûr, c’est que si je lui avais dit : « Non, mec, tu es trop défoncé, pas question que tu prennes ma voiture », ou un truc du genre. Si j’avais fait mine de ne pas trouver les clés ou si j’avais prétendu en avoir besoin ce soir-là, l’accident n’aurait pas eu lieu et Nicole ne serait pas morte. Personne d’autre dans le coin n’en avait une à lui prêter. Enfin, bon, c’est comme ça. Ça n’a plus d’importance aujourd’hui, mais j’ai pas arrêté d’y penser durant tout le printemps. Et la messe du souvenir et les affiches et… Je ne dormais pas non plus à l’époque. Et je fumais toujours beaucoup. J’aurais sans doute dû rentrer chez mes vieux ou prendre ce boulot d’été que je m’étais trouvé dans le Montana, mais j’ai choisi de rester ici, allez savoir pourquoi. Je n’ai même pas vraiment terminé le semestre, alors que mes profs me mettaient des B et qu’ils m’ont tenu quitte des exams. J’ai donc passé tout l’été ici. Il n’y avait, comme qui dirait, plus un chat en ville à part Murph et moi. Murph, ça n’allait pas fort non plus pour différentes raisons. Sa copine. Il s’était mis aux amphés et ça ne lui réussissait pas, si bien que je le voyais plus. Je sous-louais un appart sur Coolidge Avenue. L’immeuble comptait une quarantaine de logements, tous inoccupés, je crois. Sauf un, où vivait une toxico. La nuit, elle rôdait dans les couloirs. Elle avait les yeux pochés et je vous en passe, elle racontait qu’elle cherchait un bébé, elle débitait tout un tas de dingueries. Comme ça me flanquait les jetons, j’ai commencé à passer de moins en moins de temps chez moi, je me baladais en ville en écoutant Coldplay sur mon iPod. Leur dernier CD, ça parle que de la mort. Et c’est là que j’ai commencé à la voir.

(Un blanc. Mrs Polson, en arrière-fond : « Nicole ? ») Oui.

(Autre silence. Une question est posée, inaudible sur l’enregistrement.)

Tout à fait, oui. J’en étais certain. La question n’était pas de savoir si c’était elle, je veux dire. C’était bien elle. Je la reconnaissais. Elle s’était teint les cheveux, mais c’était bien Nicole. Et elle savait que c’était moi. La première fois, elle a fait mine de ne pas me voir ; elle a tourné les talons pour repartir à grands pas dans la direction opposée. C’était du côté de chez Barnes & Noble. Apparemment, elle venait d’acheter un livre. Je me suis figé sur place. C’était comme de… je sais pas. Pas comme de se retrouver face à un fantôme. C’était comme de regarder à l’intérieur de… d’une crevasse. (Un blanc. Une autre question.)

Exactement.

(Mrs Polson : « Désolée de vous demander cela, Lucas, mais est-ce que vous aviez fumé ? »)

Non. J’aurais préféré. Ça aurait expliqué la chose. Je faisais un break, car j’avais postulé pour un boulot à la Commission routière après avoir compris que je ne décrocherais pas mon diplôme avant encore au moins un an, et la candidature supposait un test de dépistage, que finalement je ne suis pas allé passer. Ensuite, ce fameux après-midi, je suis rentré à l’appart me rouler un pétard – je savais de toute façon que je serais recalé au test, vu toute la dope que je m’étais envoyée deux semaines plus tôt. Après ça, j’ai commencé de la voir un peu partout. Elle était assise en compagnie d’un type au bar du Clancy’s. Ils étaient occupés à quelque chose, genre en train de regarder l’écran d’un ordinateur portable et d’y taper des trucs. Là aussi, j’étais certain que c’était bien elle. Sa coiffure avait changé, mais rien d’autre. Je l’ai revue deux jours plus tard, en train de traverser la rue près de la fac de droit. Là, elle m’a vu. Elle devait se trouver à quoi, une quinzaine de mètres, et je sais qu’elle m’a vu parce qu’elle a souri et m’a adressé un petit signe de la main. Ensuite, la dernière fois, il était tard, je rentrais de chez Murph, et là, je le reconnais, j’étais défoncé, à l’herbe et à d’autres trucs. Mais je sais ce qui s’est passé, je sais…

(Il s’éclaircit la gorge. Un blanc.)

Elle était à un pâté de maisons de distance, elle me suivait. J’arrêtais pas de jeter des coups d’œil en arrière et je voyais bien que c’était elle.

(Mrs Polson : « Il ne faisait donc pas noir ? »)

Les lampadaires. On y voyait comme en plein jour. Je savais que c’était elle et je tâchais de me dépêcher. Et puis j’ai dû me dire : mais qu’est-ce que tu fabriques ? et là, je me suis arrêté, je me suis retourné, juste devant la porte de mon immeuble, et je lui ai dit : « Je sais que c’est toi. »

Elle a ri tout en continuant de venir dans ma direction. J’ai dit : « Je rentre. » Je suis monté, j’ai ouvert ma porte, je suis entré chez moi, mais je n’ai pas refermé à clé – je voulais qu’elle vienne, faut croire. Je me suis posé sur le canapé sans même allumer, parce que, je sais pas, l’idée de la voir en pleine lumière me paraissait pire. Elle est arrivée, restant à hésiter un moment sur le seuil. Elle souriait. « Je peux entrer ? » elle demande. Et moi : « Ouais, tu peux entrer. » Elle a refermé derrière elle, et tout s’est passé exactement comme la première fois : elle a déboutonné son corsage, blanc, tout fin, et elle a baissé la fermeture éclair de son short. L’instant d’après, elle se glissait à côté de moi sur le canapé et on s’embrassait, et je crois même que je pleurais. Quand on a eu terminé, elle m’a fait comme ça : « Je te l’avais bien dit, pas vrai ? »

Là-dessus, elle s’est rhabillée et elle est partie.

(Une question. Un silence.)

Je ne sais pas. Je me rappelle pas ce que j’ai dit, ni même si je le lui ai demandé. Je… C’était comme si nous étions ailleurs. J’avais peur. J’étais excité, mais je n’en menais pas large, je tremblais de trouille. Je me souviens que ça l’a fait rire. Je claquais des dents. Elle trouvait ça drôle. À un moment, elle a même dit que, de nous deux, c’était elle qui était censée avoir froid.

Je ne l’ai pas rencontrée depuis, mais je crois la voir à tout bout de champ. À chaque coin de rue, et il s’avère au bout du compte que c’est pas elle. Je dors avec la lumière allumée ou je ne dors pas du tout. Je… je…

(Ici se termine l’interview.)

 

« Lucas, dit Mrs Polson, je ne veux pas vous forcer la main, mais je me vois dans l’obligation de faire quelque chose : je vais appeler le service de psychiatrie pour vous prendre un rendez-vous. »

Lucas hocha la tête, comme s’il s’y était attendu.

Mrs Polson resta au téléphone dans la cuisine pendant une éternité. Elle revint avec un morceau de papier sur lequel étaient notés le nom d’un psy et un rendez-vous pour le lendemain matin. Lucas regarda Perry comme pour lui demander s’il devait prendre ce papier. Perry, qui se sentait à la fois triste et soulagé, fit signe que oui.

 

33

 

Mira fit tomber une minuscule goutte de liquide à vaisselle dans chacune des tasses, puis y laissa couler l’eau chaude, abîmée dans la contemplation de la mousse qui débordait.

Il était trois heures du matin.

Après le départ des deux garçons, elle avait déambulé pendant une demi-heure dans l’appartement – l’avait arpenté en une succession d’allers-retours ponctués de stations lors desquelles elle se demandait si elle s’était arrêtée au centre de telle ou telle pièce pour une raison particulière, et si oui, laquelle. Elle avait fini par aviser les trois tasses – deux sur la table et la troisième (la sienne) sur le sol devant le canapé, et elle se sentit soulagée de s’être trouvé quelque chose à faire, une raison de ne pas encore aller se coucher.

Quand cessa la formation de bulles, elle coupa l’eau, retourna les tasses pour les vider et les posa à l’envers sur l’égouttoir. Elle éteignit la lumière, resta un long moment à contempler l’évier, puis s’adossa au mur et s’y laissa glisser, se retrouvant bientôt assise par terre.

À quand remontait la dernière fois qu’elle avait été seule à la maison ?

C’était assurément avant la naissance des jumeaux. Mais en remontant encore plus loin, cela ne s’était produit que quelquefois dans les premiers temps de leur mariage – uniquement dans des chambres d’hôtel (conférences, entretiens d’embauche). Ce n’était pas la même chose. Les jumeaux étaient censés se trouver ici, en train de dormir, couverture ramenée sous le menton (tous deux dormaient ainsi, sur le dos, les doigts refermés sur l’ourlet du satin, frimousse rose, yeux remuant au gré de leurs rêves sous leurs paupières bleutées).

Et Clark.

Mira était censée gagner leur chambre et le trouver endormi sur le côté, le lit défait par ses multiples remuements, torse nu, et la médaille de saint Christophe qu’elle lui avait offerte accrocherait la lumière du couloir.

Elle avait rapporté cette médaille de Roumanie, alors que Clark n’était encore qu’une chimère – ils avaient passé une semaine au lit juste avant qu’elle parte un an à l’étranger –, juste un garçon intéressant et séduisant qu’elle espérait beaucoup revoir. À l’époque, le fait de glisser dans son sac cette médaille emballée d’un papier cadeau n’avait pas laissé de l’étonner. Elle n’aurait pas appelé « liaison » ce qu’elle avait vécu avec Clark avant son départ pour l’Europe de l’Est. (Du reste, qu’était-ce donc qu’une « liaison » en ces années de troisième cycle, quand la vertu la plus importante était la capacité négative1, quand on se gardait de seulement oser demander, question ô combien angoissante : « Est-ce que je vais te revoir ? ») Elle avait acheté le saint Christophe à un petit éventaire installé à la porte d’une église non loin du rivage de la mer Noire, sachant qu’elle le destinait à Clark. Le vendeur, un vieillard, le lui déposa dans la paume de la main, lui referma les doigts dessus, puis lui déposa un baiser sur le poing.

Si Clark avait été là, au lit, chez eux, là où il était censé se trouver présentement, il aurait ronchonné en la sentant s’allonger à côté de lui. Et Mira n’aurait su dire s’il était contrarié d’avoir été réveillé ou si, ne dormant pas, il était contrarié qu’elle soit entrée dans la chambre. Elle remontait à loin (un an ? deux ans ?), la dernière fois où il s’était retourné pour lui enlacer la taille et enfouir son visage dans ses cheveux.

Était-ce ainsi lorsqu’on se retrouvait en train de glisser inéluctablement vers le divorce ?

Qu’arrivait-il ensuite ?

Allaient-ils, Clark et elle, et ce merveilleux miracle des jumeaux, se muer, comme cela semblait désormais l’usage, en un de ces systèmes de garde alternée ? En un dispositif défini et paraphé par un juge ? Du jeudi au lundi avec Mira. Du lundi au jeudi avec Clark. Ou bien une semaine chacun ? Ou de quinze jours en quinze jours ? Jours de vacances pris en compte et partagés en deux parties absolument égales ?

Au temps de l’enfance de Mira, quand il y avait divorce, le père se bornait à filer en Californie, bientôt remplacé par le nouveau mari de la mère. Mais Clark n’était pas le genre à partir en douceur. Il pouvait se révéler du style à batailler pour obtenir une garde à plein temps. Il pouvait même se la voir attribuer par une juge de gauche soucieuse de montrer qu’elle accordait autant de valeur à la notion de père au foyer qu’à celle de mère au foyer.

Mira s’aperçut qu’elle pleurait.

Des larmes lui ruisselaient dans le cou. Des larmes s’amoncelaient autour de ses lèvres. Elle les essuya. Elle retint sa respiration pour tenter de réprimer ses sanglots. Il était ridicule de noircir ainsi le tableau, alors que Clark n’avait pas prononcé le mot de divorce. Il avait simplement emmené les jumeaux voir sa mère dont c’était l’anniversaire. Le soixante-dixième anniversaire. Il allait revenir. Il avait dit vrai : Mira n’aurait pas pu les accompagner en milieu de semaine.

Elle ôta les mains de son visage et se força à penser à autre chose.

L’interview.

Voilà à quoi elle allait réfléchir. Lucas. Le travail de recherche qu’elle menait. Son livre. Quand les deux garçons étaient arrivés, elle était certaine de ce qu’elle ferait de Lucas et de son témoignage. Il s’était affalé sur la chaise longue, l’air encore plus fatigué que dans son souvenir – mais les drogues produisaient ce genre d’effet, même chez les très jeunes gens. Jeff Blackhawk lui avait dit que Lucas faisait partie de son atelier de poésie ce semestre-ci, qu’il composait des choses intéressantes mais semblait incapable de s’exprimer oralement. Mira se souvenait de lui comme d’un étudiant exécrable à l’écrit – tout en adjectifs et affirmations sans fondement – qu’elle ne pouvait dissuader de parasiter de ses opinions chaque discussion ayant lieu en cours. À la moitié de son trimestre de cours avec elle, il avait été pincé pour usage de drogues ; après cela, il s’était fait plus discret, même si ses devoirs étaient encore plus péremptoires et truffés de morceaux de bravoure. Elle se rappelait une de ses dissertations qui, totalement hors sujet, consistait en une charge contre une législation antidrogue répressive :

Pourquoi les États-Unis, peut-être le jardin le plus varié de la terre, estiment-ils devoir opprimer les jeunes mêmes qu’ils prétendent vouloir amener à l’épanouissement ?

Elle se souvenait d’avoir lu cette première tirade à Clark alors qu’elle corrigeait les copies sur la table de la cuisine. C’était censé l’amuser, lui donner idée du labeur fastidieux dont elle s’acquittait pendant que, assis en face d’elle, il faisait sauter les jumeaux sur ses genoux pour les endormir ; mais il s’était borné à grogner : « Tout à fait », bien d’accord avec la façon de voir de Lucas.

Mais le Lucas venu chez elle ce soir lui avait semblé vidé de ses mièvres emportements. Il présentait, au-dessus de la tempe gauche, une zone sans cheveux où il ne cessait de porter les doigts pour se masser comme s’il ressentait une violente douleur à cet emplacement. Ce faisant, il avait dû user ses cheveux, puis, à force, les empêcher de repousser.

Son monologue avait été effrayant, déroutant, incroyable. Il ne pouvait s’agir d’un numéro, à moins que ce garçon ne fût un futur lauréat des Oscars. Mira avait le sentiment qu’il n’avait raconté cette histoire à personne et qu’il n’y avait peut-être jamais réfléchi en détail avant de s’en ouvrir à elle.

Que s’était-il réellement passé ?

Mira savait ce qu’elle voulait croire – à savoir ce qui cadrerait avec la thèse qu’elle avait, à tort, déjà échafaudée.

Il existait des milliers de témoignages à propos de fantômes vus sur des campus universitaires. Étudiante assassinée faisant de l’auto-stop pour regagner le cimetière où elle était enterrée. Suicidé pleurant toujours dans les douches de sa résidence. Membre d’une fraternité revenant rôder sous le balcon d’où il était tombé un soir de beuverie. Les jeunes défunts étaient particulièrement propres à inspirer semblables histoires, et les jeunes vivants paraissaient particulièrement inspirés par leurs pairs trépassés. Or Nicole Werner campait un parfait fantôme de campus. La belle vierge et son déjà spectral portrait officiel de classe de terminale. Le malfaisant petit ami. Ses sœurs en sororité bourrelées de chagrin. La nuit sombre et froide de sa mort. Sa compagne de chambre l’identifiant à ses bijoux, tant cette fille splendide était méconnaissable.

Lors d’un séminaire de troisième cycle auquel Mira, alors en licence, avait été invitée (son professeur, Mr Niro, la tenant pour l’étudiante la plus sérieuse qu’il eût jamais rencontrée), des lectures avaient été faites du classique de Charles Mackay Les Délires collectifs extraordinaires et la Folie des foules. Cet ouvrage avait profondément impressionné Mira – probablement plus qu’il n’avait marqué les autres étudiants, peut-être parce qu’elle était si jeune. L’enseignant avait montré quelque mépris pour une recherche sommaire, une analyse psychologique bâclée, des exagérations ; néanmoins, Mira ne s’était jamais, au cours de ses années d’études, départie de l’impression provoquée par ce livre, et elle en conservait la trace en elle encore aujourd’hui. Il n’abordait pas la question des fantômes de campus, mais elle se souvenait bien du chapitre sur les maisons hantées et de sa conclusion, selon laquelle les personnes faibles et crédules qui éprouvaient de l’attirance pour ces endroits étaient le type même des gens portés à y voir des fantômes.

Lucas pouvait fort bien se ranger dans la catégorie des êtres faibles et crédules. Son cas était limpide. Mais quid de Perry ? Se pouvait-il qu’ils souffrent tous deux d’une stimulation exacerbée de l’imagination ?

Mira consulta le cadran vert fluorescent de sa montre-bracelet : 4 : 02. Elle faisait cours dans cinq heures. Pourtant, elle ne fut pas surprise (une caméra l’aurait filmée levant tranquillement les yeux de sa montre comme si elle s’attendait depuis le début à entendre ce genre de bruit) quand quelques coups timides furent frappés à la porte, suivis d’un chuchotement qu’elle n’aurait pu entendre si elle avait été couchée. « Madame Polson ? C’est de nouveau Perry Edwards, si vous êtes là… »

 

34

 

Nicole n’avait plus que son soutien-gorge et sa culotte. Ils étaient assortis. Roses. Sans avoir pu y regarder de près, Craig croyait bien avoir aperçu un petit cœur, ou peut-être un oiseau, cousu sur le coin droit de la culotte. Et il était certain d’avoir entraperçu un peu de poil blond entre celle-ci et la limite du bikini sur l’intérieur de sa cuisse. Au cours des deux heures qu’ils avaient passées au lit, le teint des joues de Nicole avait viré d’un rose s’accordant auxdits sous-vêtements à une nuance plus profonde. Dieu sait de quelle couleur étaient celles de Craig. Il était en nage, cheveux plaqués sur le front par la transpiration. Son cœur avait battu si fort et si longtemps dans toutes les parties de son corps qu’au moins il était sûr de n’avoir aucun dysfonctionnement cardiaque non décelé. Dans le cas contraire, il n’aurait pas survécu à la séance.

Perry était rentré à Bad Axe pour le week-end, si bien que Nicole avait passé ces deux jours à aller et venir entre la chambre des garçons et ses activités extérieures.

« Non, Craig, pas encore. Mais c’est si bon. Oh, mon Dieu. Non, arrête. Oh… »

C’était devenu comme le refrain de la plus jolie chanson que Craig eût jamais entendue. Il aurait fait tout ce qu’elle aurait pu lui demander. Il était certain que, si elle l’avait laissé faire, il aurait été capable de léviter en l’emportant dans ses bras et qu’ils auraient fait l’amour au plafond. Il aurait pu s’ouvrir le corps comme avec une fermeture éclair et envelopper Nicole à l’intérieur de sa peau. Il aurait pu s’enfouir au creux de son cou, se glisser tout entier entre son épaule et sa gorge et y demeurer à jamais soudé par la passion.

Mais elle ne le laissait pas faire.

« Non, ah, Craig, c’est si dur de refuser. J’en ai tant envie, moi aussi. Mais c’est non. Je ne suis pas prête. Si je l’étais, ce serait avec toi et ce serait maintenant. Mais…

— D’accord. C’est bon, je comprends, soufflait-il entre les lèvres de Nicole. Je veux juste me serrer contre toi. Laisse-moi te tenir. Est-ce que je peux te toucher…?

— Là. Oh, oui. Oh, mon dieu… »

 

35

 

C’était une de ces journées d’octobre qui paraissent de bout en bout plongées dans la nuit. Shelly supposa que c’était à cause de cela qu’elle se réveillait si désorientée. Cela et la bouteille de vin.

Où se trouvait-elle ? Quelle heure était-il ? Qui dormait à côté d’elle ?

Deux bouteilles de vin ?

Elles avaient commencé de boire après le déjeuner – thon à l’huile d’olive et rondelles de tomates. Elles s’étaient d’abord partagé la bonne bouteille de blanc, puis le rouge bon marché que Shelly gardait pour faire des sauces. Avaient-elles fini les deux ?

Franchement, elle n’aurait su dire quelle quantité elles avaient bue. En revanche, elle éprouvait toujours la merveilleuse lassitude musculaire de l’amour. De plusieurs heures d’amour. Passant la langue sur ses lèvres gonflées, elle en retrouva le goût salé, sucré. Ses seins lui semblaient lourds. Les mamelons en étaient toujours rigides. Entre les jambes, elle se sentait toute mouillée et comme contusionnée.

Comment s’étaient-elles retrouvées dans ce lit ?

Comment étaient-elles arrivées de ce fil-là à cette aiguille-ci ?

Une lune à son plein brillait de l’autre côté de la fenêtre (Shelly ne s’était pas souciée de baisser les stores), si bien qu’après avoir ouvert tout à fait les yeux et se les être frottés, elle put voir avec netteté et ravissement que Josie était endormie à côté d’elle, drap à peine ramené sur la nudité d’une hanche blanche et pâle, cheveux noirs épandus en travers de la taie bouton de rose. Dans le coin, des yeux verts clignèrent, et il fallut une seconde à Shelly pour identifier Jeremy, cloué sur place, comme en état d’alerte ou bien changé en pierre. Interdit. Réprobateur. Supplanté. Elle se souvint de Josie lui disant d’une voix douce et contrite : « Est-ce qu’on pourrait le faire descendre du lit ? J’ai vraiment du mal avec les chats. »

Josie laissa échapper un soupir et ouvrit les yeux. Elle sourit en voyant Shelly la regarder. Elle tendit un bras gracieux, celui qu’enserrait la veine argent d’un bracelet, et posa le bout des doigts sur la gorge de Shelly avant de se dresser lentement sur un coude et de déposer un baiser à l’endroit qu’elle venait d’effleurer, tandis que sa main glissait vers le sein de sa maîtresse et que ses lèvres remontaient de son cou à ses lèvres.

Il était à peine midi passé quand, toute frissonnante à l’intérieur de son sweat à capuche détrempé, Josie s’était présentée chez Shelly avec deux gobelets provenant de chez Starbucks.

« Je peux entrer ? » avait-elle demandé. « Bien sûr », avait répondu Shelly, quoique fort contrariée de la voir là, alors qu’elle aurait dû assurer la permanence au bureau, et d’avoir été arrachée à son somme.

Josie avait les joues cramoisies, marbrées, et il y avait de minuscules gouttes de pluie sur son front. Sans doute Shelly dissimula-t-elle mal son agacement, car Josie se mordit les lèvres. « Oups, je n’aurais peut-être pas dû passer. Je m’étais dit que vous aviez probablement besoin d’un peu de réconfort.

— Non, non, répondit Shelly, c’est bon. C’est… gentil. Merci, Josie. C’est très attentionné de votre part. » D’une main, elle prit le gobelet que lui tendait l’étudiante et, de l’autre, rajusta son peignoir sur sa poitrine. « Entrez. Asseyez-vous et donnez-moi votre sweat. Je vais le mettre dans le sèche-linge – programme “délicat”. »

Josie battit des paupières, l’air ravi, et des gouttes de pluie tombèrent de ses cils sur ses joues. Elle confia son gobelet à Shelly pour abaisser la fermeture éclair de son sweat-shirt.

« Merci. Je suis trempée. »

Au bruit produit par la fermeture, Shelly pensa à une comète – quelque chose se déplaçant à une vitesse incroyable, très loin. L’instant d’après, Josie se tenait devant elle, vêtue de ce que les filles d’aujourd’hui appelaient une « camisole » ou un « débardeur », et que, de son temps, on regardait comme de la lingerie. Le genre d’effet que l’on porterait pour sa nuit de noce.

Ce vêtement était en soie grège, vert pâle, bordé d’une dentelle d’un vert encore plus pâle. Également humide, il lui collait aux seins, en suivait les contours parfaits, les révélant sans qu’il fût besoin de faire effort d’imagination. Les tétons en étaient durs. Elle avait la peau des bras hérissée par la chair de poule.

« Ça va, si je reste un peu ? Je ne peux pas sortir comme ça. » Elle écartait les bras comme pour se montrer tout entière dans sa camisole, comme pour engager Shelly, l’inciter à regarder son corps. Et Shelly n’y manqua pas – c’était plus fort qu’elle –, puis elle leva les yeux vers le visage de Josie et ne put interpréter que comme une invite l’expression qui s’y peignait :

Les lèvres étaient pincées. Les cils papillotaient. Une ombre de sourire flottait aux commissures de la bouche. Son poids portait sur une jambe, en sorte que son autre hanche se trouvait dénudée, aveuglante étendue de chair pâle.

Shelly prit une inspiration oppressée, haussa les sourcils, ouvrit la bouche pour expirer et déclarer d’un ton qui se voulait détaché : « Bon, j’emporte ça en bas.

— Grand merci, Shelly. Ça va, si je m’assieds ? Je ne crois pas être trempée au point de ruiner le canapé.

— Bien sûr. » En entendant sa propre voix, Shelly pensa à une personne qui aurait été plongée dans une transe, qui aurait subi un envoûtement, ou quelqu’un qui, descendant d’un tapis de jogging, retrouve soudain le sol ferme. Arrivée au sous-sol, elle fut presque surprise de trouver lave-linge et sèche-linge à l’endroit où ils avaient toujours été. Elle sortit le chargement précédent, ses chaussettes et culottes, le jeta dans la panière en plastique posée dans un coin, nettoya d’un geste le filtre de la machine, jeta le sweat-shirt de Josie à l’intérieur du tambour, programma le cycle « articles fragiles », puis remonta à l’étage.

« J’adore votre intérieur », lui dit Josie.

Elle s’était déchaussée et avait déposé ses chaussures près de la porte d’entrée. Ses ongles étaient vernis couleur argent, comme ceux de ses mains. Elle avait croisé une jambe par-dessus l’autre pour ensuite la ramener sous la première en une position qui paraissait à la fois relâchée et d’une impensable souplesse. Elle s’était accoudée sur le dossier du canapé, et ses doigts jouaient dans ses cheveux, soulevant, tirant et tortillant les mèches noires, cependant que, de l’autre main, elle portait le gobelet à sa bouche, prenait une gorgée, se passait la langue sur les lèvres. « Il est vraiment super, dit-elle en promenant un regard alentour. Vous vivez seule ?

— Oui, répondit Shelly. Avec mon chat.

— Comment s’appelle-t-il ? interrogea Josie en regardant autour d’elle, comme si elle redoutait l’apparition de l’animal.

— Jeremy.

— Pourquoi Jeremy ? Ce n’est pas un peu bizarre pour un chat ?

— Oui, peut-être. »

Shelly s’aperçut qu’elle n’avait pas d’anecdote plaisante à raconter concernant le nom de son chat. Elle avait juste voulu éviter de lui donner le genre de nom qu’avaient donné au leur ses amies lesbiennes, toutes célibataires et toutes dans l’enseignement : Platon, Sexton, Amadeus, Sappho.

Elle avait choisi ce nom au petit bonheur, considérant qu’il n’avait aucune charge affective, car elle n’avait jamais connu personne se prénommant ainsi. Elle se souvint toutefois, des mois plus tard, d’un Jeremy qui lui était sorti de la tête : un gamin retardé vivant jadis dans son quartier, qui s’était tué en tombant dans l’escalier chez lui.

« Je ne suis pas folle des chats, dit Josie. J’apprécie plus les chiens. Les chats me font un peu peur. Sans vouloir être désagréable. »

Shelly s’assit dans le fauteuil en vis-à-vis. Ce faisant, elle eut soin de ramener les pans de son peignoir sur ses genoux. Elle avait oublié les gobelets sur la table de la cuisine. Leur contenu devait probablement être froid à présent. Elle n’avait aucune idée du type de boisson sirupeuse que Josie lui avait apporté cette fois-ci.

« Mince, reprit sa visiteuse en promenant de nouveau un regard autour d’elle. J’ai tellement l’habitude de vivre avec des tonnes de gens… Ça doit faire bizarre, mais ça doit être super en même temps, d’avoir une maison entière pour soi toute seule. » Elle avait une expression rêveuse, comme si elle se voyait déambuler seule dans les pièces de la maison de Shelly, et pensait à ce que ça serait si elles étaient à elle.

« Ma foi, répondit Shelly, c’est assurément préférable à…

— À une foutue sororité », dit Josie avant de boire une nouvelle gorgée en détournant modestement le regard. Jamais elle n’avait dit un gros mot en présence de Shelly – quoique, un jour que l’imprimante avait sorti trois fois trop d’exemplaires d’un long document, elle l’avait entendue lancer un « Merde ! ».

Shelly s’éclaircit la gorge pour demander : « Êtes-vous tenue de loger à la sororité ? » Elle détesta le son de sa voix, ainsi que la façon dont son peignoir la fagotait.

À la salle de gym, quand elle soulevait de la fonte et qu’elle se voyait dans le miroir, elle se sentait physique, forte, pas mal du tout. Elle rougissait facilement et savait que des hommes la regardaient. Mais, en présence de Josie Reilly – en présence d’une fille dont le corps n’avait traversé que dix-neuf ou vingt années –, elle comprenait que cet intérêt que lui témoignaient les hommes au gymnase ne comptait pour rien. Josie, là, devant elle, incarnait la jeunesse et la beauté. Cette fille sortait à peine du cocon de l’enfance. Shelly crut discerner comme un film de rosée dans son cou et sur sa gorge, et humer, flottant jusqu’à elle, comme une odeur d’étang, fétide et douce à la fois, et si entêtante.

Pourquoi, laissait-elle la chose se produire ? se demanda-t-elle dans un éclair de lucidité.

Était-ce en train d’arriver ?

Jamais elle ne s’était imaginée en vieille gouine capable de coucher avec une étudiante, une gamine. Jusqu’à présent, les seules femmes par lesquelles elle s’était sentie attirée avaient son âge ou plus. Elle avait en horreur les lesbiennes de sa connaissance qui entretenaient une femme moitié plus jeune et lui payaient son loyer. Ce type de relation, manifestement ramenée au seul physique, ne s’inscrivait pas dans sa démarche, celle d’une femme préférant les femmes aux hommes afin de refuser, justement, ce genre de réification. Refuser cet abus de pouvoir.

Elle était après tout la chef de Josie Reilly. Et celle-ci avait moins de la moitié de son âge. Cependant, cette fille, assise en face d’elle sur le canapé, rayonnait sans conteste d’un pouvoir inaliénable.

Elle s’était étalée. Une de ses jambes était voluptueusement étendue sur la longueur du canapé. Ses doigts continuaient de jouer dans sa soyeuse chevelure noire. Son petit haut s’était retroussé, révélant cinq adorables centimètres de ventre blanc et plat. Aux aisselles se voyait une ombre de duvet non rasé. Une des bretelles de la camisole avait glissé de son épaule, et la partie haute de son sein droit s’en trouvait dénudée. Ce tableau était douloureux à regarder, et il était pourtant impossible d’en détacher les yeux. Posant sa tasse de café entre ses jambes, Josie demanda : « Est-ce que vous auriez quelque chose à grignoter ? Un sandwich ou autre ? »

 

36

 

Impossible de ne pas regarder Mrs Polson en train de faire la cuisine. À l’instar de la mère de Perry, elle cassait les œufs d’une seule main et jetait les coquilles dans l’évier. Elle ne mesurait rien. Deux feux brûlaient en même temps sur la gazinière. Elle râpa du fromage directement au-dessus de la poêlée d’œufs brouillés.

Si Mrs Polson lui rappelait sa mère, elle ressemblait également à une fille de l’âge de Perry – cheveux en désordre lui retombant autour du visage en une masse de boucles épaisses. Les mains occupées, elle se servit de son épaule pour les rejeter en arrière lorsqu’elle se pencha au-dessus de la cuisinière. Ainsi vêtue d’un jean et d’une chemise indienne, elle aurait facilement pu passer pour une étudiante. Elle était mince, voire un peu maigre. Jamais on n’eût deviné qu’elle avait porté des jumeaux. Il supposa qu’elle ne mangeait pas énormément, car elle n’avait pas l’air athlétique. À Bad Axe, les seules mères de sa connaissance qui ne fussent pas en surpoids étaient les sportives : marcheuses, cyclistes, nageuses. Ou celles qui fumaient. Et les alcooliques. Mrs Polson paraissait en bonne santé, mais elle n’avait rien de quelqu’un fréquentant un gymnase ou passant beaucoup de temps au grand air. Perry se dit qu’elle ressemblait exactement à ce qu’elle était : une femme qui lisait et écrivait beaucoup, et qui enseignait. Une femme qui avait passé sa vie à étudier un domaine aussi particulier qu’obscur et qui en était devenue spécialiste parce qu’elle s’y intéressait plus que quiconque ne l’avait fait ni ne le ferait.

Mais elle lui évoquait en même temps des femmes comme sa mère, ses tantes, les mères de ses amis, et des filles comme Mary, Nicole, Josie Reilly, et même Karess Flanagan – tout en ne leur ressemblant en rien.

Elle n’était ni jeune ni vieille, ni branchée ni hors du coup. Elle existait quelque part entre le monde des mères de sa connaissance et celui des filles de sa connaissance. Il était incapable de détacher les yeux d’elle tandis qu’elle décollait des tranches de jambon dans un emballage en plastique, puis les jetait dans un poêlon où elles se ratatinaient rapidement, emplissant la cuisine d’une odeur de viande et d’érable. Il réalisa qu’il avait une faim de loup.

Ils avaient dû converser pendant des heures. Perry avait perdu la notion du temps. Il faisait nuit noire quand il était revenu chez Mrs Polson, et voici que le soleil commençait de frapper les fenêtres de l’appartement. Des heures avaient dû passer.

 

Quand ils étaient repartis de chez Mrs Polson après l’interview, Perry avait raccompagné Lucas chez lui, puis il avait rebroussé chemin avec l’intention de regagner son propre appartement. Il s’était toutefois retrouvé en train de se diriger vers la résidence d’Oméga Thêta Tau.

La pluie avait cessé pendant que les deux garçons se trouvaient chez Mrs Polson. Les rues luisaient d’humidité sous le clair de lune. Le ciel était parfaitement dégagé, et on aurait dit que de gigantesques rouleaux de satin d’un noir bleuté avaient été déroulés au-dessus de la ville. La lune, tout près d’être pleine, avait changé les branches des arbres en une sorte de parodie d’octobre – sinistres, détrempées. Des feuilles, abattues par la bourrasque, jonchaient les rues, les trottoirs, les pelouses. Elles s’accrochaient au bout des souliers de Perry.

C’était plus fort que lui.

Il fallait qu’il y aille.

Il avait l’intention de se poster devant la maison.

Il avait une prémonition. Chaque fois que cela s’était produit, elle lui était apparue ou avait semblé lui apparaître.

Il connaissait déjà, plus ou moins, l’histoire que Lucas allait raconter à Mrs Polson, mais elle ne l’en avait pas moins terrifié. Le côté prosaïque du récit. Les détails terre à terre. Cette triviale et piteuse récapitulation des événements. Il avait dû prendre sur lui pour écouter jusqu’au bout. Plus d’une fois, il avait été saisi du désir de se sauver. Il s’était revu en costume sombre, aux obsèques à Bad Axe, marchant avec la bière à l’épaule. Et, quand ils le sortaient de l’église pour le charger dans le corbillard, cet affreux et indiscutable déplacement du poids à l’intérieur du cercueil au moment où le cousin de Nicole avait trébuché.

Et d’autres choses encore lui revenaient en mémoire.

Au mois de mars, dans sa chambre de Godwin Hall, quelques semaines seulement avant l’accident.

Je te l’avais dit, pas vrai ?

Après, Nicole lui avait appliqué un baiser, puis elle s’était levée et, tout en reboutonnant son corsage, elle avait lâché : « Je te l’avais dit, pas vrai ? Je savais que tu avais envie de baiser avec moi, et que tu le ferais. » Après quoi, ayant fini de se rhabiller, elle avait refermé la porte derrière elle – en s’arrangeant pour oublier sa culotte au pied du lit afin que Craig l’y trouve (même si ce dernier ne la reconnut pas et se mit à asticoter sans pitié, pitoyablement, Perry à propos de sa « mystérieuse copine »). Pourquoi avait-elle fait cela ? Il ne pouvait s’agir d’une étourderie. Il connaissait Nicole depuis toujours. Jamais elle n’avait été négligée. Même à la maternelle, elle était la première à jeter son carton de lait vide à la poubelle ou à replier sa natte après la sieste.

Au début, Perry s’était dit qu’elle cherchait peut-être à adresser un message à Craig ; mais, par la suite, il s’était demandé s’il ne s’agissait pas d’autre chose, d’un moyen de le discréditer, lui, de jeter le soupçon sur lui. Elle avait dû s’apercevoir que Craig et lui étaient en train de se lier d’amitié.

 

Bien que le porche de la maison d’Oméga Thêta Tau fût éclairé, Perry ne put voir, du trottoir situé en contrebas, s’il s’y trouvait quelqu’un.

La ville était plate, l’État tout entier était plat ; aussi était-il étrange, et inquiétant, que la résidence de la sororité fût ainsi perchée au sommet d’une colline surplombant le quartier.

Sur l’arrière, le verger du souvenir descendait jusqu’au mur séparant la parcelle de la sororité de celle, moins étendue, de la fraternité voisine. Pour ce que Perry pouvait en voir, les cerisiers avaient perdu leurs feuilles et n’étaient plus que deux squelettiques alignements de branches noires luisantes d’humidité et de clair de lune. Il n’y avait apparemment qu’une seule lumière à l’intérieur de la maison : une lueur vacillante à l’une des fenêtres de l’étage. Difficile de dire s’il s’agissait d’une chandelle ou si ce tremblotement était dû aux passages répétés de quelqu’un entre la croisée et la source lumineuse. Cette fenêtre semblait pourvue de rideaux de dentelle apparemment tirés. Perry se dit qu’il n’y avait rien de si bizarre à ce que tout fût éteint à cette heure de la nuit – ou du petit matin – en pleine semaine précédant les examens. Oméga Thêta Tau avait la réputation d’une sororité studieuse.

S’étant assuré qu’il n’y avait personne en vue, il s’engagea sur la pelouse. Désireux de s’approcher, il avait écarté l’idée de suivre l’allée principale, illuminée par l’éclairage de l’entrée. Il ne savait pas ce qu’il cherchait. Pensait-il que Nicole serait  ? Si elle y était, comment cela se pouvait-il ? Si elle n’y était pas, de quoi avait-il peur ? Sinon, que ferait-il ?

Il remonta la pelouse en restant dans l’ombre. Le sol était détrempé, glissant, jonché de feuilles mortes. Il cheminait lentement, sans la moindre idée de ce qu’il ferait lorsqu’il serait au pied de la varangue. (Aller toquer à la porte de derrière et demander à voir Nicole ? Regarder par les fenêtres avec l’espoir de l’apercevoir ?)

Il s’immobilisa pour regarder alentour, derrière, devant, du côté du porche. Juste après qu’il eut entrevu ce qu’il prit pour un homme en costume sombre ou en uniforme, la lumière s’éteignit et il se retrouva plongé dans le noir. Puis il entendit un bruit (tellement insolite ici qu’il mit plusieurs secondes à le resituer dans le contexte des parties de chasse au canard avec son père au lac Durand, de chasse au cerf dans la forêt domaniale avec son grand-père, d’une centaine de concours de tir organisés par le club Chasse et Pêche de Bad Axe), quelque chose qui ressemblait à l’armement d’une culasse de fusil. Alors, retenant son souffle, il rebroussa chemin à croupetons, retraversant la pelouse et s’éloignant de la maison aussi prestement et silencieusement que possible.

Plusieurs pâtés de maisons plus loin, il s’aperçut qu’il avait parcouru au pas de course tout le chemin le ramenant au domicile de Mrs Polson. La porte d’entrée de l’immeuble étant ouverte, il n’eut pas à utiliser l’interphone. Il monta les escaliers quatre à quatre et toqua chez elle.

Elle lui ouvrit comme si elle l’attendait.

À l’évidence, il ne la tirait pas du lit. Elle était toujours vêtue du haut et du jean qu’elle portait pendant l’interview de Lucas. Ses yeux étaient humides, comme si elle avait pleuré ou toussé. Elle était un peu plus décoiffée. (Peut-être s’était-elle allongée ?) Mais quand elle vit que Perry, debout sur le seuil, était presque plié en deux et hors d’haleine, elle le remorqua à l’intérieur et, sans poser de questions, le poussa jusqu’au canapé.

« Je vais vous chercher de l’eau, dit-elle. Essayez de respirer carré. Vous savez ce que c’est que la respiration carrée ? »

S’il le savait, c’était uniquement parce qu’elle leur en avait parlé en cours, préalablement à la sortie à la morgue. Elle leur avait expliqué que, s’ils commençaient de tourner de l’œil pendant la visite, s’ils se sentaient sur le point de vomir ou se mettaient à hyperventiler, ils devaient fermer les yeux et pratiquer la respiration carrée.

(« Inspirez par le nez en comptant jusqu’à quatre. Retenez votre souffle en comptant jusqu’à quatre. Expirez en comptant jusqu’à quatre. » Et de les faire s’entraîner. « Avant d’enseigner la respiration carrée, j’avais à chaque sortie au moins trois étudiants qui mordaient le linoléum. »)

Resté seul, haletant sur le canapé, Perry suivit le conseil.

Un. Deux.

Ainsi plongé dans la pénombre, l’appartement prenait un air différent.

Trois. Quatre.

Mrs Polson revint dans le séjour avec un pull jeté sur les épaules et, à la main, un verre d’eau où dansaient trois glaçons. Elle alluma la lampe qui se trouvait à côté du canapé et remit le verre à Perry, puis elle se posa dans le fauteuil en face, s’asseyant sur le bord du siège, penchée en avant, les coudes sur les genoux, et demanda d’une voix douce où perçait de l’inquiétude : « Qu’est-ce qu’il y a, Perry ? Pouvez-vous me le dire ? »

La respiration carrée, ou autre chose, avait opéré. Il avait recouvré son calme. Il ne se sentait même plus essoufflé. Il lui raconta ce qui s’était passé. L’obscurité. La bougie. L’homme qu’il croyait avoir entraperçu dans le noir et ce bruit de fusil de chasse que l’on armait, la façon dont il avait couru sans même s’apercevoir qu’il revenait ici.

Mrs Polson parut réfléchir longuement avant de parler. « Perry, je pense que nous sommes allés trop loin. Je crois que je vous ai encouragé à… (elle ôta le pull de ses épaules pour le déposer dans son giron, puis elle le ramassa entre ses mains, le porta à son visage et parut le humer un moment avant de reprendre)… à engager une réflexion stérile. Quand l’imagination – et je ne parle pas ici de votre imagination, mais de l’imagination collective, de l’imagination occulte – est stimulée, beaucoup de choses qui ne sont pas réelles peuvent finir par en prendre l’apparence. Des personnes parfaitement saines d’esprit, des personnes qui…

— Non », la coupa Perry.

Elle hocha la tête, comme s’attendant à ce qu’il proteste, puis elle poursuivit :

« Je vais vous raconter quelque chose. » Et de relater un épisode de son enfance. Relatif à sa mère. Une espèce de transfiguration dans une arrière-cuisine. Un cercueil blanc et le fait qu’elle avait compris, en regardant à l’intérieur, ce dont était capable l’inconscient. Les images qui influençaient cette vie, cette culture.

« On peut se dire non superstitieux. On peut se dire sans religion. On peut avoir l’assurance de ne pas croire à la vie après la mort, si c’est ce que l’on veut. Mais cela n’empêche pas, Perry, que nous soyons ici, nous autres humains, dans une bien étrange situation. En parfaite connaissance de la façon dont cela finira, et sans la moindre idée de ce qui arrivera ensuite – juste une poignée de symboles, un peu de musique et quelques mythes pour nous montrer le chemin.

» Bien sûr que vous croyez votre amie vivante. Qu’elle est tapie dans tous les coins. Que sa mort pourrait être quelque chose d’aussi actif que l’était sa sexualité, que l’est la vôtre. Vous avez dix-neuf ans. Qui meurt, qui croit à la mort à cet âge ? Des gens ayant beaucoup plus d’expérience de la vie que vous ont cru à des choses plus étranges. Ont vu de plus étranges choses. Le folklore est plein de…

— Excusez-moi, madame Polson, je sais tout ce que vous dites. Mais il ne s’agit pas de folklore. Ce dont nous parlons, ce n’en est pas. »

Il y avait une espèce de compréhension triste dans le regard de Mrs Polson, mais elle n’en secouait pas moins la tête.

« Perry, folklore ne veut pas dire que telle chose ne tient pas debout ou n’a pas l’apparence de la réalité. Les croyances – les croyances traditionnelles et superstitieuses – naissent et se transmettent pour des raisons cohérentes et substantielles. Elles se fondent sur des données psychologiques et physiques, réelles ou non. Des expériences partagées. Dans notre domaine nous parlons d’explication élégante. Il y a souvent un élégant aspect de rationalité même aux croyances les plus étranges. Mais cela ne rend pas réel leur objet. Fondées sur la peur, inspirées par l’espoir, elles peuvent être dangereuses, Perry, et je crois que c’est la direction que nous avons prise, et que nous devons interrompre ce que nous faisons, avant que cela ne mène à quelque chose de…

— Non, je vous en prie, la coupa Perry. Je vous en prie. J’en parlerai exactement comme vous voulez que je le fasse. Nous pouvons appeler cela explication élégante ou folklore du campus, si vous le désirez. Mais, s’il vous plaît, ne cessez pas de… de m’écouter. Madame Polson, je… »

Elle tendit le bras par-dessus la table basse pour lui prendre la main et la tenir quelques secondes. Il mesura à quel point sa propre main était froide. Elle la serra plus fort avant de la laisser aller et de dire : « Je sais, je sais. C’est d’accord.

— Merci. Je… »

Elle avait levé la main pour l’empêcher d’en dire plus. Elle quitta son fauteuil et lui fit signe de la suivre dans la cuisine. Là, il s’adossa au mur pendant qu’elle lui préparait une tasse de thé, et ils parlèrent du dernier cours, de l’article sur la magie apotropaïque dont elle leur avait conseillé de prendre connaissance pour la semaine suivante et que Perry avait déjà lu. Elle lui parla des voyages qu’elle avait faits pendant son année Fulbright, de ce bourg où elle avait séjourné, dont chaque maison, chaque auberge et chaque restaurant, et jusqu’à l’église, portait fixé sur sa porte d’entrée un fragment du miroir qui se trouvait jadis dans les toilettes pour dames de la cathédrale locale jusqu’à ce que celle-ci soit bombardée.

Il n’y avait qu’une seule personne à l’intérieur de la cathédrale ce jour-là – une vieillarde sourde qui n’avait pas entendu les sirènes de l’alerte aérienne.

La malheureuse était tellement déchiquetée qu’il avait été impossible de rassembler ses restes pour l’enterrer comme il convenait.

Les habitants avaient placé ce morceau de miroir sur leur porte pour l’empêcher de s’arrêter chez eux.

Ils parlèrent de la partie de l’essai qui traitait du motif des sensations nuisibles. Les Sirènes. La Lorelei. La harpe de Dagda. La chanson suicidaire hongroise – dont on croyait que tout auditeur mettait ensuite fin à ses jours.

Perry raconta que, lorsqu’il était au lycée, une rumeur avait circulé selon laquelle avait été postée sur YouTube une vidéo – un corps se balançant au bout d’une corde attachée à une branche d’arbre – qui, si on la regardait, faisait que l’on se pendait dans les trois jours. Des filles avaient fait frénétiquement le tour de l’établissement en multipliant les messes basses à propos de celles qui avaient eu l’inconséquence de la regarder lors de la dernière soirée chez telle autre. Il en avait même vu verser des larmes dans les couloirs. Le principal avait fini par faire passer un billet aux parents pour les instruire de cette rumeur et les inviter à en parler avec leurs rejetons.

« Oui, dit en souriant Mrs Polson, émoustillée. C’est exactement le genre de chose qu’il nous faut pour notre étude, Perry. Exactement. »

Perry avait toujours en tête les mots notre étude et le petit frisson de plaisir qu’il en avait conçu, quand elle déclara : « Je crois que c’est l’heure du petit déjeuner. Je ne sais pas pour vous, mais je dois aller donner le cours pour lequel vos parents me paient. » Tous deux regardèrent simultanément leur montre, puis ils prirent place à table pour manger les œufs, qui avaient refroidi pendant qu’ils conversaient, mais n’en furent pas moins délicieux.


1 Concept du poète anglais John Keats (1795-1821), selon lequel un homme devait être capable de rester dans le mystère, dans le doute, sans vouloir à tout prix parvenir à une explication rationnelle.