37
Josie était chaussée de tongs bien que la température extérieure ne dût pas dépasser cinq degrés. C’était une de ces journées de la fin d’octobre dont la matinée couleur étain s’éternise et finit pas se muer sans une plainte en crépuscule. Shelly était allée, pour la première fois de l’année, pêcher ses bottillons en daim au fond du placard. Non seulement il faisait trop froid pour des claquettes, mais encore il s’agissait là de l’unique article vestimentaire qu’elle avait demandé à Josie, le jour où elle l’avait recrutée, de ne jamais porter au bureau.
Et elle avait plus d’une heure de retard.
« Salut, lança-t-elle, hors d’haleine, en ouvrant la porte avec la hanche. Désolée pour le retard ! »
Shelly s’efforça de détourner le regard avec tout le détachement possible pour retourner au document Word vierge qu’elle s’était dépêchée d’ouvrir en entendant ce qu’elle avait supposé être Josie montant les escaliers.
« Tu n’es pas fâchée, au moins ? » interrogea cette dernière. Mais elle avait déjà repassé le seuil avant que Shelly ait eu le temps de répondre, claquettes giflant le talon des petits pieds blancs qui l’emportaient vers les toilettes à l’autre bout du couloir.
Il y avait deux semaines qu’elles avaient couché ensemble pour la première fois. Depuis, elles avaient dîné ensemble à deux reprises (chez Shelly, qui s’était mise aux fourneaux). Trois autres soirs, elles avaient quitté le bureau de concert pour aller boire un verre chez la même, et cela s’était à chaque fois terminé au lit. La désinvolte Josie avait été à l’initiative de ces rendez-vous (« Dis, Shelly, et si on prenait un petit verre de vin en fin de journée ? »), Shelly se jurant invariablement, l’affaire faite, qu’on ne l’y reprendrait pas.
Trop risqué. Trop inconvenant.
Mais refuser lui était impossible. Désormais, il lui arrivait une ou deux fois par jour de se voir presque pliée en deux de désir pour cette fille.
Les petits mamelons durcis sous ses mains. La douce palpitation à la base de sa gorge. La façon dont Josie (qui avait parfois besoin pour atteindre à l’orgasme d’une heure de bienheureuse action de la langue et des doigts) renversait la tête en arrière dans les secondes ultimes ; Shelly n’entrevoyait alors que le bas de ses blanches incisives entre les lèvres ouvertes qui laissaient échapper comme un sifflement, et cela envoyait à travers son corps comme une onde de choc qui suffisait à l’amener au plaisir sans même qu’elle eût besoin de se toucher.
C’est seulement au lit qu’elles évoquaient le fait d’avoir déjà couché ensemble et l’éventualité de recommencer, si bien que chaque séance ressemblait à la pratique d’un sport extrême – l’adrénaline née de ne pas savoir ce qui suivrait.
Entre-temps, le sens déontologique de Josie avait fondu comme neige au soleil. Elle ne prenait même plus la peine de s’excuser quand elle partait avant l’heure ; elle se bornait à dire qu’elle s’en allait. Par deux fois, elle avait téléphoné pour dire qu’elle était malade, laissant dans la boîte vocale des messages éraillés, ayant manifestement eu soin d’appeler à une heure où Shelly ne serait pas au bureau et ne pourrait par conséquent décrocher.
Ce matin, les tongs. Et encore en retard.
Shelly ne s’en étonnait pas. (Pourquoi en aurait-il été autrement ? Josie avait été dès le départ une médiocre collaboratrice.) Mais cela lui faisait peur. Elle savait que la relation amoureuse faisait qu’elle ne se trouvait plus en position de la réprimander ni même de lui adresser les remontrances les plus mesurées. Le lendemain matin de leur première nuit, Josie avait enfilé son jean en se trémoussant, remonté la fermeture de son sweat-shirt et déclaré avant de passer la porte : « Shelly, je vais devoir rattraper les TP de chimie que j’ai séchés hier après-midi. Je ne vais donc pas venir au bureau. Mais on se voit bientôt, d’accord ? »
Shelly s’était trouvée dans l’incapacité de lui rappeler qu’elle avait un rôle à jouer le lendemain à l’occasion du concert du quintette Saint-Crispin. Il fallait quelqu’un pour accompagner les musiciens de leur hôtel jusqu’à l’auditorium Beech (leur contrat stipulant qu’ils ne faisaient rien sans escorte) et il entrait dans les fonctions de l’étudiant employé à la Société de musique de chambre de pourvoir à ces détails. C’était en fait la raison première de l’existence de ce poste : le fait de côtoyer ces professionnels devait se révéler très positif pour la formation de l’étudiant concerné.
Or, ce fameux matin, Shelly était allée se poster sur le pas de la porte en tenant son peignoir dûment ramené autour d’elle. « D’accord », avait-elle répondu, et les ultimes lambeaux de dénégation concernant la nouvelle dynamique instaurée entre elles se réduisirent à néant, lorsque, inclinant la tête, Josie souffla un baiser dans sa direction. Shelly se sentit rougir mais ne put s’empêcher de tendre les bras (au vu et au su de la factrice, de l’autre côté de la rue) pour saisir les pompons pendant à la capuche rose de Josie et la ramener doucement dans l’entrée.
Avec un sourire somnolent, rêveur, Josie s’était laissé attirer à l’intérieur de la porte moustiquaire et, paupières closes, avait laissé faire. Se plaquant contre elle, Shelly avait passé les mains dans ses cheveux noirs, avait baisé ses lèvres avec autant de retenue que possible (mais elle était secouée de tremblements et produisait de petits bruits avec sa gorge, sa langue passant sur ces dents parfaites, ses mains remontant, comme si elles ne lui appartenaient plus, vers la taille de Josie, vers ses seins, les parcourant maladroitement, cependant que l’étudiante s’abandonnait, passive, malléable, contre la porte grillagée). Quand Shelly parvint enfin à faire un pas en arrière, elle lut sur le visage de Josie ce qui pouvait presque passer pour un air de triomphe.
Celle-ci avait plissé les paupières, s’était passé la langue sur les lèvres, avait exhalé un soupir et tendu la main pour toucher la gorge de Shelly. « À la prochaine », avait-elle dit avant de tourner les talons et de partir (pour de bon cette fois) en roulant des fesses dans l’allée, sûrement consciente d’être dévorée des yeux, sans se retourner une seule fois vers Shelly, debout sur le seuil.
Du bureau voisin, Shelly l’entendait parler au téléphone. Chacune de ses phrases se terminait par une inflexion interrogative.
« Après ça, nous sommes allées au bar ? Crystal et Stephanie y étaient ? Je crois que, de toute façon, on va se retrouver ce soir à la maison pour les dessaisir de leurs prérogatives ? Et ensuite, nous voterons ? Alors, dis-leur de ne pas mettre de chaussures, d’accord ? Toutes les autres le pourront ? »
Seigneur Dieu, pensa Shelly. De quoi pouvait bien parler Josie ? Mais souhaitait-elle vraiment le savoir ? S’agissait-il d’une forme de bizutage ? Plus de « prérogatives » ? Pas de chaussures ?
Peut-être une punition pour être allées au bar alors qu’elles étaient censées confectionner des napperons pour l’anniversaire de la sororité ?
Shelly se dit qu’il s’agissait peut-être de la semaine de mise à l’épreuve – rebaptisée « semaine spirituelle » par l’Association panhellénique après un scandale remontant à quelques années quand une sœur ivre avait été emmenée à une soixantaine de kilomètres de là et abandonnée au bord d’une route de campagne.
C’était apparemment devenu une épreuve habituelle précédant l’admission dans une sororité. Vous étiez conviée à une soirée où on vous incitait à vous alcooliser comme jamais. Ensuite, vos « sœurs » aînées, apparemment compatissantes, insistaient pour vous ramener chez vous. Au lieu de cela, elles vous déposaient au milieu de nulle part en vous invitant à rentrer par vos propres moyens.
Sans doute la plupart des filles parvenaient-elles à rentrer et vivaient-elles assez longtemps pour, l’année suivante, infliger cette épreuve à une nouvelle génération de sœurs. Mais, une année, une victime prise de panique s’était élancée à la suite de la voiture qui venait de la déposer, réussissant à courir suffisamment vite pour se jeter contre le pare-chocs, s’y cogner la tête et décéder.
L’administration, les parents et l’Association panhellénique avaient poussé des cris d’orfraie, comme s’ils ignoraient que ce genre de pratique avait régulièrement cours. Il y eut beaucoup de « saisissement » et d’« indignation » au sein de la communauté universitaire, ce d’autant qu’il s’agissait d’une sororité. « Des filles bizutent des filles ! » fut-il proclamé à la une, comme si on découvrait la chose.
Shelly savait qu’aucune femme ne s’étonnait de la brutalité des filles entre elles. Assurément, aucune de celles de sa connaissance ayant été membre d’une sororité n’aurait fait plus que hausser un sourcil, sinon étouffer un bâillement, à l’annonce que des sœurs en sororité prises de boisson en déposaient nuitamment d’autres en pleine nature et repartaient en riant. Si elle n’avait jamais été abandonnée ainsi au bord d’une route, Shelly avait dû rester deux semaines sans se brosser les dents, tenue de se présenter chaque matin sur le perron de la maison d’Êta Lambda pour faire viser l’épaisseur de sa plaque dentaire.
Alors qu’elles buvaient un thé après leur troisième partie de jambes en l’air, Shelly avait demandé à Josie si les sororités avaient encore ce genre de pratiques, et cette dernière lui avait raconté en riant que, petite nouvelle, elle avait dû porter la même culotte tous les jours pendant quatre semaines – de règles à règles –, puis l’enlever dans le salon et se tenir nue devant le conseil des anciennes pendant que celles-ci la faisaient circuler, la reniflant ou se la jetant à la figure en poussant des cris, avant de la lui redonner pour qu’elle la remît.
« J’ai triché, expliqua Josie. Je l’ai lavée plusieurs fois dans l’évier. Ensuite, j’ai déposé du dentifrice au fond pour qu’elle ait l’air vraiment dégueu, si bien qu’elles ont paniqué en la voyant et se sont bien gardées de la renifler – heureusement, vu qu’elle sentait la menthe !
— Seigneur Dieu », avait fait Shelly en se frottant les yeux.
Bien que cette tradition du bizutage en tant que telle n’eût cours que pendant la période précédant son admission dans la vie sororale, son esprit même imprégnait l’air que l’on respirait dans la maison d’Êta Lambda. Il arrivait de temps à autre qu’une sœur trouvât votre brosse à cheveux pleine de cheveux sur le lavabo de la salle de bains ou bien quelque chose de dégoûtant au fond de la douche, et se mît à brailler Beuuurk ! pour que tout le monde en profite.
Or ces petites humiliations vous remettaient tout en mémoire :
La crasse d’être humain, d’être une femme, d’être vivant, de vivre dans un corps, la honte de voir tout cela déballé devant des filles plus jolies, plus soignées, meilleures.
Levant les yeux, Shelly eut la surprise de voir Josie debout sur le seuil, accotée au chambranle. Une des fines bretelles de son débardeur avait glissé de son épaule. Elle possédait un bassin si étroit que sa jupe en denim paraissait ne tenir à ses hanches que par l’effet d’une force antigravitationnelle. S’efforçant de fixer son regard sur un endroit situé juste au-dessus de l’épaule de la jeune fille, Shelly lui dit : « Oh, bonjour. Dis-moi, as-tu appelé l’école de musique, à propos de Jewett Smith ? » Elle nota combien sa voix était grêle, et cela lui donna envie d’aller se cacher quelque part pour y mourir.
« Non, répondit Josie. Mais je vais le faire.
— Merci. » Shelly se retourna vers son ordinateur pour contempler d’un œil vacant le document vierge, où elle n’avait réussi à taper que « Demande de subvention ».
« Hum, Shelly ? »
Shelly tourna la tête et nota que Josie se mordillait l’ongle de l’auriculaire de la main gauche. Ce qu’elle ressentit en voyant ce petit doigt entre les dents blanches ne peut se décrire que comme une violente douleur dans la poitrine – une espèce de supplice sexuel. Si elle s’était levée, ses jambes se seraient sans doute dérobées sous elle. Quand elle voulut articuler le mot oui, rien ne sortit de sa bouche.
Était-elle en train de perdre la raison ?
Était-ce le lot des vieilles gouines ? S’agissait-il d’une sorte de dysfonctionnement lié à la ménopause ? Sans même battre des paupières, elle eut la brève vision de Josie sur le dos, bassin haussé sur un oreiller à fleurs, cuisses lisses ouvertes, et d’elle-même, Shelly, ouvrant du bout des doigts le rose coquillage, s’en approchant lèvres entrouvertes, Josie frémissant sous elle – et elle fut saisie d’une forme de terreur, très semblable à l’extase, en constatant que, assise là devant son ordinateur, il lui fallait se mordre les lèvres pour ne pas crier.
« Shelly, j’ai quelque chose à te dire, et je suis vraiment désolée. »
38
Jeff Blackhawk s’attardait dans le bureau de Mira, touchant quelques-uns des petits objets qu’elle rangeait sur son étagère, les manipulant – un presse-papiers que lui avait offert un de ses étudiants (un pétale de rose rouge velouté flottant sans poids ni âge à l’intérieur d’un globe de verre), un galet de Petoskey qu’elle avait ramassé sur la plage, l’année précédente, lors d’un voyage jusqu’au lac Michigan, une paire de trombones. Quelques minutes auparavant, il s’était levé comme pour prendre congé, aussi Mira l’avait-elle imité. Mais voilà qu’il paraissait ne plus vouloir partir, avec un air sincèrement ragaillardi par leur conversation, ce que Mira trouvait étrange mais nullement déplaisant, car elle ne se rappelait pas la dernière fois qu’elle avait eu avec l’un ou l’autre de ses collègues un échange portant sur autre chose que le temps qu’il faisait.
Elle avait toujours pensé que devenir universitaire (surtout si elle avait la chance de décrocher un poste au sein d’une prestigieuse université de recherche, puis dans une niche comme Godwin Honors College, connue pour encourager la libre exploration intellectuelle) serait synonyme de conversations sans fin dans des couloirs et des bureaux. Ses études de troisième cycle avaient été riches en semblables échanges, et même s’il lui fallait bien reconnaître aujourd’hui, avec le recul, qu’elle ne se rappelait pas avoir véritablement vu deux profs ou plus s’entretenir d’autre chose que savoir s’il y avait ou non du papier dans la photocopieuse, elle s’était attendue à participer, lorsqu’elle serait à son tour professeur, à de passionnants débats quotidiens dans la salle à manger sur les points les plus subtils des sujets les plus obscurs.
Elle n’aurait pu se mettre le doigt plus avant dans l’œil.
Sans doute les ouvriers d’usine travaillant en équipe de nuit passaient-ils plus de temps à philosopher entre eux qu’elle ne le faisait avec ses collègues de Godwin Honors Hall. En l’espace de trois ans, les discussions les plus enflammées qu’elle avait eues dans la salle à manger portaient sur la température à laquelle il convenait de régler le mini-réfrigérateur et sur l’identité de la personne qui chipait les Coca sans sucre de la secrétaire.
Mais, ce jour-là, Jeff Blackhawk était venu parler avec Mira de la nouvelle recherche qu’elle entamait. Le doyen Fleming lui en ayant touché brièvement mot un après-midi, Jeff paraissait sincèrement intéressé.
L’automne précédent, Nicole Werner avait participé à son séminaire de première année et, quoiqu’il affirmât ne pas l’avoir très bien connue, il avait manifestement été affecté par sa mort. Comme tout le monde, il incriminait le petit ami. « Le gars venait l’attendre dans le couloir, comme s’il craignait qu’elle parte avec un autre s’il ne la cueillait pas à la sortie de la salle. »
Compte tenu de la réputation de Jeff, connu pour courtiser ses plus belles étudiantes, Mira subodorait non sans malice qu’il avait vu d’un mauvais œil cette présence de Craig Clements-Rabbitt, qui l’empêchait de coincer Nicole entre quatre yeux. N’empêche, elle était flattée de l’intérêt qu’il témoignait pour sa recherche. Il avait toute une série de suggestions à lui faire et, bien qu’elle se gardât d’accorder beaucoup d’attention aux enseignants en création littéraire (leur éducation comportait toujours des lacunes), elle trouva ses idées vraiment bonnes, ses anecdotes intéressantes.
Savait-elle, par exemple, que pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que les administrateurs parvinssent à y mettre bon ordre, il régnait une sorte d’hystérie parmi certains groupes d’étudiants, qui croyaient Godwin Honors Hall hanté ?
« Il y a eu un article dans le journal étudiant. Tu devrais le consulter. Tous ces témoignages selon lesquels une fille faisait le tour des chambres à la recherche de quelqu’un. Bien sûr, les versions variaient avec les personnes, mais toutes s’accordaient peu ou prou pour la dépeindre comme frénétique, à demi nue, l’air d’appartenir à une autre époque ; et quand on lui demandait son nom, elle répondait qu’elle était Alice Meyers. »
Il souligna ce nom et marqua un temps, comme si Mira aurait dû le connaître.
Ce n’était pas le cas.
« Tu sais : la salle d’étude. Sur le côté sud du sous-sol. »
Mira ignorait complètement l’existence de cette salle. Quoiqu’elle fît souvent cours dans des salles du sous-sol (honneur surtout réservé aux maîtres assistants), elle n’était allée qu’une seule fois dans la partie sud, où il n’y avait pas de salles de cours, à la recherche d’un étudiant qui avait oublié son sac dans sa classe et dont on lui avait dit qu’il se trouvait à l’atelier de céramique. Ce côté du sous-sol de Godwin Honors Hall semblait n’être occupé que par des ateliers d’artisanat d’art, de bruyantes tuyauteries et une buanderie, même s’il s’y trouvait aussi quelque part, elle le savait, un petit local baptisé le Demi-cul, où les étudiants organisaient parfois des lectures de poésie et des concerts de médiocres groupes de rock.
« Oui, il s’y trouve également une salle d’étude. Je crois qu’elle ne sert plus. Elle a été financée par les parents de cette Alice Meyers. Étudiante à Godwin Honors Hall, elle a disparu un jour de 1968. Elle avait punaisé son nom sur le tableau d’affichage du syndicat étudiant afin de trouver une voiture pour rentrer chez elle, un petit bled dans l’Ohio. La dernière fois qu’on l’a vue, c’est au bureau du syndicat.
— Seigneur ! » fit Mira. Elle était accoutumée aux histoires de ce genre, mais elles lui donnaient toujours la chair de poule.
— Ben, oui, c’est comme ça. Par ailleurs, bien que ça n’ait pas été divulgué par les huiles, il y a eu un nouveau décès récemment sur le campus. Une fille, là-bas à Bryson. Une première année. Elle a été retrouvée morte après que quelqu’un a senti une sale odeur provenant de sa chambre. Je crois que les autorités ne peuvent se prononcer avec certitude quant à l’hypothèse du suicide, si bien qu’elles ne disent pas grand-chose. Cela remonte à trois semaines, et cela n’a même pas fait les journaux. Par chance, faut croire, ses parents sont des anonymes de je ne sais plus quelle bourgade rurale située loin d’ici. »
Mira hocha la tête. Elle n’était pas au courant de l’affaire, mais n’en était pas autrement surprise. Il se trouvait toujours, chaque année, un étudiant pour mettre fin à ses jours, soit en chambre individuelle soit en chambre à plusieurs. (Excellent argument en faveur du logement à plusieurs.) Chaque fois, une puanteur. Chaque fois, la possibilité qu’il s’agît d’une crise cardiaque ou d’une overdose et non d’un suicide ou, à Dieu ne plaise, d’un meurtre ; si bien que l’université pouvait affirmer qu’elle ne négligeait pas ses jeunes gens – leur santé mentale, leur sécurité – même si tout le monde savait que, sur un campus de cette taille, l’institution n’accordait pas la moindre attention à la santé mentale ni à la sécurité des individus. Les seules personnes ayant quelque responsabilité en ce domaine étaient les jeunes qui, comme Lucas, assumaient la fonction de conseillers résidants et qui, en échange du gîte et du couvert, faisaient semblant de veiller au grain.
Jeff Blackhawk ramassa un trombone qui traînait sur l’étagère et le porta à ses lèvres. Il le garda d’abord entre ses incisives, puis le fit disparaître à l’intérieur de sa bouche. Mira dut refréner son inquiétude – son premier mouvement aurait été de lui écarter les mâchoires pour récupérer l’objet. Mais Jeff parvint à s’exprimer sans en être autrement incommodé :
« Et il y a aussi le cas de cette autre fille de la sororité de Nicole Werner.
— Hein ?
— Ah, tu vois ? » Il eut un geste à l’intention de Mira, comme s’il avait déjà démontré son point de vue. « Personne n’est informé. Secret d’État. Écrans de fumée à tous les étages. Il n’y a que ça, ici.
— Que s’est-il passé ? Qui ?
— Denise quelque chose. Ils ont cherché à faire passer ça pour une fugue. Elle aurait fréquenté un type plus vieux qu’elle et, suite à la réprobation de ses parents, elle se serait évanouie dans la nature. C’était pile dans les temps de la mort de Nicole, et ses sœurs en sororité disent toutes que la dernière fois qu’elles ont vu la Denise en question, c’était lors de cette sinistre plantation de cerisiers. Après, elle est montée dans la voiture d’un type, avec toutes ses affaires, et ça a été terminé. Les parents n’arrivent même pas à obtenir des flics locaux qu’ils fassent une enquête – ce qui fournit à nos huiles un prétexte en or pour lever les bras au ciel et dire : “Désolés pour la disparition de votre fille ! C’est pas notre problème ! Même les flics n’y peuvent rien !”
— En quelle année était-elle ?
— En première année. Elle allait être admise en sororité. Comme Nicole. Et le plus drôle, c’est qu’elle logeait à Fairwell. »
Il ouvrit la bouche pour rire, et Mira fut soulagée de voir que le trombone était toujours sur sa langue.
Fairwell était une résidence recevant exclusivement des étudiantes. Le folklore du campus voulait que les première année qui logeaient là n’atteignent jamais la seconde année, qu’elles soient recalées aux examens. Statistiquement, c’était faux. Les filles de Fairwell n’avaient pas plus de chances que tout autre groupe d’échouer en première année. Néanmoins, il était toujours difficile d’en remplir les lits. L’université permettait aux étudiants de lui adresser des fiches de vœux, en sorte que Fairwell, fort peu prisé, était surtout occupé par des étudiantes étrangères ou des filles en provenance de villes si petites qu’elles n’avaient jamais rencontré quelqu’un leur ayant raconté cette histoire. (Certes, avec Internet, il était devenu de plus en plus difficile de capturer ce type de population ignorante.) Mira avait un jour demandé au doyen, lors d’un cocktail collet monté organisé pour l’accueil des jeunes professeurs, pourquoi on ne débaptisait pas tout simplement cette résidence. Est-ce que cela n’aurait pas résolu le problème ? Manifestement, comme elle le lui fit remarquer, la rumeur était née de l’homophonie entre Fairwell et Farewell1.
« Cela ne m’avait jamais traversé l’esprit, lui avait-il répondu. Mais, non, impossible. Marjorie Fairwell était l’épouse du premier gros donateur de l’université. Elle a des tas de descendants qui continuent de financer la résidence. Ils aimeraient mieux qu’elle reste inoccupée plutôt que de la voir changer de nom. Ils finiront, je suppose, par en faire une fondation, et toutes les étudiantes qui y logeront seront boursières ou en année probatoire, et bien contentes d’avoir un endroit où dormir, point. »
Adossé au mur du bureau, Jeff contemplait maintenant les jambes de Mira. Il finissait toujours pas en arriver là, et elle était surprise que cela lui ait pris aussi longtemps. Sans doute fallait-il y voir la marque de son intérêt sincère pour le sujet dont ils parlaient. « Si cette affaire de disparition a été à ce point étouffée, comment se fait-il que tu sois au courant ? lui demanda-t-elle.
— Une amie à moi travaille au bureau du doyen. Elle est sous serment de confidentialité relativement à tout ce qui se passe là-bas, mais deux verres de vin et elle n’est plus qu’une langue. »
Mira essaya de ne pas se représenter la scène suggérée par ce choix de mots, la langue de son amie. Jeff était un homme exceptionnellement séduisant – de haute taille, les yeux vert olive, une crinière de cheveux bruns. Mais Mira le trouvait aussi attirant qu’un mannequin de catalogue présentant des sous-vêtements masculins. Bien sûr, on y regardait à deux fois, mais le problème était que l’on vivait dans un monde en trois dimensions, alors qu’il n’était qu’une surface lisse et glacée. (« Il couche avec tout ce qui porte jupon, avait un jour confié à Mira, en passant, une prof de langues à temps partiel. C’est plutôt triste, vraiment. Si c’était une femme, on aurait pitié d’elle et on se ferait du souci pour son amour-propre. »)
Mira consulta sa montre (Où était Clark ? il fallait qu’elle l’appelle) et remercia Jeff. Avant de prendre congé, il sortit le trombone de sa bouche et le reposa sur l’étagère.
39
Tant d’années passées dans un environnement intellectuel, voilà sans doute pourquoi la première pensée de Shelly fut : Ce n’est pas une métaphore creuse.
Cela lui avait glacé les sangs. La température avait chuté d’une dizaine de degrés dans ses veines lorsque, découvrant Josie plantée sur le seuil et considérant que jamais celle-ci ne s’excusait pour les erreurs commises dans son travail, elle comprit qu’il devait s’agir de tout autre chose. De quelque chose de terrible.
L’étudiante déglutit. Shelly le vit aux muscles de son cou, au petit bruit mouillé qui se fit dans sa bouche.
« Quoi ? interrogea-t-elle, la bouche sèche, les orteils se recroquevillant à l’intérieur de ses bottillons en daim. Qu’y a-t-il ?
— Ah, mon Dieu, Shelly. Tu vas être tellement furieuse après moi. » Le ton était geignard, mais avec une qualité singulière, comme si elle lisait un texte. Shelly s’aperçut qu’elle-même s’était levée et qu’elle reculait, comme pour prendre du champ. « Et ce sera bien compréhensible. Mais, euh, tu sais, ces photos que j’ai prises ? Avec mon portable ? Tu sais, quand nous…? »
Shelly leva la main pour l’empêcher de poursuivre.
Non, disait cette main. Ne le dis pas. Inutile de m’en parler.
Bien sûr qu’elle savait :
Elles étaient allongées ensemble. Peau contre peau. Drap de dessus et couverture bouchonnés au pied du lit. Josie lui avait mangé le cou de baisers en y barbouillant son rouge à lèvres « Cover Girl » (ce dont elle ne s’était aperçue que plus tard dans la salle de bains, croyant dans un premier temps avoir saigné). Elles avaient bu du vin rouge, dont une giclée avait fait comme une balafre sur le drap de dessous. Shelly était un peu ivre, et Josie paraissait l’être davantage. Elle avait eu un tel fou rire suite à une blague idiote que Shelly lui avait racontée (tout en lui léchant la hanche : « Tu sais ce que font les hippies ? Ils tiennent les leggies2 ») qu’elle avait dû pour finir sauter du lit en hurlant : « Oh, mon Dieu, arrête, Shelly, sinon je fais pipi au lit ! » (Shelly avait remarqué que plus Josie buvait, plus elle perdait son accent huppé et traînait sur les voyelles à la mode du Midwest). Au retour des toilettes, elle était revenue dans le lit avec son téléphone portable. Se pelotonnant contre Shelly, refermant ses petites incisives blanches sur le mamelon de cette dernière, elle prit une photo en tenant l’appareil à bout de bras.
Un rire polisson.
« Qu’est-ce que tu viens de faire ? » demanda Shelly.
Elle savait, bien évidemment, que les téléphones possédaient cette fonction, et, même si elle ne s’était jamais souciée d’apprendre à l’utiliser, elle savait que le sien comportait aussi une telle application ; il lui fallut néanmoins plusieurs secondes pour comprendre que Josie était en train de prendre des photos. Au cours de ce laps de temps, celle-ci avait réussi à en prendre une autre puis une autre encore. Ensuite, elle se mit à califourchon sur son bassin – incroyable sensation chaude humide de l’entrejambe de Josie pressé contre le sien – et, tenant de nouveau le téléphone à bout de bras, les photographia toutes deux, souriantes et nues, et sûrement, à cette distance, complètement obscènes.
Après quoi Josie était revenue se lover contre elle pour lui montrer cette dernière photo. Shelly en avait eu le souffle coupé.
Cette image miniature d’elle-même en femme mûre, encore svelte, à la peau crémeuse, tenant dans ses bras une sylphide aux cheveux noirs. Elle était perdue, complètement égarée, et elle le savait bien, même lorsque, empruntant l’appareil, elle fit une photo de Josie dans une position alanguie, yeux de biche, une main en coupe sur le sein, et une deuxième de sa chevelure déployée sur ses propres hanches tandis qu’elle lui donnait de petits coups de langue sur le clitoris. Après cela, Josie prit une photo de Shelly adossée au dosseret du lit, jambes écartées, avec, entre celles-ci, sa main, celle de Josie – délicieusement reconnaissable à sa petite bague en or montée d’un rubis.
Un index disparaissant en elle, son visage reflétant le plaisir qu’elle en éprouvait, la bouche arrondie, paupières mi-closes, la volupté de l’instant et le bonheur de le capturer aussi parfaitement que soudainement, comme quelque chose que l’on attraperait au vol, toujours bourdonnant, vrombissant, jouissant, et que l’on épinglerait à jamais.
Si quelque chose dans cette vie avait plus exalté Shelly, l’avait fait être au monde plus pleinement, elle n’aurait su dire ce que c’était.
Aujourd’hui, tandis que Josie se tenait devant elle dans les locaux de la Société de musique de chambre, une épaule à demi dénudée haussée en signe d’infime contrition, Shelly identifiait ce quelque chose dans sa globalité pour ce qu’il était : la folie.
L’effondrement d’une petite existence soigneusement construite.
Ah, comme ils allaient adorer cela ! Après tant de professeurs hommes mis au pilori pour cause d’aventure avec une étudiante, combien satisfaisant, combien rassurant, que de flanquer une lesbienne à la porte !
« Je m’apprêtais à te les envoyer en pièces jointes. Je m’étais dit que… (Josie émit un gémissement, ferma hermétiquement les yeux.) Elles étaient sur mon ordi. Ma compagne de chambre les a vues et j’ai bien peur qu’elle les ait balancées au conseil d’Oméga Thêta Tau.
— Oh, mon Dieu. Josie, comment as-tu pu…? »
Josie leva défensivement le menton tout en secouant la tête, si bien que ses longues boucles d’oreilles en perles se mirent à osciller autour de ses cheveux.
« Écoute, Shelly, reprit-elle d’un ton comme irrité. J’ai vraiment la trouille, moi aussi. Tu comprends, je ne vais pas leur dire avec qui je suis sur ces photos. Mais je me dis qu’il y a peut-être quelque chose là-dessus dans le règlement intérieur. Si je ne dis rien et qu’on pense que tu es un prof ou bien ma chef, peut-être que… »
Shelly se prit la tête entre les mains et se laissa retomber sur sa chaise. Au bout de quelques secondes, elle dit, toujours à l’intérieur de ses mains : « S’il te plaît, accorde-moi quelques minutes pour réfléchir. Seule. Je t’en prie, laisse-moi.
— Bien sûr. »
Le ton était si guilleret que Shelly leva les yeux, et ce fut un choc de voir que l’autre, toujours accotée au chambranle, n’avait pas bougé d’un pouce et lui souriait, plutôt gaiement, semblait-il, de toute sa hauteur.
40
« Maman ?
— Perry, mon chéri ! Ça fait des jours que j’essaie de t’avoir. Tout va bien là-bas ?
— Désolé, maman. C’est juste que j’ai été très occupé. J’ai commencé un travail pour un de mes profs, avec des recherches et des interviews. Je ne me rendais pas compte que je n’avais pas appelé depuis un moment.
— Ne laisse pas ce genre de chose empiéter sur tes études. C’est pour cela que tu as eu une bourse, mon chéri, pour que tu aies le temps d’étudier, pas pour…
— Mais c’est pareil, maman. Ce sera bon pour moi. Mon prof est en train d’écrire un livre. Ça va me rapporter des UV. Non, je t’assure, c’est…
— C’est bon, je te crois. Simplement, quand je n’ai pas de nouvelles, je m’inquiète. Je ne voudrais pas que tu te surmènes. Tu n’as pas l’air dans ton assiette, mon cœur. Est-ce que tu dors bien ? Est-ce que ça va ? Et Craig, comment va-t-il ?
— Craig va bien. Et moi aussi. Oui, je dors bien. »
Il y eut un silence, et Craig crut entendre la course cliquetante de la grande aiguille de l’horloge accrochée dans la cuisine de Bad Axe. Fermant les yeux, il vit cette horloge en arrière-fond au-dessus de l’épaule de sa mère et il envisagea, brièvement, de tout lui raconter.
Nicole. La photo. Lucas.
Il s’imagina lui demandant… quoi au juste ?
De venir le chercher ?
De lui dire qu’il avait perdu la tête ou que, oui, ce genre de chose arrivait tout le temps.
Des filles mouraient et revenaient d’entre les morts.
Pensait-il que sa mère lui dirait : Ne t’en fais pas pour ça, mon chéri. Tu élucideras tout en temps voulu ? Non, elle serait abasourdie. Elle paniquerait. Elle pleurerait. Au lieu de cela, il préféra s’éclaircir la gorge pendant que l’ange passait, et sa mère reprit : « C’est bien, mon chéri. Simplement, aie soin de dormir tout ton soûl et de manger convenablement, d’accord ? Et transmets notre bonjour à Craig. Je vous ai envoyé des cookies. Ils devraient arriver dans un ou deux jours. »
Il se frictionna les yeux. S’efforçant de paraître reposé, bien nourri, sain d’esprit, il dit : « Merci, maman. Comment va papa ?
— Il va bien. Nous allons bien tous les deux. Pourras-tu venir à la maison avant Thanksgiving ou faudra-t-il attendre jusque-là ?
— Je vais chercher un covoiturage. Je vous tiens au courant. Il faut que je voie avec mon calendrier et avec ma prof.
— Oui, bien sûr. C’est simplement que tu nous manques. Tu sais que l’ours noir est revenu ?
— C’est pas vrai ?
— Si, si.
— Ben, dis donc. »
L’été précédent, un ourson était venu rôder derrière la maison. Ils en avaient conclu qu’il devait s’agir d’un orphelin. Il y avait eu dans le journal de Bad Axe un article à propos d’un ours noir tué par arme à feu dans un champ de maïs des abords de la ville. (Celui qui l’avait abattu avait emporté la tête, et l’agriculteur qui l’avait découvert avait appelé les services de l’environnement.) Tout le monde était au courant de la présence d’ours dans la région, mais ils ne pullulaient pas au point que le journal local restât muet quand l’un d’entre eux était retrouvé décapité.
« Tu es certaine que c’est le même ?
— Ma foi, il est beaucoup plus gros que l’année dernière et il a perdu un bout d’oreille, mais c’est sûrement lui, tu ne crois pas ?
— On le dirait bien. Est-ce qu’il cause des dégâts ?
— Il a appris à enlever le couvercle de la poubelle sans faire de bruit, mais à part ça, non, aucun désagrément. Papa a fixé une chaîne sur le couvercle. En revanche, Tigre n’est plus très bouillant pour sortir. »
Cela les fit rire. Tigre était le plus timoré des matous. Il s’asseyait quelques secondes chaque jour sur les marches du perron, et si un écureuil ou un oiseau venait à se poser dans le jardin, il se mettait à gratter frénétiquement au grillage de la porte pour rentrer.
« J’ai vu les parents de Nicole à l’église, dimanche dernier.
— Ah ? Comment vont-ils ?
— Pas bien du tout. Mrs Werner est malade. Ils ne savent pas ce qu’elle a. Mais Mr Werner a parlé à ton père et lui a dit que c’est une “maladie anémiante”, ce qui veut dire, j’imagine, qu’elle perd du poids et qu’ils ne savent pas pourquoi. Lui, je lui ai trouvé l’air aussi affaibli qu’elle. Il a perdu tous ses cheveux.
— Mon Dieu ! » Mr Werner n’avait aucunement tendance à perdre ses cheveux la dernière fois que Perry l’avait vu. « C’est le cancer ? Pour Mrs Werner, je veux dire ?
— C’est bien sûr ce à quoi tout le monde pense, mais les médecins disent que non. Ils sont même allés jusque par chez toi, à l’hôpital universitaire, pour des examens. Les spécialistes voulaient la revoir six semaines plus tard, mais Mr Werner a dit qu’ils ne pourraient pas y retourner. Il leur est tout simplement impossible de séjourner dans cette ville à cause de…
— Oui, bien sûr.
— Et j’ai vu le bébé. Le bébé de Mary. »
Perry mit plusieurs secondes à comprendre de qui parlait sa mère. Dans un premier temps, quand elle dit « bébé », « Mary », il pensa à son amie imaginaire et à sa sœur aînée, morte en bas âge. « Notre petite fille. » Puis cela lui revint, avec à la fois du soulagement et un douloureux élancement : Mary.
« Comment va-t-elle ?
— Eh bien, elle habite présentement chez sa sœur. Le père, tu sais ce qui lui est arrivé ? »
Il vint à l’esprit de Perry que, pour sa mère, l’actualité de Bad Axe était reprise dans les journaux de l’ensemble de l’État. « Non. Quoi ?
— Il a été grièvement blessé. Lésions cérébrales. Il était dans un hôpital en Allemagne jusqu’à la semaine dernière. Il vient d’être ramené en Caroline du Nord. Encore un de ces fous de poseurs de bombe.
— Seigneur, fit Perry, en panne de commentaires.
— Perry, il me semble quand même que tu n’as pas l’air bien.
— Mais si, maman. » Il se frotta les yeux de sa main libre et, tâchant de paraître parfaitement bien : « Écoute, je t’appelle dans quelques jours pour dire quand je peux venir. J’ai seulement certains trucs à régler avant, d’accord ?
— Entendu, mon chéri. Continue de bien étudier. Voilà ce qui importe. C’est ce que tu fais ?
— Mais oui, maman. Je m’en tire bien.
— Je le savais, je le savais. Je t’aime, mon Perry.
— Moi aussi, maman, je t’aime.
— Au revoir, mon chéri. On se rappelle bientôt. »
Perry venait de reposer le combiné sur son socle et se dirigeait vers le réfrigérateur (du beurre d’arachides ? des crackers avec du fromage ?), quand la porte de l’appartement s’ouvrit à la volée sur Craig, les cheveux en désordre, les yeux exorbités sous l’effet de – quoi au juste ? L’horreur ? La stupeur ? La joie ?
« Lis-moi ça. Lis-moi ça », fit-il en tendant d’une main tremblante un petit rectangle de papier.
41
Shelly se présenta au bureau du doyen de l’école de musique. Celui-ci l’attendait flanqué de son assistante chargée des tâches administratives.
Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, mais elle s’était fait couler ce matin-là suffisamment d’eau brûlante puis d’eau glacée sur le corps, et elle avait ingurgité assez de caféine pour espérer au moins ressembler à quelqu’un possédant encore une apparence de pouls. Elle portait son tailleur gris, qui n’était pas sorti depuis deux ans de la housse du pressing, un maquillage léger, du mascara brun et de l’eye-liner. Elle avait cherché, supposait-elle, à se donner un air asexué, mais non pas celui d’une lesbienne asexuée. Une paire de souliers plats. Des collants. Un doigt de dentelle bordant le col de son chemisier. Elle avait choisi un vernis à ongles pêche. Avant d’entrer elle prit appui sur le montant de la porte et s’efforça de respirer lentement – inspirer par le nez, expirer par la bouche, en comptant jusqu’à quatre ; elle oublia de s’arrêter à quatre et s’aperçut qu’elle soufflait depuis fort longtemps en comptant toujours, cela sous les yeux du doyen et de son assistante, qui la regardaient avec gravité.
Le doyen paraissait s’étrangler d’embarras derrière sa cravate. Son assistante, très jeune, très jolie, était toute nouvelle à ce poste si bien que Shelly ne l’avait pas encore rencontrée en personne. Ses petites mains étaient sagement croisées sur un bloc posé dans son giron. Elle avait les yeux levés non vers Shelly mais vers un point du plafond.
Tout en regardant ces mains liliales, Shelly emplit de nouveau ses poumons et se répéta une fois encore qu’elle ne devait surtout pas tourner de l’œil. Elle devait s’abstenir de pleurer. Sa voix de trembler. Elle devait éviter de se plaquer les mains sur le visage pour étouffer un affreux sanglot. Elle s’était pourtant laissé aller sans discontinuer à ces manifestations de désespoir depuis qu’elle savait qu’une plainte avait été déposée à son encontre et qu’elle allait sans doute devoir consulter un avocat.
« Bonjour », dit le doyen. Il se souleva de quelques centimètres avant de se laisser retomber sur son siège. Il resserra sa cravate comme s’il méditait de s’étrangler, puis il désigna du plat de la main sa collaboratrice. « Je vous présente Allison. Elle va prendre des notes. Veuillez vous asseoir, madame Lockes. »
Il ne l’avait plus appelée « madame Lockes » depuis qu’il l’avait recrutée quatorze ans plus tôt. Même si elle ne l’aurait pas regardé comme un ami personnel, tous deux se connaissaient depuis un bail. Elle l’avait vu grisonner. Elle avait envoyé un mot à ses enfants chaque fois qu’ils avaient décroché tel ou tel diplôme, et des fleurs à son domicile quand il avait perdu sa sœur. Il l’avait toujours appréciée, et réciproquement. Elle pensait qu’ils s’étaient toujours l’un et l’autre vus comme les occupants d’un îlot de bon goût au milieu d’un océan de philistinisme. Au début, il s’était plaint amèrement du nouveau département de jazz, mais ce ne fut rien comparé à celui de folk/rock puis de pop/rock, filières proposées au cours des années qui suivirent. Leur seul désaccord musical portait sur Mozart, que le doyen Spindler tenait pour supérieur à Haendel. Mais Shelly n’avait pas démordu de son opinion : elle voyait en Mozart une machine juvénile, brillante mais sans âme, alors que Haendel était un mortel qui, ayant entraperçu l’éternité, l’avait retranscrite sur la portée. Le doyen faisait semblant, de façon charmante, de s’en formaliser. Mais Shelly lui avait offert pour Noël un enregistrement de Giulio Cesare, suite à quoi il lui avait envoyé pendant les vacances un courriel où il disait l’avoir écouté sans arrêt :
Vous êtes bien près de m’avoir convaincu, Shelly. Je suis aussi étonné que je vous suis reconnaissant de cette révélation tardive. J’espère que de nombreuses années de collaboration nous attendent.
« Êtes-vous accompagnée de votre avocat ? » interrogea-t-il.
Shelly secoua la tête. Elle prit place sur la chaise disposée en face du bureau. « Je n’ai pas d’avocat, répondit-elle.
— On vous a pourtant recommandé de prendre un conseil, non ? »
Elle hocha la tête. Puis, comme il paraissait attendre une réponse orale : « Oui. » À quoi l’assistante de griffonner discrètement sur son bloc sans regarder ni Shelly ni ce qu’elle écrivait, à croire qu’elle tâchait de prendre des notes sans qu’on pût l’accuser de le faire.
« Nous devons consigner cela dans le procès-verbal, déclara le doyen, à savoir qu’il vous a été conseillé de venir avec un avocat et que vous avez choisi de vous en abstenir. »
Shelly hocha la tête derechef.
« Il nous faut également y porter que vous comprenez bien ce qui motive cette action disciplinaire. » Il s’éclaircit la gorge. Il semblait toutefois moins gêné à présent, enhardi par l’éminente et sûre position morale qui était la sienne. « Donc, dois-je vous montrer les photographies ou puis-je me borner à les décrire, et pouvez-vous me dire si vous êtes ou non un des protagonistes que l’on y voit ?
— Il n’est pas nécessaire que vous le fassiez », dit Shelly. Impossible d’empêcher sa voix de se casser. C’était comme si cette voix appartenait à quelqu’un d’autre.
« À vrai dire, j’y suis obligé. Je préférerais m’en abstenir, croyez-moi. Mais si vous ne confirmez pas avoir connaissance des preuves photographiques en notre possession, vous pourriez par la suite invoquer une confusion, et cela pourrait être sans fin. »
Du dépit transparaissait maintenant dans sa voix. De la contrariété. Shelly savait que, par sa faute, son emploi du temps s’alourdissait de maintes tâches fastidieuses, sans parler de la gêne et du côté déplaisant de toute l’affaire.
« Croyez-moi, dit-elle, ce ne sera pas sans fin. » Là-dessus elle s’enfouit le visage dans les mains et commença à pleurer, exactement comme elle s’était juré de ne pas le faire. Convulsivement. Avec des sanglots déchirants. Une douleur, un apitoiement sur soi, un dégoût de soi sans fond. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que faisaient le doyen et son assistante pendant ce temps, mais ni l’un ni l’autre ne prononça un mot ni ne sembla bouger, se lever, quitter la pièce, éternuer. C’était comme si, quelque part par-delà ses pleurs, ils étaient figés dans la durée et dans l’horreur. Elle continua ainsi, et c’est seulement quand elle comprit qu’elle n’avait pas le choix – qu’elle allait se noyer dans les larmes accumulées entre les paumes de ses mains si elle ne demandait pas un mouchoir – qu’elle finit par lever les yeux et découvrir que l’assistante était partie.
Apparemment, le silence du doyen était l’effet d’une sorte de paralysie. Il parvint à lui tendre un Kleenex, mais sa physionomie était celle de qui aurait plongé si longtemps le regard dans un gouffre de honte que cette vision en resterait gravée sur son visage de façon indélébile. Elle prit le mouchoir, puis il lui tendit toute la boîte. Il plissait les paupières comme si Shelly se trouvait à une grande distance ou qu’elle lui fût en tout point incompréhensible. Puis il déclara, pareil à un comédien sortant de scène : « Enfin, bon sang, Shelly. Mais que diable vous est-il arrivé ? Comment cela a-t-il pu se produire ? »
Elle ouvrit et referma la bouche, mais finit par renoncer à parler. Des larmes s’égouttaient de ses lèvres. Elle ne pouvait qu’imaginer à quoi ressemblait son visage.
« Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que cela signifie la fin de votre emploi à l’université ? Et il s’agit là du meilleur scénario possible. Qui sait quelles autres complications pourraient s’ensuivre ? Actions en justice ? Enquêtes ? »
Shelly hochait la tête. Il se frotta les yeux, se laissa aller contre son dossier et, s’adressant au plafond :
« Vous pouvez prendre un jour ou deux pour vider votre bureau. En attendant que votre dossier soit bouclé, qu’il soit passé par les différentes commissions, etc., vous serez officiellement en congé, avec votre traitement. Une nouvelle fois, vous pouvez recourir aux services d’un avocat, mais je dois vous dire en toute honnêteté que, surtout eu égard à nos nouvelles lignes de conduite en matière d’abus d’influence dans les rapports de professeur à étudiant et d’employeur à employé, ce ne sera…
— Je sais, plaça Shelly. Je sais, je sais. »
Il la regarda de nouveau, puis indiqua la porte d’un léger mouvement de tête, alors elle se leva. Il lui dit au revoir comme elle franchissait la porte, mais elle fut incapable de se retourner.
42
Même distraite par Lucas et Perry, ainsi que par ses cours et réunions, Mira avait difficilement vécu l’absence des jumeaux. Elle se prenait à s’attarder sur le seuil de leur chambre, à en contempler l’intérieur, éprouvant le genre de tristesse qui, se disait-elle, aurait été plus de mise pour un décès que pour ce séjour de quarante-huit heures chez leur grand-mère. Quand arriva le colis UPS renfermant leurs costumes d’Halloween, elle l’ouvrit sans ménagement, les yeux plein de larmes.
Elle les avait commandés sur Internet.
Un capuchon pourvu de petites cornes, de petits gants en forme de sabots, des taches blanches et noires.
Les garçons traversaient depuis des mois une période d’amour fou pour les vaches. Dans la partie du zoo où l’on peut caresser les animaux, ils étaient restés fascinés par une énorme masse bovine toute de pesanteur et de scepticisme, mufle humide et palpitant, comme s’ils reconnaissaient un élément de leur vie précédente.
L’animal ruminait d’un air pensif tout en regardant tour à tour Matty et Andy, Andy et Matty (l’un et l’autre stupéfiés par sa seule présence), et cela dura si longtemps que Mira avait éprouvé le besoin de les entraîner plus loin, redoutant que cette vache ne fût ou bien éprise d’eux comme ils l’étaient d’elle, ou bien sur le point de se défouler sur eux d’années de frustration et de ressentiment.
Mais lorsqu’elle les prit par le bras pour les remorquer vers le lama, ils se mirent à pousser des cris perçants comme dans un documentaire qu’elle avait vu, où des parents tentaient d’arracher leurs rejetons à une secte.
De ce jour, il n’y eut plus que les vaches.
Des vaches dans des livres. Des vaches dans des magazines. Des vaches dans leur pâture, aperçues en passant sur l’autoroute.
Mira avait fait leur bonheur en s’arrêtant à la librairie, un après-midi après le travail, pour leur acheter deux vaches en peluche. Chacun s’était emparé de la sienne et la gardait maintenant jalousement par-devers lui. Leur mère n’avait aucune idée de la façon dont ils les distinguaient l’une de l’autre, mais ils y parvenaient. Une fois, elle tenta par mégarde de glisser celle de Matty dans le lit d’Andy. Ce dernier la regarda avec dégoût avant de la jeter vers son frère avec une exclamation en laquelle Mira crut entendre « Conakry ! » ou « Connerie ! ». Elle espéra qu’il s’agissait de connerie, ce qui aurait signifié que la « phase imaginative » de leur acquisition du langage, comme les ouvrages qu’elle lisait nommaient cela, survenait dans les temps. Il n’était pas douteux qu’ils avaient fréquemment entendu Clark et elle utiliser ce mot.
Ils dormaient avec leur vache. Ils l’emportaient partout avec eux. Et, à la différence de tous les autres jouets qu’ils avaient possédés dans leur courte vie, jamais ils ne l’égarèrent. Jamais ils ne la laissèrent tomber ni ne la perdirent au supermarché. Jamais ils ne l’oublièrent pour la nuit sur la banquette arrière de la voiture.
Forte de ce succès, Mira avait un soir rapporté une paire de vaches en plastique qui les avaient rendus fous de joie. Quelques jours après, elle acheta deux biscuits en forme de vache dans une boulangerie devant laquelle elle passait sur le chemin du parking à étages. Ils en raffolèrent et se mirent à les lécher à qui mieux mieux, mais ils la regardèrent avec horreur quand, bouche ouverte, elle leur montra ses dents pour leur suggérer de les grignoter.
« Tu es en pleine surcompensation, avait fait Clark.
— Pardon ?
— Tu fais de la surcompensation. Tu essaies de les acheter.
— De les acheter ? » Elle avait voulu le suivre dans le couloir pour lui demander à quelle fin exactement elle aurait fait de la surcompensation, mais il s’était enfermé dans la salle de bains, y restant jusqu’à ce qu’elle dût partir pour son travail.
Elle punaisa dans la chambre des enfants une affiche montrant une vache paissant sur un coteau herbu du Vermont. Chaque matin, les jumeaux, debout dans leur petit lit, regardaient cette affiche en se parlant l’un l’autre :
« Descher neigelein harva stora.
— Gott swieten mant brounardfel. »
Mira les supposait en train de spéculer. Cette vache était-elle contente de son sort ? Avait-elle une famille ? Son avenir serait-il aussi paisible que semblait l’être son présent ? Mais quand elle-même montrait l’animal en disant : « Vache ! », puis attendait qu’ils répètent le mot, ils la regardaient sans comprendre. « Haller », disait l’un. « Haller », renchérissait l’autre. Après quoi ils reflétaient l’attente de leur mère, attendant apparemment, eux aussi, qu’elle dise le mot. Pour le consacrer. Pour montrer qu’elle comprenait ce qu’était un haller – que c’était noir et blanc et que cela mangeait de l’herbe sur un coteau herbu du Vermont, là, juste sous son nez (ils parlaient manifestement ici de la même chose, cherchant à lui donner un nom), mais, pour s’empêcher de le prononcer, Mira ne put que répéter « Vache », cette fois en désespoir de cause et avec moins d’assurance. Ils la regardèrent d’un air où elle crut lire de la déception.
Quand Clark franchit enfin la porte avec les jumeaux cet après-midi-là, Mira s’agenouilla pour les serrer si fort et si longuement dans ses bras que Matty, qui d’ordinaire n’en avait jamais assez, finit par s’arracher à son étreinte, l’air inquiet.
« Tu as beaucoup, beaucoup manqué à maman », lui dit-elle, sur quoi il lui appliqua un baiser consolateur dans les cheveux et lui tapota l’épaule comme si elle était pensionnaire dans un hospice de vieillards. Alors, levant les yeux, elle croisa le regard de Clark et tous deux éclatèrent de rire. Elle se releva pour le prendre dans ses bras, et il parut répondre à ce geste avec chaleur. « Tu m’as manqué », dit-elle, et ils échangèrent un baiser – non pas long, mais donné de bon cœur. Elle avait dû lui manquer de même.
Elle espérait qu’ils passeraient une agréable et paisible soirée. Elle avait acheté deux tranches de thon dans un marché de luxe proche du campus. La poissonnière les avait emballées dans plusieurs épaisseurs de papier blanc, et Mira, pleine d’espoir, les avait rapportées à la maison. Clark aimait bien cuisiner le thon dans de l’huile de sésame – rose au milieu, blanc en périphérie. Il y avait au moins un an qu’il ne l’avait fait, mais elle se souvenait que c’était toujours délicieux. Elle avait pensé qu’il s’y mettrait après le coucher des enfants, pendant qu’elle préparerait une salade et ferait cuire du riz.
Peut-être qu’après le dîner et un dernier verre de vin, ils feraient l’amour.
Clark avait l’air détendu, de meilleure humeur qu’il ne l’avait été ces temps derniers. À l’évocation de cette bonne humeur, il n’avait lancé qu’une seule pique : « Ça fait du bien, un petit coup de main. »
Peut-être que, voyant alors la tête de Mira, il avait eu autant qu’elle le souci d’éviter une scène, car il avait aussitôt nuancé :
« Ma mère prend vraiment les choses en main, tu sais. Si je l’avais laissée faire, elle me nourrissait pendant deux jours à la petite cuiller. Avant même que j’ouvre les yeux le matin, elle avait déjà levé et habillé les garçons et les avait mis à jouer avec ma vieille boîte de cubes. »
À partir de ce moment, ils n’eurent qu’un seul échange un peu tendu – il n’arrivait pas à mettre la main sur ses chaussures de jogging, qu’il avait pourtant laissées sous le lit, mais que, avant de les retrouver, il accusa Mira d’avoir mises « dans le coffre à jouets ou je ne sais où » pendant son absence – et une dispute lorsqu’elle découvrit sur le comptoir de la cuisine, après qu’il fut parti courir, un billet de sa main qui disait :
2 : 20 – Ton petit ami a encore appelé. Je lui ai dit que tu étais au bureau, qu’il essaie de te joindre là-bas.
Elle avait gardé cette feuille de calepin un bon moment dans la main, sans en détacher les yeux, cherchant à en discerner la signification. Elle pensa dans un premier temps qu’il parlait de Jeff Blackhawk, mais pas une fois elle n’avait eu ce dernier au téléphone. Jeff était cependant, pour ce qu’elle en savait, le seul homme qui l’eût regardée depuis la naissance des jumeaux.
Clark n’avait quand même pas en tête l’un ou l’autre des petits amis qu’elle avait eus avant leur mariage ?
Quand il rentra, elle lui agita la feuille sous le nez en demandant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Essoufflé, le visage tout rouge, de la sueur ruisselant sur les joues, il évita son regard et passa devant elle pour gagner la chambre.
« Clark ? insista-t-elle en lui emboîtant le pas.
— Tu le sais parfaitement, Mira. Ton scout aigle. Ton étudiant “travail-études”. » Il avait, par geste, assorti le mot de guillemets. Il s’assit au bord du lit et entreprit de délacer ses chaussures.
« Perry Edwards ? Voilà que Perry est mon petit ami à présent ? s’esclaffa-t-elle. Perry a dix-neuf ans. » Soulagée, elle se dit : Voilà, c’est ça, c’est une blague. Et d’avancer la main pour lui ébouriffer les cheveux. Mais il eut un mouvement de recul.
« Clark ? Tu plaisantes, n’est-ce pas ?
— Ouais, c’est ça. Je suis un gros farceur. Ou plutôt, si farce il y a, c’est moi le dindon. »
Ayant ôté son tee-shirt gorgé de sueur, il le jeta par terre, puis passa devant elle. Elle remarqua, pour la première fois, qu’il était en train de perdre du poids. Il n’était plus fait au ciseau comme quelques années plus tôt, mais c’était en bonne voie. Les cinq (sept ?) kilos en surplus étaient en train de fondre.
« À quoi est-ce que tu joues ? » souffla-t-elle en le suivant dans le couloir. Ils passèrent devant la porte des jumeaux, heureusement endormis une heure plus tôt qu’à l’accoutumée.
« Clark ? »
Ayant gagné la salle de bains, il était entré dans la cabine de douche. Elle demeura à l’extérieur, le regard fixé sur la porte, puis elle finit par retourner au living pour essayer de lire le journal. Quand il reparut, Clark paraissait avoir oublié le différend.
« Un verre de vin ? interrogea-t-il. Un petit verre en douce ? »
Elle lui parla du poisson, puis l’informa de ce qu’elle avait fait venir des costumes d’Halloween pour les garçons. Elle allait les lui montrer. Elle déposa deux verres de vin sur la table basse et, quand il entra au salon – le visage toujours coloré, le cheveu mouillé –, elle déploya les costumes et dit :
« Tu ne les trouves pas rudement mignons ? »
Dans un premier temps, il parut ne pas les identifier comme des déguisements pour enfants, puis il battit des paupières et, avec si peu d’émotion qu’il aurait aussi bien pu exprimer de la haine ou du mépris qu’une parfaite apathie, demanda : « C’est pour les garçons ?
— Mais oui », dit Mira. Et d’ajouter, même si elle le regretta aussitôt : « Pour qui veux-tu ?
— Je demandais juste, vu que des vaches et des gars, ce n’est pas la même chose. »
Il fallut à Mira quelques secondes pour formuler une réponse.
« J’en suis bien consciente, Clark, dit-elle en laissant retomber les costumes sur ses genoux.
— Parce que les jumeaux en sont, eux, des garçons. Du sexe masculin, si tu préfères.
— Merci pour cet aperçu on ne peut plus pénétrant, dit-elle en commençant de ranger les deux tenues dans leur carton.
— Il me semble, à moi, qu’un costume de, je ne sais pas, de taureau ou de Superman, ce genre-là, serait plus approprié pour deux petits garçons, tu ne penses pas ? Désolé si tu le prends mal ou s’il est trop difficile de trouver quelque chose qui convienne mieux à leur sexe. Ce n’est pas comme si je te suggérais de coudre mille paillettes sur un costume de serpent de mer que tu aurais confectionné de tes mains. »
Ah, mais oui.
Lorsqu’il était petit, sa mère lui avait confectionné un costume de monstre marin et y avait cousu un millier de paillettes. Il lui avait raconté cela à l’époque où ils commençaient de sortir ensemble, ce afin de lui donner une idée de la femme qui l’avait élevé – une idée du dévouement fanatique qu’elle témoignait à son fils, du sérieux avec lequel elle assumait son rôle de femme d’intérieur.
(« Je n’ai porté ce truc qu’une seule fois, lui avait-il dit. Cette femme aurait été parfaitement heureuse, quand bien même elle aurait perdu la vue en fabriquant ce déguisement d’Halloween. »)
Ils roulaient de nuit, Clark au volant. Mira ne pouvait voir son visage, mais elle ne put se méprendre sur le chagrin, voire la honte, qui perçaient dans sa voix. Elle lui avait alors pris la main, sentant ses propres yeux se mouiller de larmes. Soudain, elle voulait l’aimer avec ce genre de dévotion. Elle voulait devenir, un jour, le genre de mère qui coudrait mille paillettes vertes sur un costume de feutre, simplement parce que son enfant s’est pris d’une passion passagère pour les serpents de mer. Elle serait, oui, ce genre de mère, se promit-elle cette nuit-là, ses enfants dussent-ils, plus tard, s’attrister en pensant à ces sacrifices insensés. Elle voulait que ceux qu’elle aimait fussent à ce point assurés de son amour.
Levant aujourd’hui les yeux vers Clark, elle lui dit : « Je voudrais bien avoir le loisir de rester à la maison pour faire moi-même les costumes des garçons, mais il faut que je paie le putain de loyer. Il faut bien que quelqu’un ici se charge de payer le putain de loyer. »
Elle ne remarqua qu’il avait ramassé le journal que lorsqu’il le lui eut jeté à la figure. Les pages retombèrent, chiffonnées, tout autour d’elle. Elle les ramassa à pleines poignées, les chiffonna et les lui relança alors qu’il se dirigeait déjà vers la porte.