1
Cette ville était, de rue en rue, jalonnée de tristes réminiscences :
Le banc sur lequel ils s’étaient assis un moment, regardant passer les autres étudiants avec leurs sacs à dos, leurs jupes courtes, leurs iPod.
L’arbre sous lequel ils s’étaient abrités d’une averse, riant, échangeant des baisers, mastiquant des chewing-gums à la cannelle.
La librairie où il lui avait acheté un recueil de poèmes de Pablo Neruda, et cet horrible bar de supporters où ils s’étaient donné la main pour la première fois. Les colonnes pseudo-helléniques qui faisaient semblant de soutenir le toit de la bibliothèque Llewellyn Roper. Cette boutique de cadeaux empestant le patchouli, l’encens et le tissu d’importation où il lui avait acheté la bague montée d’un morceau d’ambre – bulle de résine sertie d’argent, avec, emprisonnée à l’intérieur pour l’éternité, une drosophile préhistorique.
Et le Starbucks, où ils allaient pour travailler et n’ouvraient jamais le moindre livre.
Le père de Craig s’éclaircit la gorge et ralentit à un croisement où une fille en tongs, jean moulant et débardeur, s’engagea sur la chaussée sans même regarder. Elle secouait la tête au rythme de ce qu’elle entendait à travers les fils blancs de ses écouteurs. Le conducteur tourna la tête vers son passager et, d’une voix chargée d’émotion, demanda : « Ça va, fiston ? »
Craig, regardant droit devant, hocha de la tête avec gravité avant de regarder son père. Tous deux tentèrent un sourire, mais, pour qui les aurait vus à travers le pare-brise de la Subaru, ils auraient pu passer pour deux hommes échangeant une grimace, comme brusquement et simultanément pris d’une douleur à la poitrine ou d’un embarras intestinal. Des rais de lumière pénétraient dans l’habitacle à la manière distante et oblique d’une belle journée du début de l’automne ; à l’évidence, ce côté de la planète était en train de s’éloigner du soleil. La fille traversa, le père de Craig appuya sur la pédale d’accélérateur et la voiture repartit à travers le vert ombrage des chênes et des ormes énormes, touffus, qui bordaient la rue d’un bout à l’autre du campus et qui, depuis près de cent cinquante septembres, accueillaient le retour des étudiants.
« La prochaine à gauche, papa », dit Craig en tendant le doigt.
Son père s’engagea dans Second Street. À l’angle, près du trottoir, une fille actionnait du pied la béquille d’une bicyclette démodée. Ses cheveux étaient tellement blonds qu’ils luisaient. Le genre de chevelure dont Craig s’était toujours méfié – trop séraphique, presque mystique – chez les filles.
Jusqu’à sa rencontre avec Nicole.
Mais cette fille au vélo n’était en rien comparable à Nicole.
Celle-ci avait regardé trop de clips vidéo. Elle cherchait à ressembler à ces blondes anémiques, coiffées en pétard, qui se trémoussent derrière le groupe. Elle avait le cheveu gras. Un piercing dans le nez. Son jean s’accrochait à la saillie de ses os iliaques. Le genre avec qui Craig aurait pu sortir quelques semaines, là-bas à la maison. Au temps d’avant Nicole.
« À droite, papa. »
Son père ralentit dans l’étroite King Street. La chaussée était pavée, allez savoir pourquoi. Comme un étrange vestige du dix-neuvième siècle. Se pouvait-il que l’on eût tout simplement oublié d’y couler du bitume ? Les pneus de la Subaru grondaient sur les pavés, le rétroviseur vibrait.
Ici, dans King Street, les arbres formaient une voûte. Au long des trottoirs, les maisons fléchissaient sous le poids des ans. Ces demeures délabrées avaient dû être, à une époque, habitées par l’élite de la ville. Craig se représentait des dames en robe à tournure, des messieurs en smoking, aux moustaches en guidon de vélo, se prélassant sur les vérandas, se faisant servir de la limonade.
C’étaient aujourd’hui des taudis pour étudiants. Les basses sortant d’une stéréo servaient de pouls à l’ensemble du pâté de maisons. Des canapés étaient installés sur les vérandas et sur les pelouses. Des vélos paraissaient avoir été jetés en tas, appuyés les uns contre les autres, cadenassés aux grilles de fer forgé. Il y avait au bas des allées des barres où attacher son cheval, dont la plupart étaient peintes aux couleurs de l’université : cramoisi et or. Deux types torse nu placés à plusieurs jardins de distance se lançaient un ballon ovale avec comme une force mauvaise, cependant qu’une fille en bikini allongée sur une chaise longue regardait le projectile aller et venir devant elle. Sur fond de ciel, on eût dit le noyau d’on ne savait quel fruit bleu vif.
« C’est là. »
Le père de Craig ralentit devant la maison, qui, jadis peinte en blanc, avait peu à peu viré au gris du fait des intempéries. On comptait dix boîtes aux lettres autour de la porte d’entrée – soit le nombre de logements. Et là-bas, c’était Perry.
Ce bon vieux Perry.
Depuis combien de temps était-il posté là à attendre ?
Scout aigle. Enfant de chœur. Meilleur ami.
À cette révélation, Craig se sentit comme un goût de larmes au fond de la gorge. Il déglutit. Il leva la main, l’agita.
Perry portait une casquette des Pirates de Pittsburgh, un tee-shirt propre, un short kaki. Des tennis neuves ? Était-ce sa mère qui, d’un coup de fer, avait fait ces plis impeccables à son short ?
Perry salua – tristement, ironiquement, le geste parfait – et le petit rire du père de Craig évoqua vaguement un sanglot. « Voilà ton copain », dit-il avant de se garer contre le trottoir. Perry, l’air pénétré, s’approcha à grandes enjambées, ouvrit la portière d’un coup et lança : « Hé, trouduc, bienvenue à toi ! – puis, se penchant pour regarder par-delà Craig : Comment ça va, monsieur Clements ? »
Perry, si sociable, si présentable, si fiable. Prosaïque, juste ce qu’il faut. Poli, juste ce qu’il faut.
« Ça va super, Perry, répondit le père de Craig d’une voix pleine de gratitude et de soulagement. Ça fait plaisir de te voir. »
L’appartement de Craig et de Perry se trouvait au second. C’est Perry qui l’avait choisi en juillet. « C’est pas le Ritz, dit-il en les précédant dans l’escalier. Mais on a l’eau courante. »
Le père de Craig portait un carton de livres et une masse enchevêtrée de cordons USB. Perry avait le sac marin de Craig sur une épaule et un sac poubelle plein de draps et de taies d’oreiller sur l’autre. Chargé de son ordinateur portable et d’un deuxième sac poubelle – bottes, souliers, doudoune –, Craig gravit un escalier exigu tapissé de crasse beige, prit à gauche, passa devant les portes de deux autres appartements. L’une d’elles était clouée d’un panneau blanc sur lequel était inscrit Je suis parti à Good Time Charlie’s ! Retrouve-nous là-bas ! au feutre magique violet, de gros smileys figurant les o.
« Nous, c’est ici », dit Perry en désignant le numéro 7 d’un mouvement du menton. Il ouvrit la porte du bout de sa basket.
« Super ! » s’exclama de nouveau le père de Craig en entrant à la suite de Perry, d’une voix si forte qu’elle se répercuta sur les murs et le sol nus, donnant plus encore que la première fois une impression de joie contrefaite.
L’appartement était immaculé, bien sûr. Ayant travaillé durant l’été à l’accueil des nouveaux étudiants, Perry y avait emménagé quelques semaines plus tôt, et il s’en était manifestement donné à cœur joie : coups de balai, coups de plumeau, rangement par ordre alphabétique de toute une série de livres sur l’étroite étagère voisine du canapé. Traversant la sombre petite cuisine avec son évier fraîchement récuré, passant devant la chambre de Perry, Craig transporta ses affaires jusqu’à la sienne, puis se planta en son milieu.
Une blancheur étincelante. Les vitres semblaient avoir été lavées tout récemment – Craig était à peu près sûr que le proprio n’y était pour rien – et le lit était impeccablement fait de draps bleus et d’une couverture écossaise.
« C’est ma mère qui s’en est occupée, dit Perry en montrant le lit, et de ça aussi, ajouta-t-il en désignant un bouquet de marguerites dans un vase transparent posé sur une commode en contreplaqué toute marquée de griffures. Je t’aime bien, mec, mais pas au point de t’acheter des fleurs. Pas encore. » Il haussa et abaissa les sourcils comme lui seul savait le faire, et Craig sentit monter dans sa poitrine ce qui aurait pu être un gloussement, mais il le refoula, de crainte qu’il ne se muât en autre chose.
« Ma foi, dit son père en leur appliquant simultanément à l’un et à l’autre une tape dans le dos. Tout ça paraît super ! »
L’année précédente, toute la famille avait accompagné Craig jusqu’au campus pour le conduire à Godwin Honors Hall. Son père n’avait cessé de jouer du klaxon pendant toute la traversée de la ville, faisant sursauter les piétons et amenant les autres automobilistes à se retourner avec des mines choquées vers la Subaru. « On ne prend donc pas de cours de conduite dans le Midwest ? » bougonnait-il.
Sa mère se bornait à regarder par la vitre, à contempler le décor. Son silence rendait palpable le mécontentement que lui inspirait l’endroit – une sorte d’épaisse brume verte emplissant la voiture. « C’est gentillet », avait-elle dit en tapotant le doigt en direction des ridicules colonnes pseudo-classiques de la bibliothèque, comme s’il ne s’agissait pas de la louange la plus assassine qu’elle pût formuler. À côté de Craig sur la banquette arrière, Scar tripotait sa Game Boy comme un maniaque, en respirant bruyamment par la bouche comme s’il se trouvait seul aux commandes d’un vaisseau spatial sur le point de partir en vrille.
Le père de Craig avait fini par immobiliser la voiture contre le trottoir au pied d’un panneau précisant : STATIONNEMENT INTERDIT D’ICI JUSQU’AU VIRAGE, et demanda : « C’est ça ? », comme s’il pouvait en être autrement malgré l’inscription, GODWIN, gravée dans la pierre au-dessus de l’entrée, malgré la bannière BIENVENUE À GODWIN HONORS HALL tendue entre deux arbres de la cour, malgré l’étudiant planté à l’extérieur avec un écriteau proclamant : GODWIN HONORS HALL.
« On dirait bien », répondit Craig.
Le Godwin Honors Hall était l’édifice le plus ancien du campus, et cela se voyait. Il s’agissait de la seule installation « logement et enseignement » de l’établissement : des étudiants triés sur le volet dormaient, mangeaient et suivaient leurs cours dans un seul et même bâtiment. On comprenait en lisant la brochure que les jeunes gens admis au sein du cursus du Godwin Honors Hall n’auraient jamais à se déplacer plus loin que la bibliothèque, pas plus qu’à suivre un cours ou prendre un repas avec le tout-venant des étudiants pendant les quatre années qu’ils passeraient dans cette université, dont le campus couvrait une centaine d’hectares. Cela avait commencé à titre expérimental en 1965 – le moyen surtout pour quelques activistes hippies d’empêcher la démolition de ce bâtiment délabré, comme Craig l’apprendrait par la suite –, l’idée étant de créer ici même, au centre d’une des plus grosses universités publiques, une petite structure prodiguant un enseignement progressiste de haute qualité (Oberlin ? Antioch ?)1. Cet enseignement était, disaient d’aucuns, censé attirer des étudiants qui ne voulaient pas se trouver perdus au milieu de la populace.
Ou qui n’avaient pas été acceptés à Oberlin.
Aux yeux de Craig, cela avait un côté claustro, une expérience du genre rat dans le labyrinthe qui aurait dû échouer dès 1966 pour cause de démence du cobaye ; mais son père ne démordait pas de l’idée que le prestige d’avoir suivi ce parcours conférerait à son avenir des propriétés plus ou moins magiques. Et lorsqu’il eut reçu sa lettre d’admission, ce qui commotionna toute la famille, l’affaire fut entendue.
Godwin Honors Hall avait pour fenêtres de tout petits châssis à vitres en losange, dont une ou deux, fêlées, miroitaient au soleil. Les lourdes portes de bois, moulurées et laquées, montraient la douloureuse fatigue d’un siècle et demi de mauvais traitements infligés par des milliers d’étudiants. Les carreaux rouge sang de l’entrée étaient fendus, ébréchés, fracassés par endroits, remplacés n’importe comment à d’autres. À l’intérieur flottait une odeur de moisissure et de désinfectant. Un type vêtu d’un maillot de football et d’une casquette de base-ball posée à l’envers était adossé à un mur de boîtes aux lettres. Il se pouvait qu’il eût ce matin-là longuement mariné dans une baignoire de bière éventée. Quelqu’un avait écrit à la bombe, avec une faute d’orthographe, le fameux précepte philosophique : CONNAIT-TOI TOI-MÊME. Scar tapota l’épaule de Craig et articula silencieusement la désormais habituelle et horripilante blague : « C’est pas Dartmouth2. »
Quatre volées de marches plus haut, parcourant un dédale de vieilles moquettes, de rap assourdissant, de tracts collés sur les parpaings mettant en garde les résidents contre les MST, les conviant à des rassemblements religieux, à des présentations de la bibliothèque, ils aboutirent à la chambre de Craig, la 416, ouvrirent la porte et découvrirent, assis à un des deux bureaux, lisant un traité d’anatomie humaine, celui avec qui il allait la partager.
C’était Perry, à l’époque où il n’était encore qu’un inconnu.
Il n’avait qu’un millimètre de cheveu sur le crâne. Il portait un short kaki et un tee-shirt orange fluo qui paraissait tout neuf, mais qui, comme Craig l’apprendrait plus tard, ne l’était pas (sa mère lui empesait ses tee-shirts, à sa demande), et sur lequel se lisait AIDE BÉNÉVOLE en impressionnantes grandes capitales noires. Quel type d’aide ? Quel genre de bénévolat ? Craig apprendrait aussi par la suite qu’il s’agissait du tee-shirt type porté par la troupe de scouts de Perry quand ils donnaient un coup de main sur les aires de stationnement des foires et autres reconstitutions de la Guerre civile. Il aimait à le porter, en situation ou non ; et, sur le moment, Craig trouva cela déroutant.
« Bonjour ! lança Perry en refermant son livre.
— Salut, lui répondit Craig, puis, avec un haussement d’épaules, comme si cela ne le concernait pas vraiment : Je crois qu’on va loger ensemble. »
Mais Perry se leva d’un bond pour lui tendre la main. Après une ferme poignée de main, il fit le tour de la pièce pour opérer de même avec chacun des membres de la famille, sans oublier Scar. Ce dernier, boucles hirsutes lui retombant devant le visage, se tenait bouche bée face à cette variété inédite d’être humain. Avait-il jamais vu une personne de moins de vingt-cinq ans serrer des mains, sinon à la télévision ou en guise de plaisanterie ?
Était-ce seulement arrivé à Craig ?
« Sois le bienvenu, dit Perry, puis, avec un geste circulaire et sans ironie aucune : Désolé pour le désordre. »
Tout le monde regarda la pièce avec ensemble : quatre murs nus, un lino sans un grain de poussière, deux placards aux portes closes. Le lit de Perry était fait. (Un édredon vert, un oreiller dans une taie de tissu écossais.) Où donc était le désordre ?
« D’où êtes-vous ? interrogea la mère de Craig d’un ton donnant à penser qu’elle s’attendait à ce que Perry reconnût avoir été assemblé dans un laboratoire ou avoir grandi sur la Lune.
— De Bad Axe, répondit-il, comme si tout le monde était censé connaître “Bad Axe3”.
— Pas possible, fit Scar, l’air sincèrement étonné.
— Ben si », dit Perry. Il leva la main et montra son pouce, comme si cela devait livrer une explication. « Et vous autres ?
— Du New Hampshire, répondit la mère de Craig. Via Boston », ajouta-t-elle comme elle le faisait toujours.
À quoi le père de Craig se crispa, comme il le faisait toujours. Mais en regardant Perry, Craig vit bien que rien de tout cela n’avait de sens pour lui.
Aujourd’hui, un an plus tard, Perry avait de toute évidence réservé à Craig la meilleure chambre de l’appartement. La penderie était vaste et la fenêtre donnait sur l’arrière plutôt que sur la rue.
« Il est super, cet appart, tu ne trouves pas ? fit le père de Craig. Bien mieux que la résidence universitaire.
— Ouais, il est super, répondit Craig en faisant un effort pour paraître reconnaissant.
— On a eu pas mal de chance, dit Perry. On s’y est pris rudement tard. En plus, on a une belle vue. »
Il traversa la chambre de Craig pour gagner la fenêtre avec un geste pour désigner le dehors. Craig et son père approchèrent, regardèrent dans la cour : deux demoiselles au style coiffure en pétard et anneau dans le nombril y étaient allongées en bikini sur des serviettes. Luisant au soleil. Les os de leurs hanches paraissaient rougeoyer sous la peau en train de bronzer. Craig détourna vite les yeux. Son père et Perry le regardèrent, puis s’éclaircirent simultanément la gorge.
« Bon, est-ce qu’on sort manger quelque chose avant que je reprenne la route du New Hampshire ? s’enquit le père de Craig.
— Vous n’allez pas déjà repartir ? protesta Perry. On peut vous loger pour la nuit, monsieur Clements. Ou pour le temps que vous voudrez.
— Non, non », fit le père de Craig en secouant la tête avec l’expression de qui vient de se voir offrir un remède souverain mais ne veut pas obliger quelqu’un à aller le chercher dans le buffet. Il entendait visiblement ficher le camp. « Il faut vraiment que je… »
Perry hocha la tête, faisant comme si Rod Clements avait achevé sa phrase par quelque chose d’éclairant. Craig savait que son père n’avait aucune raison de vouloir regagner le New Hampshire aussi vite. Son père était romancier. Il écrivait une suite de mille pages à son dernier roman et en était à la moitié. Il ne s’était pas installé devant son ordinateur pour travailler depuis Noël.
Craig savait très précisément pourquoi son père voulait repartir le plus vite possible. S’il était quelque chose que Rod Clements ne supportait pas, c’était de voir souffrir quelqu’un qu’il aimait. Dès son plus jeune âge, Craig avait intuitivement compris qu’il aurait été plus facile à son père de l’abattre, comme on abat un cheval de course blessé, que de le conduire aux urgences, hurlant de douleur avec une jambe cassée.
Cela s’était produit une fois – la jambe cassée – et c’était sa mère qui l’avait emmené, son père tenant à les suivre avec l’autre voiture, pour le cas où la première serait tombée en panne. Bien qu’il souffrît le martyre, Craig avait noté avec quel sourire méprisant elle avait regardé son mari s’éloigner vers sa voiture, de grandes taches de transpiration s’élargissant aux aisselles de sa chemise grise.
Craig savait que son père roulerait probablement pendant deux heures, aussi vite que possible, puis prendrait une chambre dans un Holiday Inn.
« Ça fait beaucoup de route, monsieur Clements, dit Perry. Mais c’est comme vous voulez. »
Pour manger un morceau, ils allèrent Chez Vin, le restaurant le plus chic de la ville. C’est là que les membres de la famille Clements-Rabbitt avaient dîné l’année précédente, trop habillés et très fatigués au terme d’un long voyage, tous quatre épaule contre épaule face au lutrin de la réception, pendant que le père de Craig faisait savoir à la rouquine à grandes dents qu’ils devaient retrouver un ami.
« Oh ! avait fait cette dernière. Les gars, vous avez rendez-vous avec le doyen Fleming ! »
Roulant des yeux dans le dos de l’hôtesse, la mère de Craig articula silencieusement « les gars » à l’adresse de Scar. Elle s’était plainte de cette tournure depuis la traversée de l’Ohio, où, dans chaque station-service et restaurant du bord de route, on leur avait servi du « les gars ». À un 7-Eleven de Dundee, dans le Michigan, quand la demoiselle à queue-de-cheval âgée de vingt ans et quelques qui était assise à la caisse gazouilla : « Comment ça va, les gars ? », la mère de Craig finit par craquer et lui demanda abruptement « Est-ce que j’ai l’air d’un gars ? » Elle désigna d’un geste sa famille, à laquelle elle trouvait manifestement beaucoup plus de prestance qu’on ne lui en reconnaissait, et lança : « Sommes-nous une bande de gars ? C’est quoi, cette histoire de gars ? »
En entendant la caissière partir d’un rire paniqué, Craig avait tourné les talons en emportant ses Tic Tac et franchi à toutes jambes les portes automatiques pour regagner le parking. Pourvu qu’elle croie à une boutade. Pourvu que son père emmène sa mère avant que celle-ci détrompe la malheureuse.
Ce fameux soir à la réception du restaurant Chez Vin, Craig avait détourné les yeux de sa mère, de Scar et de la rousse pour fixer le profil du visage paternel tout en se rendant compte pour la première fois que le copain de fac de son père, l’homme avec qui on allait dîner, cet ami d’il y avait longtemps, était doyen de l’Honors College – cet établissement incroyablement sélectif où, « avec ses notes d’élève peu doué et ses piètres résultats aux contrôles », Craig avait eu beaucoup de chance d’être admis.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » s’était enquis son père en sentant son regard, pivotant sur place les deux mains en l’air, comme pour prouver qu’il n’avait rien dans les manches.
Cette année-ci, l’hôtesse était une femme plus âgée, qui les accueillit néanmoins d’un « Bonjour, les gars », auquel tous trois répondirent d’un hochement de tête avant de se voir guider jusqu’à une table située dans un angle. Seul Perry s’était soucié de passer une chemise à manches longues et de chausser des souliers de ville. Ils eurent mangé tout le pain de la corbeille avant que le garçon leur ait apporté l’eau minérale. Perry et le père de Craig parlèrent du temps qu’il faisait et des mérites comparés de différents modèles de VTT, cependant que Craig regardait la flamme de la chandelle posée au centre de la table s’élever et se ramasser sur elle-même, tantôt losange parfait, tantôt larme, ou bien encore ongle palpitant puis croissant puis canine puis paupière verticale.
« Perry, déclara Rod Clements devant l’immeuble en serrant les deux mains du garçon entre les siennes, je suis tellement content que Craig…
— Ça va bien se passer pour Craig, monsieur Clements, assura Perry.
— Fiston, commença Rod Clements à l’adresse de Craig, je…
— Fais attention sur la route, papa. »
Ils se tenaient au milieu du trottoir. À quelques mètres de là, sous un réverbère éteint, un couple s’embrassait avec abandon. Un groupe de quatre passants, des types plutôt laids, se divisa pour dépasser le couple, se divisa derechef à hauteur de Perry, de Craig et de son père.
« Je t’aime, dit Rod Clements en attirant son fils à lui pour lui tapoter vigoureusement le dos.
— Moi aussi, je t’aime », dit Craig.
Leur étreinte dura au moins trois secondes, suffisamment longtemps pour que Craig remarque, flottant dans un ciel bleu encre par-delà l’épaule paternelle, suspendue au-dessus du couple d’amoureux et bien au-dessus de l’endroit où le réverbère aurait dû luire, la lune, qui semblait soit de roche compacte soit de tendre chair humaine.
2
Shelly Lockes appela la rédaction du journal après la parution du premier article, plein d’inexactitudes, sur l’accident, et bien que le journaliste qu’on finit par lui passer l’assurât qu’il allait « corriger immédiatement les erreurs », aucun rectificatif ne fut publié.
Après cela, Shelly voulut parler au rédacteur en chef. Une standardiste lui dit : « Je regrette, il ne prend pas les appels en provenance du public. Mais la personne que je vais vous passer fait partie de nos rédacteurs. »
À entendre la personne en question, on aurait dit une petite fille :
« Vous voulez dire que vous avez été la première sur les lieux de l’accident ?
— C’est exact. Pourquoi personne de chez vous ne m’a-t-il interrogée ? Mon nom figure dans tous les rapports. Police et personnel soignant, tout le monde m’a entendue. Je souhaite rectifier le compte rendu que vous avez fait de cet accident. »
La journaliste bafouilla un peu avant de dire : « Ben dites donc. Bon eh bien, entendu, je vais demander à quelqu’un de vous appeler dans l’après-midi. »
Personne n’appela. Et le lendemain, nouvel article à la une racontant que la jeune fille avait été trouvée baignant dans une « mare de sang » sur la banquette arrière de la voiture, où elle avait été projetée par l’impact, n’ayant pas attaché sa ceinture de sécurité. Elle avait déjà succombé à l’hémorragie à l’arrivée de l’ambulance. Son visage était méconnaissable après avoir percuté le pare-brise, puis la lunette arrière. Sa camarade de chambre avait pu l’identifier à la morgue grâce à la robe noire et aux bijoux qu’elle portait ce soir-là. Son petit ami, qui conduisait lors de l’accident, avait été retrouvé des heures plus tard, errant sur une petite route, couvert du sang de la jeune fille.
Les professionnels de santé se demandaient, toujours selon le journal, comment il avait réussi à se traîner aussi loin avec une fracture au bras, une épaule démise, un traumatisme crânien et une rupture de la rate.
Shelly Lockes avait, elle, été sur place.
Elle avait appelé les secours dans les minutes suivant l’accident. Elle avait traversé un fossé plein d’eau et s’était trouvée debout auprès des deux jeunes gens. La fille avait été projetée dans les herbes. Elle n’était plus dans la voiture. Le clair de lune avait permis à Shelly de voir la scène comme en plein jour, et elle était bien certaine que le seul sang versé était le sien.
Cette entaille qu’elle s’était faite à la main.
Une vilaine blessure, il est vrai, qui avait requis points de suture et pansements. Si elle avait pratiqué le handball ou la mandoline, elle aurait sans doute dû y renoncer. La cicatrice continuait de la surprendre chaque fois qu’elle posait les yeux dessus. Comment avait-elle pu ne rien sentir sur le moment ? Ce n’est qu’une fois arrivée aux urgences, alors qu’elle la tenait en l’air enveloppée dans son pull, que sa main avait commencé de lui faire souffrir le martyre.
Mais cela n’avait pas donné lieu à une « mare de sang ».
Il n’y avait pas eu de mare de sang.
« Peut-être qu’ils sont tous comme ça, avait émis son amie Rosemary. Peut-être que, dans le canard local, chaque compte rendu de chaque événement est complètement bidonné, mais on n’en sait rien, vu qu’en général on n’y a pas assisté. Une “mare de sang”, ça fait vendre plus de papier que pas de sang du tout. »
L’article suivant décrivait la « première personne sur les lieux » comme une femme entre deux âges arrivée sur place plusieurs heures après que l’accident s’était produit. Elle avait composé le 18, puis s’en était allée avant l’arrivée des secours, si bien qu’elle n’avait pu être entendue par la police. Sur quoi Shelly appela le journal et la police.
« Pas un mot de ce qui est rapporté n’est exact. Il faut enquêter là-dessus. Pour tout remettre au clair. Nous sommes tous concernés. »
Le fonctionnaire en charge de l’affaire lui assura qu’il avait tout consigné, que son aide en la matière était inappréciable, qu’il allait lui-même entrer en contact avec le journal et procéder aux rectifications nécessaires. Mais il ajouta : « Vous savez, c’est un torchon. Si j’avais touché dix cents chaque fois qu’ils ont complètement déformé un fait divers, je serais riche à l’heure qu’il est. »
Le directeur de la rédaction promit à Shelly qu’un rectificatif paraîtrait le lendemain. « Nous avons tant de sources d’information, madame. Je suis certain que vous comprenez qu’avec tant d’apports provenant d’un si grand nombre de gens sur chaque fait divers, il est possible et il arrive que se glissent quelques inexactitudes. »
Elle attendit le rectificatif, passant chaque jour au peigne fin les numéros de la semaine qui suivit, et elle ne le vit jamais.
3
« Elle s’appelle Nicole Werner », dit Perry à son colocataire, qui, bouche bée, ne quittait pas Nicole des yeux. Perry espérait que s’il détournait son attention avec des informations, Craig fermerait la bouche et cesserait de la reluquer. « Sa famille habite Bad Axe depuis des générations. Elle a dans les quatre cents cousins. Notre cours primaire s’appelait l’école Werner.
— Une pouffe de la cambrousse ? interrogea Craig. Une blondasse avec un petit pois dans la tête ?
— Elle a été major des terminales », dit Perry, en apparence plus sur la défensive qu’il ne l’était en réalité. Il ne s’intéressait pas particulièrement à Nicole Werner en tant que telle, mais tout ce que Craig Clements-Rabbitt avait dit depuis qu’il avait étendu son sac de couchage high-tech sur son lit, le jour où ils avaient emménagé dans la résidence, s’était révélé soit agaçant soit exaspérant.
« Ah bon ? Major ? J’aurais cru que c’était toi, le grand Perry. Que diable s’est-il passé ?
— Elle était meilleure élève. » Perry hocha la tête d’un air qui se voulait de sincérité, non d’amertume. Il y avait eu, assurément, une période d’aigreur. En plus d’être major de la promotion, Nicole Werner avait également décroché la bourse Ramsey Luke – la première fois dans les annales de Bad Axe qu’elle n’était pas accordée au président de la classe de terminale, qui, cette année-là, se trouvait être Perry. Mais celui-ci s’était dit que l’on ne pouvait attribuer au même élève la bourse Ramsey Luke et la bourse E. M. Gelman Band ; or il était nettement en tête des prétendants à cette dernière.
Ils étaient à la cafétéria. Craig avait pris du chili con carne. Son bol était tellement plein d’oignons émincés que, chaque fois qu’il y plongeait sa cuiller, il en tombait sur la table en stratifié. « Et que font ses parents ?
— Ils possèdent un restaurant allemand, le Boulettes.
— Ils font des boulettes ? » Craig garda un moment sa cuiller en suspens au-dessus du bol, comme s’il contenait des absurdités. Il écarta de son visage de longues boucles blond sale en lançant la tête vers la gauche – tic branché que Perry avait souvent vu sur la chaîne VH1.
« Non. Le restaurant s’appelle Boulettes. »
Craig se laissa aller contre son dossier avec un reniflement de mépris. Perry était maintenant accoutumé à ce genre de réaction. Aux yeux de Craig Clements-Rabbitt, tout ce qui avait trait au Midwest – la cuisine, les arbres, le nom des rues, les filles – n’était qu’une farce.
« Il s’agit du plus fameux restaurant de Bad Axe », ajouta Perry, une fois encore comme si cela lui importait personnellement. Craig était bouche bée, comme si l’information était trop étonnante pour qu’il y crût. Perry détourna le regard.
On aurait pu déduire de l’attitude de ce Craig Clements-Rabbitt qu’il provenait d’une très grande ville. Mais il s’avéra, Perry lui ayant tiré les vers du nez, que la localité du New Hampshire où il avait grandi était un peu plus modeste que Bad Axe.
« Mais ce n’est pas la même chose », avait-il dit, l’air déjà las, comme si la question était trop compliquée à expliquer et qu’il redoutait de s’atteler à la tâche. Cela se passait lors de leur première soirée dans la chambre qu’ils partageaient à Godwin Honors Hall, à l’époque où ils cherchaient encore à se témoigner des égards. Craig avait laissé son sac marin non défait au pied de son lit et déroulé sur le matelas son sac de couchage de haute technologie. Celui-ci était constitué d’une sorte de tissu métallique que Perry, pourtant nanti de bonnes connaissances, acquises chez les scouts, en fait de matériel de camping, ne connaissait pas. D’oreiller, point.
« La ville que j’habite est toute petite, expliqua Craig, mais personne n’en est originaire. Les gens qui y résident travaillent via Internet ou ne se rendent à Boston ou New York que tous les quinze jours. Ou bien ils sont indépendants financièrement ou bien encore ils ont pris leur retraite de bonne heure. À l’exception de deux ou trois dont les parents travaillent à la station de ski. Ceux-là, je suppose, peuvent être regardés comme des gosses vivant dans un petit patelin. Et encore pas vraiment. »
Perry se représenta quelques centaines de familles pareilles à celle de Craig : les mères en jupe droite beige, les pères en jean et veste de velours.
En fait, si Rod Clements était ce jour-là vêtu d’un jean et d’une veste de velours, il avait aux pieds des Converse vert cru et, au poignet, une paire de bracelets en chanvre, un peu comme un collégien. Quant à Scar, le petit frère, il ressemblait déjà à un vieux, un vieux qui aurait porté un catogan. Le visage de ce gosse paraissait taillé dans le marbre, comme s’il n’avait jamais ri ni ne s’était jamais renfrogné de toute sa vie. Et bien que Perry n’eût pas encore demandé à Craig pourquoi son frère se prénommait Scar4, il était certain qu’il y avait toute une histoire derrière cela. Il était en compagnie des Clements-Rabbitt depuis une heure à peine, qu’ils s’étaient déjà débrouillés pour raconter sur Craig plusieurs anecdotes qui se voulaient amusantes.
(« Ah, Perry, avait dit la mère, j’espère que vous parviendrez à vous faire à la vie avec notre fils. Nous avons compris qu’il était différent quand, à l’âge de trois ans, il nous a demandé le plus sérieusement du monde si, pour son anniversaire, il pouvait avoir un agent. »)
Et sur leur famille.
(« Tu te rappelles la fois, avait demandé Rod Clements en promenant un regard sceptique autour de la chambre, où nous avions loué au Costa Rica une villa donnant sur la plage, qui se révéla n’être qu’une remise ? »)
« Boulettes », répéta Craig, comme extatique, en regardant Nicole Werner traverser la cafétéria. Elle portait son plateau loin devant elle comme si un objet radioactif y était posé. L’ayant eue pour condisciple pendant treize ans, Perry la connaissait suffisamment pour savoir que si Nicole se déplaçait ainsi, c’était parce qu’elle se savait observée, et que cela ne la dérangeait pas outre mesure. Sa queue-de-cheval dansait derrière elle comme celle d’un vrai cheval, du blond le plus pâle, comme les cheveux de tous les Werner – excepté Etta Werner, sa grand-mère, délicieuse vieille dame qui vivait au bout de la rue où habitait Perry et qui avait toujours à disposition les plus incroyables petits gâteaux maison qui se pussent imaginer. Elle avait, pour sa part, les cheveux du blanc le plus pur.
« On dirait une crémière. »
Perry ne réagit pas. Il supposa que cela se voulait insultant. Lui-même n’était peut-être pas le plus grand fan de Nicole Werner, mais il ne pouvait s’empêcher de se sentir protecteur. D’abord, il était passablement certain que toutes les insultes que Craig Clements-Rabbitt imaginerait pour Nicole Werner – péquenaude, ringarde, etc. – finiraient par lui être appliquées à lui aussi. Quand Perry l’avait interrogé à propos de son nom de famille, rapport au trait d’union, Craig avait répondu en roulant des yeux étonnés : « Ne me dis pas que tu n’avais jamais vu de noms avec trait d’union ? Est-ce que dans ton patelin les femmes ont le droit de vote ? »
Il est vrai que Perry n’avait jamais connu quelqu’un qui portât ce genre de double patronyme.
« J’ai deux parents, avait dit Craig. Un Clements et un Rabbitt.
— Je croyais que le Clements, c’était ton père.
— Donc il t’est déjà arrivé de croiser ce genre de nom. Suffisamment pour savoir que mes parents sont branchés au point d’avoir choisi de placer le nom de ma mère en second. »
En vérité, Perry n’avait pas trouvé cela tout seul. Un type de leur couloir avait avancé que la mère de Craig devait être R. E. Clements, du fait de l’ordre des deux noms. « Impossible, avait dit sa petite amie. T’en as lu, de ses bouquins à lui ? Aucune femme n’écrirait des trucs aussi débiles. Des inepties inspirées par la testostérone. »
« Et dans ton patelin, reprit Craig en plongeant sa cuiller dans le chili, ce qui répandit encore des oignons autour du bol, dans ce fameux Bad Ass5, est-ce que toutes les filles ressemblent à ça ?
— Les joues roses, blondes comme les blés. Solides, mais les attaches fines. Gros nibards. »
Perry réfléchit un instant à la question, puis répondit en toute honnêteté : « À peu près, oui.
— Pas mal, fit l’autre. Bon, quand est-ce qu’on va avec tes parents faire un tour dans ce… (il agita la main en l’air)… ce Boulettes, est-ce qu’on y voit Nicole Werner ?
Perry dut de nouveau réfléchir, puis il lui revint que, oui, elle avait commencé d’y travailler comme serveuse l’été de l’année précédente. Elle y était apparemment surtout le vendredi soir et certains samedis après-midi, évoluant prestement de table en table en jupe à tournure et chemisier à fanfreluches. Mais les parents de Perry y allaient habituellement déjeuner le dimanche, après la messe, avec son grand-père, qui raffolait du Sauerbraten. Bien qu’il l’aperçût à l’église, il ne voyait jamais Nicole au restaurant ce jour-là. Ce devait être son jour de congé.
« À quoi ressemble sa tenue de serveuse ? »
Perry en fit la description. La large ceinture bleue en satin. Le – comment déjà ? – sarrau de paysanne. La jupe rayée.
« Arrête, mec, fit Craig en levant la main. Tu vas me faire jouir. »
Perry s’éclaircit la gorge. Quand, de l’autre bout de la cafétéria, Nicole regarda dans sa direction et lui adressa son sourire poli (contrit ?) habituel, il se sentit rougir de la base du cou au sommet du crâne.
« Putain, mec, mais comment as-tu pu devenir aussi idéaliste ? » interrogea Craig un soir quelques semaines plus tard, alors que leurs rapports étaient devenus ouvertement hostiles. À son retour de la bibliothèque, Perry avait une fois encore trouvé son compagnon de chambre allongé sur le dos (il avait roulé son duvet high-tech et l’avait fourré dans la penderie) en boxer-short, des écouteurs sur les oreilles. Il avait un livre de poche ouvert posé sur le ventre, un roman que son père avait publié quelques années plus tôt et qui, tout au moins selon lui, avait été un grand succès. Gel du cerveau de R. E. Clements. Nombre d’autres étudiants du Honors College semblaient savoir qui était le père de Craig et ne pas le tenir en très haute estime ; mais Perry n’en avait pour sa part jamais entendu parler.
C’était un automne d’une beauté à pleurer. Sec et limpide, avec jour après jour des ciels si bleus qu’il était, sans que l’on sût pourquoi, possible de voir la lune suspendue au-dessus de la bibliothèque, comme si toute l’atmosphère avait été purgée. Au milieu de tant de lumière, l’éclat des feuilles d’automne rouges et or et rouille des grands arbres bordant Campus Avenue tenait plus du cinéma que de la nature.
« Il faudrait que tu voies Dartmouth, avait dit Craig un matin qu’ils descendaient prendre le petit déjeuner. Dartmouth fut fondée avant qu’un chemin de terre ait été ouvert dans cet État. »
Perry l’avait déjà entendu évoquer Dartmouth deux ou trois fois et lui avait déjà posé la question évidente, à laquelle l’autre avait répondu : « Parce que je n’ai pas été accepté. C’est une vraie université. En plus, à Dartmouth, j’aurais eu un vrai compagnon de chambre.
— Va te faire mettre, avait lancé Perry, ni pour la première ni pour la dernière fois.
— Merci, mais pour l’instant cela ne me dit rien. »
Aller suivre ses études ailleurs n’avait jamais effleuré Perry. Les jeunes les plus doués de Bad Axe avaient toujours fréquenté cette université-ci. Trois seulement y avaient été acceptés cette année : Perry, Nicole et une fille obèse prénommée Maria, qui pratiquait la harpe et qui, pour ce qu’en savait Perry, n’avait plus adressé la parole à personne en dehors de la psychologue scolaire depuis la classe de quatrième, époque où sa mère s’était suicidée.
Ses parents, qui avaient tous deux fréquenté un établissement plus modeste et plus proche de Bad Axe, en conçurent une fierté qui leur fit friser l’apoplexie. Le surlendemain de l’arrivée de sa lettre d’admission, son père avait peint en cramoisi et or les grands carreaux en ciment du patio. « Tu as décroché la timbale, fiston ! »
Difficile pour Perry d’imaginer une université plus ancienne et plus impressionnante que celle-ci – les énormes piliers de la bibliothèque, la moulure dorée au plafond de l’auditorium Rice, le parc luxuriant et ses bancs de marbre. Qu’est-ce que Dartmouth aurait pu avoir qu’il n’y avait pas ici ?
« L’université est sélective, avait répondu Craig. Elle est privée – et, désignant de la main les murs de leur chambre : Rien à voir avec une brutocratie. »
Mais pour Perry c’était un rêve que d’être étudiant. Les pesants volumes aux pages fines à en être translucides. Les professeurs sociables et ceux qui restaient de marbre. Les épaisses colonnes de l’entrée et, à l’intérieur, les empilements de livres.
Le parfum qui régnait au milieu de ces étroits murs de livres était, à ses yeux, celui de la cogitation même. Des décennies de raisonnement et de réflexion. Il y prenait des ouvrages qui n’avaient rien à voir avec les matières qu’il avait choisies, juste pour en rapporter la pesanteur et l’odeur jusqu’à sa chambre. Un manuel de physique classique. Une histoire des Anglo-Saxons.
« Alors, mec ? lui demanda Craig. D’où vient que tu sois comme ça, tellement romantique à propos de tout ?
— Je l’ignore, mec, répondit Perry, traînant sur le dernier mot en imitation de l’accent de la côte Est. Et toi, d’où vient que tu sois si foutrement cynique ?
— Mon intelligence naturelle. Je suis né avec », fit Craig du tac au tac. Il ne se laissait jamais démonter. Il avait en permanence sur le bout de la langue toute une encyclopédie de reparties.
« N’est-ce pas un poids, d’être tellement mieux que ses semblables ? interrogea Perry. Ou bien est-ce jouissif ?
— J’y suis tellement habitué désormais que je ne saurais dire. »
Perry s’assit au bord de son lit et ouvrit la fermeture de son sac à dos. On aurait pu tracer une ligne au centre de la chambre. Chaque fois que du linge sale, un magazine ou un emballage de barre protéinée appartenant à Craig pénétrait si peu que ce fût sur son territoire, il le repoussait méticuleusement du bout du pied de l’autre côté.
« Ta mère a appelé, annonça Craig. Je lui ai dit que tu étais sorti pour essayer de te dégoter un peu d’héroïne, mais que tu serais rentré dans une heure.
— Merci.
— Tiens, si tu veux être tranquille, tu n’as qu’à aller au salon et appeler de mon portable. »
Craig lança son téléphone, à peine plus grand qu’une boîte d’allumettes et tout aussi mince, à Perry. Cela lui avait été un inépuisable motif d’étonnement que son camarade ne possédât pas de téléphone portable et dût recourir à l’antiquité scellée au mur de leur chambre. Craig n’en connaissait même pas le numéro et n’avait jamais décroché le combiné que pour prendre des appels destinés à Perry.
« Merci », répéta ce dernier. Il prit l’appareil et sortit en refermant derrière lui.
« Maman ? »
Il n’y avait personne dans le salon du troisième étage, aussi Perry s’allongea-t-il sur le canapé bleu en ayant soin de ne pas poser ses chaussures sur les coussins.
Sa mère et lui parlèrent de ses cours, de son grand-père, du magasin de son père – un commerce de tondeuses à gazon, le meilleur de la ville – et enfin du temps, qui avait été magnifique. À Bad Axe, lui dit-elle, les feuilles des arbres avaient changé de façon spectaculaire et commençaient de tomber, et elle ajouta pour plaisanter qu’elle allait devoir s’occuper de les ratisser à présent qu’il n’était plus là.
« Je pourrai rentrer un week-end, si je trouve une voiture.
— Ne sois pas idiot. Nous pouvons nous charger des feuilles mortes. Toi, de ton côté, décroche de bonnes notes. »
Perry était enfant unique – à ceci près qu’il y en avait eu un autre avant lui, une fille morte à la naissance, dont sa mère ne lui avait jamais parlé. S’il le savait, c’était uniquement parce que, quand il avait neuf ans, sa grand-mère avait décidé qu’il devait être mis au courant.
Dès son plus jeune âge, Perry avait eu une sœur imaginaire qui se nommait Mary. Sa grand-mère Edwards lui dit un jour qu’il était désormais trop grand pour avoir des camarades de jeux fictifs, et dieu sait ce que ses parents devaient éprouver en l’entendant parler pendant des heures dans sa chambre à cette fillette imaginaire. Elle ne le ménageait pas, contrairement aux autres grandes personnes de son entourage, qui prétextaient de ce qu’il était encore un enfant. C’était elle qui lui avait appris que feu son grand-père était alcoolique et que l’oncle Benny, qui tenait de ce dernier, était un lamentable ivrogne, ce qui expliquait qu’on ne l’invitât jamais au dîner de Noël. C’était encore elle qui finirait par lui dire qu’elle était en train de mourir d’un cancer de la vessie et non pas en train de « se remettre » à l’hôpital, comme ses parents cherchaient à le lui faire accroire.
Grand-mère Edwards l’emmena donc sur la tombe – pierre plate et polie, gravée de l’inscription « Notre petite fille » et d’une date qui ne signifiait rien pour lui. Ce même jour, Mary, son amie imaginaire, disparut, comme si l’imaginaire pouvait s’éteindre aussi facilement que le réel. De ce jour, Perry ne repensa presque plus jamais à elle, sinon dans les rares occasions où sa peau diaphane lui revenait en mémoire, ainsi que la façon dont, d’une main douce et fraîche posée sur la sienne, elle guida son crayon et lui apprit à dessiner un dinosaure. Et le parfum de ses cheveux – cet enchevêtrement de boucles rousses –, pareil à de la terre tiède.
« Je t’aime, maman, dit-il avant de couper la communication.
— Moi aussi je t’aime, Perry.
— Dis à papa que je l’aime.
— Lui aussi il t’aime. »
Encore quelques au revoir, puis il referma le téléphone portable un peu tape-à-l’œil de Craig, se leva du canapé et prit la direction de la chambre. Quelques étudiants le dépassèrent en chemin – des inconnus, mais qu’il reconnaissait pour les avoir croisés dans les couloirs et à la cafétéria. Un de ces types, qui portait des lunettes à monture métallique, avait un cours en commun avec lui, même s’il ne se rappelait pas lequel. Ils échangèrent gravement, poliment, un signe de tête.
La cage d’escalier était déserte. Il y entendait résonner le bruit de ses pas. Tout en remontant au quatrième il fut soudain assailli par une douloureuse nostalgie de sa mère, seule dans leur modeste pavillon. Que faisait-elle en ce moment, leur coup de fil terminé ? Téléphonait-elle à sa mère ? Regardait-elle la télévision ?
Et il éprouva également une bouffée de chagrin pour son père, encore au magasin. Peut-être était-il en train de faire une réparation, de vendre un article ou bien de donner ses horaires au jeune qui viendrait travailler le samedi, maintenant que Perry n’était plus là.
Il pensa aussi à son grand-père, assis sur le banc dans le hall d’entrée de Whitcomb Manor, déjà impatient de voir arriver le dimanche, quand les parents de Perry passeraient le prendre pour l’emmener au restaurant.
Puis il se sentit triste pour l’ensemble de la ville de Bad Axe. Le drugstore. La pizzeria. Les façades en brique des quelques boutiques du centre-ville, toutes sur le déclin. Les complexes commerciaux excentrés. Le cimetière avec ses fleurs et petits drapeaux piqués dans le sol meuble. Les employées du salon Fantastic Sam’s, le regard braqué sur l’aire de stationnement, attendant qu’entrât quelqu’un ayant besoin d’une coupe.
Le mal du pays. Il venait de mettre un nom dessus. Dès qu’il quitta la cage d’escalier, les yeux embués par l’émotion, Perry réalisa à quel point il était stupide et essuya ses larmes ridicules. Niaiseries sentimentales. Le seul autre scout aigle de Bad Axe portait déjà l’uniforme des Marines et se trouvait en Afghanistan. Lui, avait de quoi larmoyer, pas Perry.
Une fille en minijupe tourna le coin du couloir tout en hurlant de rire dans son portable. Elle ne lui accorda pas même un regard. Passé le coin, il nota que la porte de sa chambre était ouverte et que quelqu’un se tenait dans l’entrée.
Puis il vit de qui il s’agissait.
La queue-de-cheval d’un blond lumineux. Le maintien parfait.
Nicole Werner.
Elle se retourna à son arrivée. « Salut ! lança-t-elle, d’une voix si fraîche et féminine qu’on l’aurait crue sortie d’un piccolo.
— Salut », répondit-il d’un ton qui, en comparaison, parut rabat-joie. Mais qui pouvait rivaliser avec Nicole Werner en matière d’affabilité ? Il avisa Craig, debout à quelques mètres devant elle, toujours en boxer-short et torse nu.
« Je passais voir comment ça va, dit-elle à Perry, mais avec un regard vers Craig comme pour l’inclure par politesse dans la conversation. Et puis voir si tu veux qu’on s’organise des séances de travail…
— Ah oui, bien sûr. » Cela lui était sorti de la tête. Ils en avaient parlé à Bad Axe à l’époque où ils venaient de recevoir leur lettre d’admission, mais avant qu’elle se voie attribuer la bourse Ramsey Luke. Ils s’étaient dit qu’ils continueraient le rituel, les marathons de bachotage hebdomadaires. « C’est d’accord », dit-il avec un haussement d’épaules.
C’est alors que Craig accrocha son regard et que Nicole se retourna vers ce dernier pour lui dire : « Tu peux te joindre à nous, si tu veux. »
Craig parut réfléchir à la question, puis déclara : « Ça pourrait m’être profitable. Ça pourrait m’aider à conserver de bonnes habitudes de travail. »
Nicole hocha la tête. La fausse note lui avait visiblement échappé, ainsi que le fait que Craig Clements-Rabbitt était à demi nu, ayant passé cette soirée du mardi sur son lit avec son iPod et Gel du cerveau. « Super ! dit-elle. Il ne nous reste plus qu’à décider du jour et du lieu. » Elle fit prestement apparaître un agenda qu’elle avait sous le bras et un stylo, commodément glissé dans sa queue-de-cheval. Stylo entre les lèvres, elle se mit à feuilleter l’agenda.
« Je suis libre n’importe quand », dit Craig.
Perry roula des yeux.
4
Ses étudiants devaient la croire atteinte de surdité. Il leur arrivait de la poursuivre dans les couloirs sur plusieurs centaines de mètres en appelant : « Professeur ? », sans que jamais elle se retourne.
Professeur ?
Impossible que ce fût elle.
Et pourtant si. Elle enseignait dans l’une des plus grandes universités du monde. On la disait anthropologue culturel, comme s’il s’agissait d’un métier. Elle était « spécialiste du traitement des dépouilles mortelles au sein des civilisations sans écriture » – de même que son père avait été courtier en assurances et sa mère femme au foyer.
À trente-trois ans, elle était mère de jumeaux âgés de deux ans et épouse d’un type gentil qui ne demandait pas mieux que d’être père au foyer. Elle avait obtenu son doctorat avec la mention très bien, les félicitations du jury et des récompenses exceptionnelles : une bourse Fulbright pour la Croatie et même une dotation de la fondation Guggenheim, traitement sans précédent pour un étudiant de troisième cycle. Sa thèse, intitulée Pratiques funéraires traditionnelles et leurs origines populaires – peur, fantasme, les cultes de la mort, avait été publiée dans une collection universitaire prestigieuse quelques mois seulement après qu’elle l’eut terminée. Il y avait eu des recensions favorables dans les publications spécialisées et même un court article dans un ou deux journaux en raison de l’intérêt du public pour son sujet.
En ce cas, quand on la hélait en lui donnant du « Professeur ! », pourquoi Mira ne se sentait-elle pas visée ? Pourquoi avait-elle, jour après jour, à ce point l’impression de donner dans l’imposture ?
Peut-être parce qu’elle était un imposteur.
Mira Polson avait atteint cette position de professeur assistant au Honors College grâce aux qualités de ce premier ouvrage et à la « promesse » d’autres publications qu’y avait vue l’établissement. Cela faisait maintenant trois ans et elle se trouvait à deux ans de sa révision de titularisation ; or il était vraisemblable – le président du département avait fait en sorte qu’elle n’eût pas de doute là-dessus – qu’elle ne l’obtiendrait pas et perdrait son emploi si elle ne publiait pas quelque chose d’ici là. Jusqu’à présent, au cours des trois années allouées par l’université pour rédiger et publier un travail, Mira n’avait rien produit d’autre que quelques notes jetées sur un bloc-notes, devenues, un an et demi plus tard, illisibles même pour elle.
Et qu’adviendrait-il si elle n’était pas titularisée ?
Elle serait alors bien pis qu’un imposteur : une chômeuse spécialiste d’un domaine abscons, avec deux bambins et un mari à charge.
C’est à cela qu’elle pensait tout en refermant la porte de l’appartement derrière elle pour se rendre à Godwin Honors Hall, tâchant de ne pas prêter attention aux hurlements des jumeaux ni aux chut ! agacés de leur père de l’autre côté du battant. Il lui fallut toute la force d’âme dont elle disposait pour continuer de suivre le couloir en direction des escaliers.
Ils avaient été malades cette nuit-là. Pas de température, mais tous deux avaient vomi vers deux heures du matin par-dessus le bord de leur petit lit, Andy imitant Matty, comme il le faisait généralement lorsqu’il s’agissait de rendre leur repas. Ils s’étaient apparemment goinfrés de Doritos la veille, pendant que Mira assistait à une réunion du département. À son retour, Clark dormait à poings fermés, bien qu’il ne fût que neuf heures du soir.
« Ils dorment, vous dormez », leur avait dit le pédiatre lors de la visite des deux ans quand Clark s’était plaint de ce qu’ils se réveillaient toujours une ou deux fois par nuit. C’était de toute façon ce qu’il faisait déjà – dormir quand ils dormaient ; par la suite, fort de ce conseil du spécialiste, Clark en avait fait une religion. Il arrivait même qu’il dormît alors que les jumeaux étaient réveillés. En rentrant, Mira le trouvait inconscient sur la moquette du séjour, allongé à côté du parc, dont les jumeaux secouaient les barreaux molletonnés comme s’il s’agissait des grilles d’une prison.
C’étaient deux garçonnets bouclés, actifs et en bonne santé, qui communiquaient entre eux grâce à un galimatias rapide dont Mira, quand elle versait dans l’irrationnel, pensait qu’il pouvait s’agir d’un atavisme linguistique ou génétique hérité de ses ancêtres d’Europe de l’Est. Pour réclamer du lait ils disaient milekele ; « au revoir » était gersko ; « maman » et « papa » étaient meno et paschk. Elle se prenait parfois à souhaiter que sa grand-mère fût encore de ce monde, pour assurer la traduction. Plus irrationnellement encore, elle s’était rendue dans le courant de l’été à la bibliothèque Llewellyn Roper pour rechercher les mots lait, au revoir, mère et père en lituanien, russe, serbo-croate, et les comparer à leurs équivalents en d’autres idiomes – le latin, le français, l’allemand et quantité de dialectes –, pour ne rien trouver bien sûr qui indiquât que ses jumeaux eussent véritablement parlé une langue étrangère.
Bien sûr.
Revenant ce jour-là de la bibliothèque – que ses austères colonnes néoclassiques faisaient semblant de soutenir –, Mira se sentait au mieux un peu niaise. Au pire, un peu timbrée. Elle consulta des ouvrages et des sites médicaux, et quand elle lui demanda s’il se pouvait que les jumeaux connussent une sorte de retard dans l’apprentissage du langage, le pédiatre en fut amusé et lui répondit : « Vous autres professeurs pensez tous que vos rejetons devraient donner des cours magistraux quelques semaines après la naissance. Écoutez, si, d’ici un an, ils babillent encore dans une langue étrangère, nous explorerons les différentes possibilités. Mais, croyez-moi, il n’en sera rien. »
Clark paraissait fort contrarié de ce que les jumeaux ne voulussent point parler sa langue. Mira savait que son état d’esprit tenait à ce qu’il restait à la maison jour après jour, pendant qu’elle-même faisait de la recherche, assistait à des réunions, donnait des cours. Le plus souvent épuisé, il était, le reste du temps, animé d’une énergie frénétique. Il avait sous les yeux des cernes noirs de la taille d’un demi-dollar. De l’homme le plus porté sur la chose qu’elle eût jamais connu – durcissant de nouveau en elle avant même d’en être ressorti –, il était devenu en l’espace de trois ans le genre de type au sujet duquel des femmes appellent le standard d’émissions radiophoniques pour confier : Je me demande si mon mari n’aurait pas une liaison ; cela fait trois mois qu’il ne m’a pas fait l’amour.
L’idée d’une telle liaison aurait pu effleurer Mira si elle n’avait su comment Clark passait ses journées et à quel point il lui aurait été impossible d’y introduire une occupation supplémentaire. Les jumeaux s’éveillaient à cinq heures du matin et ne cessaient jusqu’à neuf heures du soir d’exprimer besoins et exigences en leur langue étrangère. Quand elle n’avait pas cours, Mira se levait en même temps qu’eux pour laisser Clark dormir. En revanche, lorsqu’elle avait cours, c’est-à-dire la plupart des jours de la semaine, c’était lui qui se levait et qui, d’un pas trébuchant, sortait dans le couloir en pestant. Mira se tournait de son côté pour faire semblant de dormir – bien qu’il mît un temps fou à émerger et à tomber du lit. En entendant brailler les jumeaux elle avait mal dans son corps tout entier. À entendre leurs appels, toujours les mêmes (Braclaig ! Braclaig !), il était impossible de savoir qui ils réclamaient, mais Mira avait la certitude que c’était elle qu’ils voulaient. Il lui semblait qu’un réveille-matin vibrait dans sa cage thoracique et envoyait des impulsions dans l’ensemble de ses terminaisons nerveuses.
Et il existait tant et tant de terminaisons nerveuses.
L’année précédente, en automne, Clark et elle avaient pris une baby-sitter pour aller voir l’exposition « Body Worlds » présentée au musée d’histoire naturelle de la ville.
Des corps morts.
La spécialité de Mira.
C’est la raison pour laquelle Clark avait eu l’idée de prendre des billets. Un cadeau d’anniversaire. « Tout à fait ton rayon », avait-il dit en les agitant en l’air.
Sauf qu’il ne s’agissait pas de corps morts historiques. De corps morts folkloriques. Ils n’avaient rien à voir avec le type d’embaumements primitifs qu’étudiait Mira. Au lieu de cela, il s’agissait de cadavres disséqués et soumis à une technique appelée plastination, puis présentés, désossés et retournés, au public. Un mort était juché sur un cheval mort, tenant dans une main son cerveau et, dans l’autre, celui du cheval. Un autre lançait en l’air un ballon de basket, tous ses muscles bien visibles, rouges et filandreux. Il y avait un cadavre alangui devant un poste de télévision, et un autre agenouillé comme en prière, qui avait littéralement le cœur sur la main. Le pire, qui hanta Mira pendant des semaines, était le spectacle d’une femme enceinte allongée sur le côté comme une pin-up en double page – plus rien sinon les os, le tissu musculaire et le réseau des vaisseaux sanguins, mais avec toujours le fœtus flottant sinistrement dans l’utérus.
Peut-être cela tenait-il à ce que, spécialiste d’anthropologie culturelle, elle n’avait jamais éprouvé le moindre intérêt pour la biologie ou la physiologie. Toujours est-il que, se tenant ce jour-là dans la file mouvante des visiteurs du musée d’Histoire naturelle défilant d’un pas traînant devant cette mère et son enfant (qui avait à la fois l’air non né et non mort), Mira fut subitement prise du désir de savoir comment cette femme était morte. La brochure qui leur avait été remise en échange des billets précisait que les personnes qui avaient fait don de leur corps pour l’exposition avaient exigé l’anonymat, ayant agi dans l’intérêt de la science, et que la révélation de détails pratiques – concernant leur âge, leur race, leur nationalité, la date et les circonstances de leur décès – aurait brouillé les pistes et affaibli le message de l’exposition, qui était de donner à voir le corps humain dans tout ce qu’il avait de merveilleux.
Foutaises, avait pensé Mira. La seule chose importante en l’occurrence était l’identité de cette femme et ce qu’elle avait fait le jour de sa mort. Se savait-elle sur le point de mourir ? Avait-elle traîné des semaines ou bien avait-elle tout simplement oublié de regarder avant de traverser ? Avait-elle été égorgée par un mari soupçonnant que le bébé n’était pas de lui ? Avait-elle été lapidée à mort dans quelque recoin sinistre de la planète suite à un délit présumé – peut-être avait-elle fricoté avec un homme d’une autre religion ou bien vendu à l’épouse de ce dernier un livre que les femmes n’ont pas le droit de lire ?
« Ils ont été exécutés, lui souffla Clark à l’oreille alors qu’ils faisaient la queue pour voir la défunte madone, comme s’il tenait la nouvelle de quelqu’un qui avait menacé de le tuer lui aussi s’il l’ébruitait. Tout au moins les hommes. Ça se voit. Ce sont tous des Asiatiques. Ils sont plus petits que les Américains. Des repris de justice chinois. »
Il n’avait pas aimé lui non plus, parce que, disait-il, il avait trouvé cela ennuyeux. Cela lui avait rappelé Mrs Liebler et les cours d’hygiène du lycée. « Ça n’en valait pas la dépense », dit-il, avec toutefois un peu d’amertume, comme s’il s’était attendu à ce que Mira goûtât cette exposition.
Mira était d’accord – non sur le caractère ennuyeux, mais sur le fait qu’ils n’auraient pas dû faire la dépense. Dieu sait s’ils ne pouvaient, à l’époque, jeter l’argent par les fenêtres. Et ils prenaient si rarement une baby-sitter que Mira estimait qu’ils auraient dû utiliser ce temps libre à quelque chose de plus important, comme prendre un bain ou dormir.
Elle avait toutefois appris quelque chose au vu de ces cadavres. Elle avait découvert que les nerfs n’étaient pas ces forces invisibles, semi imaginaires, qu’elle s’était toujours représentées.
Non.
Les nerfs étaient accrochés au corps en cordons ballants, en rideaux pareils à des rameaux de saule. Ils paraissaient humides et lourds. Les humains s’y trouvaient empêtrés comme au milieu d’autant de cordages et de poulies.
Pas étonnant qu’elle eût l’impression que chaque centimètre de son corps était électrisé quand, de son lit, elle écoutait les jumeaux donner de la voix, cependant que Clark ne se hâtait guère d’aller accéder à leurs exigences. Elle était, comprit-elle, enveloppée dans un faisceau de nerfs ! Elle en revêtait toute une trame. Elle en était tendue comme un arbre de Noël de guirlandes.
Pourquoi alors ne se levait-elle pas ?
Parce que c’était son boulot à lui.
Elle, elle en avait un vrai.
Mira ne se prenait pas pour une féministe. Du moins pas exactement. Dans le cas contraire, elle n’aurait pas épousé un homme tel que Clark – avec son admiration lascive pour les jambes des femmes et sa croyance en la suprématie masculine en toutes choses requérant des inclinations logiques ou mécaniques.
Elle pensait également que ce serait un terrible précédent que de le remplacer à ces tâches les jours où elle avait cours. Ce serait lui enlever la dernière chose par laquelle il contribuait au fonctionnement de la maison : s’occuper des enfants pendant qu’elle était au travail.
Un travail au sein du monde du travail. Contre un salaire. Le genre d’activité qu’apparemment Clark n’envisageait pas pour lui-même dans un avenir proche.
L’instant d’après, elle avait honte de penser cela.
Si Clark était une femme, une femme au foyer, et que Mira entendît un homme déclarer que s’occuper de deux enfants n’était pas un vrai travail, elle aurait été la première à se dresser, à brandir une banderole et à conspuer le phallocrate. Bien sûr que c’était un emploi à plein temps. Elle aurait dû lui être reconnaissante de s’en acquitter de sorte qu’elle pût occuper le sien. En ce cas pourquoi aurait-elle voulu être le parent restant à la maison avec les jumeaux hurleurs ? Pourquoi en voulait-elle à Clark de ne pas devoir se lever le matin, rassembler ses notes, préparer sa mallette ? Elle savait exactement quels étaient les projets de cet homme quand elle l’avait épousé, or assumer un travail alimentaire n’en faisait pas partie. Elle s’était hérissée lorsque son père avait demandé si Clark projetait de, peut-être un jour, s’inscrire en droit. Elle avait fièrement expliqué à l’auteur de ses jours que Clark et elle accordaient trop de prix à leur « liberté de s’adonner à des activités intellectuelles » pour envisager une filière aussi banale.
N’empêche, Mira avait obtenu son doctorat et Clark avait renoncé aux études alors qu’il était en année de maîtrise de philosophie comparative, jugeant qu’il s’agissait là aussi d’une « filière banale ». À maintenant trente ans passés et parents de deux bambins, ils habitaient un immeuble plein d’étudiants de premier cycle, dont beaucoup conduisaient des voitures plus belles que la guimbarde qu’ils se partageaient. Il arrivait que Clark laissât passer plusieurs jours avant de se raser et il arrivait à Mira de se demander, en sentant son haleine, s’il pratiquait une hygiène dentaire suffisante. Elle savait qu’il se lavait, car il s’enfermait chaque soir dans la salle de bains pour tremper dans la baignoire durant une heure, pendant qu’elle couchait les jumeaux. Un jour, elle lui avait dit que si leur facture d’électricité était si élevée – 125 dollars –, c’était à cause du chauffe-eau, à quoi, se retournant vers elle avec de grands yeux éperdus, il avait répondu : « Ce putain de bain est ma seule perspective réjouissante de la journée…
— Et la salle de muscu ? » lui avait-elle demandé. (Ils s’étaient inscrits dans le meilleur gymnase de la ville, car Clark tenait à un établissement proposant des machines Nautilus et une prise en charge des enfants. Mira, qui ne s’y rendait que rarement, ne pouvait s’empêcher de remarquer que l’aire de stationnement était pleine de BMW. Vous n’avez pas les moyens d’être membres ici, lui disaient ces voitures.)
« Et l’Espresso Royale ? » Où Clark retrouvait souvent en après-midi une bande de mères au foyer et où, pour ce qu’en savait Mira, on se bornait à laisser sa progéniture escalader les cubes matelassés du coin enfants pendant que l’on prenait le café en exprimant ses doléances.
« J’ai besoin de mon bain », avait fait Clark en posant sur elle un regard absent.
« Madame Polson ? »
Cette fois, Mira se retourna, reconnaissant pour finir, malgré le manque de sommeil et d’attention, son propre nom.
« Oui ? »
Depuis combien de temps ce garçon lui courait-il après ? Il était en nage. Rasé de près, crâne tondu, il avait tout d’un étudiant suivant la formation d’officier de réserve ou peut-être d’un jeune catholique militant. Mais il ne fallait pas se fier à l’apparence de ces jeunes gens. Parfois, le look conservateur était à prendre au second degré, et jusqu’au short kaki repassé. Il aurait pu être guitariste dans un mauvais orchestre estudiantin. Elle avait vu autour de Godwin Hall des autocollants annonçant un concert des Motherfuckers.
« Madame Polson, dit-il, je vous ai aperçue et je voulais vous demander… (il était tout essoufflé)… je voulais vous demander si je pourrais participer à votre séminaire.
— Désolée. C’est complet », répondit-elle avant de se détourner aussi vite et avec aussi peu de compassion que possible. Elle avait toujours mauvaise conscience à refuser des étudiants ; mais si elle ne faisait pas preuve de fermeté, ces retardataires continuaient de réclamer alors que le semestre était déjà entamé de plusieurs semaines. Il s’agissait d’un séminaire pour des gens de première année, et elle ne pouvait pas le diriger convenablement avec plus de quinze participants en raison de la quantité de notes et d’échanges qu’elle leur demandait. L’intitulé en était « La mort, mourir, et les non-morts ». Beaucoup d’étudiants voulaient y participer.
Cela tenait, supposait-elle, à ce qu’ils n’avaient que dix-huit ans, si bien que la mort ne les impressionnait guère – quel jeune de cet âge croit à la mort ? – et à ce qu’ils imaginaient, à tort, que « non-morts » désignait des vampires, alors que ce n’était là que le fil le plus ténu (et selon elle le moins intéressant) du vaste écheveau de cette question.
« Mais…
— J’ai une liste d’attente, dit-elle. Y figurent déjà vingt-sept noms, et pas un de ces étudiants n’a la moindre chance d’avoir une place ; toutefois, si vous insistez, je peux ajouter le vôtre au bas de la feuille.
— Est-ce que je pourrais vous dire juste un mot ? »
Mira prit une profonde inspiration, mais elle s’immobilisa. Elle regarda un point dans l’espace au-dessus de l’épaule du garçon, de sorte à ne pas paraître l’encourager à s’étendre sur ses problèmes d’emploi du temps, d’unités de valeur ou de résultats requis pour l’obtention d’une bourse. Ils étaient les deux seules personnes dans le couloir. Derrière lui, les sols de pierre luisaient au soleil de septembre filtrant par les fenêtres. Godwin Hall était le plus vieux bâtiment du campus, et c’est dans ses croisées, faites de losanges de verre liés par du plomb, que son âge transparaissait le plus. Ces morceaux de verre étaient de différentes couleurs, certains étaient gauchis, un ou deux fêlés et non encore remplacés ; ces derniers, quand le soleil les frappait, ajoutaient aux ors et aux bleus prismatiques et projetaient d’éclatants jeux de lumière sur les murs et les sols.
« Je suis en seconde année, déclara le jeune homme.
— Eh bien en ce cas, dit Mira, désormais moins portée à dissimuler son agacement, vous n’êtes pas admissible à un séminaire réservé aux première année.
— Je ne veux pas y participer pour qu’il me soit validé. Je voudrais juste y assister. Pour des raisons personnelles. »
Mira le regarda droit dans les yeux, qu’il avait marron sombre avec de longs cils. Ses cheveux étaient si courts qu’il était impossible de se prononcer sur leur couleur, mais elle les supposa également foncés, bien qu’il eût le teint pâle. Ses joues étaient encore rouges d’avoir couru.
« Lesquelles ? interrogea-t-elle, mais elle s’interrompit et leva la main – pourquoi l’encourager à énoncer ses explications ou ses prétextes ? Sachez que je suis contre les auditeurs libres. Ils sont à mes yeux une intrusion dans le cercle étroit d’un séminaire et, bien souvent, ils ne s’intéressent que fort peu à ce qui se passe. Et puis l’effectif est complet. »
Néanmoins, elle tenait la tête inclinée de côté pour montrer qu’elle lui prêtait attention. Ce n’était pas commun, mais il arrivait qu’un étudiant choisisse ce séminaire en raison de quelque traumatisme passé. Un accident de voiture arrivé à des copains de lycée. Un aîné qui s’était donné la mort. Par deux fois, elle avait eu quelqu’un qui avait fait une leucémie dans son enfance et qui, bien que guéri, en avait conservé une étrange brume grise planant sur le paysage de sa vie. L’année précédente, une fille de cette classe avait révélé, quelques semaines avant la fin du semestre, que sa mère avait été assassinée par son père.
C’était déjà en soi une histoire assez lourde, mais cette fille se trouvait encore dans le ventre maternel au moment du meurtre et sa naissance avait été provoquée, deux mois avant terme, dans l’heure suivant le décès. Elle avait été élevée par de riches grands-parents qui lui avaient raconté que ses parents avaient trouvé la mort dans un accident de la circulation alors qu’elle était bébé – existait-il d’autres explications possibles ? Mais l’étudiante avait découvert la vérité sur Internet, ses aïeux appartenant à une génération qui ne s’attendait pas à ce qu’un jour, grâce à Google, aucun secret de famille ne fût plus en sécurité.
Le jeune homme avait toujours le souffle précipité. « Je participerai pleinement, madame. Je n’ai que des A dans toutes mes matières. J’ai… » Il se tut. Un losange de lumière rose dansa sur ses yeux à travers un des carreaux cassés – un nuage passant devant le soleil – et il cligna les paupières. « Je n’ai jamais eu de notes en dessous de A.
— C’est remarquable, commenta Mira. Cependant, il s’agit d’un programme pour les première année, et si vous y assistez en auditeur libre vous ne serez de toute façon pas noté. Donc, votre intérêt particulier pour le sujet…? » Elle agita la main en l’air pour l’inviter à poursuivre. Elle frissonna. Elle était vêtue d’une robe en soie – soldée, choisie dans un catalogue – à manches courtes. Celle-ci lui allait bien, elle le savait, puisque Jeff Blackhawk, le poète en résidence à Godwin Honors Hall, avait manqué de renverser son café en la voyant entrer dans la salle des profs. Il était homme à se laisser complètement démonter par une femme portant une robe sexy, un corsage échancré ou un pantalon bien coupé, et Mira était contente, presque soulagée, d’avoir attiré son attention. Cette robe se révélait cependant trop légère sans un pull de demi-saison, car l’automne arrivait de bonne heure cette année : ce n’était que la première semaine de septembre, et le ciel se chargeait ce matin-là de ces gros nuages bleutés qu’elle associait à la neige. Il prit une inspiration, s’essuya le front d’un revers de main et se lança : « J’étais assez proche de Nicole. Nicole Werner. On a grandi ensemble. Et Craig Clements-Rabbitt était – est – le garçon avec qui je partage ma chambre. »
Nicole Werner.
Et cet affreux gosse de riches qui l’avait tuée.
Mira n’avait personnellement connu ni l’un ni l’autre, mais elle était bien évidemment au courant de l’histoire. Il s’agissait du tragique accident de l’année passée. Il y en avait au moins un par an, et la victime était, cette fois-là, parfaite pour le premier rôle : vierge ; éclaireuse ; en passe d’intégrer une sororité6 ; chrétienne fervente originaire d’une petite ville ; parents mariés et aimants ; leur plus jeune enfant ; leur bébé ; les notes les plus élevées dans toutes les matières ; mais aussi vive et pleine de bonne volonté. Pendant son temps libre, elle enseignait à des enfants illettrés. Elle était aimée de ses professeurs comme de ses condisciples. Tout Godwin Honors Hall avait été tendu de noir jusqu’à la fin du second semestre.
Mira n’avait pas personnellement assisté à la messe du souvenir célébrée dans l’auditorium, mais un collègue lui rapporta que la mère de la jeune fille avait pleuré pendant toute la durée du service, et de façon si déchirante que les quatre cent cinquante personnes rassemblées autour du portrait de la jeune défunte avaient été bientôt secouées de sanglots.
Après quoi on avait permis à son assassin de revenir à l’université. Malgré les protestations, l’indignation générale, les courriers adressés au responsable du journal des étudiants et au rédacteur en chef du quotidien local, les hommes de loi de l’université avaient conclu que puisque aucune inculpation n’avait été prononcée, nul n’était fondé à lui refuser sa réintégration. Seul le Honors College avait eu les couilles de l’exclure, et tout le monde savait que ce n’était que parce que le doyen, qui avait été à Dartmouth avec le père du garçon et avait fait une entorse au règlement pour l’admettre, ne tenait pas à ce que l’affaire fît plus de remous dans la presse qu’elle n’en avait déjà fait.
Les bras couverts de chair de poule, repliés autour du buste, Mira s’aperçut que, non contente de frissonner, elle était maintenant secouée de tremblements. Elle craignait de se mettre à claquer des dents. L’automne était bien là. Le soleil était manifestement descendu de quelques crans sur l’horizon. La lumière tombant sur les feuilles était désormais ambrée, non plus blanche ni même dorée comme la semaine passée, et un vent coulis semblait s’engouffrer au travers des croisées séculaires de Godwin Honors Hall, en dépit du fait qu’elles étaient toutes fermées. Cet air froid s’enfilait dans le couloir en un flux régulier qui venait baigner Mira.
« Je sais que vous êtes spécialiste du sujet, reprit le garçon. La mort, mourir, et les non-morts… Moi, je ne sais que ce qui a trait à Nicole et à Craig. Mais il y a… certaines circonstances. Je vous en parlerais bien, mais vous pourriez penser que je suis cinglé. En fait, j’ai besoin d’en savoir plus et j’ai pensé que votre séminaire pourrait m’y aider. »
5
Perry leur avait – très probablement à dessein – choisi un appartement aussi éloigné de Godwin Honors Hall qu’il était possible à l’intérieur du périmètre de cette ville universitaire. Comme Craig n’y suivait plus aucun cours, il n’avait plus de raisons d’y aller. Pourtant, dans l’heure qui suivit son premier cours du semestre, il se retrouva devant le bâtiment, le regard levé vers la fenêtre de la chambre dont il était certain qu’elle avait été celle de Nicole – la quatrième à partir du bout, donnant sur East University Avenue.
Cette fenêtre était ouverte, rideaux tirés. Ils ondulaient légèrement sans toutefois se séparer. Des étourneaux décrivaient des cercles autour du toit, se posant et s’envolant sans discontinuer en une masse qui semblait tout à la fois solide et fluide. La grille en fer forgé qui ceignait la cour avait été repeinte récemment. En noir. L’herbe était vert émeraude. Les branches du noyer qui poussait près de l’entrée ployaient sous le poids de gros fruits verts et, à intervalle de quelques minutes, une noix se détachait pour choir avec un bruit mat sur le gazon.
Craig n’aurait su dire combien de temps il resta planté là ; mais, de tout ce temps, personne n’entra ni ne sortit de Godwin Hall. Nul ne passa à sa hauteur sur le trottoir. Nul n’écarta les rideaux pour regarder par la fenêtre. Et pas un son ne se fit entendre en dehors de la chute sporadique des noix et du ballet des étourneaux – uniquement leurs ailes, rapides, hors d’atteinte, barattant l’air autour de la toiture. Il s’aperçut qu’un an peut-être s’était écoulé depuis ce mardi soir où il était allé ouvrir, pensant que c’était Perry, parti au salon appeler sa mère sur le portable (se croyait-il enfermé dehors ?), et où il l’avait trouvée, elle, debout dans le couloir.
« Salut. Est-ce que Perry est ici ? »
Elle portait son habituelle queue-de-cheval, dont il nota que quelques fils brillants s’étaient échappés, se soulevant et retombant avec légèreté au gré de sa respiration.
Plus tard, il aurait l’impression que cet échange s’était déroulé au ralenti.
Tournant la tête de côté, Nicole Werner regarda dans le couloir – sans doute en quête de Perry, mais probablement aussi pour ne pas avoir Craig sous les yeux – nu hormis son boxer-short. Et le jeu de la lumière sur ces boucles follettes lui donna le sentiment de flotter lui aussi dans l’air autour d’elle.
« Non », répondit-il avec l’impression de s’entendre parler sous l’eau. Mais elle levait déjà la main en direction de Perry, qui arrivait dans leur direction, le portable de Craig à la main et une expression désespérée sur le visage, à croire qu’il venait d’apprendre que l’amour de sa vie était emprisonné en Turquie.
Craig s’étonna alors du détachement avec lequel Perry saluait la céleste créature venue à sa recherche. Comme s’il s’agissait de sa sœur ou comme si, à Bad Axe, les filles de son genre poussaient dans les arbres.
Au lycée de Craig, dans le New Hampshire, les élèves de terminale n’étaient que soixante et onze, dont seulement vingt-neuf filles. De temps à autre, il y avait une nouvelle, mais qui ne restait généralement que quelques mois, la moitié de l’année scolaire – peut-être avait-elle été renvoyée de son pensionnat ou bien arrivait-elle de Boston ou de Manhattan pour séjourner quelque temps chez celui de ses parents qui n’avait pas la garde.
Craig connaissait ces vingt-neuf filles depuis la maternelle. Ses parents connaissaient leurs parents. Il avait suivi en leur compagnie des cours de ski, de natation et de tennis. Il les avait appelées de tous les noms et réciproquement. Il les avait vues ressortir des toilettes des filles les yeux bouffis d’avoir pleuré, et il les avait vues s’y précipiter en robe de bal de promo pour y vomir leurs vodkas orange. Il était sorti avec certaines, avait couché avec certaines, avait été violemment giflé par l’une d’elles. Jamais il n’avait vu de fille comme Nicole Werner.
Les joues incarnadines, l’air sérieux, la sincérité qui rayonnait si ouvertement de sa personne qu’il était tenté de fermer les yeux ou de jeter un manteau sur elle.
Elle était LA jeune fille américaine.
Pour finir, il avait dû faire un pas en arrière.
Un jour à la cafétéria du lycée, Teddy, son meilleur ami, le seul véritable ami qu’il ait eu là-bas dans le New Hampshire, lui avait dit : « Tu détestes les nanas, pas vrai ? » Puis il avait bégayé : « Pas comme si t-t-t’étais pé-pé-pédé, je veux dire. C’est juste que t-t-tu…
— J’aime bien les nanas, avait répondu Craig. Seulement, pas celles-ci. Pas ici. »
Il voulait parler de leur lycée. Il pensait sincèrement qu’elles appartenaient à une variété particulière d’idiotes ou de garces.
Il lui fallait cependant reconnaître qu’il n’aimait pas non plus les nanas du camp quaker où il allait chaque été dans le Vermont. Et qu’il n’éprouvait pas non plus d’attirance particulière pour les vacancières qu’on croisait en ville avec leurs parents. Pas plus que pour celles que sa cousine lui avait présentées pendant les congés de Noël à Philadelphie.
« Ah, que veux-tu, lui avait dit son père un jour où il avait essayé de l’entraîner sur le sujet des femmes. C’est la guerre des sexes. Ça ne date pas d’hier. » Et d’évoquer une infirmière qu’il avait connue au Vietnam. La femme idéale. Elle avait fini par épouser un de ses copains. « J’ai fait en sorte que ça se termine comme ça, conclut son père d’un ton de lassitude. Je savais que si je me mettais à fricoter avec elle, elle ne s’en relèverait pas.
— Qu’est-ce qu’elle est devenue ? Qu’est-ce qu’ils sont devenus ? » interrogea Craig.
Son père secoua la tête. « Je l’ignore. »
Quand il eut treize ans, son petit frère lui demanda conseil à propos des filles. Tout ce que Craig trouva à lui dire fut : « Laisse tomber, mec.
— Merci, mec », avait répondu Scar sans ironie aucune avant de regagner sa chambre, où, sembla-t-il à Craig, le gamin se mit à suivre le conseil de son aîné.
Quand celui-ci quitta la maison pour aller à l’université, Scar avait quinze ans. Il passait le plus clair de son temps devant l’ordinateur à faire exploser des trucs. Cela faisait deux ans que Craig attendait qu’un de leurs parents ou les deux entretinssent Scar de ce qu’était un emploi du temps fécond ou du caractère crétinisant et débilitant des jeux vidéo, mais jamais ils n’abordèrent le sujet. Peut-être avaient-ils dépensé toute leur énergie parentale avec l’aîné. Du reste, à l’époque où Craig terminait ses études secondaires, ils passaient eux-mêmes tout leur temps devant un ordinateur. Son père écrivait ou essayait d’écrire. Sa mère se consacrait à quelque chose qu’elle regardait comme du travail, mais qui n’en était point. Depuis quelque temps, quand son téléphone portable sonnait, elle répondait : « Lynnette Rabbitt à l’appareil », comme s’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre que son amie Helen ou son coach personnel. Craig était parfois tenté de lui demander ce qu’elle faisait sur l’ordinateur, mais il finissait toujours par s’en tenir au conseil de son père concernant sa mère :
Motus et bouche cousue.
N’empêche, il éprouvait parfois un sentiment déplaisant – jalousie ? appréhension ? – quand il entendait cette dernière s’adresser à son petit frère d’un ton qui, même assourdi par le battant de la porte, ressemblait de façon inquiétante à celui de la confidence.
« Alors, tu en pinces pour elle ? » avait-il demandé à Perry au moment où la porte se refermait derrière Nicole Werner.
(Barbe de maïs. Telles étaient la couleur et la texture des cheveux de cette fille, ainsi que l’impression générale qu’ils donnaient.)
Perry secoua la tête et lui tourna le dos.
« En tout cas, elle avait rudement envie de te voir.
— Hein ?
— Elle est superstitieuse », répéta Perry en haussant le ton, comme si Craig ne l’avait pas entendu. Il y avait de l’acidité dans sa voix dès qu’il était question de Nicole Werner. Craig avait noté la chose à la cafétéria quelques jours plus tôt, la mettant sur le compte d’un béguin non partagé ou tout au moins d’un désir non partagé.
« Tu m’expliques ? »
Perry s’assit à son bureau et ouvrit son ordinateur portable. Comme s’adressant à l’écran, il dit : « On travaillait ensemble au lycée. Elle a toujours pensé que ça lui valait des A, et que, quand nous ne bossions pas ensemble, ses notes s’en ressentaient.
— Et ça fait donc de toi le grand sorcier ? Le bouddha ? Auquel toutes les filles se doivent d’astiquer la queue avant leurs exams ? »
Perry eut une mimique dégoûtée, puis haussa les épaules. « N’importe quoi…
— Tu as couché avec elle ? »
Perry regarda Craig durant un long moment, mais de loin, avec l’air de compter jusqu’à dix ou vingt avant de répondre.
« Non, finit-il par dire. Pourquoi ?
— Pourquoi pas ? »
Cette fois, Perry se détourna pour garder un long moment les yeux collés à l’écran de l’ordinateur, attendant que quelque chose y apparût, gigabit par gigabit. Renonçant, Craig se rallongea sur le dos et se replaça les écouteurs dans les oreilles.
Cette nuit-là dans la chambre obscure, il se réveilla d’un rêve et se souvint de quelque chose que son frère lui avait dit lors d’une visite de la forêt pétrifiée. Ils y étaient allés avec leur père, qui devait prendre la parole à l’occasion d’un colloque d’écrivains en Californie.
Ils n’avaient pas du tout projeté de se rendre à la forêt pétrifiée – ils ne connaissaient pas même son existence –, mais ils étaient passés à sa hauteur sur la route de Napa Valley, six ou sept panneaux indicateurs les pressant de prendre à gauche pour voir LES MERVEILLES DE LA PRÉHISTOIRE ! REMONTEZ LE TEMPS ! TROIS MILLIONS D’ANNÉES ! « Difficile de refuser », avait dit leur père en levant le pied et en actionnant son clignotant.
Craig, qui avait quinze ans cet été-là, n’avait aucune envie de faire ce détour par la forêt pétrifiée. Il avait hâte d’arriver à l’hôtel où ils avaient réservé, pour s’allonger dans une chambre ombreuse et climatisée, peut-être regarder MTV, assurément relever son courrier électronique, se faire une branlette dans la baignoire si son père et son frère sortaient acheter des hamburgers. Mais ils se retrouvèrent l’instant d’après dans une boutique de cadeaux, au milieu de minéraux pailletés et de dinosaures en plastique, en train de faire la queue pour prendre des billets, puis sur le sentier rouge et poussiéreux menant à ladite forêt pétrifiée. Il était midi et quelques. Il y avait au-dessus d’eux et tout alentour un pénible bourdonnement d’insectes. L’ombre d’un oiseau, qui traversa le chemin juste devant les leurs, fit bondir Craig en arrière. Le trajet en voiture depuis San Francisco l’avait fatigué, et ce vrombissement d’insectes donnait l’impression d’avoir la tête à l’intérieur d’un ordinateur dont le démarrage se serait éternisé, ou d’avoir reçu de plein fouet un ballon de basket sur l’oreille. Cela lui évoquait un sommeil malaisé, le genre de somme dont on émerge un après-midi d’été en se sentant complètement barbouillé.
Ils s’arrêtèrent devant un panneau cloué sur un pieu près d’une dépression entourée d’une clôture. Y était expliqué que le tronc gisant au fond du trou avait été, des millions d’années plus tôt, un imposant « séquoia géant », abattu puis enseveli sous les cendres lors d’une éruption volcanique.
La belle affaire.
Au bout de trois autres creux semblables, chacun occupé par un tronc identique au premier, Craig annonça : « Faut que j’aille aux chiottes. »
Debout au pied d’un panneau et lisant attentivement ce qui y était écrit, son père le congédia du geste sans même le regarder. « Va. »
Mais Scar, qui avait onze ans et n’avait pas encore reçu ce surnom de Scar, tourna de grands yeux d’enfant vers son frère pour lui demander : « Tu trouves pas ça super ? »
Craig secoua la tête. Peut-être roula-t-il des yeux blancs. Et, d’une voix à laquelle il se rappelait avoir voulu donner une tonalité adulte : « Regarder des bouts de bois qui ont été changés en pierre ne me paraît pas très différent de regarder des bouts de bois. »
Alors qu’il revenait sur ses pas en direction de la boutique de souvenirs et, espérait-il, des toilettes, Scar lança dans son dos : « C’est parce que tu as toujours un avis sur les choses avant même de les avoir vues. »
Sur quoi leur père émit un petit rire et posa la main sur la tête de Scar comme s’il venait d’en sortir une bien bonne. C’est à cela que Craig comprit que leur père pensait que Scar était dans le vrai ; et il lui traversa l’esprit que cette sortie de son frère pouvait être quelque chose qu’il avait entendu leur père confier à leur mère ou à un de ses copains écrivains à son propos : Mon fiston, son problème, c’est qu’il a toujours un avis sur les choses avant même de les avoir vues.
Il leur avait résolument tourné le dos en marmonnant dans sa barbe un « Je vous emmerde ». Au sortir des toilettes, plutôt que d’aller les retrouver sur le sentier, il avait regagné la voiture de location pour s’adosser aux chromes surchauffés en tirant de temps en temps sur la poignée de la portière comme si elle avait pu spontanément décider de se déverrouiller. Il ne desserra plus les dents jusqu’au soir, quand lors du dîner dans un restaurant chic de St. Helena une très belle femme se pencha au-dessus de la table pour lui demander ce que cela faisait d’avoir pour père un romancier célèbre.
« C’est carrément nul », avait-il répondu, et tous les convives de rire comme s’il s’était agi d’une impayable repartie.
Ce soir-là, après que Craig se fut trouvé seul face à Nicole Werner sur le seuil de sa chambre de la résidence, cette parole de son petit frère lui revint, comme portée par un vent poussiéreux venu de Californie à travers l’espace et le temps – et avec elle la vision de ce séquoia géant changé en pierre, au fond de la fosse.
En vérité, un arbre pétrifié ne ressemblait en rien à un arbre.
Ce tronc vieux de plusieurs millions d’années paraissait recouvert de diamants, saupoudré de gemmes roses et vertes. Comme si en l’ensevelissant la cendre volcanique l’avait, d’arborescent, transformé en quelque chose de céleste. La pression, le temps et l’isolement de la mort avaient complètement altéré sa nature. L’avaient rendu éternel. En avaient fait non pas seulement de la pierre, mais aussi de l’espace.
N’avait-il pas déjà décidé que Nicole Werner était une garce ? Une blonde sans cervelle. Une allumeuse. Un joli récipient vide. Il lui avait suffi de l’entrevoir à la cafétéria pour en avoir fait le tour.
Allongé dans le noir, prêtant l’oreille au souffle régulier de son compagnon de chambre, Craig savait qu’il pouvait, s’il le voulait, continuer de penser ainsi – le penser et le repenser, tout en redescendant le sentier et en retraversant la boutique de souvenirs pour gagner les toilettes. Mais il pouvait également voir et sentir encore l’étincelante image de cette fille sur le seuil de la chambre, lui brûlant les paupières comme une chose tellement évidente qu’elle peut rendre aveugle si l’on se laisse vraiment aller à la regarder.
S’il parvint à dormir un peu cette nuit-là, il n’en conserva aucun souvenir.
Le cri d’un geai bleu rompit la transe de Craig. Perché sur la branche basse d’un pommier sauvage dans la cour de Godwin Honors Hall, l’oiseau braillait frénétiquement et de façon fort déplaisante. Peut-être adressait-il ses sévères mises en garde à Craig, qui, pendant une minute, le regarda sautiller mécaniquement le long de la branche.
Il ne les avait pas vues arriver, mais il y avait maintenant, rassemblées autour du râtelier à vélos, un groupe de filles peu attrayantes qui lui lançaient des regards furtifs. Un type torse nu posté à une fenêtre du premier étage le regardait également, tenant le rideau d’une main, se grattant machinalement le ventre de l’autre.
Le geai émit encore quelques cris menaçants et Craig leva de nouveau les yeux vers lui. Il distinguait, posé sur sa personne, le petit œil noir qui luisait d’un éclat intérieur.
Il recula d’un pas, adressa un hochement de tête à l’oiseau et tourna les talons.
6
« Le mieux serait peut-être que vous adressiez un courrier au rédacteur en chef, dit une peu coopérative réceptionniste à Shelly Lockes, le jour où elle se rendit en personne au siège du quotidien.
— Il ne s’agit pas d’une opinion que j’aurais, lui dit Shelly. Il s’agit de faits. Est-ce que votre journal ne souhaite pas rapporter des faits ? »
L’employée posait sur elle un regard vacant, presque comme si elle était frappée de cécité.
« Est-ce que je pourrais voir quelqu’un ? Un responsable ? »
Combiné à l’oreille, la réceptionniste pianota sur un téléphone, puis leva de nouveau les yeux vers Shelly pour lui apprendre que le rédacteur en chef n’était pas sur place (« Un congrès important à Chicago »), mais qu’elle allait appeler un journaliste. La personne que finit par rencontrer Shelly, une fille qui devait avoir une bonne vingtaine d’années, prit d’abondantes notes sur un bloc de feuilles jaunes en hochant la tête d’un air éloquent à chaque nouveau détail.
Néanmoins, l’article suivant réitéra les mêmes informations erronées :
Nul ne savait combien de temps Craig Clements-Rabbitt et Nicole Werner, sa petite amie, étaient restés allongés sur place dans la mare du sang perdu par cette dernière, ni au bout de combien de temps le jeune homme avait quitté les lieux.
La femme d’une cinquantaine d’années qui avait appelé de son portable n’avait pas fourni d’indications suffisamment précises quant au lieu exact de l’accident, si bien que les secours étaient arrivés trop tard pour intervenir efficacement auprès de la victime.
Après cela, Shelly Lockes s’abstint de lire les articles ayant trait à l’accident et, peu de temps plus tard, arrêta de prendre le journal.
Elle supposait néanmoins qu’il y aurait un procès, ou tout au moins un genre d’enquête concernant Craig Clements-Rabbitt, et qu’elle aurait alors peut-être la possibilité de témoigner.
Mais à la fin de l’été elle cessa également de compter là-dessus.
7
« Oméga Thêta Tau », dit d’une voix pâteuse Lucas, le conseiller résidant7, en désignant du menton la maison qui se trouvait sur les hauteurs.
Lucas, qui possédait environ quatorze flasques, en transportait quatre sur lui ce soir-là, une dans chaque poche, mis à part celle qu’il tenait à la main. Il trébucha sur une irrégularité du trottoir, et Craig s’esclaffa comme s’il s’agissait de la chose la plus drôle du monde. Perry poursuivit sans ralentir. Les deux autres ne cessant de se laisser distancer, il avait décidé que s’ils s’arrêtaient de nouveau pour uriner sur une pelouse privée, il ne les attendrait plus et rentrerait sans eux à la résidence.
« Rien que des pucelles.
— Non, fit Craig en appliquant une tape sur l’épaule de Lucas. Je te crois pas.
— Si. Et qui plus est, les plus belles salopes du campus.
— Non.
— Si.
— Ça devrait être interdit. Putain, ça devrait être contraire à la loi.
— Tu l’as dit », approuva Lucas.
Perry leva les yeux vers la maison posée sur les hauteurs Il s’agissait d’un impressionnant édifice en brique, une de ces vastes demeures 1900 avec écuries et garage à voitures à l’arrière, chênes et ormes centenaires en façade. Une banderole blanche frappée des trois lettres grecques était tendue entre les colonnes du péristyle. Il y avait des rideaux de dentelle aux fenêtres de devant, et on aurait dit qu’une chandelle était allumée derrière chacune d’elles. Cela mis à part, la maison était si tranquille qu’on aurait pu la croire inoccupée. Elle était totalement différente de la plupart des résidences des autres fraternités et sororités du campus, qui présentaient un air décrépit, négligé. Tasses en plastique dans les allées. Serviettes accrochées aux fenêtres.
À l’université depuis seulement deux semaines, Perry était déjà habitué à voir des fêtes se répandre à l’extérieur, sur les pelouses. Prises de boisson, les filles, en pull léger et minijupe, titubaient, s’affalaient dans l’herbe ou dans la boue. Il en avait vu clopiner sur le trottoir pour regagner leur résidence après une soirée – un talon haut à la main, l’autre au pied, riant ou pleurant. La semaine précédente, quelqu’un avait mis le feu à un bâtiment durant un barbecue. Un des étudiants de cette fraternité, dont on ne s’était aperçu de la présence à l’intérieur qu’une fois l’incendie maîtrisé, avait été sorti sur un canapé alors que les pompiers arrosaient encore la façade ; il était brûlé sur soixante pour cent du corps.
Perry ne se sentait déjà aucune attirance pour la vie grecque. Il ne voulait pas être frère au sein d’une fraternité ni ne désirait avoir de frères. Cette maison sur les hauteurs lui paraissait malgré tout appartenir à une tradition plus ancienne et plus élégante. Il se représentait les filles de cette sororité siégeant autour d’une grande table de chêne et s’entretenant avec sérieux des traditions de leur résidence. Elles devaient porter des vêtements discrets, de couleur sombre. Il devait y avoir au sol un tapis de style oriental, avec un chat siamois endormi dessus. La lueur dansante qu’il apercevait de l’endroit où il se trouvait sur le trottoir, devait être celle d’une chandelle posée au centre de leur cercle. Il y aurait sur la table un grand livre très ancien, ouvert à une page contenant quelque message des sœurs fondatrices. Une des filles, ses longs cheveux retombant sur le texte, serait en train d’en donner lecture d’un ton plein de révérence.
« Faudrait bien que quelqu’un se charge d’aller tringler ces salopes, tu crois pas ? » interrogea Lucas.
Craig ne répondit pas. Il essayait de prendre une flasque dans la poche revolver de Lucas. Orientant ses mains en porte-voix vers la maison sur la colline, celui-ci reprit : « Je disais : Faudrait bien que quelqu’un aille tringler ces salopes d’Oméga Thêta Tau ! »
Une lumière extérieure s’alluma aussitôt.
La porte d’entrée s’ouvrit.
Une mince silhouette nimbée d’une cascade de cheveux sortit sous l’éclairage du péristyle pour regarder dans leur direction.
Craig déboucha la flasque, la porta à sa bouche, tête basculée en arrière. Perry tourna les talons et les planta là au moment où Lucas prenait une profonde inspiration pour recommencer à brailler vers les hauteurs.
« Est-ce que tu t’amuses bien là-bas, mon chéri ? » lui avait demandé sa mère au téléphone cet après-midi-là.
Perry avait répondu que oui.
Elle lui avait ensuite demandé s’il avait reçu les cookies. Oui, quelques jours plus tôt. Mais il n’en avait mangé qu’un avant que, dans la soirée du mercredi, Craig et Lucas, pris d’une frénésie boulimique après avoir fumé, les dévorent jusqu’au dernier. Planté au-dessus d’eux, la boîte à chaussures vide à la main, il les avait traités d’« espèces de salauds ». Vautrés sur le sol devant un échiquier auquel manquaient plusieurs pièces, ils avaient levé vers lui des yeux si injectés qu’il avait dû détourner le regard. Les salauds. Ils avaient mangé les cookies de sa mère.
Il fallait leur reconnaître qu’ils lui avaient tous deux présenté par la suite des excuses profuses. Bafouillant, honteux : « On est des salauds, mec. On mérite un poing dans la gueule. »
Lucas paraissait tout particulièrement horrifié de ce qu’il avait fait, et Craig avait lui aussi l’air épouvanté en regardant à l’intérieur de la boîte. « C’est impardonnable », dit-il sans la moindre ironie. Fumer de l’herbe semblait le laver de toute ironie, bien que cela le rendît con de plein d’autres façons.
Après avoir jeté la boîte entre eux deux, Perry avait prélevé une serviette dans son placard et il était allé prendre une douche. À son retour, les deux autres étaient partis. Craig avait reparu quelques minutes plus tard avec un paquet de cookies du commerce.
« Tu les aimes bien, je crois », dit-il en tendant le paquet à Perry.
Ce dernier le prit en secouant la tête d’un air désabusé.
« On a déconné, reprit Craig. On voulait juste en prendre un chacun, je te jure.
— Tu fumes toujours de telles quantités d’herbe ? » interrogea Perry.
Craig, sourcils froncés, parut réfléchir longuement. Mais ayant apparemment oublié la teneur de la question, il se dépouilla de ses vêtements et se mit au lit sans répondre.
Au téléphone avec sa mère, Perry se la représentait dans leur cuisine. Elle devait porter un de ces vieux chandails qu’elle affectionnait. Une paire de jeans. Elle ne mettait jamais de chaussures à la maison et n’aimait pas les mules ; aussi lui voyait-il ses grosses chaussettes à pois. Ou bien les vertes en laine. Il devait faire plus froid là-haut qu’ici. Si la fenêtre était entrouverte, on devait entendre au loin le lac Huron se faire fouetter par le vent. Ondulatoire bruit d’arrière-fond. Il devait flotter une odeur d’algues et de poisson, et celle, métallique, d’un air qui avait survolé les eaux sur des milles et des milles.
« Demain, papa et moi emmenons ton grand-père au Boulettes. Tu vas nous manquer.
— Commandez un strudel pour moi. Vous allez me manquer aussi. Tu diras bonjour à Grandpa de ma part.
— Est-ce qu’il t’arrive de croiser Nicole Werner ? J’ai rencontré sa mère l’autre jour à l’épicerie. Elle m’a dit que Nicole se plaît bien là-bas.
— Oui. On se voit tout le temps. Elle loge à l’étage du dessous. Et nous nous sommes regroupés pour travailler ensemble. Avec nos compagnons de chambre. Elle va bien.
— Est-ce qu’il y a d’autres filles là-bas, mon chéri ? »
Perry s’éclaircit la gorge. « Oui, il y a des tas d’autres filles ici, maman. » (Josie, compagne de chambre de Nicole, lui traversa l’esprit – le genre de fille qu’il n’aimait pas. Quand elle vous regardait, elle commençait par les souliers avant de décider si elle allait ou pas s’intéresser au reste de votre personne. Perry ignorait pourquoi elle se joignait au groupe d’étude, si ce n’est peut-être qu’elle s’intéressait à Craig. Chacune de ses matières correspondait à une discipline qu’elle avait déjà choisie dans son lycée privé de Grosse Pointe. Chaque fois qu’elle ouvrait un de ses manuels, elle disait en roulant des yeux : « Encore ça ! »)
« Ah, ah, petit finaud, dit sa mère en riant doucement. Tu sais à quoi je pense.
— Eh non, maman, pas de petite amie.
— Ma foi, ta maman t’adore. Quel besoin aurais-tu d’une petite amie ? »
Elle rit de nouveau, et Perry tenta de faire de même.
« J’ai parlé avec Mary, l’autre jour, reprit-elle.
— Ah bon.
— Au téléphone. Elle appelait pour dire bonjour. Savoir ce que tu devenais. »
Perry émit un grognement.
« Oh, Perry, enfin. C’est pour cela qu’elle appelait, je n’allais tout de même pas lui raccrocher au nez. J’ai de la peine pour cette fille.
— Oui, eh bien…
— Eh bien, quoi ?
— C’est quand même elle qui m’a laissé tomber, maman. Est-ce que ce n’est pas pour moi que tu devrais avoir de la peine ?
— Ce serait le cas, Perry, si tu n’étais pas en train de commencer une nouvelle vie, alors qu’elle est coincée là-haut pour toujours, après avoir gâché la sienne.
— À qui la faute ?
— Il me semble que nous avons déjà eu cette conversation. Si j’ai évoqué ce coup de fil, c’est que je croyais que ça t’intéresserait.
— C’est le cas. Ou du moins, ça l’était. C’est bon, m’man. De combien est-elle enceinte ?
— Quatre mois.
— Mais oui. C’est exact. »
Lorsqu’elle sortait avec Perry, pendant trois ans, Mary avait vertueusement préservé sa virginité, fidèle à son engagement de se réserver pour leur nuit de noces. En revanche, deux mois après avoir commencé de fréquenter Pete Gerristsen, elle lui faisait un enfant, que cela lui plût ou pas.
La lune suivit Perry jusqu’à Godwin Hall, projetant devant lui une ombre si étirée que l’on aurait cru qu’un séquoia ou un poteau téléphonique déambulait sur le trottoir. Cette ville avait une odeur complètement différente de celle de Bad Axe. Peut-être les émissions de carbone. Non que Bad Axe n’eût de voitures, de bus et de camions, mais pas de façon aussi centralisée. On n’y voyait pas ces alignements de voitures le long des rues, ces parkings à étages, tous ces arrêts de bus.
Perry avait passé toute sa vie à Bad Axe, et la colonie de vacances où il était allé, dans la forêt de Hiawatha, ne se trouvait qu’à cent vingt kilomètres de chez lui. Il avait vu du pays, bien évidemment. Un voyage chaque année en compagnie de ses parents. La Nouvelle-Écosse. Gettysburg. Washington. Quelques années plus tôt, ils étaient allés au Mexique pendant les vacances de Pâques. Mais jamais il n’avait vécu ailleurs. Et déjà, au bout de seulement deux semaines dans cette ville universitaire, il découvrait qu’il s’était trompé en supposant que le monde fonctionnait partout de la même façon.
Il continua de cheminer d’un pas régulier à la suite de son ombre jusqu’à sa résidence, de l’autre côté du campus.
« Salut. »
Elle se tenait dans l’entrée de Godwin Hall : Nicole Werner, vêtue d’un jean et d’un ample sweat-shirt foncé. Elle ne portait pas la queue-de-cheval habituelle, et ses cheveux paraissaient n’avoir pas été peignés. Leurs extrémités, à hauteur d’épaules, semblaient un peu abîmées. Ne l’ayant pas remarquée en traversant la cour, il serait pour un peu passé devant elle sans la reconnaître. Il y avait plusieurs autres filles assises sur les marches en ciment. L’une était en train de parler dans son portable. Une autre fumait une cigarette. Elles n’avaient pas l’air d’être avec Nicole.
« Salut, Nicole. »
Elle fit passer son poids d’une jambe sur l’autre, inclina la tête de côté et demanda : « Comment ça va, Perry ?
— Super. Et toi ? »
Elle eut un haussement d’épaules. Celles-ci lui parurent plus étroites que dans son souvenir. Au lycée, elle pratiquait le volley-ball, et il se souvenait d’avoir été surpris, un après-midi qu’il la vit en tenue dans le gymnase – c’était l’année de leur première –, de la trouver aussi musclée – non pas au mauvais sens du terme, juste bien plantée et vigoureuse, ce à quoi il ne s’attendait pas chez une fille aussi élancée.
Mais ce soir-là, sur le perron de Godwin Honors Hall, Nicole avait un air de gamine. D’enfant abandonnée, pensa-t-il. Et quid de ce sweat-shirt trop grand ? Elle avait compté parmi les filles les mieux habillées du lycée de Bad Axe, ce qui n’était pas peu dire. On aurait pu se figurer que dans une petite ville de cette sorte, les filles ne se souciaient guère de la mode. Ce n’était pourtant pas le cas de celles du lycée de Bad Axe, tout au moins de la plupart d’entre elles. Chaque fin de semaine, elles faisaient deux heures de route pour aller écumer les galeries marchandes de Birch Run. À leur retour, elles portaient du Calvin Klein et autres griffes, l’air de vrais mannequins. Nicole était assurément du nombre. Et jusqu’à aujourd’hui, quand il lui arrivait de la croiser sur le campus, elle semblait n’avoir pas dérogé à cette habitude. Même quand ils se retrouvaient au salon pour travailler ensemble, elle portait un corsage bien coupé ou un pull chic. Un soir, elle était même venue en jupe et sandales à talons.
Elle se noua les bras autour du corps et baissa les yeux vers ses pieds, que Perry fut surpris de voir nus.
« Je crois que ça ne va pas si bien que ça, dit-elle.
— Comment cela ? »
Peut-être avait-elle la grippe ou quelque chose de ce genre. Elle avait effectivement l’air grippée, mais peut-être était-ce dû à la lumière crue éclairant le perron.
« Je ne sais pas. Je pense que j’ai des difficultés à m’adapter.
— Ici ? »
Elle hocha la tête en se composant une petite mine chagrine. Perry espéra qu’elle n’allait pas se mettre à pleurer. Que ferait-il alors ? Il n’avait pas de mouchoir sur lui et il ne se voyait pas lui prêter une épaule et glisser un bras autour des siennes. Il lui faudrait rester planté là comme un imbécile, à lui tenir des propos ineptes jusqu’à ce qu’elle se calme.
Faute de mieux, il dit : « Ça, c’est sûr que ce n’est pas comme le lycée.
— Le lycée, c’était pas si super que ça, laissa tomber Nicole.
— Tu avais l’air pas mal heureuse.
— Ah bon ? » Elle leva les yeux avec une expression d’étonnement sincère.
« Euh, je ne sais pas. Ce n’était pas le cas ?
— C’était mieux que ça, faut croire, dit Nicole avec un regard pour la cour de Godwin Honors Hall. Mais je détestais le lycée. »
Perry eut un petit rire. Ce fut plus fort que lui. Il venait de se la représenter dans sa belle robe à fleurs, recevant la bourse Ramsey Luke des mains de Mr Krug, puis montant au pupitre pour prononcer son discours de major de la promotion sur l’importance d’avoir « d’abord et avant tout de la moralité ».
Paraissant entendre son petit hoquet involontaire, elle haussa soudain les sourcils. « Quoi ? » fit-elle en plongeant son regard dans celui de Perry.
Celui-ci se hâta de baisser les yeux vers son ombre, qui s’étendait entre eux deux. Il s’éclaircit la gorge. « C’est juste que… eh bien, tu étais la reine du lycée, Nicole. Tu faisais ci, tu remportais ça, tu étais présidente de ceci ou de cela. Qu’est-ce qui te déplaisait à ce point ? »
Elle laissa pendre les bras. Ses yeux semblèrent se noyer de larmes. Merde, se dit-il. Cette fois, elle va pleurer.
« Tu m’en veux toujours pour la bourse, Perry ? interrogea-t-elle d’une voix tremblante.
— Quoi ?! » il fit un pas en arrière, manquant de tomber à la renverse dans les marches. Les autres filles étaient parties, et seul un mégot de cigarette rappelait leur présence. Il se plaqua une main sur la poitrine.
« “Quoi ?”, le singea Nicole en se plaquant elle aussi une main sur la poitrine. Ignores-tu donc que si j’ai eu la Ramsey Luke, c’est uniquement parce que tu avais décroché toutes les autres récompenses ? »
Il secoua la tête et eut la nette impression que quelque chose faisait du bruit à l’intérieur de son crâne. S’efforçant d’être convaincant, ne fût-ce qu’à ses propres yeux, il déclara : « Je ne vois absolument pas de quoi tu parles.
— À d’autres, Perry, reprit Nicole. Pourquoi faut-il que tu sois tellement dans la compétition ? Tu n’as donc pas remporté suffisamment de trucs ? Il faut encore que tu en veuilles aux autres des quelques os qu’on leur lance ? »
Perry fourra les mains dans les poches de son jean. Il lui semblait qu’elles tremblaient. « Pourquoi avons-nous cette conversation ? J’allais monter me coucher.
— Nous avons cette conversation… » Nicole parut s’étrangler sur ce qu’elle s’apprêtait à dire, puis, à la grande horreur de Perry, plusieurs grosses larmes débordèrent de ses yeux et roulèrent sur ses joues. Il ouvrit la bouche, plus pour protester contre ces larmes que pour dire quelque chose. Alors, elle s’enfouit le visage dans les mains et, d’une voix entrecoupée de sanglots : « Parce que c’est comme si nous étions de la même famille, Perry. Ici, tu es la seule personne qui me connaisse. Tu me connais depuis toujours. Tu es le seul et tu me détestes. »
Les deux filles précédemment assises sur les marches étaient revenues et elles regardaient ouvertement Perry comme s’il avait commis quelque abomination et pensait pouvoir s’en tirer impunément. Il reporta son regard sur Nicole et fit un pas vers elle le plus lentement qu’il put. Les sanglots redoublèrent d’intensité. Deux ou trois personnes qui se trouvaient à l’intérieur du bâtiment se mirent à la fenêtre pour voir ce qui se passait.
« Écoute, Nicole… », commença-t-il. Mais elle ne disait plus rien et gardait les mains plaquées sur le visage. Il voyait maintenant des flots de larmes s’écouler entre ses doigts. Il sentit son cœur battre à coups sourds sous l’effet de l’affolement. Jamais il ne s’était trouvé auprès d’une fille pleurant autant. Mary n’avait jamais pleuré en dehors de quelques larmes causées par la tension le jour où elle avait rompu avec lui, lui rendant sa bague dans un horrible petit geste. Et sa mère ne pleurait que lorsqu’elle avait trop ri. Il se mit à tapoter ses poches comme un perdu, tout en sachant qu’il n’avait pas de Kleenex sur lui.
Les deux autres filles continuaient de le fixer et d’attendre. Il regarda alentour, comme s’il était possible qu’un tiers vînt le relever. En désespoir de cause, et bien que son bras lui parût peser deux cents kilos, il parvint à le lever et à poser la main sur l’épaule de Nicole. Elle sembla fléchir un peu, puis fit comme un petit saut vers lui et nicha la tête contre sa poitrine. Alors, il n’eut pas d’autre choix que de passer les bras autour d’elle pour lui tapoter le dos.
8
Combien de temps était-il resté planté là, devant Godwin Honors Hall, le regard levé vers la chambre qui avait été celle de Nicole ?
Avait-il parlé tout seul ?
Les yeux fixés sur ses Converse, s’efforçant de ne pas croiser le regard des passants, qui, à n’en pas douter, le regardaient, Craig s’en revenait à grand pas vers l’appartement qu’il partageait avec Perry.
Son père, rentré dans le New Hampshire, lui avait dit au téléphone : « Dès que tu sens que tu perds le fil, tu m’appelles, d’accord ? Je viendrai, et si je ne peux pas me libérer suffisamment vite, je trouverai quelqu’un. »
Perdre le fil.
Même son père, le célèbre écrivain, n’était jamais parvenu à trouver le mot juste pour désigner cela – cette déraison, cette confusion, ce brouillard qui l’avait enveloppé après l’accident et qui avait duré des mois pour se dissiper mystérieusement en juillet dernier, quand à son réveil un beau matin il avait su de nouveau qui et où il était.
Qui était donc cet autre individu qui l’avait habité tous ces mois durant ? Avait-il vraiment pris la dénommée Becky, infirmière dans un service de rééducation, pour sa grand-mère, revenue d’entre les morts et rajeunie de cinquante ans ?
« Se remettre d’un traumatisme crânien peut prendre des années, avait dit le Dr Truby, une fois Craig redevenu Craig. Quelques mois seulement. Vous avez de la veine. »
De la veine.
Vraiment ?
Craig savait désormais où il se trouvait, mais parviendrait-il jamais à se défaire de cette impression que l’autre monde, celui où il avait séjourné plusieurs mois, était toujours là ? Et que, dans ce monde, les animaux parlaient, mais pas avec la bouche ? Que si on y regardait fixement l’herbe, elle vous balançait des messages dans le vent ? Que chaque blonde y était un avatar dénaturé de Nicole – le visage déformé ou ridé ou affadi afin de le tourmenter ?
« Des ratés du côté des synapses », avait expliqué le Dr Truby.
« Tu étais vraiment fêlé, lui avait dit Scar. Tu vivais à Pétocheville, mon pote. Content de te revoir. »
Sa mère avait été épouvantée en apprenant qu’il avait l’intention de reprendre les cours en septembre, si on voulait bien le réintégrer. Elle avait bien dû prononcer cinq mille fois les mots et si et rechute.
« Tout le monde dans cette famille se fiche de mon avis, mais je tiens à répéter qu’il ne devrait pas retourner dans cet horrible établissement », avait-elle répété au père de Craig. Debout sur le trottoir le long de la Subaru, elle parlait d’une voix sonore, comme s’il n’y avait personne dans la voiture. « Et si… rechute… ou quelque chose de pire ?
— Que pourrait-il m’arriver de pire ? interrogea Craig, assis à l’avant. J’ai quand même tué ma copine. » Il parvint même à émettre un rire. Il distinguait par-delà sa mère l’ombre du nouveau petit ami d’icelle évoluant derrière les rideaux de la chambre de ses parents.
« Lynnette, tu as raison sur un point, dit son père tout en remontant la vitre électrique : tout le monde se contrefout de ton avis. »
Sa mère se mit à hurler en direction de la Subaru qui démarrait, mais son père avait monté le son de Vivaldi. Craig ne la revit pas avant la semaine suivante, juste avant son départ pour le Midwest, quand elle passa à l’appartement de son père – radoucie, étranglée par l’émotion, pleurant comme une Madeleine – pour lui dire, comme si c’était couru d’avance : « Surtout, si ça ne va plus, tu rentres aussitôt. Si… rechute.
— Et pour quoi faire ? avait-il demandé. Rentrer vivre avec toi, avec Scar et avec “oncle Doug” ? Bosser à la station de ski ? »
Elle avait tourné les talons, repassé la porte d’entrée, redescendu les escaliers et regagné sa voiture d’un pas vif en pleurant ouvertement, croisant des habitants de la résidence sur l’aire de stationnement, observée du balcon par son fils. Le temps d’une seconde, l’idée avait effleuré Craig de s’élancer à sa suite pour la saisir à bras-le-corps, enfouir son visage dans sa poitrine et fondre lui aussi en larmes. Mais elle s’éloignait déjà à bord de sa Lexus.
À présent qu’il était de retour ici, il se demandait si elle n’avait pas raison.
Il n’aurait pas dû se trouver ici.
On lui avait permis de revenir, mais cela ne signifiait pas que ce fût sa place.
Même le Dr Truby avait paru préoccupé, lui qui, dès le début, avait beaucoup parlé d’autonomie et de guérison complète.
« Il se peut que vous… que vous vous mettiez à… à avoir d’effrayantes réminiscences, avait-il dit. Téléphonez-moi si cela arrivait. »
La dernière fois que Craig avait vu le psy, il faisait plus de trente-cinq degrés dehors et la climatisation du cabinet soufflait dans la pièce une odeur de réfrigérateur en surchauffe. Il savait que le Dr Truby allait lui faire, pour la dix millionième fois, la même demande :
« Dites-moi, Craig, tout ce qui vous revient aujourd’hui au sujet de l’accident. »
Craig avait, comme chaque fois, baissé les yeux, puis il se les était frottés là où il voyait, derrière ses paupières, un visage de femme.
Un visage inconnu. Rond comme la lune.
Elle lui parlait dans une langue étrangère, mais, bizarrement, il comprenait ce qu’elle lui disait.
Ne déplacez pas votre amie.
Craig releva la tête pour dire au Dr Truby : « Je crois qu’il y avait une dame là-bas. »
Le psychiatre hocha la tête. Il avait le crâne rasé, et de forme si parfaite qu’il paraissait avoir été façonné dans l’idée d’être rasé.
« Et cette dame…? » Il agita la main en l’air, la retournant dans sa propre direction.
Craig réfléchit un instant et dit : « Elle m’a recommandé de ne pas déplacer Nicole.
— À la suite de quoi, vous…? » De nouveau, ce geste. L’invitant à dévider son souvenir.
Craig avait considéré les chaussures du Dr Truby. Des mules ? Des mocassins ? Elles paraissaient souples, peut-être du daim, et nullement faites pour fouler un trottoir.
« Et ensuite…? »
Mais Craig n’avait pas de mots pour ce qui avait suivi.
Après, des mains s’étaient portées sur lui. Un coup dans le ventre. Sa tête, ses oreilles résonnaient. Et de l’eau. Était-on en train de le baptiser ? Une aiguille dans le bras. Un homme en uniforme bleu hurlant en direction de lumières qui clignotaient. Quelqu’un lui donna un violent coup de pied dans le derrière qui le fit trébucher. Et pendant tout ce temps, il cherchait à s’informer au sujet de Nicole, mais ses paroles étaient si embrouillées qu’il savait que nul ne pouvait le comprendre. Quelqu’un voulut savoir s’il connaissait son propre nom et l’endroit où il se trouvait, mais quand il tenta de composer dans sa bouche la forme de son nom à elle, quelqu’un lui dit d’un ton apaisant : « Vous ne devriez pas penser à cela maintenant. Il faut vous reposer. Nicole est morte. »
« Je ne sais pas », avait répondu Craig, sur quoi le Dr Truby, qui depuis longtemps devait attendre qu’il en dise plus, se laissa aller contre son dossier, leva les yeux vers le plafond et soupira.
9
Mira commençait toujours le semestre avec l’histoire de Peter Plogojowitz.
En 1725, au village de Kisilova, un paysan du nom de Peter Plogojowitz mourut de mort naturelle et fut enterré. Dans le courant de la semaine, neuf autres villageois trépassèrent, et Peter Plogojowitz apparut à son épouse pour réclamer ses chaussures. On supposa communément que le mort « revenait » et qu’il était à l’origine des autres décès. Aussi fut-il exhumé et son cadavre examiné.
En dehors du nez, qui s’était affaissé, Peter paraissait comme neuf. Les cheveux, la barbe et les ongles avaient poussé. La peau avait pelé et ce qui paraissait être une nouvelle peau, toute rose, s’était formé en dessous. Il avait du sang frais dans la bouche. La foule qui s’était amassée au cimetière fut prise de fureur. Un pieu fut enfoncé dans le cœur du mort, là-dessus il se mit à crier, saigna des oreilles et de la bouche, et eut une érection. Après cela, le cadavre fut brûlé, les cendres dispersées.
Peter Plogojowitz ne revint plus jamais.
Plusieurs parmi les filles du dernier rang s’étaient plaqué la main sur la bouche. L’une d’elles, une belle brune à la peau presque translucide, s’était enfoui tout le visage entre les mains. Deux ou trois garçons firent entendre un rire gêné et quelques autres pouffèrent. Quelques-uns parmi les étudiants les plus sérieux prenaient des notes. Perry Edwards, le seul dont Mira connaissait le nom, car elle avait dû lui signer une dérogation, hochait la tête en la regardant si fixement qu’elle avait l’impression qu’il voyait à travers elle.
« Bien », fit-elle. Elle claqua des mains, se retourna vers le tableau, prit un morceau de craie et, s’adressant à la classe : « Que nous apprend cette anecdote sur les superstitions et pratiques funéraires de la Serbie du dix-huitième siècle ? »
Elle écrivit le chiffre 1 sur le tableau, libérant un petit plumet de poussière blanche.
D’ordinaire à ce stade, personne n’avait rien à dire. Pourtant, Perry Edwards levait la main.
« Oui ? dit Mira en lui faisant signe de parler.
— Ces gens croyaient apparemment qu’un mort pouvait sortir de sa tombe et y retourner. »
Elle approuva d’un hochement et écrivit face au chiffre 1 : Les morts sont capables de s’extraire de leur tombe et d’y entrer de nouveau.
« Deux ? » interrogea-t-elle.
Il y eut un temps de silence poli avant que Perry Edwards ne lève derechef la main.
« Les morts qui sont capables de ça ne se décomposent pas ? » dit-il.
Et Mira d’écrire au tableau : 2. Les revenants ne se décomposent pas.
« Et ils provoquent d’autres morts », dit Perry sans lever cette fois la main. Tandis que Mira notait cela, il poursuivit : « Ils boivent du sang ? Ils peuvent être tués une deuxième fois, plus complètement ? »
Mira écrivit le tout, puis ajouta : 6. Ces créatures sont sexuelles par nature.
Comme elle s’y attendait, les filles assises au fond avec la main sur la bouche pouffèrent, et les garçons qui avaient ri rigolèrent de plus belle. Mais Perry Edwards soutint si longtemps son regard que ce fut elle qui, pour finir, détourna la tête.
10
Craig s’efforçait de ne pas dévisager Nicole Werner pendant qu’elle travaillait. Cependant, il ne pouvait s’en empêcher, tant la façon dont les cheveux de la jeune fille lui retombaient devant le visage quand elle se penchait sur son Histoire de la langue anglaise, tant la façon dont, dans sa main droite, le surligneur voletait au-dessus des pages, et même la manière dont son pied marquait une espèce de rythme durant quatre ou cinq secondes puis s’arrêtait, se révélaient plus captivantes que le manuel qu’il avait sous les yeux.
Si elle savait qu’il la regardait, elle n’en montrait rien.
Perry leur avait trouvé une salle d’étude au sous-sol de Godwin Hall – un ancien salon caché derrière un local de rangement, avec des fauteuils poussiéreux et une moquette bordeaux. Sur la porte, une plaque en cuivre gravée des mots : SALLE D’ÉTUDE ALICE MEYERS. Bien que cela fît apparemment des années qu’elle n’avait servi qu’à des accouplements furtifs (des emballages de préservatifs avaient été fourrés dans un vase en verre contenant par ailleurs des fleurs en plastique), il s’agissait d’une pièce tout à fait confortable.
Comme il n’y avait d’ampoule dans aucune des douilles, chacun avait apporté sa lampe de bureau pour se l’installer en bout de table. Tamisée et bien orientée, cette lumière était à la fois intense et reposante. Perry occupait une table installée dans un angle, les coudes posés de part et d’autre d’un livre ouvert. Nicole était pelotonnée dans un fauteuil rembourré assorti d’un repose-pieds défoncé. Josie Reilly était assise par terre, adossée au mur, jambes repliées dans la position du lotus, comme si elle était d’argile. Craig, allongé sur le canapé, regardait Nicole par-dessus son livre, cependant qu’elle feuilletait le sien en se mordillant la lèvre inférieure.
Il avait pensé qu’un groupe d’étude entraînerait de la communication. Des questions que l’on se serait posées. L’échange de trucs mnémotechniques. Peut-être le partage de fiches. N’ayant jamais fait partie d’un tel groupe, il ne pouvait savoir qu’il s’agissait simplement d’un cercle complice, fait de silence et de concentration – hormis un bâillement occasionnel, le raclement d’une gorge, le délicat éternuement de Nicole, le machinal « À tes souhaits » de Josie. Quand le silence devenait si épais qu’on aurait pu avancer la main pour en saisir une poignée, Craig avait envie de lancer une plaisanterie. Mais il ne savait laquelle. Elle devrait être incroyablement cocasse pour justifier l’interruption ; or il n’était pas lui-même très drôle, sinon face à quelque élément comique à exploiter, et rien ici de suffisamment idiot pour lui inspirer le genre de blague avec laquelle il s’entendait à déclencher une bonne séance de rigolade – une de ces sorties qui lui valaient naguère des ennuis au lycée ou qui, à la table du petit déjeuner, faisaient que Scar recrachait son cacao par le nez.
De temps à autre, la lumière tremblotait. (Peut-être un des lave-linge de la buanderie voisine commençait-il son cycle d’essorage, monopolisant pour un temps l’électricité du sous-sol.) Nicole regardait brièvement en l’air, puis baissait de nouveau les yeux. Elle surlignait quelque chose sur la page qu’elle était en train de lire, puis elle prenait le crayon piqué dans ses cheveux et écrivait rapidement une note dans la marge.
« Tu me rends malade ! »
C’est chez elle, dans la chambre de ses parents, que Randa Matheson lui avait crié cela, un après-midi après les cours. Elle était nue, debout à côté du lit. Craig, allongé sur le dos avec une érection, se demandait : Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
« Pardon ? parvint-il à articuler.
— J’ai dit que tu me rends malade ! » réitéra Randa en détachant les mots comme si elle s’adressait à un étranger ou à un demeuré. Elle plissait ses yeux noirs, et ses lèvres, gonflées et rougies par une intense séance de baisers, la faisait ressembler exactement à sa mère, dont les traits étaient connus de quiconque suivait les rediffusions d’une sitcom débile de la fin des années soixante-dix.
« Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Laisse tomber », lui répondit sèchement Randa tout en remontant son string sur ses hanches étroites, dissimulant ainsi un sexe à la pilosité parfaitement entretenue, ce qui ne fut pas pour calmer l’érection du garçon, puis, tournant les talons, elle sortit en hâte de la chambre en tenant son jean et sa chemise contre ses seins. La porte claqua si violemment derrière elle que Craig ferma les paupières dans un tressaillement, imaginant pendant une fraction de seconde qu’on venait de faire feu sur lui.
Après un moment, il se rhabilla et s’en alla.
La maison des Matheson était aussi immaculée que gigantesque. Il s’égara en cherchant la sortie et aboutit dans une sorte de solarium dépourvu de porte. Randa n’était nulle part en vue.
Craig se demanda pendant des mois ce qu’il avait fait, mais il ne lui vint pas à l’idée d’appeler Randa ou de l’arrêter dans le couloir pour lui poser la question. Le lendemain de l’« incident », sa mère gara sa voiture à côté de la Jeep de Randa sur l’aire de stationnement du Trading Post. Craig, assis à côté d’elle, se laissa glisser au fond du siège. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? » lui demanda-t-elle. Par bonheur, elle s’aperçut qu’elle avait oublié de prendre son sac à main et ils repartirent aussitôt.
Mais il était impossible de ne pas croiser Randa. Au lycée. Dans les soirées. Chez le loueur de DVD. Au début, il s’attacha à ne pas poser les yeux sur elle, espérant éviter ainsi son regard ; mais il découvrit au fil du temps qu’elle se comportait comme s’il était invisible. Un jour, ils se croisèrent dans les escaliers lors d’un interclasse (elle montait, il descendait) et, stupidement, il bafouilla un « Salut ! ».
Elle le regarda d’un air impassible. Son visage ne montra pas la moindre amorce d’expression. Elle regardait à travers sa tête, ne voyant que le mur de l’autre côté.
Il essayait, de temps en temps, de réfléchir à ce qui avait pu se passer.
Ils s’étaient embrassés pendant un moment, pas de doute là-dessus, puis ils avaient ôté leur haut et ensuite leur jean – au niveau des cuisses d’abord, puis aux chevilles, avant de s’en débarrasser tout à fait –, après quoi il avait fait glisser le string en question le long des jambes soyeuses de Randa, tandis qu’elle laissait courir ses doigts le long d’un de ses sourcils. Il s’était ensuite relevé pour ôter son slip, à la suite de quoi elle s’était dressée sur un coude pour lui demander : « Est-ce que je te plais ? »
Il était passablement certain que sa réponse à cette interrogation avait été affirmative (pourquoi en serait-il allé autrement ?), mais Randa enchaîna avec une rafale d’autres questions auxquelles il ne savait plus bien ce qu’il avait répondu.
Tu penses que Michelle a de plus beaux seins ? Quelle est la fille la plus maigre avec qui tu as couché ? Est-ce que tu l’as fait avec Melody ? Quand m’as-tu remarquée pour la première fois ? Est-ce que c’est Tess, celle dont tu as vraiment envie ? Est-ce que tu te sers de moi pour arriver jusqu’à elle ? Si tu es venu ici cet après-midi, c’est uniquement pour faire l’amour avec moi ?
Il s’était rallongé auprès d’elle avec sa palpitante érection. Au bout d’un moment, il l’avait interrompue d’un : « Bon, on baise ou quoi ? » Et c’est là qu’elle avait sauté du lit en lui hurlant dessus.
Il avait à peine approché une fille depuis ce fameux jour avec Randa. Les grandes vacances qui avaient suivi la remise des diplômes s’étaient écoulées sans un flirt ni même un baiser.
Il ferma les yeux, laissant l’image de Nicole Werner – distante d’une soixantaine de centimètres – s’attarder un moment sur ses paupières. Il essaya de se la représenter dans son lycée de Fredonia en train de converser avec une actrice devenue mère ou un père millionnaire se pavanant en costume, sans autre endroit où traîner que le Trading Post.
Non.
Il ne parvenait pas à se représenter Nicole Werner en un quelconque endroit où il s’était lui-même précédemment trouvé.
Nicole Werner était à sa place ici et maintenant, dans cette salle de Godwin Honors College.
Vierge et major de sa promotion, fille des propriétaires du Boulettes.
Cette chaînette en or qu’elle avait au cou portait sans doute un crucifix reposant quelque part entre ses seins parfaits, intacts, dans les ombres de son corsage à fleurs et de son soutien-gorge aux senteurs de talc.
Le soir, elle disait probablement ses prières avant de se pelotonner contre son singe en peluche. Peut-être que lorsqu’elle était en première elle avait laissé un con lui peloter les nichons et les fesses, et lui fourrer sa langue dans la bouche, mais jamais elle n’avait sauté de la baignoire de ses parents nue comme un ver, défoncée à l’ecstasy, pour inviter tous les types de la soirée à introduire leur bite en elle – ce qui n’était pas chose rare chez les filles du lycée de Craig.
Nicole Werner n’avait jamais mis les pieds dans ce genre de soirée. Elle n’en avait même jamais entendu parler. Craig était bien certain que les jeunes de Bad Axe n’organisaient pas de sauteries de ce genre.
Elle éternua de nouveau – un éternuement délicat, tout en consonnes et s’achevant par un pchiii ! – et Craig rouvrit les yeux.
Elle était en train de le regarder, un mouchoir en papier sur le nez.
Désolée, articula-t-elle silencieusement.
À tes souhaits, répondit-il de même.
1. Oberlin College, Antioch College : deux petites universités privées de l’Ohio, réputées pour la qualité de leur enseignement. Oberlin fut le premier établissement à accueillir des étudiantes et des gens de couleur. (Toutes les notes en bas de page sont du traducteur.)
2. L’une des universités les plus anciennes et prestigieuses du pays.
3. Bad Axe : mauvaise hache. Toute petite ville de l’État du Michigan.
4. Scar : cicatrice.
5. Bad Ass : mauvais cul. Jeu de mots sur le nom de la ville de Bad Axe.
6. Sororité (pour les filles) et fraternité (pour les garçons) : au sein des grandes universités américaines, très sélectives associations d’étudiants qui organisent diverses activités et œuvres de bienfaisance et entretiennent entre elles des rapports de compétition. Leur nom est souvent formé de deux ou trois lettres grecques.
7. Élève de troisième année qui, en échange d’un logement gratuit sur le campus, conseille et assiste les jeunes étudiants.