Cinquième partie

 

83

 

« Il lui est arrivé quelque chose après l’accident, déclara Perry. Je connais Craig. Il peut être très con, mais il fait partie des personnes les plus intelligentes que je connaisse. Il se souvient de tout. Il peut réciter dans l’ordre le nom de tous les présidents, avec les années où ils ont exercé leurs fonctions. Il ne va pas l’admettre, mais il en est capable. Il ne risque pas d’avoir oublié ce qui s’est passé ce soir-là. »

La voiture de Jeff Blackhawk ferraillait autour d’eux de façon déconcertante. Mais Mira se sentait étrangement réconfortée par ce boucan ainsi que par l’odeur de beignets Krispy Kreme et de vieilles frites. Quand ils étaient repartis de l’appartement, Jeff regardait 5, rue Sésame avec les jumeaux, émission dont Clark affirmait qu’elle était l’opium du peuple. (« Cette connerie est destinée à changer les parents en zombies asexués », avait-il rétorqué quand Mira avait émis l’idée qu’un minimum de programmes du service public pouvait aider les garçons dans leur acquisition du langage.) « Regardez ! s’exclama Jeff en montrant le poste. C’est Elmo !

— Elmo ! » s’écrièrent les jumeaux, comme s’ils connaissaient ce nom depuis toujours et n’avaient attendu que ce moment pour le prononcer.

Jeff ne voulut même pas que Mira le remercie – ni de lui prêter sa voiture ni de garder les enfants. « Tu n’as qu’à recueillir du matériau de qualité pour ton livre, lui avait-il dit, et me citer dans les remerciements. Ce sera mon titre de gloire. »

 

Assis à côté d’elle, Perry lui indiquait l’itinéraire pour se rendre à Bad Axe. Ils entendaient y voir l’entrepreneur de pompes funèbres qui avait pris livraison de la dépouille méconnaissable de Nicole Werner et l’avait placée à l’intérieur de ce cercueil blanc que, le jour des obsèques, Perry avait aidé à porter dans l’église luthérienne de la Trinité.

« Bien sûr, déclara Mira, certaines lésions crâniennes peuvent provoquer une amnésie sélective…

— Oui, mais on n’a relevé aucune lésion crânienne, lui répondit Perry. Il a subi un examen au scanner. Il en a subi une dizaine. »

Mira regardait la route à travers le pare-brise craquelé. Il s’agissait d’une petite fêlure située sur le côté gauche, qui s’étendait lentement mais de façon suffisamment perceptible pour qu’elle pût en mesurer la progression depuis la dernière fois qu’elle était montée dans cette voiture. Cinq centimètres. À ce train-là, elle traverserait la longueur du pare-brise en l’espace de quatre semaines.

Mira s’efforçait de réfléchir.

Elle en avait vu, des crânes.

Des quantités. En Roumanie. Dans des morgues. En monceaux et longs empilements chaotiques dans les catacombes de Paris.

La visite de ce souterrain empli d’ossements l’avait plongée dans l’ébahissement. Tant et tant de morts. Laissant courir la main au-dessus de ces centaines, de ces milliers de crânes, sentant l’odeur qu’elle savait être la leur (moisi, poussière), tandis qu’au-dessus de sa tête la voûte froide et luisante dégouttait d’une eau très ancienne, elle s’était laissé peu à peu pénétrer par l’idée que ce casque qui protégeait tout était vraiment bien mince. Le fragile contenant des rêves, souvenirs, aspirations et désirs. De tout. Un coup bien placé avec un morceau de bois pouvait le fracasser entièrement.

Cette impression ne l’avait plus jamais quittée. Enceinte de sept mois, elle avait dit à Clark (qui en avait roulé des yeux) : « Je veux qu’ils portent un casque quand ils seront assez grands pour monter sur un vélo. Et jamais ils ne joueront au football. »

Mais alors, s’il n’avait pas subi de lésion crânienne ?

Elle savait que rien ne pouvait échapper au scanner. S’il ne présentait pas de lésion crânienne ou cérébrale, comment se faisait-il que Craig Clements-Rabbitt ne se rappelât rien de l’accident dans lequel Nicole Werner avait trouvé la mort ?

« Il y a bien des produits, dit-elle. Des drogues. Injectables. Il en existe une que l’on appelle la “drogue du zombie”, c’est la scopolamine. À haute dose, elle est fatale. Faiblement dosée, elle entraîne une amnésie. Il est arrivé que des prostituées s’en servent pour droguer et détrousser leurs clients. Dans certains pays, elle serait utilisée pour droguer des mères et enlever leur bébé, ensuite vendu à des agences d’adoption. Il paraît que cela rend les gens dociles au point qu’ils aident les malfaiteurs à cambrioler leur maison et que, après que le produit a quitté leur organisme, ils ne conservent aucun souvenir de ce qui s’est passé. »

Perry se passait la main sur le crâne. Mira avait remarqué que ses cheveux, naguère coupés très ras, avaient bien repoussé. Ils étaient bruns, comme elle s’y était attendue.

« Autrefois, reprit-elle, on administrait de la scopolamine aux femmes qui accouchaient. On en a probablement donné à votre grand-mère. Elles se réveillaient et on leur annonçait qu’elles avaient un bébé. Cela bloque complètement la formation du souvenir. Impossible même d’hypnotiser la personne pour l’aider à se rappeler ce qui lui est arrivé, comme c’est le cas pour la drogue du viol, car le souvenir n’a tout simplement pas été enregistré.

» On pense que cette substance est employée depuis des siècles pour le vaudou en Haïti. On l’administre à des victimes qui sont ensuite enterrées vivantes, puis exhumées, et on leur fait accroire qu’elles sont mortes et revivent sous la forme de zombies – et elles le croient. Elles sont disposées à vivre le restant de leur vie en tant qu’esclaves, prostituées ou domestiques, convaincues qu’elles sont mortes et ont été ramenées à la vie. »

Perry avait cessé de se caresser la tête. À présent, il pianotait des doigts sur un de ses genoux. Son jean présentait un pli si impeccable que Mira se dit qu’il le portait peut-être pour la première fois. Difficile d’imaginer un garçon de son âge en train de repasser son pantalon, mais s’il en était un seul, ce devait être Perry Edwards. « Avant qu’il parte ce soir-là avec la voiture de Lucas, dit-il tout à coup, nous nous étions disputés. Non. (Il marqua un temps.) Nous nous étions battus. Nous nous sommes retrouvés par terre, lui avec le nez en sang. Il n’en a jamais reparlé par la suite, comme si ça n’était jamais arrivé ou comme si, après tout ce qui s’était passé entre-temps, cela n’avait plus d’importance. Je n’ai jamais su s’il était possible qu’il ne se souvienne de rien. Comment se fait-il que vous ayez connaissance de cette drogue ? »

Les bons étudiants finissaient toujours par exprimer un doute. Ils ne vous croyaient que jusqu’à un certain point.

Elle lui expliqua qu’un été, à l’époque où elle travaillait à son mémoire de maîtrise, elle était partie pour Haïti grâce à une petite allocation qu’elle et une autre étudiante de troisième cycle avaient reçue pour financer leur projet d’aller rencontrer une femme que les journaux haïtiens avaient vainement cherché à discréditer en la surnommant la « zombie de Port-au-Prince ».

Les proches de cette femme avaient déclaré qu’elle avait été enlevée par des voisins qui cherchaient à leur extorquer de l’argent. Ne recevant pas ce qu’ils demandaient, les kidnappeurs l’étranglèrent et abandonnèrent son cadavre au bord d’une route. Un automobiliste qui passait par là le chargea dans le coffre de sa voiture pour le porter au poste de police. Quand on ouvrit le coffre, la jeune femme avait les yeux ouverts. Elle fut rendue à sa famille, qui, lorsqu’elle la vit, refusa de la reprendre, affirmant qu’elle avait été dépossédée de son âme.

Quand la nouvelle se répandit que ce zombie quittait sa ville, où l’on n’en voulait plus, pour être hébergé dans une institution de Port-au-Prince, les employés de ladite institution démissionnèrent et les autres pensionnaires protestèrent avec véhémence. À l’époque où Mira et l’autre étudiante eurent vent de l’affaire et firent leur demande de bourse, la malheureuse en était à sa quatrième famille d’accueil. Le fait qu’elle avait elle-même reconnu sa qualité de zombie n’avait pas arrangé les choses.

Cela paraissait offrir une très prometteuse perspective de recherche, et les directeurs de thèse se montrèrent enthousiastes et très favorables. Mais Mira et Alexandra Durer, sa partenaire, n’allèrent pas plus loin que l’aéroport de Port-au-Prince. On leur refusa l’entrée du pays, car des émeutes avaient éclaté. Des Américains avaient été tués. Des rebelles en armes s’étaient, aux dernières nouvelles, emparés de la capitale. Mira et Alex furent rembarquées séance tenante dans l’avion qui les avait amenées et, après beaucoup de coups de fil sans effet et de vaines implorations, elles s’enivrèrent avec une bouteille de rhum détaxé qu’elles avaient achetée à l’aéroport.

Le zombie de Port-au-Prince mourut l’hiver suivant d’une pneumonie.

Avant leur départ, Alex et Mira avaient conduit une recherche approfondie sur la drogue du zombie, et leur première hypothèse fut que cette femme avait été droguée par ses kidnappeurs, que son « sauveteur » s’était mépris en la croyant morte, et enfin que la réaction à son retour d’entre les morts avait été à ce point influencée par la culture vaudou que, n’ayant aucun souvenir de ce qui lui était vraiment arrivé, la victime elle-même avait été portée à croire qu’elle était un zombie.

« On a déjà entendu parler de la présence de scopolamine sur des campus universitaires, déclara Mira – dans les cas de viol commis par une connaissance, bien sûr, mais aussi pour d’autres usages. Pour le bizutage ? » Elle eut un haussement d’épaules. Elle n’avait jamais ouï parler de ce genre de chose, mais cela ne paraissait nullement invraisemblable. « Nicole pourrait avoir connu des membres de confrérie capables de s’en procurer. Elle et Craig étaient-ils des expérimentateurs ? »

Perry secoua négativement la tête. « Il fumait de l’herbe. Beaucoup d’herbe. Il prenait probablement d’autres trucs, là-bas dans le New Hampshire. Elle, je ne sais pas. J’ai toujours pensé qu’elle était contre tout ça, mais il y a eu d’autres choses que je croyais à son sujet et qui se sont révélées fausses. »

Paraissant peu enclin à poursuivre, il détourna la tête vers sa fenêtre et le paysage de neige en train de fondre. Il posa une main sur la grille du chauffage. Il ne devait pas faire plus de cinq degrés dans la voiture. Perry avait les doigts tout blancs et les ongles bleuis. Mira lui aurait bien proposé ses gants, mais elle craignait de ne pouvoir conduire sans eux.

« Des drogues de zombie », reprit Perry après un long silence. Il se coinça les mains entre les genoux, marqua de nouveau un temps, puis déclara : « Tout ce que Craig se rappelle de l’accident est ce qu’on lui en a dit et ce qui figurait dans les comptes rendus, à savoir que Nicole avait été si grièvement brûlée qu’on n’était parvenu à l’identifier que d’après les objets qu’elle avait sur elle, et qu’il avait pour sa part quitté les lieux sans même tenter de faire quoi que ce soit. C’est là que nous sortons. » Il montrait droit devant un panneau vert et blanc sur lequel on lisait : BAD AXE.

 

84

 

Le répondeur de Shelly clignotait si rapidement et de façon si chaotique qu’elle ne prit pas la peine de compter le nombre des messages qu’il avait enregistrés. Elle appuya sur la touche Messages, puis, ayant approché une chaise de la table du téléphone, s’assit et entreprit de délacer ses bottines.

« Nous savons qui vous êtes », commença le premier message, suivi d’un bip. Une voix féminine, jeune. Non identifiée, mais pas tout à fait étrangère non plus. Shelly abandonna ses lacets et posa les deux pieds l’un à côté de l’autre sur le sol.

« Nous savons tout de vous. Vous ne savez rien de nous. Nous sommes plus intelligents que vous ne le pensez. Vous ne pourrez localiser ces appels. »

Un rire, un bip, puis :

« Nous avons une surprise pour vous. Tout un tas de surprises. »

Bip.

« Shelly ? C’est Rosemary. Est-ce que ça va, ma cocotte ? Je me fais du mouron depuis la dernière fois. Je te promets que tout ça va s’arranger, mais d’ici là pourquoi ne viendrais-tu pas passer un moment à la maison ? J’ai dit aux enfants que je t’invitais, ils sont tout excités. C’est d’accord ? »

Bip.

« Surprise ! »

Toujours une voix féminine, mais pas la même. Plus sourde. Plus sexy. Plus calme.

Bip.

« Peut-être devriez-vous faire le tour de la maison. Il y a un cadeau qui vous attend. Il se trouve dans la chambre. Nous savons que c’est là que vous aimez recevoir vos cadeaux. »

Shelly se leva.

Bip.

« C’est ça, allez-y voir. »

Bip.

« Salut, Shelly. Vas-y voir. » Josie. Shelly n’aurait pu se prononcer avec certitude – la communication avait été trop courte –, mais quelque chose dans la cadence, dans ces consonnes prononcées du bout de la langue contre les dents, lui sembla douloureusement familier.

Bip.

« Miaou, miaou. » Ce fut suivi d’un rire, d’un fou rire. Shelly était en train de se diriger à grands pas vers sa chambre, tandis que ce rire se déversait sur elle comme une pluie froide.

Bip.

« Minou minou minou… »

Bip.

« Tu es la prochaine sur la liste, espèce de salope, si tu ne te tiens pas à carreau. M’est avis que le moment est venu de faire tes valises. Et ne va pas te figurer que tu peux localiser ces appels, vu que même les flics en seraient bien incapables et que… »

Mais Shelly hurlait comme une possédée tout en détachant la cordelette nouée au plafonnier au-dessus du lit et passée au cou de son chat, tout en prenant entre ses bras le petit corps inerte, criant son petit nom idiot à l’adresse de son minois sans expression, à la langue flasque et nécrosée, aux yeux vitreux fixant intensément le néant.

 

85

 

Mr Dientz se souvenait de Perry à l’époque des louveteaux. Son propre fils étant plus âgé, les deux garçons ne s’étaient côtoyés que le temps d’une année. Il lui serra chaleureusement la main en lui demandant : « Bon sang, mais qu’est-ce que tes parents t’ont donné à manger, mon gars ? »

Perry lui demanda des nouvelles de Paul Dientz, qui suivait en Caroline du Nord une formation dans la même branche que son père, puis il lui présenta Mrs Polson. Mr Dientz fut manifestement surpris et pas forcément de façon positive (haussement rapide de sourcils gris fort broussailleux) que ce professeur fût une femme. Jeune de surcroît.

Au téléphone, il avait dit : « Perry, vu que je te connais et que tu me dis mener un travail de “recherche” (dans sa bouche, ce mot semblait appartenir à une langue étrangère), je suis bien sûr disposé à vous aider, ton professeur et toi. Au fait, t’ai-je dit combien je suis impressionné que tu fréquentes la plus prestigieuse institution de l’État ? »

Perry l’assura qu’il n’y avait pas manqué.

« Mais c’est un côté de mon métier dont je ne raffole pas. La réouverture de blessures anciennes, pour ainsi dire. Tu serais surpris d’apprendre combien de parents et d’amis, dans les semaines, les mois, les années après les obsèques – particulièrement en cas de crémation ou de cercueil scellé – finissent par se convaincre qu’il y a eu erreur sur la personne. Ils croient avoir entraperçu un frère, un fils ou une fille dans la rue ou dans un magazine, ou bien encore leur téléphone a sonné en pleine nuit et personne au bout du fil – et s’ils n’étaient pas sur les lieux de l’accident, s’ils n’ont pas été appelés à identifier le corps ou s’il y a eu des difficultés d’identification, car je ne te le cache pas, Perry, beaucoup de décès prématurés laissent un cadavre qui ne ressemble pas à la personne de son vivant – ils peuvent faire une véritable fixation.

» Mais, je suis tout disposé, dans l’intérêt de la science, à vous recevoir, ton professeur et toi, pour que nous nous penchions sur le dossier. Je dois cependant t’avouer que je ne me rappelle pas tous les détails, en dehors, bien évidemment, de l’horrible tragédie que cela a été. Je me souviens, toutefois, que les Werner n’ont pas suivi notre recommandation de voir le corps. Cela aurait certainement été affreux pour eux que de voir ce qu’était devenue leur si ravissante fille ; mais il n’y a rien de mieux pour se forger un sentiment d’irrévocabilité, si tu vois ce que je veux dire, que de voir le défunt de ses propres yeux. »

 

« Bienvenue à vous, déclara Mr Dientz en désignant d’un ample mouvement du bras les deux somptueux fauteuils de velours rouge installés face à son bureau. J’ai parcouru mes archives et, dès que vous serez installés, je me ferai un plaisir de vous montrer les photographies de la reconstruction. »

Perry n’avait aucune idée de ce que pouvaient être de telles photographies, mais il savait, Mr Dientz le lui ayant dit au téléphone, que le salon funéraire conservait une photothèque et des dossiers informatiques sur tous ses « clients ». S’apprêtait-il à leur montrer des photos de Nicole ? Là, tout de suite ? Perry lorgna du côté de la porte en se demandant s’il pouvait s’absenter un moment ; mais Mr Dientz eut tôt fait d’ouvrir le fichier et d’orienter l’écran du Mac vers ses visiteurs.

« Vous vous demandez sans doute, reprit-il d’une voix de publicité radiophonique, s’apprêtant manifestement à dire quelque chose qu’il avait déjà dit un million de fois, mais qui avait toujours du sens à ses yeux, pourquoi nous passons tant et tant d’heures, ici au salon funéraire Dientz, à reconstruire le portrait de défunts défigurés dans un accident ou par la maladie, alors qu’en fait la plupart des obsèques que nous organisons se font cercueil fermé et que, tout particulièrement dans les cas extrêmes, même les proches parents ne verront pas le corps ? »

Il regarda Perry et Mrs Polson d’un air d’animation étudié, comme s’il évaluait dans quelle mesure ils s’étaient posé la question.

« Eh bien, je m’en vais vous répondre par le biais d’une anecdote remontant à mes débuts dans la profession. Un jeune homme avait trouvé la mort dans un accident de moto. Je n’entre pas dans les détails, mais, comme dans le cas de votre amie Nicole, l’identification se révéla difficile. Des blessures, des brûlures et même un démembrement. Tous les proches affirmaient, comme c’est si souvent le cas, vouloir se souvenir de lui uniquement “tel qu’il était avant”. Bien sûr, quelqu’un était venu l’identifier à la morgue, mais il s’agissait d’un parent éloigné, et l’identification se fit surtout d’après les vêtements et une bague. La famille ne voulait aucune espèce de reconstruction ni d’embaumement. Ces gens se moquaient même de ce que le défunt porterait dans son cercueil.

» Néanmoins, il s’agissait d’une famille très traditionnelle ; c’est pourquoi, après m’être assuré qu’ils n’y voyaient pas d’inconvénient, j’ai procédé aux opérations habituelles préalables à l’exposition d’un défunt – je précise que je n’ai pas facturé ces services à la famille et que je ne l’ai même pas informée que je m’en étais acquitté.

» Comme je m’y attendais, les obsèques donnèrent lieu à de considérables effusions. La mère était effondrée de chagrin. Le père était devenu presque violent tant il était inconsolable. Un des frères se jeta en pleurant sur le cercueil, et une des sœurs fit une crise de nerfs, affirmant que son frère ne se trouvait pas à l’intérieur de cette boîte, que c’était un cauchemar ou une terrible erreur, ce qui amena toute la famille et même certains des amis du mort, membres du gang de motards dont il faisait partie, à émettre de semblables protestations. Une bagarre aurait éclaté si le père, repoussant son autre fils, n’avait pas ouvert le cercueil.

» Je vous laisse imaginer ce qui se serait passé si je l’avais fait fermer ou sceller, ou si, dans le cas contraire, ce jeune homme s’était trouvé dans l’état qui était le sien quand la morgue du comté me l’avait apporté. C’est la raison pour laquelle je tiens toujours à réaliser une reconstruction avant de mettre un corps en bière au salon funéraire Dientz.

» Grâce à ce travail, parents et proches purent se rassembler autour du cercueil et faire leur travail de deuil. Il s’agissait bien de celui dont ils gardaient le souvenir. Il était vêtu d’un costume décent. Ses cheveux étaient peignés. Et j’avais refaçonné son visage dans la mesure du possible en me basant sur la photo parue dans le journal.

» Rien, absolument rien, ne rend la mort aussi croyable que d’être en situation de voir, de toucher le corps de l’être aimé. Nous sommes des créatures physiques, Perry, madame Polson (il adressa un signe de tête à cette dernière). Et bien que l’on se soit abondamment employé, dans ce pays, à ridiculiser et à calomnier l’“industrie de la mort”, je puis vous assurer que l’on puise un formidable réconfort dans le fait de voir un corps au repos, bien vêtu, réparé avec art, les yeux clos, manifestement en paix. Et mon travail consiste à offrir ce réconfort aux personnes qui peuvent ignorer, jusqu’au dernier moment, qu’elles en auront besoin.

— Et pour ce qui est de la famille de Nicole…? » interrogea Mrs Polson.

Mr Dientz secoua la tête. « Eh non, répondit-il. La famille de Nicole n’a pas voulu affronter cette épreuve. » Il haussa les épaules, comme pour dire : Tantôt on gagne, tantôt on perd. « Bien. À présent, les photos ! »

Il fit pivoter son siège en s’accompagnant d’un grand mouvement de bras qui aurait convenu pour dévoiler la Joconde. Il agita la main au-dessus du clavier, empoigna la souris et cliqua sur un fichier intitulé NWERNER.JPEG10. En moins d’une demi-seconde, une image s’ouvrit et occupa tout l’écran. Dans l’instant, Perry bondit de son fauteuil et, une main plaquée sur la bouche, traversa la pièce pour se ruer aux toilettes qui se trouvaient près du hall d’entrée du salon funéraire.

 

86

 

« Craig, tu restes ici, d’accord ? avait recommandé Perry au moment de partir pour Bad Axe en compagnie de Mrs Polson. Nous rentrerons tard. Ne fais rien de stupide.

— Comme quoi ? avait interrogé Craig, obligeant Perry à préciser sa pensée.

— Comme de partir à la recherche de Nicole. »

Craig s’y était efforcé. Il avait arpenté l’appartement, allumé puis éteint la télévision. Il avait mangé un sandwich au salami, pris sa douche de la journée. Il s’était mis au lit, puis relevé. Après s’être passé un coup de peigne, il était allé frapper chez Deb, la voisine, mais il n’y avait personne. Pour finir, il s’était posté près du téléphone en voulant très fort l’entendre sonner, ce qui, incroyablement, s’était produit.

« Allô ? »

Silence à l’autre bout du fil.

Il tint le combiné plus près de son oreille et répéta : « Allô ? »

Il distinguait quelque chose à présent. C’était très lointain, peut-être le bruit d’une voiture passant sur l’autoroute. Peut-être, très faible, de la musique sur un autoradio. Ou alors ce n’étaient que les battements de son cœur.

« Allô ? » dit-il encore une fois. Puis : « Nicole ? »

À quoi la communication fut coupée. Il se leva, attrapa son blouson et sortit commettre la bêtise contre laquelle Perry l’avait mis en garde.

 

Dehors, il faisait plus froid qu’il ne s’y attendait. La neige tombait en gros flocons qui adhéraient aux trottoirs, aux toitures et au pare-brise des voitures en stationnement, même si, sur la chaussée, la circulation les changeait en ombre mouillée et glissante.

Rues et trottoirs lui parurent singulièrement grouiller d’étudiants. Cela tenait-il à ce qu’il n’avait pas suffisamment mis le nez dehors cet automne pour s’habituer à leur nombre, ou bien étaient-ils sortis en masse pour il ne savait quelle raison ?

Ils le dépassaient en marchant à deux ou trois de front. Craig avait le sentiment de les connaître tous ou, du moins, de les avoir tous déjà vus auparavant. Ils poussaient des exclamations, se tapaient dans le dos, faisaient semblant de se disputer, se racontaient des blagues. Des couples se donnaient la main. Des filles se tenaient par l’épaule. Chacun semblait content de son sort. Aucun n’était vêtu en fonction du froid ni ne paraissait même le remarquer. Combien Craig avait douloureusement conscience d’être coupé de la vie de ses pairs. Il était comme un fantôme revenu hanter les lieux de ses derniers jours. Personne ne paraissait remarquer sa présence.

Il se souvenait de cette vie et de ce que c’était que d’en faire partie. Il revoyait Lucas avec une flasque dans sa poche revolver, titubant en direction du quatrième bar de la soirée, et un Perry réprobateur les devançant de quelques pas. Il se rappelait qu’ils s’étaient arrêtés pour brailler une ânerie en direction de la maison d’Oméga Thêta Tau. Quelque chose à propos de putains d’oies blanches.

Il se souvenait d’avoir raffolé de ce moment.

Comme il se sentait bête et comme il se sentait bien.

Il se rappelait qu’une fille était sortie sur la varangue et qu’elle était tout illuminée par-derrière. Même à cette distance, il voyait combien elle était belle.

Il avait adoré être cet étudiant stupide et pris de boisson. Ce conneau gueulant des absurdités en direction d’une sororité. Il adorait cette fille qui les regardait de son haut, et cette bâtisse et l’idée qu’à l’intérieur avait lieu, à la lueur des cierges, il ne savait quelle cérémonie pleine de solennité. Des filles se donnant la main en chantant des psalmodies. Il aimait qu’existât une telle maison, une semblable société secrète de belles créatures, et il aimait se trouver là, braillant des obscénités en direction de la colline, se comportant en véritable crétin, en malotru, cependant qu’une grosse lune tout aussi stupide éclairait la scène, tandis qu’il tâtonnait pour prendre la flasque dans la poche de Lucas et que Perry les plantait là.

Mais tout cela, c’était avant Nicole. Avant qu’elle intègre la sororité. Avant toute l’histoire.

 

Il était présentement en train de passer à hauteur du premier des terribles jalons. Le banc de pierre sous un saule pleureur où il lui avait glissé au doigt la bague d’ambre et où elle lui avait donné un poème, qu’il conservait depuis dans son portefeuille :

 

Il se peut que le temps nous sépare,

Mais tu seras toujours l’amant de mon cœur.

Je ne t’ai pas encore donné mon corps,

Mais je t’ai offert, pour jamais, ce que je suis.

 

Il s’arrêta pour contempler ce banc, la couche de neige qui s’y accumulait. Le froid était si vif et il tremblait si fort qu’il se dit que s’il n’avait pas remonté la fermeture éclair de son blouson, celui-ci lui serait tombé des épaules. Après avoir exhalé au-dessus du banc une longue écharpe d’haleine givrée, il s’en repartit pour ne lever de nouveau les yeux que lorsqu’il atteignit l’endroit où, dans Greek Street, on découvrait la colline du haut de laquelle la sinistre résidence d’Oméga Thêta Tau dominait les environs.

Comment le soir avait-il pu tomber aussi vite ?

Depuis combien de temps marchait-il ainsi ?

Il leva la tête vers le ciel, où était suspendue une grosse lune blafarde, puis il reporta son attention sur la maison, dont il vit descendre le perron à deux filles aux cheveux foncés vêtues d’un volumineux manteau d’hiver, mais d’une jupe très courte et de bottes montant au genou.

Bien qu’elles fussent encore à bonne distance, il pouvait voir qu’elles riaient. Chacune se jeta sur l’épaule une épaisse écharpe de laine au moment où elles émergeaient d’une étendue de neige.

Il fit quelques pas vers elles. Elles venaient dans sa direction mais ne l’avaient pas encore vu. Quand elles furent à moins d’un pâté de maisons, il se frotta les yeux pour être sûr.

Aucun doute : l’une des deux était Josie.

Il aurait reconnu n’importe où cette chevelure noire et soyeuse, ce menton pointu. À mesure qu’elle approchait, il pouvait même entendre son rire, ce gloussement haut perché. « Oh, Seigneur ! disait-elle. Tu me fais marcher. Dis-moi que tu me fais marcher. »

Planté au milieu du trottoir, il les observait. Elles se trouvaient directement en face de lui, et si proches à présent que leur ombre, qui s’étirait devant elles sur la neige, le touchait presque, l’envelopperait sous peu.

Oui.

Certain que celle de gauche était bien Josie, il dut se frotter de nouveau les yeux, battre plusieurs fois des paupières pour en chasser les flocons, pour s’assurer de ce dont il était déjà certain.

L’autre fille, cette brune qui cheminait avec Josie, était Nicole.

Nicole.

« Nicole », dit-il.

Elle ne l’entendit pas, elle ne l’avait pas vu.

Il resta figé sur place, la contemplant sans que rien lui échappât : sa façon de bouger, les commissures de sa bouche, les petits plis au coin des yeux, la petite bosselure parfaite sur l’arête du nez.

Sa chevelure soyeuse tirait sur le noir à présent, comme celle de Josie.

Mais cette inclinaison de la tête.

L’oreille délicate derrière laquelle étaient ramenés les cheveux.

Il les aurait reconnues n’importe où.

Elle portait une jupe en cuir. Des collants argentés et des bottines à talons hauts. Elle avait les yeux plus fardés que dans – dans quoi ? Dans la vie ? – et un rouge à lèvres foncé. Sa peau était pâle au clair de lune, mais les joues étaient vermeilles, effet du maquillage ou du froid, à moins qu’elle n’eût bu. Son pas semblait un peu flottant. Elle porta la main à sa bouche pour rire à quelque chose que Josie avait dit, mais la voix de cette dernière couvrit ce rire, ce dont Craig lui sut gré, car s’il l’avait entendu, s’il avait entendu sa voix, il ne l’aurait pas supporté.

« Nicole », dit-il une nouvelle fois, et il se mit à marcher vers elle en répétant son nom encore et encore, en le criant, tout en glissant sur le ciment trop lisse. Alors, elles le virent, et il n’y eut pas à se tromper : il s’agissait bien de Nicole.

Elle le reconnut. Son regard s’emplit d’effroi. Elle tourna les talons et se mit à détaler à une vitesse incroyable vers la colline et la maison d’OTT. Craig s’élança à sa suite, dérapant sur le trottoir, trébuchant comme un ivrogne, mais parvenant tant bien que mal à rester d’aplomb et à continuer la poursuite.

Mais elle était tellement plus rapide que lui. Elle ne glissait pas du tout. Comment était-ce possible avec de si hauts talons ? Il n’avait vu qu’une seule créature courir avec autant de prestesse et de grâce, sans un regard en arrière : un cerf traversant sans bruit l’autoroute pour s’enfoncer dans les bois. Il était, lui, un animal beaucoup plus pataud et plus lourd, au pas incertain, pantelant, non d’épuisement mais sous l’effet de la panique, de l’excitation, de l’extase.

Elle le devançait, mais il était plus proche d’elle qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir l’être de nouveau. Elle n’était pas à sa portée, mais aurait pu l’être. Il pouvait finir par la rattraper, pour peu qu’il…

C’est alors que Josie se jeta crânement sur lui, le fit tomber à terre et, à califourchon sur lui, se mit à le marteler de ses petits poings. Elle se débarrassa de ses gants pour lui lacérer le visage, la tête, les yeux. « Salaud ! Sale con ! Assassin ! Fous le camp d’ici ! Disparais de nos vies ! Tire-toi de ce campus, espèce de fumier ! » Il avait un goût de sang dans la bouche, il entendit un os se briser quelque part dans son visage et, quoiqu’il eût l’impression que cela n’en finissait pas, il n’éprouvait nulle douleur. Et tout à coup, juste comme il commençait de s’y habituer, il rouvrit les yeux et constata qu’elle n’était plus là. Il était seul sur le trottoir, contemplant l’astre lunaire, qui semblait projeter de blancs flocons sur son visage parcouru d’élancements.

« Merde alors ! lança en se penchant au-dessus de lui un type coiffé d’une casquette des Red Sox. Ça va aller, vieux ? Je sais pas ce que tu lui as fait pour la mettre dans cet état, mais j’espère que ça en valait le coup. »

 

87

 

« Oh, mon Dieu ! Ce n’est pas du tout l’image que je voulais vous montrer. Je suis désolé », dit Mr Dientz comme qui s’excuserait, après-coup, d’avoir omis par étourderie de vous proposer du sucre pour votre thé.

Perry, de retour des toilettes, se tenait à la fenêtre, le front appuyé contre la vitre, et contemplait l’aire de stationnement, sur laquelle l’enseigne rectangulaire en forme de cercueil du salon funéraire Dientz projetait son ombre.

Dix mille fois peut-être il était passé, en voiture ou à vélo, devant cette enseigne et ce parking, et cependant les deux lui semblaient présentement si insolites, si irréels, qu’il aurait été incapable, si on le lui avait demandé, de déchiffrer l’une ou de préciser la fonction de l’autre, comme de situer ces deux choses ou sa propre personne à la surface du globe. Bien qu’il se fût abondamment rincé la bouche aux toilettes, il y avait toujours un goût de bile. Mrs Polson s’approcha dans son dos et lui toucha le bras. « Perry, dit-elle d’un ton ferme en commençant de le ramener vers le centre de la pièce.

— Dis donc, ça a dû te faire un coup ! »

Impossible de se méprendre sur l’amusement de Mr Dientz. Perry le revit alors tournant un jour autour d’une table de louveteaux dans la cantine de l’école primaire de Bad Axe, riant sous cape en les regardant essayer de clouer des planches. Qu’est-ce qu’ils confectionnaient ? Des maisons à oiseaux ? Des boîtes à outils ? Ces planches en pin étaient épaisses et incroyablement dures, et les louveteaux avaient tous moins de dix ans. À chaque coup de marteau, une pointe se tordait lamentablement au lieu de s’enfoncer dans le bois. « Ha, ha, ha ! On n’est pas tellement habiles aux travaux d’homme, pas vrai, les filles ? » avait raillé Mr Dientz. Et Perry se rappelait l’expression chiffonnée de son fils Paul, le regard humide qu’il posa sur la pointe au moment de la frapper, et la façon dont, quand elle se tordit pour la quatrième ou cinquième fois et que son père se mit à rire, il ne jeta pas le marteau ni même ne le laissa tomber, mais le reposa doucement à côté des planches et s’en alla, suivi par le regard et le rire paternels.

« Voilà donc l’image que je voulais vous montrer, dit Mr Dientz, la photo post-reconstruction. Une excellente photo et de la belle ouvrage, vous pouvez me croire.

— Attendez que je voie ça, dit Mrs Polson en lâchant le bras de Perry afin de le laisser à bonne distance du bureau.

— J’espère que vous mesurez, madame Polson, la somme de travail que cela a exigé. Il n’y a vraiment rien à voir entre le premier visage et celui-ci, pas vrai ? »

Mrs Polson ne répondit pas. Elle regardait intensément l’écran de l’ordinateur de Mr Dientz. Perry nota qu’elle avait, le long de la colonne vertébrale, un petit filet de transpiration qui imprégnait légèrement la soie rouge de sa robe. Le corsage ne la serrait pas et pourtant le tissu était plaqué à son dos. De l’endroit où il se trouvait, Perry aurait pu lui compter les vertèbres. La lueur électrique de l’ordinateur lui faisait un nimbe de cheveux autour du visage, si bien qu’ils étaient à la fois noirs et d’un éclat aveuglant. « Perry ? dit-elle d’une voix douce en se retournant vers lui. Pensez-vous pouvoir jeter un œil à cette photo ? »

Il avala sa salive et, traversant l’étendue de moquette mauve, revint s’asseoir à côté d’elle, se frotta les yeux, encore mouillés et brouillés d’avoir vomi, puis se pencha vers l’écran.

« Vous constaterez, reprit Mr Dientz, que le type de travail qui doit être accompli sur un visage dans l’état où était celui de cette défunte quand on me l’a apportée, se rapproche de la sculpture. Par chance, la boîte crânienne était en grande partie intacte et présente dans son entier, si bien que les sections fragmentées ont pu être recollées à leur emplacement d’origine. – il prit une profonde inspiration, comme s’il revivait en souvenir une tâche qui avait été particulièrement épuisante. Je pus ensuite recourir, pour rhabiller l’os, à ce qu’on appelle du mastic funéraire, à la suite de quoi, bien sûr, en raison de la décoloration due aux brûlures, il m’a fallu employer de la cire afin de confectionner une sorte de masque. Après cela, moyennant un petit apport de cosmétique, elle fut pratiquement terminée. La chevelure n’avait besoin que d’une petite remise en forme assortie d’un ou deux ajouts synthétiques. C’était une chance, considérant les dégâts subis par l’épiderme sous l’action du feu. En tout, peut-être cinq heures de travail. Malheureusement, en dehors de vous deux, personne à part moi n’a jamais vu le résultat. »

Perry se pencha un peu plus près.

Le visage de la fille, photographié à l’aide d’un appareil numérique, ne ressemblait à aucun visage humain qu’il eût jamais vu.

Il s’en dégageait quelque chose de tellement rayonnant qu’il eut tout à la fois envie de fermer les yeux et de se pencher plus encore pour s’y engloutir. Il avait le sentiment que s’il avait posé la main sur l’écran pour la toucher, elle aurait pu se réveiller. Elle aurait été stupéfaite, peut-être gênée, mais assurément plus vivante que quiconque dans cette pièce.

La morte de la photo avait les paupières closes, mais Perry n’avait pas l’impression qu’elle ne pût voir. Il avait au contraire le sentiment qu’elle n’avait nul besoin d’ouvrir les yeux pour voir. Elle voyait toute chose. Elle était toute chose. Il dut se laisser aller contre le dossier de son fauteuil de velours et fermer les yeux, puis il les rouvrit pour regarder tour à tour Mrs Polson, Mr Dientz et la fille.

« Perry ? interrogea Mrs Polson.

— Ce n’est pas elle, fit-il en secouant la tête. Ce n’est pas Nicole. »

 

88

 

Shelly n’emporta que le nécessaire pour une nuit dans un motel – pas question de descendre chez Rosemary, à cause des enfants et à cause de son état du moment –, mais en refermant derrière elle, elle fut assaillie d’un intense chagrin à la pensée des objets qui emplissaient la maison, les tasses à thé et la courtepointe, les gravures, son meuble à CD, toutes choses qu’elle pouvait bien ne jamais revoir. On ne savait jamais, pas vrai ?

Elle ne prit pas la peine de fermer à clé. Le quartier était si tranquille et si sûr qu’elle avait toujours procédé de même – habitude qu’elle avait partagée avec Josie.

Ses mains étaient toujours endolories et toutes tremblantes d’avoir creusé à la bêche le sol durci. Tout en enterrant Jeremy (enroulé dans une couverture, car il lui était insupportable de l’imaginer à même la terre froide), elle s’était demandé, les larmes aux yeux, s’il fallait appeler la police, finissant par décider que, si elle le faisait, ce ne pouvait être maintenant.

La pelouse était illuminée par la pleine lune.

La neige, qui tombait d’abondance, faisait une écume arachnéenne sur le gazon.

Il y avait dans la rue un nombre d’étudiants plus important qu’à l’accoutumée. Ils cheminaient en petits groupes ou bien par deux. Des filles ridiculement juchées sur des talons hauts, la démarche incertaine sur le sol glissant, se rendaient dans des bars ou bien à des soirées, où leur arriveraient des choses exaltantes ou affreuses. Il y aurait des baisers, des accidents. On échangerait des mots d’amour et des paroles blessantes. L’une tomberait amoureuse. Telle autre danserait toute la nuit. Telle autre encore boirait trop, se ferait violer, serait meurtrie.

Pour sortir de l’allée en marche arrière, Shelly dut attendre que se sépare un couple qui s’embrassait au milieu de la chaussée (deux beaux jeunes gens blonds, la fille sur la pointe des pieds pour atteindre la bouche du garçon). Finissant par voir ses feux arrière, ils rirent et, toujours enlacés, se déplacèrent vers le trottoir. Quand Shelly recula et passa à quelques mètres d’eux, les distinguant à travers les ruisselets de neige fondue qui couraient sur la vitre côté passager, la fille (dont les lèvres écarlates s’entrouvraient sur des dents blanches) lui fit un doigt d’honneur. Puis ils s’écartèrent l’un de l’autre, pliés en deux de rire, et s’éloignèrent en glissant un peu sur le trottoir, éclairés par le clair de lune – êtres humains aussi incroyablement beaux que vains, sans la moindre notion de ce qui les attendait. Shelly n’eut d’autre choix que de les dépasser une nouvelle fois, en s’efforçant de ne pas les regarder au passage, en s’interdisant même de leur lancer un coup d’œil dans le rétroviseur et le faisant néanmoins.

Ils n’avaient que faire d’elle.

Elle le savait parfaitement.

Elle aurait pu rester plantée toute la nuit dans la neige à les sermonner sur le caractère fugitif de la jeunesse, les dangers de ce monde, l’importance croissante de chaque acte posé dans cette vie, le fil ténu, si facilement tranché, entre la vie et la mort, ou simplement sur l’importance d’être respectueux de ses aînés, ils n’en auraient rien entendu.

 

89

 

« Allez-y, dit Mrs Polson en remettant à Perry les clés de la voiture de Jeff Blackhawk. Je vais rester pour m’entretenir avec Mr Dientz de ce qu’il est possible de faire en ce qui concerne l’identification. Ce genre de choses. Il paraît disposé à œuvrer pour nous. Il m’a l’air très intrigué. »

Perry acquiesça.

Dans un premier temps, quand Perry avait déclaré que la fille de la photo n’était pas Nicole, Mr Dientz, aussitôt sur la défensive, avait bégayé que même un praticien miracle ne pouvait faire qu’une personne qui a été brûlée sur quatre-vingt-dix pour cent du corps et qui a subi un énorme traumatisme crânien, ressemblât à ce qu’elle était de son vivant. Mais quand il comprit que, loin de contester son savoir-faire de thanatopracteur, Perry et Mrs Polson discutaient de la question de savoir si cette fille, sur la photo, était ou non Nicole Werner, il parut fort intéressé.

Tout à coup, Perry se le représenta parfaitement en lecteur de littérature policière – le genre de personnalité pour laquelle pareil mystère constituait un défi intellectuel riche en frissons potentiels, et qui ne tiendrait pas nécessairement pour impossible qu’une défunte ait été substituée à une vivante et inhumée à sa place. Il était à tout le moins désireux d’envisager cette éventualité.

« Vous savez, dit-il, des choses plus étranges sont arrivées. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais laissez-moi vous dire que… »

Il ne leur dit pas quelles étaient ces choses plus étranges, mais il leur expliqua qu’en raison précisément de tout ce qu’il avait vu de singulier depuis qu’il s’était installé, il s’était mis, quelques années plus tôt, à conserver un échantillon de l’ADN de chaque corps qui lui « passait entre les mains ».

« Les militaires ont ouvert la voie. Ils ont mis au point, pour collecter l’ADN, une technique si simple que quiconque a affaire aux morts pourrait se faire taxer de négligence s’il n’en profitait pas. »

Et d’expliquer qu’il avait fait pour chaque corps une « carte tache de sang » et qu’il conservait ces cartes, dûment classées, dans son sous-sol.

« La plus infime goutte de sang est porteuse de la totalité des données. L’ensemble du message génétique d’un individu et de toute sa lignée depuis l’origine de l’espèce ! »

Mrs Polson hocha la tête de l’air de savoir exactement de quoi il parlait, puis elle lui demanda : « Et donc, vous avez conservé un tel échantillon du sang de Nicole ?

— Bien sûr. Tout ce qu’il me faudrait, ce sont environ cinq cheveux de sa mère ou de sa sœur pour déterminer avec certitude si la tache de sang que j’ai archivée appartenait à une parente de ces femmes Werner. Apportez-moi ces cheveux et je passe un coup de fil à mes copains de chez Genetech, et pour huit ou neuf dollars nous aurons notre réponse. »

Mr Dientz et Mrs Polson parlèrent avec animation de la rapidité et de l’efficacité de ces techniques modernes permettant de confirmer ou d’infirmer un lien de parenté. Mr Dientz trouvait manifestement Mrs Polson attirante. Il lui avait donné du « ma chère » à deux reprises, et Perry l’avait vu profiter de ce qu’elle cherchait quelque chose dans son attaché-case pour se pencher par-dessus le bureau afin de guigner l’échancrure de son corsage en soie, là où se devinait l’amorce du sillon mammaire. Qu’elle n’eût cessé d’exprimer de l’admiration pour son travail, ses installations, son savoir-faire, n’était sans doute pas non plus pour lui déplaire. Elle lui avait parlé des autres salons funéraires qu’elle avait visités, d’un congrès de thanatopracteurs à laquelle elle avait assisté, d’instituts médico-légaux d’autres États et d’autres pays, de pratiques depuis longtemps abandonnées, de celles qui avaient toujours cours, en les comparant favorablement aux siennes. Ou bien elle savait que cela lui permettrait de se le concilier, ou bien elle le comprenait et l’admirait sincèrement.

« Écoutez, j’ai envie d’être franc avec vous, lui dit-il sans un regard pour Perry. Je ne conserve pas l’ADN aux seules fins d’identification – car enfin, honnêtement, ce genre de cas ne se présente pas si souvent. Certes, cela arrive, mais pas assez fréquemment pour justifier que l’on prenne la peine de conserver ce type d’archives. Voyez-vous, la première fois que j’ai entendu parler de ce projet de l’armée, je me suis dit : Ho, ho, ils ont une idée derrière la tête. »

Mrs Polson de hocher la tête. Il prit une profonde inspiration.

« L’ADN est capable de se reproduire, bien évidemment ; or à combien d’années sommes-nous, franchement, de savoir fabriquer un être humain, un clone, si vous voulez, une réplique à partir de l’échantillon le plus microscopique ? Je me suis dit : C’est comme ça qu’ils constitueront leurs armées à l’avenir, maintenant que les jeunes Américains sont trop ramollis. Même mes propres fils – ah, ne me lancez pas là-dessus ! Impossible que ces garçons nous sauvent la mise en cas de conflit. On n’élève plus de vrais hommes dans ce pays, et les militaires le savent bien. Ils ont conservé l’ADN de l’élite des combattants, des machines de guerre. C’est à partir de ça qu’ils forgeront leurs armées au gré des besoins.

» Alors, je me suis dit : Et si mes morts présentaient les mêmes avantages ? Même s’ils ne sont pas morts en héros, pour la plupart, un homme qui exerce ce métier a de l’affection pour ses morts, et j’ai eu le sentiment, en tant que dernière personne à qui ils furent confiés, de leur devoir la possibilité d’une telle résurrection. Leurs proches étaient assurément trop choqués et peinés pour se soucier de tels détails. De plus, cela ne demande que quelques secondes. Ces cartes sont d’un faible encombrement. Je n’en ai jusqu’à présent rempli qu’un seul tiroir. »

Mrs Polson, bouche bée, muette d’étonnement, battit des paupières.

« Bref, reprit Mr Dientz, d’ici là, nous avons ce qu’il nous faut pour résoudre ce mystère ! » Sa face était encore plus colorée que lorsqu’il glosait sur les prodiges de la reconstruction et sur sa passion du métier.

À présent, il avait disparu au sous-sol pour y quérir la carte de Nicole Werner.

Perry prit les clés que lui tendait Mrs Polson.

« Allez dire bonjour à vos parents, lui suggéra-t-elle. Et si vous vous en sentez la force, pourriez-vous rendre visite aux Werner ? Histoire de vous rappeler à leur bon souvenir. Et de… voir ce qu’il en est. Vous comprenez, nous pourrions en définitive avoir besoin d’eux, de leur coopération. Pendant que vous serez parti, je vais m’occuper de ce qu’il y a à faire ici, et ensuite nous aviserons.

— Entendu », répondit-il, bien qu’il n’eût aucune envie de partir. Il ne voulait pas quitter le salon funéraire, se retrouver face à ses parents ou à ceux de Nicole, s’en aller en voiture dans Bad Axe, qui, dans ce nouveau contexte, lui semblait être un endroit complètement étranger. « Entendu, répéta-t-il néanmoins.

— Et dans le cas où vous iriez voir les Werner, ajouta-t-elle, cela ne pourrait pas nuire si vous en rapportiez quelque chose. Tout le monde a une brosse à cheveux ou un peigne ou quelques cheveux qui traînent sur le lavabo de la salle de bains. Toutes ces sœurs, tous ces cheveux… Mr Dientz dit avoir besoin de cinq cheveux, mais j’ai entendu dire qu’un seul pouvait suffire. Je ne voudrais pas que vous fassiez quelque chose qui pourrait vous plonger dans l’embarras ; mais cela nous éviterait d’avoir à les mettre au courant dès maintenant, avant que…

— Oui », acquiesça Perry

 

C’était le début de la soirée, mais il faisait déjà nuit noire. Il avait neigé toute la journée, les pelouses, les trottoirs et les rues de Bad Axe semblaient recouverts d’un tapis de verre brisé. Il n’y avait personne dehors. Les seuls signes de vie que Perry relevait se trouvaient tapis derrière des rideaux : des silhouettes profilées devant la lueur tremblotante d’un écran de télévision, une lampe brûlant sur l’ombre d’un bureau. Certains habitants avaient déjà allumé leurs guirlandes de Noël, qui clignotaient, clignotaient.

Il prit conscience que chacune des maisons devant lesquelles il passait avait son histoire. Du fait qu’il s’agissait d’une petite ville, il connaissait toutes ces histoires. Elles ne tournaient pas toutes autour de la mort ; mais, là-bas, une grand-mère avait chassé à coups de pelle son petit-fils, drogué à la methamphétamine, venu lui voler sa bague de mariage. De l’autre côté de la rue, la maison de Melanie Shenk était plongée dans le noir. Perry savait que la mère de celle-ci était en prison pour fraude bancaire. Une des maisons qui faisaient le coin appartenait au père d’une autre fille, son aînée de quelques années, avec laquelle il était allé à l’école. Sophie Marks. Tout le monde avait pitié d’elle à l’époque parce que, ses parents ayant divorcé, elle avait été confiée à la garde de son père. Toujours mal fagotée, elle plaisantait elle-même sur le fait qu’elle n’avait, de toute sa vie, jamais mangé un plat cuisiné à la maison. (« En quoi est-ce différent de, disons, un hot-dog ? ») Mais elle était maintenant hôtesse de l’air et mariée à un pilote. Perry tenait de la bouche de sa mère que Sophie faisait voyager gratuitement tout autour du globe son postier en retraite de père. « Aux dernières nouvelles, il partait pour Singapour. »

Perry s’aperçut qu’il venait de dépasser sa maison sans s’y arrêter, n’y jetant qu’un coup d’œil comme s’il s’agissait de n’importe quelle autre maison du quartier – chaleureusement éclairée de l’intérieur, une mère apportant une assiette remplie sur la table. Un père assis à cette table. Ils ne devaient pas s’attendre à ce qu’on toque à leur porte. Ils auraient été surpris, inquiets, de voir s’y encadrer leur fils, censé se trouver à l’université.

Au lieu de cela, il roulait en direction du domicile des Werner. À gauche dans Brookside Avenue. À droite dans Robbins Street.

Il avait parcouru cet itinéraire des centaines de fois, en allant chercher Nicole pour un lavage de voitures organisé par le comité des délégués de classe ou une réunion du club de rhétorique. Il pouvait disposer d’une voiture et pas elle. C’était une petite ville. Nul besoin de longues explications pour se rendre chez tel ou tel. Il suffisait de dire : « Oh, il habite à trois maisons en dessous de chez les Werner » ou « Tu files en diagonale jusque chez les Edwards, et c’est en face ».

La maison Werner était elle aussi chaleureusement illuminée, guirlandes de Noël déjà allumées. Des bleus, des rouges, des blancs et des verts brillaient en pointillés sous les avant-toits. Les rideaux étaient tirés derrière la baie vitrée de leur jolie maison style ranch.

Perry y était maintes fois entré. Leur domicile ne comptait que peu de chambres à coucher par rapport au nombre des filles de la maisonnée. Leur attribution avait dû changer au fil des ans, l’une partant à l’université, une autre disposant alors d’une chambre à elle. Cette maison était petite, mais elle lui avait toujours paru chaleureuse et bien tenue. Lorsqu’il attendait Nicole au salon, il lui semblait qu’il aurait pu la parcourir tout un jour à quatre pattes sans trouver un grain de poussière. Bien sûr, il en allait de même de leur restaurant. On aurait facilement imaginé qu’ils le passaient toutes les quelques heures au nettoyeur à haute pression, tant toute surface y rutilait. La perfection par effet de souffle.

Toutefois, ces décorations de Noël lui parurent étranges.

Comptait-il voir leurs fenêtres drapées de noir ?

Non, certes. Mais il ne s’attendait pas à des guirlandes de si bonne heure avant Noël. Et il fut encore plus surpris d’apercevoir, par-delà les ampoules de couleur et les fins rideaux, plusieurs ombres féminines rassemblées autour des larges épaules d’une silhouette masculine. Perry comprit, après avoir arrêté la voiture au milieu de la rue pour contempler assez longuement ce tableau, que la famille était réunie autour de l’orgue Hammond du salon.

Toutes les filles savaient en jouer, de même que leur mère, croyait-il se souvenir. Nicole lui avait parlé de cantiques chantés une bonne partie de la veillée de Noël.

S’étant garé devant la maison, il coupa le moteur. L’ensemble de la guimbarde de Jeff Blackhawk – chromes, soupapes, garnitures – trépida bruyamment avant de faire silence. C’était plus de bruit qu’il ne s’attendait à en produire, sinon il se serait arrêté plus loin. Apparemment, un membre de la maisonnée avait entendu. Il vit une des ombres féminines (Mrs Werner ?) s’écarter du groupe pour venir à la fenêtre écarter le côté d’un rideau. Un visage se dessina en contre-jour, regarda au dehors, puis le rideau retomba en place. Sans doute cette personne s’adressa-t-elle aux autres, car tous se détournèrent de l’orgue pour la regarder.

D’un certain côté, Perry n’était pas mécontent qu’ils fussent au courant de la venue d’un visiteur, pas mécontent de s’être annoncé de la sorte.

Il aurait détesté l’idée de leur tomber dessus par surprise.

Il supposait que, même avec leurs autres filles à la maison, même rassemblés autour de l’orgue, le chagrin de ces gens devait posséder une texture propre – ces ombres – et une odeur, peut-être celle de la benne à ordures rangée sur l’aire de stationnement derrière le Boulettes. À l’époque où Perry apprenait à faire du vélo, son père l’amenait parfois sur ce parking, le samedi matin avant l’ouverture, quand il était encore désert. L’endroit comportait une pente douce se terminant dans une étendue de hautes herbes, aussi était-ce le lieu idéal pour s’exercer à tourner, à freiner – préférable à la rue devant chez lui, où une voiture pouvait toujours survenir. Ces matins-là, il sentait l’odeur émanant de cette benne. Ce n’était pas une puanteur. Juste un parfum de fermentation lente. Du pain humide, semblait-il. Et des reliefs de choux dont un enfant n’avait pas voulu. Peut-être une part de tourte aux cerises noires qu’une femme suivant un régime n’avait pas terminée. De la sauce au jus de viande enfermée dans un sac poubelle, des os.

Il descendit de voiture, claqua la portière (un préavis de plus) et se dirigea lentement vers la porte d’entrée, que Mrs Werner ouvrit avant même qu’il y eût toqué. Bien que son visage coloré parût marqué par le contentement (elle était telle que dans son souvenir, allant et venant dans son restaurant, apportant des gâteries de pain noir et de confiture maison aux tables occupées par « les copains de [sa] fille ! »), elle n’avait pas l’air heureuse de le voir.

Il regarda derrière elle en direction de l’endroit où la famille se trouvait réunie quelques instants plus tôt, mais il ne vit plus personne. Pourtant, un petit point rouge luisait au-dessus du clavier de l’orgue, resté allumé.

Il crut entendre l’instrument bourdonner en sourdine quand Mrs Werner s’effaça, à contrecœur, lui sembla-t-il, pour le faire entrer.

« Ça fait plaisir de te voir, Perry. Comment vont tes parents ?

— Ils vont bien, madame Werner. Je…

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— Je passais juste dire bonjour. Je…

— J’étais sur le point de sortir, mais si tu veux entrer t’asseoir une seconde… »

Elle montrait un canapé blanc. Il était recouvert d’un plastique, et Perry se souvint du chat noir à poil long, Grincheux, qui lui avait un jour craché dessus, alors qu’il s’agenouillait pour le caresser, ce qui avait déclenché le fou rire de Nicole (« Ça alors ! Il aime tout le monde. Il ne fait jamais ça à personne ! C’est pour ça qu’on l’a appelé Grincheux »). Il n’avait pas pris la peine de lui demander si elle plaisantait – si, ce chat crachant sur tout le monde, elle disait cela pour rire, ou s’il était effectivement gentil et baptisé ainsi par antiphrase. Aujourd’hui, il regrettait de n’en avoir pas le cœur net.

« Avez-vous toujours Grincheux, votre chat ? » interrogea-t-il – bêtement, pensa-t-il dès que la question eut franchi ses lèvres. (Après tout ce qui était arrivé, venir s’informer de leur chat !)

« Pourquoi me demandes-tu ça ? » s’enquit Mrs Werner en s’asseyant face à lui, de l’autre côté d’une table basse à dessus de verre, dans un fauteuil blanc assorti, lui aussi recouvert de plastique. Peut-être était-ce décidément une question stupide, pensa Perry, mais la réaction de Mrs Werner le surprit néanmoins, et tout ce qu’il trouva à dire fut : « Je me souviens de lui.

— Eh bien, oui, nous l’avons toujours. Il est vieux. Mais un chat peut vivre plus de vingt ans.

— Ah, c’est une bonne nouvelle.

— Tes parents, comment vont-ils ? interrogea de nouveau Mrs Werner.

— Ils vont bien, madame Werner. À merveille. Enfin, je ne les ai pas encore vus, mais Thanksgiving approche et…

— Tu es venu à Bad Axe pour nous voir, nous ? » demanda-t-elle en écarquillant les yeux, l’air inquiète. Perry la trouvait tout aussi belle que ses filles. Son visage, pratiquement dépourvu de rides, resplendissait de santé. Elle avait les cheveux gris, mais sans ce côté desséché qu’il avait remarqué le jour des obsèques, la dernière fois qu’il l’avait vue. À présent, ils paraissaient souples et tombaient en vagues argentées jusqu’à ses épaules.

« Euh, non, en fait, dit-il. Mais comme j’étais ici, j’ai voulu venir vous saluer.

— Merci », dit-elle en s’appliquant les mains sur les genoux, comme si cela concluait le marché. Fin de la discussion. « C’est très gentil de ta part, Perry. Nous pensons souvent à toi ainsi qu’à tes parents. Ils vont nous manquer.

— Ils vont vous manquer ? »

Elle le regarda d’un air intrigué.

« Ah, dit-elle. Je pensais que tu étais au courant et que c’était la raison de ta venue. Nous avons vendu le restaurant. Nous partons vivre en Arizona. Dans deux semaines.

— Dans deux semaines ?

— Oui. Je sais que certaines personnes trouvent ça un peu soudain, mais cela fait déjà un moment que nous envisageons de nous retirer. Mr Werner et moi ne sommes pas des perdreaux de l’année, tu sais, et…

— Oui, bien sûr. » Perry se montra bien élevé. Il éprouvait pourtant une certaine confusion ainsi qu’une étrange incrédulité. De quel droit mettait-il en doute les projets et les motifs de ces gens ? Cependant, à Bad Axe depuis tant de générations… Sa première école avait été le cours primaire Werner. Et voilà qu’ils s’en allaient vivre en Arizona ? Dans deux semaines ?

Mrs Werner se leva. « Je suis heureuse d’avoir eu l’occasion de te dire au revoir, Perry. J’ai été ravie de te revoir, et si jamais tu viens en Arizona…

— Où cela en Arizona ? »

Elle s’éclaircit la gorge avant de répondre : « Nous n’avons pas encore décidé. Probablement Phoenix. Bien sûr, quand nous aurons une adresse définitive, nous le ferons savoir à tous nos amis ici. »

Son sourire était crispé, mais pas entièrement faux. Elle était heureuse de le voir, comme le montra la chaleur avec laquelle elle le serra dans ses bras. Mais quelque chose la navrait en même temps. Quand il demanda s’il pouvait utiliser ses toilettes, le sourire s’évanouit.

Elle le dévisagea durant plusieurs secondes, de l’air d’attendre qu’il retire sa requête. Comme il n’en faisait rien, elle dit : « Ma foi, attends que j’aille d’abord y jeter un œil, histoire de vérifier qu’il n’y a pas de serviettes à traîner par terre. Tu comprends, avec le déménagement qui se prépare, nous sommes devenus un peu négligents, et je ne voudrais pas que… »

Avant que Perry ait pu se récrier, affirmer que l’état de leur salle de bains lui importait peu, elle disparut par la porte d’un couloir donnant sur le séjour. À son retour, elle dit : « C’est bon. Vas-y. » Il passa devant elle et referma derrière lui.

Un carrelage bleu pâle. Un papier peint avec des coquillages, exactement le même que celui que sa mère avait posé quelques années plus tôt, un samedi après-midi d’été (sans doute acheté dans le même magasin ; une vente en promotion dans les mêmes temps). Sans perdre de temps, il se jeta à quatre pattes sur la moquette blanche et se mit à chercher tout ce qui ne serait pas des poils de chat (Grincheux en déposait partout). Il ne trouva rien sur le sol. Au moment où il se relevait, il avisa ce qu’il lui fallait : une brosse à cheveux posée sur une étagère au-dessus du réservoir de la chasse d’eau. Manche en écaille et poils blancs. Elle était de petites dimensions, le genre qu’il pouvait glisser sans peine dans la poche de son blouson. En l’examinant, il y vit un trésor : de longs cheveux blonds flottant, éthérés, au-dessus de la pelote, mêlés à d’autres, plus courts et gris. Un nid de féminité, quelque chose fait de soie et d’haleine. Il prit un Kleenex dans la boîte posée sur le lavabo, l’enroula autour de la tête de la brosse et empocha le tout avant de tirer la chasse d’eau, de s’éclaircir la gorge et de regagner le séjour.

« C’est bon ? » s’enquit Mrs Werner. Elle lui tenait la porte ouverte en dépit du vent qui s’engouffrait dans l’entrée. Son désir fervent de le voir prendre congé sur-le-champ ne faisait aucun doute.

Perry lui tendit la main. Elle la lui serra chaleureusement. C’est alors qu’il baissa les yeux, et elle dut s’apercevoir qu’il remarquait la bague sertie d’un bloc d’ambre qu’elle avait au doigt (il était certain qu’elle ne la portait pas quand il lui avait pris la main en arrivant). L’instant d’après, elle avait récupéré sa main et refermé la porte sans lui dire au revoir.

Il regagna la voiture en marchant aussi lentement que possible. Il avait envie de rebrousser chemin, il cherchait une bonne raison de le faire. Y avait-il quelque chose qu’il eût « oublié » de dire aux parents de la fille dont il avait porté le cercueil neuf mois plus tôt seulement ? Peut-être : Nous pensons que Nicole est toujours vivante ? Ou bien : Nous pensons qu’il se peut que votre fille soit revenue d’entre les morts ?

Non.

Il dut se résigner à remonter en voiture, lancer le moteur et démarrer.

 

Il n’avait parcouru que quelques pâtés de maisons (il venait de dépasser celle des Holliday – dont, aux dernières nouvelles, un des fils était violoniste sans domicile fixe à Santa Monica – et de tourner le coin de la rue où Mrs Samm vivait avec les enfants de sa fille cadette, tuée dans un accident de moto) quand il s’arrêta le long du trottoir et coupa le contact.

Tout un groupe de filles était rassemblé autour de l’orgue dont jouait Mr Werner. En apprenant la venue d’un visiteur, tout ce petit monde s’était envolé.

Il s’agissait d’une maison de dimensions modestes. Trois chambres. Le sous-sol était-il seulement terminé ? La cuisine, telle qu’il se la rappelait, était assez petite pour mériter l’appellation de kitchenette. Ils avaient dû aller s’enfermer dans la chambre la plus éloignée. Avaient-ils attendu assis au bord du lit en retenant leur souffle, un doigt sur les lèvres pour se rappeler au silence ?

Mais pourquoi ?

C’était complètement fou.

S’ils voulaient l’éviter, ils n’avaient qu’à envoyer Mrs Werner lui signifier sur le pas de la porte : « Nous sommes occupés, Perry, sinon je t’aurais volontiers fait entrer… »

Non.

Ils ne voulaient pas qu’il sache qu’ils se trouvaient là.

Ou bien était-ce lui qui était fou ?

Il descendit de voiture et reprit à pied la direction du domicile des Werner.

 

90

 

Ted Dientz rappelait à Mira un professeur d’éducation physique qu’elle avait eu, un de ses rares profs de collège paraissant aimer vraiment son métier et éprouver une véritable passion pour la matière qu’il enseignait. Il lui arrivait parfois, encore maintenant, de penser à lui en faisant cours, de revoir la façon dont il se tenait devant la projection d’une diapositive présentant la musculature du corps humain.

Lui-même abondamment pourvu de muscles saillants, Mr Baker leur montrait les meilleurs, ceux qu’il était possible de développer avec « si peu de travail que vous ne vous en rendrez même pas compte ». Parfois, lorsqu’il en parlait, les bienfaits de l’exercice, les beautés du maniement de la fonte, semblaient le bouleverser. (« Vous n’en reviendrez pas. Un jour viendra où vous ne serez même plus capable de soulever quelque chose et, très vite, vous n’aurez même plus l’impression de le soulever. ») Quoique ne s’étant jamais intéressée à l’haltérophilie, Mira avait appris de cet homme ce qu’était l’enthousiasme et de quelle manière un enseignant pouvait le communiquer à ses élèves. C’est à lui qu’elle avait pensé quand, en première année à l’université, elle avait appris en cours de grec que le mot enthousiasmos signifie « inspiration divine ».

Dans le cas de Ted Dientz, nul doute que cet homme était possédé par le dieu des enfers ; ce que Mira était bien placée pour comprendre. Quand il remonta du sous-sol avec l’enveloppe renfermant la fameuse carte, il déclara : « Vous savez, il n’y a plus grand-chose que quelques cellules sanguines ou un cheveu ne puissent nous apprendre. Vous auriez beau être un génie du travestissement ; si je comparais une seule de vos cellules à un cheveu de votre mère, je saurais instantanément qui vous êtes. »

Il laissa Mira lui prendre l’enveloppe des mains. « Allez-y. Elle est scellée. Vous ne risquez pas de l’endommager. »

Elle ouvrit l’enveloppe et en sortit la carte. Celle-ci était un peu plus grande qu’une carte de visite. La moitié supérieure en était blanche, avec, écrits au stylo-feutre noir, le nom et les dates de naissance et de décès de Nicole. La moitié inférieure était violette, avec en son centre un cercle de la taille d’une pièce de dix cents, au milieu duquel se voyait une petite tache foncée de forme irrégulière.

Ted Dientz tapota le carton en disant : « Voilà notre cliente. »

Mira regardait la petite tache. Nicole, s’il s’agissait bien d’elle.

« Tout ce que nous voulons savoir se trouve là. Ainsi que tout ce qu’il nous faudrait pour la ramener à la vie, si nous possédions un tout petit peu plus de savoir-faire. Ce jour viendra ! » Il eut un petit rire, puis récupéra la carte, la glissa dans l’enveloppe, qu’il posa dans son giron. Elle resta là, entre eux, comme une troisième personne – pas exactement un fantôme, juste une présence –, pendant qu’ils parlaient des travaux de Mira, de son livre, de leurs voyages respectifs.

Il avait, tout comme elle, visité le château de Bran, dans les Carpates.

« Bien évidemment, mon épouse et moi n’avons pas informé les gens d’ici que nous allions visiter le château de Dracula. Cela n’aurait pas été bon pour les affaires.

— En ce cas, que leur avez-vous raconté ? interrogea Mira avant de réaliser que son mensonge pouvait lui causer de l’embarras.

— Ma foi, nous avons dit que nous étions chargés d’une mission, que cela avait trait aux orphelinats, ce genre de chose. (De fait, en disant cela, il rougit du nœud de cravate jusqu’à la racine des cheveux.) Vous imaginez bien à quel point cela pouvait m’intéresser ! Je sais que vous comprenez, comme bien peu de gens en sont capables, que cette fascination n’a rien de morbide, qu’elle est toute scientifique. Je ne m’intéresse pas aux vampires, mais aux légendes qui entourent la mort. J’ai moi-même assisté à des choses extraordinaires. »

D’un hochement de tête, Mira lui fit signe de continuer, tout en refrénant un désir de sortir carnet et stylo.

« J’ai vu, par exemple, des cadavres se dresser sur leur séant et faire entendre comme des hurlements. La cause en est biologique, bien sûr, et tout à fait explicable. Mais je vous prie de croire que… (il se mit à rire et elle l’imita). J’ai vu des corps résister à la corruption pendant un temps singulièrement long. Et d’autres se désintégrer alors même que je les portais de leur lit de mort à une civière. Et ces différences sont fort peu liées à l’âge ou à la maladie. Assurément, un peuple plus primitif aurait besoin d’une explication à ces phénomènes, comme à bien d’autres, telle cette impression que l’on ressent parfois d’une présence. Tantôt malveillante. Tantôt désespérée.

— Comment expliquez-vous cela ?

— Je ne l’explique pas, admit-il d’un ton un peu penaud. Vous serez peut-être étonnée d’apprendre, reprit-il en haussant les sourcils, espérant manifestement qu’elle le serait, que Mrs Dientz et moi sommes allés en Thaïlande après le tsunami pour aider à la toilette et à l’enlèvement des corps. À l’époque, il y avait un besoin criant en thanatopracteurs et autres spécialistes des arts funéraires. Cela a peut-être été la contribution la plus importante qu’il m’ait été donné d’apporter. »

Mira fut effectivement étonnée. Il était plus facile d’imaginer Mr et Mrs Dientz, de Bad Axe, en train de visiter le château de Dracula que prenant l’avion pour se rendre dans un des lieux les plus dévastés de la planète.

Ted Dientz lui raconta qu’au cours de ces semaines en Thaïlande il avait rencontré de nombreuses personnes qui pensaient avoir vu des noyés sortir des eaux, prendre pied sur le rivage, passer devant des gens saisis d’épouvante et même héler un taxi.

— Ces personnes pensaient-elles que c’étaient des revenants ?

— Oui, certaines le pensaient. D’ailleurs, au cours de ces premières semaines, la plupart des chauffeurs de taxi refusaient de faire leur tournée à proximité du rivage, affirmant qu’ils se faisaient héler par des fantômes, qu’ils voyaient des touristes morts se cherchant les uns les autres sur la plage ou s’ébattant dans l’eau comme si de rien n’était. L’un d’eux me dit : “Ils se croient toujours en vacances.” Mais la plupart des gens semblaient penser qu’il s’agissait de cadavres ranimés. Ce n’est pas une croyance inhabituelle, comme vous le savez, professeur. Vous pourriez penser qu’un homme comme moi, qui a exercé ce métier toute sa vie, trouve cela risible, mais ce n’est pas le cas. »

Mira sentait les larmes lui monter bêtement aux yeux.

La simple honnêteté dont cet homme faisait montre, et avec elle, une inconnue. Elle avait l’impression qu’il attendait depuis longtemps l’occasion de parler de tout cela à quelqu’un d’autre que Mrs Dientz. C’était important pour lui de la voir l’écouter en hochant la tête comme elle le faisait. Sa main reposait patiemment sur l’enveloppe renfermant la carte. Elle se dit que ce personnage était pétri de patience.

Elle eut le sentiment de lui devoir à présent son histoire à elle – ou bien elle découvrit que, tout comme lui, elle avait besoin de la raconter à quelqu’un. Aussi se lança-t-elle, commençant par ce fameux jour où elle n’était pas allée à l’école et la vision qu’elle avait eue de sa mère dans la petite pièce sur l’arrière de la cuisine, les obsèques des années plus tard, les étranges et terribles images qui avaient inspiré le travail de toute sa vie. Elle venait d’en terminer, et Mr Dientz hochait la tête, silencieux mais parfaitement attentif, quand Perry franchit la porte, hors d’haleine, tout suffoquant, serrant dans sa main le manche d’une brosse à cheveux enveloppée d’un mouchoir en papier et traînant derrière lui un petit blizzard blanc.

 

91

 

Craig était à mi-hauteur des escaliers menant à son appartement quand il entendit une porte s’ouvrir et quelqu’un se diriger d’un pas inégal vers le palier. « Ah, salut », dit-il lorsqu’il reconnut Deb, puis, avisant son expression horrifiée, il se couvrit le visage de son blouson, qu’il avait ôté.

« Merde alors ! » lança-t-elle en se précipitant vers lui pour lui poser une main sur l’arrière du crâne et, de l’autre, lui presser encore plus fortement le blouson contre le visage, au point qu’il put craindre que le duvet qu’il renfermait ne finisse par l’étouffer. « Putain, mais comment on t’a fait ça ? »

Elle le fit entrer chez elle aussi précipitamment que le lui permirent ses béquilles. Elle referma la porte et le poussa vers sa chambre, où elle n’avait apparemment touché à rien – ni changé les draps, ni fait le lit – depuis qu’elle était venue le réveiller la veille.

« Ça paraît plus sérieux que ça ne l’est vraiment », lui dit-il tout en sachant que le blouson étouffait sa voix et que son crâne était couvert de sang. Qui sait ce qu’elle avait compris ?

« Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! répétait-elle. Oh, mon Dieu. Je reviens tout de suite, je vais chercher des serviettes. »

Craig était embêté : il allait ruiner lesdites serviettes avec son nez sanguinolent et risquait de tacher les draps avec le sang qui lui dégoulinait dans le cou. Il se laissa néanmoins tomber à la renverse, de tout son haut, sur le lit, et la pièce se mit à tournoyer autour de lui comme un bain chaud. Jamais de sa vie un lit ne lui avait semblé à ce point confortable. Il se dit que ce serait bien si elle revenait avec des serviettes, mais que ce serait tout aussi bien si quelqu’un éteignait la lumière et le laissait à jamais allongé ici.

« Tiens ! » cria-t-elle en lançant les serviettes dans sa direction. Puis, de nouveau : « Oh, mon Dieu !

— C’est rien qu’un nez peut-être cassé et qui pisse le sang, dit-il, même s’il se doutait que, du fait de ses intonations nasales du moment, elle n’avait probablement aucune idée de ce qu’il disait. C’est pas bien méchant. Ça m’est déjà arrivé. S’il est fracturé, il suffit de poser un bandage. Je vais peut-être aussi avoir les yeux au beurre noir. »

Il écarta le blouson et se saisit d’une serviette. Il comprit à la manière dont elle reprit sa respiration qu’il devait déjà avoir les yeux pochés.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » interrogea-t-elle. Elle avait posé sa question d’un ton si anxieux qu’il estima préférable de réprimer son envie de rire. Il appuya plus fortement la compresse improvisée sur son visage. Il pouvait presque entendre la neige qui tombait dehors. Ces flocons, gros comme de petites mains, lui avaient giflé le visage pendant tout le trajet du retour. En chemin, cela avait été la suffocation des filles avisant le petit sillage de sang qu’il laissait dans la neige, et les « Putain, mec ! » des types ; tandis qu’il se trouvait, pour sa part, habité d’une puissante envie de s’esclaffer et d’une tout aussi violente envie de frapper quelqu’un, de le rouer de coups, de lui flanquer son poing en pleine figure, sentiment qu’il prêtait aux boxeurs – une joie et un amour profonds, un besoin d’être violent, le tout englobé à l’intérieur d’un impérieux désir physique.

Mais il n’en fit rien, se bornant à aller son chemin. Riant et pleurant peut-être (étaient-ce là des larmes ou du sang, mais quelle différence désormais ?) en pensant à elle, qui l’avait vu et s’était enfuie. Elle n’était pas morte. Il l’avait vue, de ses yeux vue.

La putain de salope, menteuse et déloyale, n’était pas morte.

C’était elle qui téléphonait. Les cartes postales, c’était encore elle. La splendide créature qu’il avait aimée et dont il avait causé la mort, était revenue à la vie.

Deb, qui était repartie, reparut au-dessus de lui avec ce qui semblait être un gant de toilette empli de cailloux ou de glaçons. Elle s’assit au bord du lit, écarta précautionneusement la serviette et descendit vers son nez la petite surprise glacée, tout en émettant des bruits d’empathie et de dégoût, tout en exigeant qu’il l’éclaire sur ce qui était arrivé. Mais il ne savait par où commencer, car il n’y avait pas de mots pour exprimer pareille chose.

 

92

 

« Elle aussi, je l’ai vue, déclara Perry en leur tendant la brosse à cheveux. Au même moment. Ici, à Bad Axe. Je l’ai vue.

— Que voulez-vous dire, Perry ? demanda Mrs Polson en faisant un pas vers lui.

— J’y suis retourné. Après avoir laissé la voiture à bonne distance, j’ai traversé à quatre pattes le jardin des Barber. J’ai trouvé une fenêtre où le rideau laissait un jour et je me suis embusqué là… »

Au début, il ne vit presque rien par cet interstice. Mais toutes les autres fenêtres comportaient un store, baissé et bien ajusté, n’offrant pas le moindre aperçu sur l’intérieur de la maison. Il était resté là un long moment, les mains, bientôt engourdies, plaquées contre la vitre, à fixer une étroite échappée de vue entre ce qui semblait être un vaisselier et les chaînes pendantes d’un coucou, à regarder le ballet des ombres qui s’y projetaient, à écouter une rumeur de conversations parfois ponctuée d’un éclat de rire, mais en grande partie nourrie d’échanges tempérés.

De temps en temps, Mrs Werner passait devant lui – il reconnaissait la robe ardoise – ainsi qu’une autre silhouette féminine. Mary ? Constance ?

Un pull gris pâle.

Ce qui ressemblait à une jupe écossaise.

Il vit deux bras féminins portant ce qui devait être Grincheux. Mr Werner, en chemise jaune, passa plusieurs fois, lui aussi. Perry était sur le point de repartir (Mais qu’est-ce que je fiche ici ?). La neige avait complètement imbibé son blouson, le trempant jusqu’aux os. De plus, il s’aperçut qu’il se tenait à l’endroit exact où, si jamais un voisin s’avisait d’allumer l’éclairage de sa véranda, il se fût trouvé en pleine lumière, exposé à la vue de tous ; en ce cas, aucune issue possible, sauf à escalader la palissade, après quoi…

À cet instant, il la vit qui se penchait.

Elle ramassait quelque chose qu’elle avait fait tomber à terre.

Sa chevelure était de ce blond de lin dont il se souvenait depuis l’école primaire – bruissant autour de son visage, s’enroulant autour de la courbe de son bras.

Au volley-ball. Levant ce bras pour servir, pour smasher.

Dans son lit à lui.

Roulant sur le côté, lui posant un bras sur la poitrine, elle avait dit : « Craig tomberait raide s’il entrait, là maintenant. »

Et lui, de demander à sa jolie nuque, qu’il était présentement en train de contempler : « Pourquoi est-ce que ça te fait marrer ? »

Et elle avait ri de plus belle.

Elle riait aussi en ce moment. De ce rire qui lui était familier. Elle ramassa ce qu’elle avait fait tomber et le replaça dans ses cheveux (un peigne ? une barrette ?). À cet instant précis, elle se retourna vers la fenêtre et fixa sur lui un regard qu’il connaissait bien également :

Cache-cache dans le jardin des Coxe.

Je t’ai vu.

Elle avait les lèvres plus rouges que dans son souvenir. Ses joues étaient colorées – guère différentes en cela de celles de sa mère. Ses yeux semblèrent lancer un éclair dans sa direction, puis elle renversa la tête en arrière vers le plafond et, quand elle s’esclaffa, il vit ses dents étinceler sous l’éclairage du plafonnier. Il éprouva dans tout le corps la douleur foudroyante provoquée par ce rire en forme de coup de poignard.

 

93

 

« Tu fricotes avec Perry ou quoi ?

— Pardon ?

— Combien de fois t’ai-je croisée dans les escaliers en regagnant ma chambre, et quand j’arrive là-haut, il est soit en train de dormir soit sous la douche ?

— Je suis montée voir si tu étais là, Craig. »

Ils se trouvaient dans les marches, l’un face à l’autre. Entrant par l’unique petite croisée, la dernière lueur de cette journée d’hiver faisait briller le lino et projetait des ombres en losange sur les pieds blancs de Nicole.

Elle était chaussée de claquettes. Par conséquent, elle n’avait pas l’intention de sortir. Ses ongles de pied étaient vernis en rose. Elle laissait courir la main sur la rampe de l’escalier. Craig regardait cette main – les ongles en étaient également vernis en rose – et la manière dont elle caressait le bois, qui brillait d’avoir été, semblait-il, reverni de fraîche date, mais dont le revêtement laissait transparaître les indentations, les griffures et les initiales gravées d’à peu près un million d’étudiants. Il avait envie d’ôter cette main de la rampe. Bon sang, combien de microbes déposés par combien de mains était-elle en train de toucher ?

Elle se passa la langue sur la lèvre inférieure, et ce petit tic familier (chaque fois qu’elle était tendue ou fâchée ou au bord des larmes) lui parut tout à coup presque obscène.

Sur l’arrière-fond terreux des parois de la cage d’escalier, ses joues semblaient rougies. Elle avait les lèvres très rouges. Bien qu’elle se tînt à quelque distance de lui, Craig croyait bien sentir son odeur, et il ne s’agissait pas de son parfum habituel de talc pour bébé et de shampooing fleuri. Il se dit qu’elle sentait l’amour.

Il reporta son regard sur la main, qui frictionnait toujours la rampe, et il dut prendre sur lui pour ne pas saisir cette main, lui faire cesser son manège.

« Tu savais bien que je n’étais pas là. Tu savais que j’étais en cours, un cours dont je ne pouvais pas me défiler. »

(Horrible. Un vieux prof qui, pendant plus d’une heure, marmonnait dans un micro son cours magistral sur l’impasse post-copernicienne et les conséquences épistémologiques du cogito cartésien – quoi que ce pût être. Les gens s’étaient mis à se débiner tous en même temps de l’amphi, comme si un minuteur ou autre avait donné le signal, et Craig avait suivi le mouvement, cependant que le prof poursuivait son débit monotone. Il s’était hâté de rentrer à la résidence, tout en imaginant le pauvre vieux en train de poursuivre pour la poignée de doctorants assis au premier rang.)

« Il se trouve simplement que je rentre plus tôt que prévu. Tu n’avais aucune raison de penser que je serais déjà à la piaule.

— Je suis désolée. Il faut croire que je ne connais pas assez bien ton emploi du temps.

— Seulement, c’est pas la première fois que ça arrive.

— Est-ce que tu me soupçonnerais de…? »

Était-ce le cas ? Était-ce ce qu’il était en train de lui signifier ? Pensait-il vraiment qu’elle… quoi ? couchait avec Perry ? Était-il bien en train de regarder Nicole et de juger possible que cette histoire de virginité, la bague de promesse qu’elle portait à la main gauche – la bague à l’ambre, dont il nota qu’elle ne l’avait pas cet après-midi-là ; mais elle prétendait devoir l’enlever parfois, lorsqu’elle avait à pianoter longtemps sur son clavier – que tout cela ne fût qu’une vaste plaisanterie ? Que non seulement elle n’était pas vierge, mais que, de plus, elle s’envoyait son compagnon de chambre ?

Perry ?

Il savait bien que Perry ne l’appréciait pas plus que ça, mais ils s’entendaient beaucoup mieux depuis quelque temps. Perry, le boy-scout. À supposer même que Nicole y fût disposée, jamais Perry ne ferait cela.

Il était pourtant une chose que Craig avait retenue du cours de l’après-midi et elle le tracassait en cet instant, alors que Nicole faisait un pas vers lui. Voyant qu’elle avait les larmes aux yeux et que tremblaient ses lèvres d’un rouge éclatant, il comprit qu’elle s’apprêtait à poser la tête sur son épaule ou à nicher le visage contre sa poitrine. Il s’agissait d’un truc de Kant sur la manière dont l’esprit humain ordonne subjectivement le réel. La vieille barbe avait appelé cela le « caractère relatif et flottant de la connaissance humaine ».

C’était la seule chose qu’il s’était donné la peine de prendre en note.

Elle lui trottait présentement dans la tête à la façon d’une image troublante ou d’un air obsédant.

Mais quand Nicole leva vers lui son visage sillonné de larmes, il secoua la tête et la prit dans ses bras.

 

94

 

Il lui sembla, pendant des kilomètres, qu’elle était seule à rouler sur l’autoroute. De temps en temps, elle croisait un camion, dont les balais écartaient la neige du pare-brise avec ce qui évoquait les amples mouvements compliqués des boas et volants d’une meneuse de revue. Shelly se figurait les chauffeurs dans leur cabine. Ils devaient être hypnotisés par le bruit de leurs essuie-glaces. Peut-être écoutaient-ils un débat à la radio, la voix d’inconnus appelant des quatre coins du pays pour poser des questions personnelles ou exprimer de profondes convictions. Ils pouvaient être au bord de s’endormir ou bien dopés à la caféine ou à ces pilules énergétiques qu’on vendait au comptoir des stations-service. La neige qui se jetait sur son passage avait quelque chose de désespéré, de suicidaire, mais Shelly n’était pour sa part nullement assoupie par le bruit de ses essuie-glaces.

Elle était plus réveillée et vigilante qu’elle ne l’avait jamais été.

Et bien qu’elle sût avoir passé sa vie d’adulte dans la solitude (au moins depuis la mort de son frère et la séparation de ses parents), il s’agissait de la première nuit où elle eût une conscience aussi aiguë de son esseulement extrême.

Elle pensa à Jeremy.

Elle pensa à la nouvelle de James Joyce1.

La neige tombant sur les vivants et sur les morts.

À quoi aurait-il servi d’écouter la radio ?

On n’y trouvait qu’un surcroît de vie et de mort.

Quelques kilomètres plus tard, elle croisa un semi-remorque arrêté en travers sur le terre-plein central, environné de balises lumineuses orange, et aperçut, venant en sens inverse, une voiture de police qui, gyrophare rouge et bleu en marche, se dirigeait vers les lieux à travers une visibilité quasi nulle.

Elle aurait dû sortir de l’autoroute. Elle savait que si elle avait supporté d’écouter la radio, c’est le conseil qu’elle aurait entendu. Elle venait de voir un panneau annonçant un Motel 6, un Cracker Barrel, un Quik Mart2 (sortie 49), et bien qu’elle ne se souvînt pas d’avoir jamais emprunté cette sortie, pas plus que d’être passée par cette localité (Brighton), elle puisa du réconfort dans le fait de savoir exactement à quoi celle-ci devait ressembler.

Combien de centaines de Motel 6 avait-elle connues au cours de sa vie ?

Combien de Cracker Barrel ? Combien de Quick Mart ?

À la différence de beaucoup de ses collègues universitaires, elle fréquentait ces endroits. Elle y passait la nuit. S’y restaurait. Y achetait ses sandwichs et ses boissons. Elle raffolait de ces établissements pour les raisons mêmes qui amenaient ses collègues à les dédaigner. Leur uniformité kitsch, et la façon dont leurs caissières disaient toujours des choses comme : « Bonjour ! Quoi de neuf ? Ça a été comme vous vouliez ? »

Shelly pouvait emprunter cette sortie, qu’elle n’avait jamais empruntée de toute sa vie, descendre de voiture et se diriger les yeux fermés. Le menu plastifié. La réception. Le distributeur de sodas.

Non. Elle n’allait pas encore quitter l’autoroute. Pas par cette sortie 49. Elle allait continuer de rouler, et c’est ce qu’elle fit. La sortie s’estompa dans le sillage. Alors, Shelly comprit quelle destination elle avait en tête depuis le début. Bien qu’elle détestât ces gens qui faisaient défiler leurs contacts sur un portable tout en conduisant dans des conditions difficiles, elle se livra à cet exercice en quête du numéro d’Ellen Graham. L’instant d’après, elle demandait à cette malheureuse femme, à cette quasi-étrangère, si elle pouvait passer la voir (en pleine nuit, en plein blizzard) pour la deuxième fois de la journée.

 

95

 

« Ça va, Perry ? »

Il fit signe que oui. Il avait de nouveau les mains posées sur le tableau de bord et les sorties du chauffage quasi inexistant de la voiture de Jeff. Mira se dit qu’ils feraient bien de s’arrêter pour lui acheter des gants avant de quitter Bad Axe. Il y avait dans l’atmosphère une immobilité qui faisait paraître la neige plus froide et plus enveloppante que d’ordinaire. Évidemment, si peu de chaleur sortait des aérateurs de la voiture qu’il semblait vain de la laisser tourner au ralenti sur le parking, pour qu’elle « chauffe ». Elle semblait même refroidir. Ils étaient installés à l’intérieur de l’habitacle, moteur grondant autour d’eux, éclairés par la lueur blanc électrique de l’enseigne du salon funéraire Dientz. À croire que cette lumière blême abaissait la température de tout ce qu’elle touchait.

Cependant, Mira n’était pas prête à démarrer, et, alors même qu’ils avaient pris congé de Mr Dientz, Perry n’avait pas encore dit tout ce qu’il avait à dire.

 

À son retour de chez les Werner, il s’était exprimé de façon si précipitée, tout rouge et hors d’haleine, que Mira avait aussitôt pensé à ce « prédicateur » qui, debout sur un banc, interpellait parfois les étudiants qui passaient à portée. Sur tous les campus qu’elle avait fréquentés il y avait eu un semblable personnage. Toujours un complet d’apparence bon marché, une coupe de cheveux soignée, des yeux si pâles qu’ils en paraissaient dépourvus d’iris. En général, considérés phrase par phrase, les propos de celui auquel elle pensait se tenaient, mais ils n’avaient aucun sens dans leur ensemble. La foudre frappait les antennes relais de téléphonie mobile. Les réalisateurs d’émissions de télévision cherchaient à lire dans notre esprit. Les gens en manteau gris étaient difficiles à repérer et pouvaient donc s’approcher en catimini.

Quand il était arrivé en disant qu’il avait vu Nicole, Perry paraissait chercher à contenir un semblable délire logomachique confinant à la folie, à la démence.

Il disait avoir vu Nicole.

Il avait vu ses dents.

Et il y avait aussi quelque chose à propos du chat et des cheveux de Mrs Werner – plus beaux qu’ils ne l’étaient auparavant –, d’un orgue Hammond et d’une partie de cache-cache. Puis il s’était brusquement tu, et Mira avait compris qu’elle devait l’emmener ailleurs. « Le moment est venu pour nous de vous laisser », avait-elle dit à Mr Dientz.

La journée avait été riche en secousses et saisissements, et Mira déplorait l’ébranlement qu’elle avait infligé à Perry – d’abord l’horrible choc de découvrir Lucas à la morgue, puis la rencontre avec la femme de la Société de musique de chambre, et ensuite les photos sur l’ordinateur de Mr Dientz.

Il n’était pas étonnant qu’elle eût pour conclusion Perry apercevant une morte au domicile de ses parents.

En le regardant, elle pensa à la phrase toute faite : « On dirait que tu as vu un revenant », mais elle ne la prononça point. Allongeant le bras, elle prit une des mains posées sur la sortie du chauffage et se la porta contre la joue.

Le pauvre, pensa-t-elle, surprise de constater à quel point cette main était glacée.

 

96

 

« Salut, Perry. C’est moi.

— Salut, Nicole.

— Tu es tout seul ?

— Eh bien, vu que, connaissant les moindres déplacements de mon compagnon de chambre, tu sais qu’il est parti pour l’Ohio avec Lucas afin d’essayer d’acheter de l’herbe, je suppose que tu en déduis que je suis seul. »

Il y eut un clic suivi d’un bourdonnement.

Ce bourdonnement était le néant.

Il était, pensa Perry, le chant, l’essence même, du rien. Il avait encore le combiné à l’oreille lorsqu’elle frappa à la porte. Elle ouvrit sans attendre et demanda : « Je peux entrer ? » Il se retrouva en train de lui humer les cheveux, avant d’avoir eu le temps de dire ouf.

 

97

 

Ellen Graham avait toujours sur le dos le peignoir rose vif qu’elle portait plus tôt dans la journée. Elle paraissait toutefois avoir mis un peu d’ordre dans la maison, peut-être du fait que Shelly avait, cette fois, annoncé sa venue. Les amoncellements d’enveloppes et de catalogues qui naguère encombraient les marches s’entassaient désormais en piles approximatives près de la porte d’entrée. Le chat blanc était allongé dans une tache de pâle lumière produite par l’éclairage extérieur et entrée par un jour entre les rideaux. Cet animal semblait du genre à éviter l’éclat du soleil et à lui préférer cette lumière aussi indirecte qu’hivernale. Shelly éprouva une pointe de douleur et de chagrin en repensant à Jeremy, à ce pauvre Jeremy qui aimait tant se prélasser dans une flaque de soleil, sur le lit ou à même le sol de la cuisine.

« Asseyez-vous, dit Ellen en désignant le canapé. Je suis contente que vous soyez revenue. J’ai pensé à vous toute la journée. Je me demandais si de nouvelles idées vous étaient venues depuis votre passage, depuis notre entretien. Des idées à propos de ma fille, sur l’endroit où…

— Encore une fois, Ellen, l’interrompit Shelly en secouant légèrement la tête, je ne voudrais pas vous donner de faux espoirs. Je ne dispose d’aucune preuve dans un sens comme dans un autre. Mais j’ai réfléchi.

— Vous avez une mine affreuse. Il vous est arrivé quelque chose ? »

Pas maintenant, se dit Shelly. Elle se sentait incapable de parler de Jeremy. Cela devrait attendre. « En sortant d’ici, je suis rentrée chez moi, dit-elle. Je suis allée sur Google et j’y ai trouvé le garçon, celui qui a eu l’accident avec Nicole Werner. Je suis allée le voir chez lui et nous avons parlé. Il y avait là une femme professeur et un autre étudiant, qui lui aussi connaissait Nicole. Ils se sont… »

Shelly s’interrompit avant de révéler qu’ils s’étaient rendus à Bad Axe pour y rencontrer l’entrepreneur de pompes funèbres qui avait procédé à la mise en bière, car ils soupçonnaient que l’occupante de cette sépulture pouvait n’être pas Nicole Werner. Shelly savait que si elle avait été la mère de Denise Graham, elle aurait compris instantanément ce que cela signifiait. Elle prit une profonde inspiration et déclara prudemment : « Je crois que vous êtes sans doute la seule personne à pouvoir obtenir un surcroît d’enquête. Je ne prétends pas que cela nous conduira forcément à…

— À retrouver Denise », dit Ellen en hochant la tête. Son regard était plus vif qu’auparavant. Elle était toujours pieds nus, ce qui attrista Shelly plus que tout. Il faisait froid dehors ; et même dans la maison, où le thermostat devait être pourtant réglé sur vingt-cinq degrés, les sols étaient glacés. Shelly s’efforça de détacher son regard des pieds d’Ellen, mais n’y parvint pas. Elle pensa à Mort d’un commis voyageur. À Willy Loman. Il faut lui témoigner de l’attention.

Les ongles de pied d’Ellen étaient soigneusement entretenus, mais ses orteils étaient rouges et biscornus – ceux d’une femme qui avait, jusqu’à récemment, chaussé chaque jour de sa vie des talons hauts. Fière de ses jambes longues et minces, Ellen Graham avait probablement porté aussi jupes courtes et collants de soie même pour aller acheter ses légumes au supermarché.

« Comme vous le savez, reprit Shelly en passant de ces tristes pieds au visage rayonnant d’espoir, je travaillais encore récemment à la Société de musique de chambre. Ce que je ne vous ai pas dit tout à l’heure, c’est que mon étudiante travail-études était Josie Reilly… »

Ellen prit une inspiration, comme si elle faisait effort pour ne pas hurler en entendant ce nom.

« Eh oui. Désolée de ne pas vous l’avoir dit plus tôt, mais tout est compliqué par tant de choses. »

Ellen eut un hochement de tête, mais sa mâchoire était crispée par la colère. Dieu ait pitié de Josie si elle venait à croiser de nouveau le chemin de cette femme, se dit Shelly non sans satisfaction. Viendrait le moment, elle le savait, où il faudrait raconter à Ellen l’ensemble du sordide épisode ; mais cela ne pouvait les aider pour le moment, et un tel aveu pouvait, de plus, amener son hôtesse à la flanquer à la porte, sans que les choses aient pour autant avancé d’un iota.

Au lieu de cela, elle rapporta à Ellen ce que Josie lui avait dit à propos du cercueil, du rituel de Printemps. L’hyperventilation. Le secouriste sur place en cas de coup dur.

Ellen écoutait sans paraître respirer.

Elle avait bien évidemment supposé, comme tant d’autres mères, que le rituel de Printemps était une fête, une sorte de soirée dansante. Il y aurait eu des décorations, des hors-d’œuvre, de jolies robes et peut-être un peu trop de champagne, le tout se terminant par des fous rires et des gigues dansées nu-pieds d’un bout à l’autre de la maison d’OTT.

Même après tout ce qui était arrivé, Ellen n’avait toujours pas commencé de soupçonner que cette vision pût être entièrement erronée.

« Avez-vous fait partie d’une sororité ? » lui demanda Shelly

Ellen Graham secoua la tête. « Je n’ai pas fait d’études supérieures. J’ai épousé mon mari au sortir du lycée et j’ai travaillé comme secrétaire jusqu’à ce qu’il termine son mastère. Ensuite, j’ai eu Denise.

— Eh bien, moi, j’ai fait partie d’une sororité. C’était il y a plus de vingt ans, mais certaines choses n’ont pas changé. Le bizutage et…

— Le bizutage est illégal. Jamais nous n’aurions autorisé Ellen à entrer dans une sororité si nous avions supposé que…

— Je m’en doute. Cela existe pourtant. Le côté illégal fait que ces pratiques sont devenues encore plus dangereuses et plus secrètes. » Et Shelly d’expliquer à Ellen, qui l’écoutait avec une main plaquée sur la bouche, ce qu’elle savait au sujet du Conseil panhellénique et des pressions qu’il pouvait exercer sur une université – une université publique dont le financement reposait sur le bon vouloir du contribuable, ce dont les administrateurs étaient parfaitement informés.

« J’ai voulu savoir, poursuivit-elle, comment quelqu’un comme Josie Reilly avait obtenu un emploi travail-études généralement réservé à des étudiants issus d’un milieu plutôt défavorisé qui paient eux-mêmes leurs études. Or il se trouve que la femme du doyen de l’école de musique et la mère de Josie étaient sœurs d’Oméga Thêta Tau. Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour découvrir que toutes deux sont toujours très impliquées dans l’organisation. Elles auraient tout intérêt à prévenir un scandale lié, par exemple, au bizutage.

— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec ma fille ? » interrogea Ellen. À voir le changement dans sa posture, la rigidité de sa colonne vertébrale, Shelly subodora qu’elle savait d’ores et déjà à quoi s’en tenir.

« Je me suis trouvée sur le lieu de l’accident », déclara Shelly. Ses mains reposaient sur ses genoux, paumes orientées vers le ciel, en un geste que sa mère lui avait appris pour implorer le Seigneur de veiller sur son frère au Viêt-nam, et qu’elle n’avait plus jamais refait après sa mort.

Le regard posé sur ses mains, elle dit à leur intention : « Nicole Werner ne présentait pas de blessures visibles. Elle en avait certainement, puisqu’elle avait été éjectée du véhicule. Elle aurait pu souffrir de très graves lésions internes, pouvant faire craindre pour sa vie, mais elle n’était pas…

— Méconnaissable. »

Shelly était incapable de détacher les yeux de ses mains. Ellen Graham prit la parole :

« Mais ce garçon, celui qui était ivre, pourquoi n’aurait-il rien dit si…

— S’il y avait quelqu’un d’autre auprès d’eux ? »

Sur quoi Ellen hocha la tête, rivant ses yeux à ceux de Shelly, qui perçut, venant de cette femme, une incroyable onde de courage et d’intraitable énergie.

Assise parfaitement immobile, ses pauvres pieds serrés l’un contre l’autre, ses mains crevassées tristement posées dans son giron, cette dernière attendait la réponse de Shelly.

« Comme vous le savez, je me suis entretenue avec lui. Aujourd’hui même. Enfin. J’ignore pourquoi j’ai laissé passer tant de temps avant de le rechercher. Il ne se souvient de rien.

— Bien sûr, c’est ce qu’il prétend. On aurait pu le mettre en prison pour des années après ce qu’il a fait.

— En effet, admit Shelly. Je suis moi aussi une nature méfiante, Ellen. Je pense avoir du nez pour détecter les menteurs, les tricheurs, les escrocs, mais je ne crois pas qu’il en soit un. Il ne se souvient pas. Il ne sait vraiment plus. Ou alors seulement de façon périphérique. Il lui est arrivé quelque chose. »

Elle dit ensuite à Ellen Graham ce que Josie lui avait confié au sujet du rituel. La tequila, l’hyperventilation, le cercueil, la fille qui devait être « ramenée d’entre les morts ». Renaissant en tant que sœur d’OTT. Elles avaient un auxiliaire médical à proximité. Elles savaient ce qui pouvait se produire. N’était-il pas possible, interrogea-t-elle, qu’une fille ne revienne pas à elle, que ce rituel…

— Lui soit fatal. » (Ellen ferma les yeux.)

« Oui, dit Shelly en s’efforçant de conserver un ton égal. Vous imaginez le scandale pour la sororité, le Conseil panhellénique, l’université, et jusqu’où ils seraient prêts à aller pour étouffer l’affaire. N’est-il pas possible qu’un accident ait été…

— Simulé ?

— Simulé ou provoqué. Monté de toutes pièces. Machiné. »

Ellen Graham rouvrit les yeux et, de Shelly, son regard se porta vers le plafond.

« J’étais sur place, reprit Shelly. Le garçon a fait une embardée pour éviter quelque chose. Seulement, quelques secondes plus tard, ce qu’il avait tenté d’éviter n’était plus là. Et cette fille dont on dit qu’elle avait été tuée, devenue méconnaissable après avoir brûlé avec la voiture, je l’ai vue. Je la reconnaîtrais n’importe où. Elle n’était pas morte. Il n’y avait pas d’incendie.

— Pourquoi me dire ça, à moi ? » interrogea Ellen en se levant pour aller jusqu’à un magnifique buffet en chêne qui s’étirait d’un mur du séjour à l’autre. Elle en ouvrit sans ménagement un des tiroirs par sa fragile poignée en laiton pour en sortir un paquet de Marlboro Light. D’une main tremblante, elle porta une cigarette à ses lèvres, mais elle ne l’alluma point. Elle se retourna vers Shelly, les yeux tout à la fois clignant et fulminant. « Pourquoi être venue ici ? Vous en savez si long. Pourquoi n’en avoir pas parlé à quelqu’un qui peut faire quelque chose ?

— J’ai essayé, répondit Shelly. J’ai téléphoné aux journaux. J’ai téléphoné à la police. J’ai attendu qu’elle me rappelle, mais…

— Alors quoi ? s’enquit Ellen en jetant cigarette et paquet dans le tiroir avant de revenir vers le canapé, mais sans s’y rasseoir. Vous pensez que c’est ma fille qui se trouvait sur la banquette arrière de cette voiture, c’est ça ? Peut-être était-elle déjà morte ? Peut-être qu’on a incendié la voiture après coup ? Peut-être que c’est mon bébé qui est enterré là-bas à la place de cette Nicole Werner ? Pardonnez-moi. Je vois ce que cela signifie, ce que vous dites de ce que vous avez vu ; sauf que, si cela s’est passé ainsi, si vous êtes dans le vrai, où diable se trouve Nicole Werner en ce moment ? »

Il fallut à Shelly un moment avant de répondre, avant de seulement envisager de le faire.

Elle cherchait comment formuler cette chose, qui paraissait tellement extravagante, de sorte qu’elle le parût moins. « Elle est toujours là, dit-elle pour finir. Elle est à la sororité. »

Ellen Graham se mit à secouer la tête si rapidement, si violemment, que, repensant aux boucles d’oreilles que Josie s’était appropriées, Shelly l’imagina les portant et s’en lacérant le visage. Elle leva la main pour lui faire cesser ces mouvements frénétiques et, de la voix la plus posée qu’elle put se composer, elle déclara : « Je ne peux rien prouver, Ellen, mais je crois que Nicole aura été placée à l’abri. Je sais désormais qu’ils ont – la sororité, le Conseil panhellénique, l’université – le pouvoir de chasser de la ville l’unique témoin de l’accident, d’amener un doyen à y jouer un rôle ; et qui sait si…

— Comment Josie s’y est-elle prise pour vous chasser de la ville ? » interrogea Ellen, qui avait cessé de secouer la tête.

Shelly comprit qu’elle devait tout lui dire. Tout en relatant sa liaison avec Josie, le coup des photos, leur dernière conversation au Starbucks, elle tint de nouveau les mains ouvertes vers le ciel et, tout en regardant ses paumes, se prit à penser, pour une raison qui lui échappait complètement, à des moutons. Des moutons à la toison couverte de sang, aux yeux mangés de mouches. Des asticots plein les oreilles et l’anus. Son récit terminé, elle se tut et se plaqua les mains sur les yeux. Quand elle les rouvrit, Ellen la regardait avec une aménité qui l’aurait fait tomber à genoux si elle n’avait été assise. Ce n’était ni de la compassion ni de l’empathie ni de la pitié. Ellen Graham la regardait simplement comme si cette histoire ne l’avait pas du tout surprise.

Comme si elle en avait entendu de semblables tout au long de sa vie.

Après un temps de silence, elle dit, de la voix de la très compétente secrétaire qu’elle avait dû être autrefois : « D’accord, Shelly. Si votre théorie est exacte, ils se sont débarrassés de vous. Mais le garçon est un témoin, lui aussi.

— En effet, répondit Shelly en s’efforçant de reprendre contenance et de faire écho au ton tout professionnel d’Ellen. Oui, lui aussi. Il ne se rappelle rien. Mais on s’emploie néanmoins à essayer de le chasser, lui aussi. Des cartes postales. Des fantômes. »

Ellen ne demanda pas de plus amples explications. « Dites-moi ce que je dois faire. Ce que vous me racontez… Franchement, Shelly, ce que vous me racontez ne me plaît pas du tout. Ce que cela pourrait signifier ne me plaît pas du tout. Mais ce n’est pas pire que tous les scénarios que j’ai retournés dans ma tête. Et puis vous êtes le premier secours que nous ayons eu. Nous sommes allés partout, nous nous sommes adressés à tout le monde. À la police de l’État, au FBI, aux…

— Le FBI, l’interrompit Shelly, chez qui une idée se faisait jour. Retournez les voir. Expliquez-leur qu’il y a eu erreur sur la personne, exigez que Nicole Werner soit exhumée et examinée. Pour ma part, je ne peux rien faire, Ellen. Je n’ai aucune crédibilité dans cette affaire. Alors que vous, vous êtes la mère d’une enfant qui a disparu. Il se pourrait qu’on vous écoute. »

 

98

 

Mira aurait voulu réchauffer l’habitacle avant de quitter l’aire de stationnement. Toutefois, bien que le ventilateur tournât à fond, il ne sortait que de l’air froid. À côté d’elle, Perry tremblait comme une feuille. À la froide lumière électrique émise par l’enseigne du salon funéraire, elle vit qu’il avait les yeux fermés. Se pouvait-il qu’il tremblât de la sorte en dormant ?

Ted Dientz avait éteint l’éclairage de ses locaux, mais sa Cadillac était toujours garée à proximité. Il se trouvait donc toujours à l’intérieur. Mira l’imagina en train de faire défiler d’autres photos sur son ordinateur – ses prises de vue « avant et après » des nombreux cadavres défigurés qu’il avait ramenés d’entre les morts.

Elle ne lui jetait pas la pierre. Si elle avait possédé ce genre de talent, elle en aurait été tout aussi fière.

Elle démarra et, sans un mot, prit la direction de l’autoroute. Au bout de quelques minutes, Perry cessa de trembler et parut endormi pour de bon.

Dans ce blizzard, le trajet du retour se révéla lent et périlleux. À l’approche de chaque bretelle, Mira se disait : Nous ferions mieux de sortir et de nous arrêter. Pour ce qu’elle en voyait tandis que ferraillait autour d’eux la voiture de Jeff Blackhawk, il n’y avait de circulation ni devant ni derrière ni en sens inverse. Dans le chuintement de la chaussée glissante qui défilait sous leurs pieds, elle devint de plus en plus consciente que ce véhicule n’offrait que la plus mince illusion d’être autre chose que ce qu’il était : une nef fragile et vulnérable voyageant à grande vitesse sur un sol dur.

L’habitacle se réchauffait quand même un peu – au moins par l’effet de leur haleine et de leur chaleur corporelle, et Mira espérait que Perry aurait suffisamment chaud pour dormir jusqu’à l’arrivée. Elle avait eu tort, elle le savait, de l’emmener avec elle. De l’inciter à participer à tout cela. Cette affaire excédait de loin ce dont elle avait besoin pour un livre. Cela s’était mué en quelque chose à quoi, à supposer qu’elle ait vraiment estimé devoir s’y intéresser de près (à des fins de recherche ? pour retrouver Nicole Werner ?), elle n’aurait jamais dû mêler un étudiant.

Mais Perry s’était montré tellement concerné, et puis il ne lui avait pas fait l’effet d’une personnalité qu’elle aurait qualifiée de « tourmentée » ou d’« impressionnable ». Au cours de ses années d’enseignement, elle avait eu nombre d’étudiants brillants et tourmentés – dont l’intelligence supérieure s’alimentait d’élans aussi brefs qu’intenses, qui étaient toujours prêts et disposés à adopter un modèle. Le type de jeunes gens qui pouvaient être facilement séduits par leur professeur, entraînés vers un culte religieux ou bien encore recrutés pour confectionner clandestinement des bombes en vue du grand soir. Quoique non moins vulnérable pour autant, Perry lui avait paru différent. Il ne lui rappelait aucun de ces étudiants. Elle réalisa que, s’il lui faisait penser à quelqu’un, c’était à elle-même.

Quand Ted Dientz avait affiché la photo de la morte, flamboyante au travers des pixels, elle avait instantanément pensé à sa mère rayonnante de vie, ce fameux jour dans l’arrière-cuisine. Est-ce que l’image de sa mère n’était pas toujours présente en elle ? Il s’agissait d’une sorte de prégnance. Pas une journée ne passait sans qu’elle eût le sentiment que si elle pouvait se retrouver dans la maison de son enfance ce matin-là, elle y trouverait sa mère toujours sur place, rayonnante, versant des larmes, examinant les conserves sur l’étagère de l’office, les classant par ordre alphabétique tout en s’enveloppant de ses ailes éclatantes de blancheur, se préparant à prendre son essor.

Perry possédait cette sorte d’opiniâtreté. Un autre mot pour désigner cela aurait peut-être été celui de foi. Il croyait en quelque chose et il le voyait. Il ferait, elle le savait, un universitaire. Un érudit. Un chercheur. Jamais il ne serait du genre à laisser les choses en l’état, même dans les cas où cela serait manifestement préférable. C’est ce qu’elle avait perçu en lui dès les toutes premières séances du séminaire, et cela lui avait remémoré ce qu’elle était au même âge – alors que les autres étudiants s’en allaient traîner dans les bars, elle préférait pour sa part s’enfermer dans une salle d’étude pour se pencher sur un sujet poussiéreux et inventer des questions auxquelles apporter des réponses.

Au moment où elle prenait la sortie menant au campus, elle posa la main sur l’épaule de Perry. Il ne bougea pas. Elle se promit de bientôt lui parler sérieusement de ses perspectives universitaires. Les diplômes, les programmes, les différents cursus. Il lui faudrait sous peu le réveiller, mais pas encore. Pour l’instant, sa seule tâche consistait à les conduire en toute sécurité jusqu’à leur destination. À travers la purée de pois, tandis qu’il continuerait de dormir.

 

99

 

Elles parlèrent toute la nuit, cependant que, se répercutant dans les pièces de la maison, les tintements de la pendule de cuisine égrenaient les heures. Au matin, Ellen Graham commencerait de passer des coups de téléphone – à la police de l’État, à l’administration de l’université, au FBI –, s’entretiendrait avec des responsables, des avocats, des journalistes, entamerait sa croisade finale. Mais pour lors, elle paraissait souhaiter de la compagnie, aussi Shelly était-elle restée.

Ellen la mit au courant de sa séparation d’avec son mari six mois plus tôt (« Il paraît que certains couples se rapprochent à l’occasion de ce genre de trauma, mais que la plupart se défont. Nous nous sommes rangés dans la seconde catégorie »). Elles s’entretinrent de leur enfance, de leur parcours. Shelly parla de son frère – le cercueil recouvert d’un drapeau – puis, sans l’avoir vu venir, elle parla de Jeremy.

Tout en dévidant cette histoire, elle comprit qu’elle avait peut-être eu l’intention de n’en parler à personne.

Peut-être que, jusqu’à cet instant où elle s’en ouvrit, cette horreur n’était pas vraiment arrivée.

Mais impossible de retirer ce qu’elle venait de dire, ou de le nier, après la réaction d’Ellen :

« Oh, putain de nom de Dieu ! » s’écria-t-elle. Elle se leva brutalement, et son chat, depuis des heures immobile comme une statue, s’anima soudain pour fuir la pièce. Shelly regarda l’endroit où l’animal avait été assis, et crut y voir luire une permanence de son aura.

Après avoir marché de long en large, Ellen retourna au buffet, prit la cigarette qu’elle y avait rejetée des heures plus tôt, l’alluma d’une allumette tremblante et tira dessus comme si elle entendait la consumer d’un coup jusqu’au filtre. Puis elle dit : « J’ai besoin d’un verre, Shelly. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? »

Shelly n’eut guère la possibilité de formuler une réponse. Ellen s’en revenait déjà avec une bouteille de vin blanc et deux verres. Elle fit le service. Elles burent en silence jusqu’à ce qu’Ellen déclare : « Votre vie est en danger, Shelly. »

Shelly ne répondit rien.

« Vous n’allez pas rentrer chez vous, peut-être jamais et assurément pas ce soir.

— Non. Pour cette nuit, j’avais pensé me trouver un motel.

— Mais non, voyons. D’abord, voyez-moi cette tempête de neige (d’un mouvement de menton, Ellen désigna l’interstice entre les rideaux de la baie vitrée). Vous n’allez pas conduire par un temps pareil. De plus, vous n’avez nulle part où aller. »

Shelly sentit les larmes lui monter aux yeux. Nulle part où aller. Mais aussi, de nouveau, cette bienveillance, et venant de quelqu’un qui avait souffert des choses qu’elle-même ne pouvait concevoir. Pareil surcroît de bienveillance. Avait-elle jamais connu quelqu’un de plus gentil ?

« Oui, c’est vrai, admit-elle.

— Je vais vous déplier le canapé. »

Ellen versa de nouveau du vin dans le verre de Shelly et lui toucha légèrement l’épaule. Elle ne reparla plus de Josie ni de Jeremy – autre manifestation de compassion dont Shelly lui sut infiniment gré.

Elles burent sans beaucoup parler.

Ce vin était si pâle que les verres – de beaux verres à pied en cristal, sans doute encore un héritage ou bien un cadeau de mariage – en paraissaient plus vides que lorsqu’ils le furent vraiment.

 

100

 

« Mon coloc et moi, on t’appelle la fille aux cookies depuis si longtemps que j’ai du mal à me rappeler ton prénom. En plus, sans t’offenser, tu ne ressembles pas vraiment à une Deb. »

Elle sourit. Craig aimait bien ce petit espace qu’elle avait entre les deux incisives. Le genre de défaut que la plupart des filles auraient fait corriger moyennant quatre mille dollars d’orthodontie, mais il était mignon chez elle. « À quoi est-ce que je ressemble dans ce cas ? »

Il haussa les épaules d’un air contrit et proposa : « À une Debbie ? »

Cessant de sourire, elle plongea son regard dans la tasse de thé qu’il venait de lui servir – ou plus exactement, qu’elle s’était préparée après qu’il eut fait chauffer l’eau au micro-ondes. Comme il ne trouvait pas de thé, elle était allée en chercher deux sachets chez elle.

« Je me faisais appeler Debbie autrefois. Je suis passée à Deb en arrivant ici. Je me suis dit qu’ainsi on aurait plus de mal à me retrouver sur Google. Toute l’histoire y figure, bien sûr, accompagnée de ma photo. Mais Richards est un nom assez répandu. “Deb Richards”, ça brouille un peu les pistes, ou du moins je l’espérais. En tout cas, cela ralentit la recherche.

— Excuse, dit Craig avec une grimace, puis, après un temps de réflexion : Peut-être que je pourrais t’appeler “Debbie” en privé ?

— Si tu y tiens. Est-ce que, de mon côté, je peux t’appeler “Craigy” ?

— Non. Ça sonne comme un adjectif plutôt péjoratif. »

Elle but une gorgée de thé, puis, le regardant de nouveau : « Tu es vraiment futé, Craig.

— Merci. Mais tu penses aussi que je suis cinglé.

— Non. Je ne pense pas que tu sois cinglé… pas exactement. »

Et tous deux de rire. Mais ensuite, elle posa sa tasse sur le sol et, se tournant vers lui : « Je crois que tu as vécu quelque chose d’affreux. Quelque chose qui aurait pu te faire perdre les pédales. Moi aussi, tu sais, il m’arrivait de le voir. Je le voyais dès que je fermais les yeux, et je le voyais aussi du coin de l’œil. Par exemple, à la bibliothèque, je me trouvais d’un côté des rayonnages et il y avait quelqu’un d’autre de l’autre côté ; et tu sais comme on peut voir parfois entre les livres ? Eh bien cela m’arrivait, et, plus d’une fois, c’était lui, de l’autre côté. Si bien que j’ai cessé de fréquenter la bibliothèque de mon patelin. Je demandais à ma mère de me conduire en ville. Tu comprends, pour moi, c’est différent. Je ne le connaissais pas avant de… »

Elle s’interrompit avant de dire « le tuer », mais tous deux savaient que c’était ce qu’elle s’apprêtait à dire. Cela faisait des heures qu’ils conversaient. Pas une fois elle n’avait utilisé le mot « accident » à propos de ce qui lui était arrivé. Cependant, après avoir prononcé une fois les mots « le tuer » à haute voix, il lui avait fallu se précipiter à la salle de bains, où Craig avait entendu l’eau couler longtemps dans le lavabo.

« Aussi était-il facile de le voir dans chaque garçon blond, maigre, d’à peu près son âge. Et aussi dès que je croisais un type à vélo. Encore aujourd’hui. »

Elle ferma hermétiquement les yeux. Craig se pencha pour lui poser une main sur l’épaule.

« Je ne pensais pas à proprement parler que c’était lui, reprit-elle. Je ne pensais pas qu’il venait me hanter ou quoi que ce soit, mais c’était comme ce que tu m’as décrit ce soir. Simplement, cela se produisait. J’imaginais l’avoir vu, et soudain tout était changé. Le monde dans son entier. Ma vie tout entière. En l’espace d’une seconde. Au lieu d’être épouvantée, j’étais heureuse, et l’univers fonctionnait soudain selon des lois entièrement différentes, et…

— Oui, je sais, dit Craig.

— Et tout ce qui avait suivi, tout était ramené à rien. Tout se passait comme si, le temps de ces deux secondes, j’étais libérée et que…

— Je sais, répéta Craig en riant malgré lui.

— Sauf que je m’étais trompée. Ce n’était pas lui. »

Craig hocha la tête. Il but une gorgée de thé, du thé mentholé, de couleur verte. Ce goût lui évoqua un breuvage qu’une sorcière aurait concocté pour guérir un cœur brisé ou une mauvaise crise d’urticaire. Cette boisson avait un parfum de jardin surnaturel. Il avait toujours détesté les tisanes que sa mère tentait de le persuader de prendre, mais il raffolait de ce thé.

Il prit une inspiration, leva les yeux de sa tasse et dit : « Sauf que, Debbie, désolé, mais, moi, c’est différent. Je l’ai vue. Je l’ai vraiment vue. C’était bien Nicole. »

Deb le gratifia d’un petit sourire attristé. Pas ravie, mais pas étonnée non plus.

« J’y retourne ce soir, annonça-t-il. Même si je dois poireauter cinq ans devant la maison d’OTT, je vais lui parler. Je vais lui demander ce que… »

C’est alors que Perry ouvrit la porte. Craig se leva, marcha jusqu’à lui, le prit par les épaules. « J’ai un truc à te dire, mec. Un truc énorme.

— Ouais, répondit Perry d’un ton las. Moi aussi, j’ai un truc à t’annoncer. »

 

101

 

« Salut, Perry. »

Il sentit, comme dans les clichés, son cœur se serrer, son cœur faire un bond. Eut-il jamais autant conscience de la présence de ce muscle au centre de sa personne que lorsque Nicole Werner se présenta devant lui ?

Il en sentait les quatre compartiments, et le sang qui y entrait et en ressortait, les valves s’ouvrant et se refermant.

Elle portait ce soir-là un tee-shirt passé et un peu grand, comme la fois où il l’avait rencontrée sur les marches de Godwin Hall, souffrant du mal du pays, tout près de pleurer. Elle avait une queue-de-cheval nouée à la diable. Des mèches qui s’étaient échappées retombaient de part et d’autre de son visage – mais sans recherche, pas comme c’eût été le cas si, comme il le supposait parfois, elle avait passé des heures devant le miroir à n’en détacher que les plus dorées.

Elle ne portait pas non plus ses habituelles boucles d’oreilles en perles. Il trouvait jolis et étranges les minuscules trous inoccupés de ses lobes. Il les contemplait.

Les oreilles percées : une parmi les centaines de pratiques bizarres auxquelles sacrifiaient les filles. Il se souvenait d’avoir demandé à Mary si l’opération était douloureuse, et elle de rouler des yeux, de battre des cils avant de répondre : « Seigneur, Perry, tu n’as pas idée à quel point ça fait mal ! »

« Je peux entrer ?

— Pour quoi faire ? »

Elle eut un haussement d’épaules.

« Bon, vas-y, entre », dit-il en s’effaçant. Il tourna les talons pour aller s’asseoir à son bureau. Elle s’assit face à lui sur le bord du lit de Craig.

« À quoi ça sert, Nicole ? Pourquoi est-ce que tu fais ça ? » demanda-t-il sans la regarder.

Elle garda si longtemps le silence qu’il finit par se tourner vers elle. Elle regardait fixement le sol, mais il vit qu’elle souriait.

« Est-ce que tu es malade ou quoi, Nicole ? »

Elle leva alors les yeux vers lui et parut effacer son sourire afin qu’il ne le voie pas. « Genre malade mentale, tu veux dire ? »

Perry haussa les épaules. « Oui. Peut-être. Genre malade mentale.

— Ou bien penses-tu à quelque chose comme malfaisante ?

— Oui. Ça le fait, Nicole. Disons malfaisante. »

La colère contenue dans la voix de Perry sembla la faire tressaillir, et il en eut aussitôt du regret, même s’il ne pouvait retirer ce qu’il venait de dire.

Elle se leva et fit un pas vers lui. « Et toi ? demanda-t-elle. Est-ce que tu l’es ? Es-tu malade mental ou malfaisant ? »

Il lui tourna de nouveau le dos et, s’accoudant sur le bureau, se prit la tête entre les mains. Comme il s’y attendait, elle s’approcha par-derrière pour lui poser les mains sur les épaules.

Il sentit près de son cou les doigts lisses et frais.

Et son cœur – cette souffrance délectable, toute d’attente et d’appréhension.

Chaque fois que Mary le traînait dans ce genre d’endroits, entre autres à la galerie marchande, il y voyait des filles – comment s’appelait cette boutique déjà ? Claire’s ? – à qui l’on appliquait des espèces de petits pistolets sur le lobe des oreilles ; elles grimaçaient, poussaient des cris, avec des larmes plein les yeux et la face barrée d’un sourire.

Il sentit son haleine sur sa nuque juste avant d’y sentir ses lèvres, et quand il se leva et se retourna, il crut voir, le temps d’une seconde, ce dont il s’agissait – dans ses yeux, sur son visage. Il manqua d’en avoir le souffle coupé.

Il se souvenait (ou bien l’imaginait-il ?) de s’être un jour retourné dans le couloir du lycée de Bad Axe. Mary lui donnait le bras et le serrait contre elle. Mais il avait vu une ombre derrière eux et, sans bien savoir pourquoi, il s’était retourné pour découvrir Nicole, qui se tenait là, tenant une brassée de livres.

Elle était simplement postée là, en train de les observer avec ce qui paraissait être un air de profond chagrin, comme si elle assistait à sa propre mort ou à celle de quelque chose qu’elle avait aimé toute sa vie.

Il lui avait adressé un signe de tête, et l’expression se dissipa instantanément, aussitôt remplacée par ce charmant petit sourire. Du plus loin qu’il se souvînt, Perry avait toujours regardé ces jeux de physionomie se succéder sur le visage de Nicole comme les phases de la lune.

Après quoi elle avait tourné les talons pour repartir dans la direction opposée, et il s’aperçut que Mary s’était elle aussi retournée pour la regarder. Elle eut un reniflement de dépit, serra plus étroitement le bras de Perry et se pencha pour lui souffler à l’oreille : « Cette fille est amoureuse de toi. Depuis toujours. »

 

102

 

« Voilà bien la pire idée que j’aie jamais entendue, les gars, affirma Deb. Vous n’allez pas vous introduire en douce dans une sororité pour y rechercher une morte. Vous n’êtes pas sans savoir qu’elles ont un EMT à demeure. Et qui sait quoi encore ? Je veux dire, si elles y cachent des cadavres, il doit y avoir là-bas un vigile ou je ne sais quoi. Il y aura des flingues, des alarmes, des…

— Ouais, acquiesça Perry. L’autre soir, j’ai entendu quelqu’un armer un fusil sur la véranda. »

Craig le regarda, mais Perry en resta là.

« Tu veux dire que tu es déjà allé traîner par là-bas à la nuit tombée ? » lui demanda Deb.

Perry ne répondit pas. Assis près d’elle au bord du canapé, il regardait ses mains. Craig avait le cœur qui battait la chamade, à tel point qu’il craignait de se rasseoir. Marchant de long en large devant les deux autres, il avait le sentiment que, s’il se rasseyait, son cœur allait exploser par l’effet même de l’effort qu’il ferait pour le ralentir.

« Il se trame quelque chose ici, déclara Perry, plus pour lui-même qu’à l’adresse de l’un ou l’autre de ses compagnons.

— Il faut qu’on y aille voir, dit Craig. Il le faut.

— Vous êtes cinglés ! » s’écria Deb. Elle bondit pour s’accrocher au bras de Craig. « Elle n’y est pas ! Elle n’est pas non plus à Bad Axe ! Elle n’est nulle part sur cette terre, vu qu’elle est morte !

— Elle n’est pas morte, laissa tomber Perry avec le plus grand calme. Je le sais. Elle n’est pas morte. Je l’ai vue à Bad Axe.

— Non. Elle est ici, dit Craig. Il faut que tu me croies, mec. Je l’ai vue, moi aussi. Elle est…

— Allez, on y va », lança Perry en se levant. Craig ne mit pas même le temps d’un battement de cœur à ramasser son blouson.

« Bon sang, souffla Deb en se rasseyant, défaite. Je vous demande juste de ne… »

Craig tenta bien de se retourner pour lui adresser un sourire contrit – elle était si gentille –, mais Perry l’entraînait déjà dans le couloir.

 

La ville, les rues, les pelouses, les toits composaient comme un paysage lunaire. À croire que l’astre suspendu là-haut dans un ciel désormais dégagé avait projeté sa surface sur la terre. Il n’y avait pas un chat en vue, et la neige avait gommé toute subtilité, toutes les arêtes, tous les bruits. Les branches des arbres paraissaient alourdies mais pas réellement accablées par la neige dont elles étaient chargées. Elles avaient l’air rénovées, rajeunies, par ce manteau blanc. Les ombres qu’elles portaient sur le sol étaient douces et paisibles.

Aucun des deux garçons ne prononça une parole avant qu’ils eussent tourné le coin de Greek Street et découvert, là-haut sur sa hauteur, la maison d’OTT.

La bâtisse était tout enténébrée et, ne projetant aucune ombre, semblait engloutir la luminosité de la neige et de la lune. Elle semblait, tout au contraire, l’ombre d’elle-même. Découpée dans l’air à l’aide d’une paire de ciseaux. Une silhouette du passé qui se détachait dans l’espace. Ils s’arrêtèrent pour la contempler. « Tu te rappelles la première fois qu’on est passés par ici ? » interrogea Craig.

À voir le regard que Perry posait sur lui, il comprit que cela ne lui disait rien.

« Souviens-toi. On était avec Lucas. Lui et moi étions bourrés, on gueulait, on faisait les cons, et tu avais vraiment les boules.

— Non, aucun souvenir, dit Perry. Mais ce que tu décris là doit bien correspondre à ce qu’il en était. »

Craig aurait voulu rire, mais il n’émit qu’une espèce de sanglot. « Désolé d’avoir été aussi nul comme ami, Perry. »

Perry le regarda et secoua la tête. « Mais non, dit-il. Tu n’as jamais été nul. Bon, allons-y. »

 

Ils suivirent le côté opposé de la rue, puis traversèrent et commencèrent de gravir la colline en longeant la rangée d’arbres qui séparait l’arrière de la sororité de la fraternité voisine. Craig ouvrait la marche, car il connaissait le chemin menant à la porte de service, par laquelle il avait été flanqué dehors sans ménagement.

Se retournant à une ou deux reprises vers Perry, il constata que ses empreintes dans la neige profonde semblaient ouvrir un sentier fantomatique, que Perry n’avait plus qu’à suivre. Ce dernier ne le regardait pas, n’ayant d’yeux que pour la maison se dressant en contre-haut. Toujours aucune lumière. Peut-être une infime lueur dans une chambre. Peut-être le cadran d’une pendule électrique, un iPod sur son chargeur, la pulsation lumineuse d’un économiseur d’écran.

Craig arriva devant la porte, il en manœuvra la poignée sans grand espoir – ou en s’attendant plutôt à ce que s’allument des projecteurs, se déclenchent des sirènes et des alarmes.

La poignée tourna sans difficulté, la porte s’ouvrit silencieusement vers l’extérieur.

Ça alors ! se dit-il. Une telle débauche de précautions quand elles avaient une soirée – les videurs, les filles de faction à chaque entrée –, et maintenant, au milieu de la nuit, une pleine maisonnée de belles rêveuses, et une porte non verrouillée, comme une invite.

À l’intérieur, l’obscurité était totale. Quelle bêtise, pensa-t-il, de n’avoir pas pris de lampe torche. C’est alors qu’un rond de lumière éclaira le sol de la cuisine. Il eut un sursaut avant de comprendre : Perry avait emporté une lampe. Bien sûr. Le scout aigle. Il se retourna, lui sourit en levant les deux pouces, mais Perry passa devant lui pour s’avancer vers le centre de la pièce.

Craig trouva que cela sentait les cookies. Le genre que sa mère confectionnait avant qu’elle se remît à travailler – si on veut – et cessât de faire de la pâtisserie. Il crut identifier un parfum de vanille. Et peut-être une sorte d’épice. De la muscade ?

Perry promenait le faisceau de sa lampe alentour sur les différents plans de travail, et Craig entrevit de la porcelaine blanche derrière des portes vitrées, de lourdes tasses et assiettes de collectivité. Il s’en figurait la pesanteur. Le bruit des couverts sur d’étincelantes et dures surfaces, dans une pièce remplie de filles mangeant des salades ou des pâtes ou toute autre chose dont se restauraient de jolies filles ultra minces quand elles prenaient leur repas ensemble. Il imagina Nicole – non pas celle qu’il avait connue, mais la nouvelle, la brune – assise à la lourde table en chêne qui occupait le centre de la pièce, en train de dîner avec ses sœurs. Au moment où Perry éclairait le plateau impeccable et nu de ladite table, Craig se représenta l’assiette vide, d’un blanc intense, de Nicole. Avait-elle, désormais, besoin de s’alimenter ? Et si elle le faisait, de quoi se nourrissait-elle ? De neige ? De pétales de fleurs ? De l’haleine de ses sœurs ?

Il leva de nouveau les yeux. Sans doute s’était-il trop longuement attardé à cette table, car Perry n’était plus là, qui avait franchi une porte pour passer dans la pièce voisine. Il avait même pris assez de champ pour que Craig ne distingue plus que vaguement la lueur de la torche éclairant la rampe en bois de l’escalier. Il entendit le grincement sourd des premières marches, sur lesquelles Perry venait de s’engager. S’étant avancé, Craig avisa quelque chose en haut de l’escalier.

Perry avait dû le voir, lui aussi.

Il se figea.

Le faisceau de sa lampe s’immobilisa.

Quelque chose de si pâle et de si aérien que cela semblait né de la lumière de la torche, comme confectionné au crochet à partir d’un peu de lumière flottant en l’air. Une chemise de nuit se cousant en motifs compliqués autour d’une forme pâle. Celle d’un fantôme à cheveux noirs posté là-haut sur le palier.

Un fantôme tenant un objet qui tremblait dans le rai de lumière. Qui le levait, le pointait. Qui disait quelque chose que Craig n’entendit pas. Un murmure. Puis la détonation.

 

Alors, Craig ne vit plus que le tournoyant faisceau de la torche qui tombait jusqu’au bas des marches, où il s’éteignit juste avant que s’allument d’un coup toutes les lumières de la maison. Il vit alors Perry gisant sur le sol dans une mare de sang qui s’étendait peu à peu. Et la fille au fusil de hurler : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Le cambrioleur, je l’ai tué ! Je l’ai tué ! », cependant qu’une centaine d’autres filles en chemise de nuit blanche dévalaient l’escalier, se répandaient à travers la maison et environnaient Craig en donnant de la voix, en s’interpellant les unes les autres, comme si elles ne le voyaient pas, comme si elles n’avaient pas même remarqué sa présence.

 

103

 

En rentrant chez elle, Mira trouva Jeff Blackhawk qui dormait sur le canapé. Il avait ôté ses chaussettes, qui traînaient sur le sol. Il s’était couvert de son blouson en guise de couverture. Elle alla directement dans la chambre des jumeaux, qui étaient exactement tels qu’elle l’espérait : endormis dans leur petit lit. Matty avait sa vache sur les pieds. Andy appuyait la joue contre la sienne. Elle leur déposa un baiser sur la tête, huma leur légère odeur de transpiration. Puis elle ressortit en refermant doucement derrière elle.

Dans le couloir, elle hésita en regardant en direction du canapé. Devait-elle le réveiller ? Lui dire qu’elle était de retour et qu’il pouvait rentrer chez lui ?

Mais ce n’était pas un temps à rouler en voiture. Et puis, si elle avait pu ouvrir la porte, traverser la pièce et se racler la gorge sans le réveiller, c’était assurément qu’il ne volait pas son sommeil.

Elle décida de le laisser dormir.

Elle enfila un des tee-shirts de Clark, se brossa rapidement les dents et se mit au lit.

 

« Ça alors ! lança-t-elle en reposant le combiné d’une main tremblante. Je n’arrive pas à y croire. Tu ne vas plus jamais m’adresser la parole. Je suis la plus exécrable des amies.

— Non, non, fit Jeff en se frottant les yeux. Tout va bien.

— Je vais lui dire : vingt minutes, pas plus. Je serai rentrée avant que les jumeaux se réveillent.

— Tu peux me croire : si Fleming n’avait pas appelé, j’aurais moi-même dormi jusqu’à ce moment-là. Je ne te l’ai peut-être jamais dit, Mira, mais j’ai un sommeil de plomb.

— Seigneur Dieu, dit-elle, les mains de part et d’autre du visage. Mais qu’est-ce qu’il peut me vouloir, Jeff ? Pourquoi m’appelle-t-il à sept heures du matin ? Qu’est-ce qu’il fiche dans son bureau à une heure pareille ? Il pense peut-être que la réprimande d’hier n’a pas suffi ? Il veut m’en remettre une couche ? »

Le doyen lui avait dit : « J’ai besoin de vous voir dès que possible à mon bureau. J’aimerais mieux que ce soit dans l’heure qui vient. » Cela, d’un ton qui l’avait laissée pantoise. Elle s’était mise à trembler – bien qu’en vérité elle tremblât depuis que la sonnerie avait retenti, sans la moindre idée de l’endroit où elle se trouvait ni, ensuite, conscience d’avoir sauté du lit et couru décrocher.

« Cet homme est un administrateur, Mira. Il dort probablement dans son bureau. Ou bien il ne ferme jamais l’œil. Qui sait où vont les administrateurs quand les lumières s’éteignent ? »

Elle aima bien que Jeff prît cela à la légère sans chercher à lui donner l’impression qu’elle était stupide de s’inquiéter. Clark, lui, n’aurait pas voulu en entendre parler, agacé par sa « réaction disproportionnée au moindre petit événement ». Alors que Jeff concéda qu’il n’aurait pas été tranquille, lui non plus. « Ce n’est pas vraiment rassurant. »

Mais il ne semblait pas avoir, lui non plus, la moindre idée de ce que pouvait vouloir le doyen.

Mira fit ce qu’elle put de ses cheveux et de son visage. Elle enfila un corsage blanc, une jupe noire et un pull. Quand elle referma derrière elle et donna un tour de clé, Jeff était déjà rendormi.

 

104

 

Shelly se réveilla sur le canapé d’Ellen Graham. Dehors, le soleil était déjà haut, et on aurait dit que quelqu’un avait tourné à fond la commande de la lumière. La neige renvoyait une luminosité telle que les rideaux ne parvenaient pas à l’endiguer. Dans le salon, tout resplendissait. La moquette blanche, les boutons de tiroir, le dessus de lit en ouatine qu’Ellen lui avait donné quand elle avait déplié le convertible, et jusqu’au chat.

Ce sacré chat.

Était-il (ou elle ?) tout bonnement revenu s’installer dans le fauteuil pour la nuit, observant Shelly avec le calme et l’indifférence dont il faisait montre en ce moment ?

Elle émit avec les lèvres le petit bruit qui ne manquait jamais de faire venir Jeremy tout contre elle, mais ce chat-là ne bougea pas. Il était aussi immobile que le Sphinx. Elle eut envie de lui poser une question, mais craignit qu’Ellen, peut-être déjà debout et en train de vaquer ailleurs dans la maison, ne l’entendît et ne se dît qu’elle avait reçu chez elle une véritable folle.

Elle allait devoir se lever sans tarder pour aller aux toilettes ; mais elle avait pour lors l’impression d’avoir pris pied dans une sorte d’éternité. Avec ce grand soleil réfléchi par la neige, elle n’aurait pas été surprise de constater en ouvrant les rideaux que toute chose avait disparu.

Effacée.

Plus rien ne restant du monde, hormis elle et ce chat blanc, et la lumière tombant entre eux sur quelques particules de poussière.

Le félin continuait de la dévisager. Sans même cligner.

Il était tout différent de Jeremy. Il n’avait rien de son espièglerie débraillée. Jeremy avait le poil rêche et les yeux olive moucheté, alors que celui-ci les avait d’un vert de marbre.

Le regardant la regarder, Shelly eut une pensée qui l’avait déjà effleurée une ou deux fois par le passé : que chaque chat faisait partie d’une sorte d’âme féline d’un ordre supérieur.

Que ce chat et Jeremy étaient donc issus du même endroit – quel que fût ce séjour des âmes félines.

Elle et l’animal s’entre-regardaient ainsi, plongés dans une transe née de cette assurance et de l’incroyable réconfort qui en découlait. Ni elle ni lui ne bronchèrent quand Ellen appela du haut des escaliers :

« Êtes-vous visible ? J’allais descendre préparer du café.

— Oui, merci », répondit Shelly.

Elle boirait un café, puis rentrerait en ville, irait trouver Craig Clements-Rabbitt, lui parlerait du nouveau plan d’action et solliciterait son concours.

 

105

 

Le campus était vide. Les trottoirs glissants et déserts. Le soleil s’était levé au-dessus de l’horizon, faisant de la neige vierge – hautes congères et aplats immaculés – un aveuglant paysage lunaire. Mira se dit qu’on avait désormais là un parfait campus pour revenants. Pour les invisibles. Les disparus. Nul ne pourrait les voir déambulant sur cette neige. Il n’y avait du reste personne pour les voir. Tous les étudiants étaient encore au lit, dormant à poings fermés. Elle pensa à Perry, en train de rêver. Elle imagina ses yeux bougeant rapidement derrière ses paupières – agitation frénétique qui était en fait une paix parfaite.

Difficile de marcher à travers toute cette poudreuse. Elle ne se rappelait pas avoir vu pareille chute de neige en novembre depuis qu’elle avait emménagé dans cette ville, bien des années plus tôt. Heureusement, elle avait chaussé des bottillons plats. Bien que ces chaussures ne fussent pas bien chaudes et même si les semelles en étaient un peu lisses, elle parvenait à aller d’un bon pas sur les trottoirs et à traverser les amoncellements de neige jaunie qui encombraient la chaussée. À en juger par les empreintes de pneus, quelques voitures et camions avaient déjà circulé, même s’il n’y avait présentement aucun véhicule en vue. Parvenue au croisement, elle ne se soucia pas de s’arrêter au signal lumineux figurant un piéton en rouge.

 

« Madame Polson », dit l’homme en se levant au moment où elle entra dans le bureau du doyen Fleming. Elle ne l’avait jamais rencontré en personne, mais elle savait de qui il s’agissait pour avoir vu sa photo sur le site de l’université, photo qui apparaissait tout à côté du médaillon doré portant la date de création de l’institution et sa devise latine (Utraque unum : « Les deux et un ») dès qu’elle cliquait pour obtenir la page d’accueil.

« Monsieur Yancey », dit-elle.

Le doyen se tenait dans un angle de la pièce, comme s’il y avait été relégué. Il évita le regard de Mira.

« Asseyez-vous, madame Polson », invita le président en montrant un fauteuil qui faisait face au sien. Il avait une feuille de papier à la main. « L’affaire est grave. Très grave. Des plaintes très sérieuses ont été déposées contre vous par vos étudiants… » Elle prit place dans le fauteuil. Il lui remit la feuille, à laquelle elle jeta un coup d’œil. Elle crut qu’elle allait se sentir mal en y reconnaissant quelques noms et signatures :

Karess Flanagan. Brett Barber. Michael Curley. Jim Bouwers.

« Mais la grande nouvelle du jour, reprit le président Yancey – et il n’y avait pas à se méprendre sur le petit rire nerveux dont cela s’accompagna – est qu’un de vos étudiants a été tué. Abattu. Après avoir pénétré par effraction dans la maison d’OTT… »

Submergée par la nouvelle, Mira se dressa en battant des bras comme pour remonter à la surface. « Qui ? interrogea-t-elle.

— Asseyez-vous, intima le président en montrant le fauteuil qu’elle venait de quitter. Asseyez-vous, je vous prie. Je ne doute pas que vous receviez sans tarder la visite de la police. Vous allez toutefois d’ici là libérer votre bureau. En attendant, expliquez-moi dans le détail comment il se fait qu’un de vos étudiants, ce Perry Edwards qui collaborait étroitement avec vous, se soit introduit à trois heures du matin dans une sororité, se soit arrangé pour tomber nez à nez avec une jeune personne terrorisée armée d’un fusil, et se soit fait tuer.

— Oh, mon Dieu ! lâcha Mira en se laissant retomber dans le fauteuil.

— Oh, mon Dieu, c’est le putain de mot juste, lança le président Yancey. Avez-vous une putain d’idée de ce que cela signifie, madame Polson, pour cette putain d’université ? »

 

106

 

Lors du trajet de retour (la neige donnant au monde l’apparence d’une lune, d’un autre monde, désert et parfait), Shelly passa devant le lieu de l’accident.

Bien sûr, elle était passée par là des centaines de fois dans les mois qui s’étaient écoulés depuis, et elle avait pu observer les modifications de ce lieu de pèlerinage dressé à la mémoire de Nicole Werner. Les ours en peluche étaient de temps en temps remplacés, les fleurs réarrangées. Les croix avaient continué de s’accumuler. Il devait désormais y en avoir une cinquantaine, disséminées sur l’emplacement même ou alignées le long du fossé. Au bord du champ, une douzaine au moins avaient été disposées en forme de N.

Shelly se dit que les filles de la sororité qui s’occupaient de tout cela finiraient par passer leur diplôme. Les choses se dissiperaient, se délabreraient. Peut-être que tous les un ou deux ans, à la Toussaint, un parent ferait le voyage pour déposer un bouquet de fleurs.

Elle se dit qu’elle s’abstiendrait dorénavant de passer par ici. Elle allait quitter la ville, mais si jamais elle devait y revenir, elle y entrerait par l’autre côté.

Elle ne voulait même pas passer devant.

L’éclat de la neige lui arrachait des larmes.

Elle n’avait pas prévu de ralentir ni même d’accorder un regard à cet endroit. Mais elle ne s’attendait pas non plus à voir quelqu’un en train de s’y frayer un passage dans plus d’un mètre de neige, à huit heures du matin et sans manteau, regardant droit devant lui tout en se dirigeant vers la photo, clouée à un arbre et recouverte de neige, de Nicole Werner.

Il n’y avait aucune voiture garée dans les environs. Comment était-il venu jusqu’ici ?

Il portait une chemise blanche. Shelly, les yeux encombrés de larmes, se demanda si elle n’était pas en proie à une hallucination. Peut-être était-ce là le genre de vision qui vous prenait dans l’Antarctique quand il restait si peu de chose à voir. Elle se frotta les yeux.

Non.

C’était un jeune homme. Il se parlait à lui-même ou bien s’adressait à la photo, tendant les mains vers celle-ci à mesure qu’il s’en approchait, sans même un regard pour la voiture de Shelly, qui n’était plus très loin – même s’il avait nécessairement noté qu’elle ralentissait, car elle était l’unique véhicule circulant sur la route.

Roulant maintenant au pas, Shelly fut tout près de pousser un cri car elle imagina subitement qu’il s’agissait de Richie, son frère.

Seigneur, non.

Bien évidemment, non. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ?

Bien sûr que non.

C’était ce garçon, le compagnon de chambre, celui qui lui rappelait son frère.

La coupe ultra courte. La chemise blanche bien repassée. Comment s’appelait-il, déjà ?

Elle freina et alla se garer le plus loin possible, le long du banc de neige qu’était devenu l’accotement de la route. Comme la première fois, le jour de l’accident, elle abaissa sa vitre et l’appela, tout en sachant qu’il ne pourrait l’entendre à travers la grande étendue blanche qui les séparait – neige et blancheur annihilant tout, surtout le son de la voix.

Il dut néanmoins l’entendre s’arrêter, car il se retourna, la regarda. Elle ouvrait la bouche au moment où il commença de secouer la tête en un lent va-et-vient – non, non… – qui la fit se raviser et y plaquer la main. Il n’eut pas à prononcer un mot pour qu’elle comprenne ce qu’il entendait lui signifier.

Non.

Il n’était rien qu’elle pût pour lui.

Il lui disait de s’en aller.

Elle leva la main avant de remonter sa vitre et le regarda s’éloigner jusqu’au moment où elle ne le vit plus du tout, avec sa chemise blanche dans la neige.


1 « Les morts » (1907).

2 Respectivement, chaînes de motels, de restauration rapide, de supérettes.