– C’est incroyable ! Alors comme ça, il y a plusieurs Portes dans le Monde Incertain ?
■ Oui, Maître, confirma Guillemot. En tout cas, au moins cinq : l’officielle, celle par laquelle vous êtes arrivé, dans les Iles du Milieu. Celle des Collines Mouvantes, où l’on s’est retrouvés Ambre et moi. Celle sur le radeau du Peuple de la Mer où est arrivée Coralie. Celle de la plage proche de Yénibohor où a atterri Romaric. Et, enfin, celle de la tour de Djaghataël, d’où Gontrand s’est échappé.
– Très intéressant, fit le Sorcier pour lui-même avant de se tourner vers ce dernier. Et tu dis, Gontrand, qu’une pièce de cette tour était pleine de livres et d’instruments étranges ?
– Oui, Maître Qadehar, acquiesça le jeune musicien.
– Très intéressant, répéta Qadehar. Y a-t-il autre chose ?
– Mes maux de tête ! revint à la charge Ambre.
Ses compagnons se moquèrent d’elle.
– Allons, taisez-vous ! dut crier le Sorcier avant de pouvoir continuer, sur un ton qui se voulait rassurant : c’est un phénomène peu courant, Ambre, mais tout à fait explicable ; les effets de la magie sur les individus dépendent de leur nature. Il est possible que tu y sois plus sensible que les autres.
– Maître Qadehar, demanda Gontrand avec un sérieux qui cachait quelque chose, vous dites nature, mais vous voulez parler de taille du cerveau, n’est-ce pas ? Aïe ! Aïe !
Il fallut de nouveau toute l’autorité du Sorcier pour ramener le calme, et tirer Gontrand des griffes d’Ambre. En même temps, un brouhaha dans la rue les alerta : les hommes de Thunku fouillaient la ville
– Rester ici ne nous servira pas à grand-chose, annonça Qadehar Ils finiront tôt ou tard par nous trouver. Notre seule chance maintenant est de tenter une sortie, et de gagner l’une ou l’autre des Portes par lesquelles vous êtes arrivés. Celle des Collines Mouvantes, peut-être, qui semble la plus proche. C’est très risqué, mais nous n’avons pas le choix.
Guillemot hésita un moment, puis fit un pas en direction de son Maître.
Si. Il y a peut-être un autre moyen. Il existe une cérémonie étrange chez les Hommes des Sables, commença-t-il à expliquer. Pendant cette cérémonie, ils se tiennent par la main et ondulent, comme un serpent…
– Tous ensemble ? le coupa Coralie.
– Oui, tous en file derrière leur chef. Ils appellent ça la cérémonie de la Lune Morte. Vous savez pourquoi ?
– Bien sûr que non, répondit Romaric en haussant les épaules. Comment veux-tu que l’on sache ?
– Eh bien, poursuivit l’Apprenti, parce qu’elle est pratiquée pendant les nuits sans lune !
– Et alors ? interrogea Coralie.
– Qu’est-ce que l’on voit particulièrement briller, pendant les nuits sans lune ?
– Les étoiles, évidemment, dit Qadehar qui commençait à comprendre.
Ce qui m’a étonné, dans cette cérémonie, s’emballa Guillemot, c’est à quel point elle ressemblait à l’ouverture magique des Portes : tout le monde se tenant la main, et qui adopte des Stadha, des postures de Graphèmes ; jusqu’au chef, qui récite une sorte de Galdr !
– C’est quoi ce charabia ? s’étonna Romaric.
– Tais-toi, lui intima Qadehar, qui se tourna vers Guillemot. Continue, s’il te plaît.
– Alors, j’ai relié tout cela à la légende qui dit qu’autrefois les Hommes des Sables passaient comme ils le voulaient d’un Monde à l’autre…
– Ce qui pourrait signifier, le coupa Qadehar avec un sourire éclatant, que les Hommes des Sables seraient en possession d’un très ancien sortilège permettant de voyager entre les Mondes sans emprunter de Porte ! C’est formidable ! Il faut se rendre de toute urgence dans le Désert Vorace et…
– C’est inutile, Maître, objecta Guillemot. J’ai noté dans mon carnet tout ce qu’il y avait d’important à propos de la cérémonie.
Le Sorcier se précipita vers lui et le prit dans ses bras, le serrant si fort qu’il faillit l’étouffer.
– Guillemot, Guillemot ! Bravo ! Je suis fier de toi.
Puis le Maître et l’élève se plongèrent, au milieu du cercle attentif et silencieux de leurs amis, dans le carnet à la couverture de cuir noir.
– A mon avis, se risqua Guillemot, tout a l’air en ordre dans le rituel. Si quelque chose cloche, c’est ailleurs.
– Tu as raison, mon garçon. Regarde : il n’y a rien qui te dérange dans les Stadha ?
Guillemot observa les dessins reproduisant fidèlement les Graphèmes qui lui étaient familiers.
– Non, je…
Il s’arrêta au milieu de sa phrase L’évidence lui apparut comme le soleil en plein jour.
– J’ai compris ! Les Graphèmes qu’ils appellent pour leur cérémonie sont ceux du Pays d’Ys ! Dans le Monde Incertain, ils ont une autre forme, qui correspond aux constellations d’un ciel différent ! C’est pour cela que les Graphèmes que j’ai invoqués lorsque je me trouvais dans le marché de Ferghânâ et dans le Palais de Thunku m’ont semblé déformés, et que ni Isaz ni Thursaz n’ont réagi comme je l’attendais ! Le rituel que les Hommes des Sables accomplissent dans le désert est celui qu’ils ont dû voir pour la dernière fois, quand ils sont passés du Pays d’Ys au Monde Incertain ! Pour faire le chemin inverse, ils auraient dû modifier leur rituel en fonction de la position différente des étoiles, et donc des nouvelles formes de Graphèmes !
Guillemot se leva d’un bond et se mit à gesticuler de joie, sous le regard ébahi de ses amis et celui plein de tendresse du Sorcier.
Ils travaillèrent ensuite tous les deux à transcrire le sortilège selon les paramètres du Monde Incertain.
Pendant ce temps, Ambre et Coralie se mesurèrent à Gontrand et Romaric dans un jeu du Pays d’Ys qui consistait à se rappeler le plus grand nombre d’objets que l’on avait sous les yeux pendant seulement une minute.
Comme souvent cela se passait, les filles remportèrent les deux manches haut la main. Les garçons commençaient, comme d’habitude, à les accuser d’avoir triché, quand le Sorcier et son Apprenti se redressèrent.
– Ça y est, annonça triomphalement Qadehar, nous sommes prêts !
Au même moment, des coups violents ébranlèrent la porte de leur cachette.
– Dépêchez-vous ! Il n’y a plus une minute à perdre !
Coralie se hâta d’aller réveiller Agathe qui dormait d’un
profond sommeil. Puis, suivant les indications du Sorcier, ils se prirent la main, comme lors du passage de la Porte des Deux Mondes. Une hache s’acharnait contre la porte, mais celle-ci, grâce aux sortilèges que Qadehar avait apposés des sus, tenait bon.
– Agathe, ça ira ? s’enquit Qadehar.
La fille hocha la tête. Elle avait récupéré un peu de force durant ces quelques heures de répit et se sentait mieux.
– Bien. Le processus est plus complexe que celui que Guillemot a utilisé avec vous au Pays d’Ys, expliqua Qadehar. Nous n’avons pas de Porte, et il va falloir en créer une ! Pour cela, chacun notre tour et sans se lâcher la main, nous allons reproduire avec notre corps la forme des Graphèmes du Passage. Je réciterai le sortilège en même temps… Soyez attentifs, appliquez-vous et tout ira bien. Nous ne pourrons pas faire plusieurs essais ! Vous y êtes ?
Ils acquiescèrent avec appréhension.
– Vous êtes sûrs cette fois que l’on ne va pas réapparaître séparés et n’importe où ? ne put s’empêcher de s’inquiéter Coralie.
– Ne t’en fais pas, la rassura Romaric. C’est un vrai Sorcier aujourd’hui qui part avec nous !
Ambre, qui, à la surprise générale, prenait depuis quelque temps la défense systématique de Guillemot jeta un regard noir à Romaric. Qadehar enjoignit chacun de ne pas perdre de temps. Il adopta rapidement huit postures successives, correspondant à huit Graphèmes du Monde Incertain. Agathe, Coralie, Ambre, Gontrand, Romaric et Guillemot l’imitèrent scrupuleusement. Le Sorcier chantait un Galdr. Après qu’il en eut prononcé le dernier mot, ils entendirent, comme cela s’était produit quelques jours auparavant à Ys, le bruit étrange d’une porte qui s’ouvrait. La pièce où ils se trouvaient s’estompa. A nouveau, ils se sentirent brutalement entraînés dans un effroyable tourbillon et plongèrent dans un trou noir.