Plus tard, à l’approche de la nuit, les Chevaliers se rassemblèrent près de leurs tentes pour prendre le repas du soir. Le moment sembla favorable à Guillemot qui se redressa. Il vérifia que le vent soufflait toujours en direction du campement, puis ferma les yeux et se concentra. Il appela à lui Dagaz, le Graphème en forme de sablier, capable lorsqu’il était correctement évoqué de modeler, voire de suspendre le temps.
Guillemot avait appris de son Maître, à Gifdu, au cours de l’un des rares moments qu’ils passaient encore ensemble, que tous les Graphèmes ne s’appelaient pas en hurlant, et que souvent un même Graphème, selon qu’il était crié ou murmuré, ne remplissait pas les mêmes fonctions.
Lorsque Dagaz se fut bien installé en lui, Guillemot le chuchota dans le vent, qui le transporta jusqu’au camp des Chevaliers :
– Daaaagaaz…
L’effet ne fut pas immédiat mais s’avéra, en fin de compte, spectaculaire. Les Chevaliers continuèrent un moment à s’activer, entretenant le feu, nettoyant leurs armes, remuant le brouet dans la marmite. Puis progressivement leurs gestes se ralentirent, comme si ces robustes guerriers en armure avaient été frappés d’engourdissement ; rien cependant dans leur visage ne trahissait une quelconque panique ; on aurait dit qu’ils ne se rendaient compte de rien !
Finalement, ils se figèrent totalement, se pétrifièrent, à la façon des hommes qui avaient été surpris dans leurs occupations par les cendres chaudes d’une éruption volcanique.
La petite bande poussa des exclamations. Ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient Guillemot faire de la magie ; l’Apprenti avait déjà, sous leurs yeux, cloué un Ork au sol, dans la forêt de Troïl. Mais ce sortilège-là était vraiment plus impressionnant !
– Ben ça alors ! lâcha Romaric éberlué.
– Incroyable… trouva seulement à dire Gontrand.
Ambre, manifestement surprise elle aussi, dévisagea
avec curiosité le lanceur de Graphèmes. Il tenta de se donner une contenance ; mais il avait beau réaliser des progrès remarquables dans la pratique de la sorcellerie, ne pas rougir sous le regard admiratif de ses amis était un problème autrement plus compliqué !
– Tu les as changés en statues ? demanda Coralie qui ne parvenait pas à détacher ses yeux des silhouettes immobiles, en contrebas.
– Non… Ils continuent à bouger, mais tellement lentement qu’on a l’impression qu’ils restent immobiles ! Le temps se déroule en ce moment différemment pour eux que pour nous. Comme ça, on pourra passer devant eux sans qu’ils nous voient. On sera beaucoup trop rapides pour leurs yeux…
– Eh ben, mon vieux, siffla Romaric, je dois dire que là, tu m’épates !
– Oui, heu… merci… enfin, ne perdons pas de temps, la nuit tombe.
Ils traversèrent rapidement le camp des Chevaliers, frissonnant sous le regard vide des hommes pétrifiés. Coralie s’arrêta un moment pour observer attentivement un capitaine à la barbe hirsute qui affûtait son épée ; Romaric vint la tirer par le bras.
– Attends une minute ! Mais… c’est vrai qu’ils bougent ! s’exclama la jeune fille. Regarde, Romaric : si je dépose ce petit caillou comme ceci sur l’épée, tout près de la pierre à aiguiser, il va finir par le faire tomber… Là ! Tu as vu ?
– Oui, j’ai vu, j’ai vu, lui accorda Romaric qui se sentait mal à l’aise au milieu de ces fiers guerriers neutralisés en quelques minutes par un petit Apprenti Sorcier de rien du tout. Allez, filons rejoindre les autres : ils sont déjà devant les Portes !
Coralie, qui n’avait pas envie de rester toute seule, accepta de mauvaise grâce d’interrompre ses expériences. Ils se hâtèrent pour rejoindre leurs amis.
– C’est laquelle ? demanda Gontrand en essayant de lire les signes gravés sur le bois.
– Celle-là, fit Guillemot sans hésiter en désignant la Porte de droite, après avoir jeté un coup d’œil sur les Graphèmes qui y étaient inscrits.
– Tu es sûr ? demanda Coralie. Parce que je ne tiens pas à me retrouver dans le Monde Certain !
– Pourquoi ? Tu pourrais aller à Cannes, monter les marches du festival ! la taquina Gontrand.
– Idiot, va, lui répondit-elle en le frappant.
– Chut ! dit Guillemot agacé. Pour ouvrir la Porte, je vais devoir lancer un sort. Et c’est la première fois, je vous le rappelle ! J’ai besoin de silence pour me concentrer.
– C’est vrai, c’est la première fois ! s’inquiéta de nouveau Coralie. Et tu es bien sûr que…
– Je suis sûr de mon sort, mais je ne suis pas sûr du résultat.
– Mais tu disais, il n’y a pas une heure… s’indigna-t-elle.
–… que j’allais ouvrir la Porte, et c’est ce que je vais faire. Après, je ne suis sûr de rien. C’est pour cela que j’aurais bien voulu un témoin, capable, si ça se passe mal, d’aller tout expliquer à Maître Qadehar ! En espérant que celui-ci veuille bien se lancer à notre secours.
– Un témoin, réfléchit rapidement Ambre, n’importe quel témoin ?
– Oui, n’importe qui de pas trop bête.
– Alors je ne sais pas si ça fera l’affaire, soupira la jeune fille, mais il y a toujours cet imbécile qui nous suit depuis tout à l’heure avec la discrétion d’un troupeau d’éléphants. Thomas ! Sors de ton trou et ramène-toi !
A la stupéfaction générale, Thomas de Kandarisar émergea d’un buisson et dirigea sa silhouette massive vers le petit groupe.
– Ça alors ! fit Romaric en colère. Dis donc, tu nous espionnes depuis combien de temps ?
– Laisse tomber, dit Ambre. De toute façon, je suis la seule à m’être rendu compte qu’il nous suivait, alors qu’est-ce que ça change ? Et puis tu vois, on a besoin de lui, en définitive…
– Ambre a raison, intervint Guillemot. Taisez-vous !
Il s’adressa à Thomas, qui avait le bras entouré de bandages et tenu en écharpe depuis son combat avec l’Ork.
– Thomas, est-ce que tu te sens capable de retenir tout ce que je vais faire pour aller dans le Monde Incertain ?
Thomas, tout à fait indifférent aux réactions du groupe jusqu’alors, hocha la tête. Dans son regard se lisait un dévouement absolu pour Guillemot.
– Si tu remarques quelque chose de franchement anormal, tu fonces à la recherche de Maître Qadehar et tu lui racontes tout. Si ça a l’air de bien se passer, tu attends de nos nouvelles pendant une semaine ; si on ne s’est pas manifestés d’ici là, tu vas le voir et tu lui expliques. Mais pas avant ! I\i as compris ?
Le garçon grogna son mécontentement de devoir l’abandonner, mais hocha de nouveau la tête en signe d’acquiescement. Il fouilla dans ses poches, en sortit un objet étrange qui semblait en argent et qui représentait une sorte de lion entouré de flammes.
– Tiens, Guillemot, dit-il en s’avançant et en tendant le bijou à l’Apprenti Sorcier. C’est pour toi. Je l’ai pris à l’Ork en me battant, l’autre jour. Ça te sera peut-être utile, là-bas.
Ils se rassemblèrent tous autour de l’objet et l’observèrent avec curiosité.
– Merci, Thomas, répondit gravement Guillemot en glissant le bijou dans sa sacoche et en s’approchant des Portes. Ah ! une dernière chose, ne t’attarde pas trop ici, le sort lancé aux Chevaliers se termine dans une heure… Les autres, vous êtes prêts ?
Romaric, Gontrand, Ambre et Coralie se rapprochèrent de leur ami qui s’était placé en face de la Porte du Monde Incertain.
– Tenez-vous par la main et ne vous lâchez sous aucun prétexte.
Guillemot saisit de la main gauche celle que lui tendait Ambre. Puis il se concentra. Fabriquer un Galdr, un sortilège, était plus complexe qu’appeler un Graphème…
Il sollicita d’abord Raidhu, le Chariot, le Graphème du voyage, puis invoqua Eihwaz, le Vieil Arbre, qui établissait la communication entre les différents Mondes. Tout semblait se passer normalement. Restait à tisser entre eux les deux Graphèmes, et à les appeler ensemble ; cela lui prit longtemps. Ses compagnons, qui n’en menaient pas large et trouvaient effectivement le temps bien long, n’osaient pas bouger, encore moins parler, et à peine respirer ! Enfin, d’une voix tremblante, en touchant de sa main droite les signes sur la Porte localisant le Monde Incertain, Guillemot murmura l’incantation :
– Par le pouvoir de la Voie, de Nerthus, d’Ullr et de la Double Branche, Raidhu dessous et Eihwaz devant, emmenez-nous ! RE !…
Ils entendirent le bruit d’une porte qui s’ouvrait. Chacun serra la main de l’autre plus fort. Avec stupéfaction, ils virent les étoiles s’éteindre. Brutalement, ils furent aspirés par la Porte et plongèrent dans un trou noir, entraînés dans un effroyable tourbillon.
Sous les yeux ébahis de Thomas, la Porte du Monde Incertain s’illumina le temps d’un éclair et Guillemot, Romaric, Gontrand, Ambre et Coralie disparurent.