13 RETROUVAILLES

– Raconte, raconte encore ! insista Romaric tout excité par le récit que venait de faire, pour la dixième fois, Guillemot à ses amis.

– Oh ! la barbe, lui répondit Ambre, tu ne vois pas qu’il en a marre ?

– Enfin, râla le garçon blond, ce n’est quand même pas tous les jours qu’on a la chance d’écouter un authentique héros raconter son histoire !

– Je comprends ça, lança Gontrand moqueur : moi-même, si j’étais moins que rien, je ressentirais le besoin de fréquenter des êtres exceptionnels, comme un tueur de Gommon, ou un musicien génial.

– Ouais, grogna Romaric en frappant l’épaule du grand garçon maigre qui protesta, tu vas voir ce qu’un futur Chevalier va faire au musicien génial !

C’est à ce moment-là que Coralie fit irruption dans la chambre de Guillemot où ils s’étaient réfugiés pour laisser passer les heures les plus chaudes de l’après-midi, portant sur un plateau des verres d’orangeade bien fraîche. Tout le monde approuva l’initiative. La coquette fit mine de prendre le compliment pour elle et se pavana de façon exagérée, déclenchant des rires.

Décidément, l’été commençait bien !

Depuis que la bande s’était retrouvée pour les vacances dans la maison de Guillemot, les heures se succédaient ainsi, joyeuses, et ils en auraient tous oublié le temps qui passait si la mère de Guillemot ne les avait pas appelés pour les repas.

C’était à Ys une habitude : les parents exigeaient beaucoup de leurs enfants durant toute l’année scolaire, mais en contrepartie ils leur laissaient une liberté presque absolue pendant les deux mois des vacances d’été. Inutile de dire que ce moment était attendu avec impatience par tous les écoliers du pays !

Les balades sur la lande alternaient avec les défis sportifs que les amis se lançaient sur la place du village de Troïl, les jeux de cartes dans la chambre de Guillemot avec les soirées passées à discuter dans le salon, après avoir visionné une vidéo.

Guillemot était souvent au centre du tourbillon joyeux. Raconter son aventure ne lui déplaisait aucunement ; il se surprenait parfois à ajouter des éléments qu’il inventait dans le feu du récit, et à éprouver de l’orgueil en voyant les regards brillants de ses amis tournés vers lui. Dans celui de son cousin Romaric, il avait même décelé de l’admiration et cela, plus que tout peut-être, le comblait d’aise !

Il profitait aujourd’hui davantage encore de ces moments car il avait obtenu de Qadehar, qui logeait chez l’oncle Urien, un jour de repos complet : dès le lendemain, il lui faudrait de nouveau passer une partie de ses journées avec son Maître.

– On marche jusqu’aux falaises ? proposa Ambre après qu’ils eurent bu jusqu’à la dernière goutte de leur verre.

– Génial ! acquiesça Gontrand en sautant sur ses pieds, bientôt suivi par les autres.

Ils dévalèrent bruyamment l’escalier et sortirent dans la rue pavée qui serpentait à travers le village de Troïl.

La maison qu’habitait Guillemot était située à l’entrée du village, sans voisin immédiat.

D’un côté s’étendait la lande qui conduisait à la mer, et de l’autre commençait une forêt de chênes et de hêtres, qui s’enfonçait dans l’arrière-pays. Mais la petite bande avait choisi de se diriger vers les falaises côtières, qu’elle préférait.

Guillemot ralentit son allure et marcha bientôt côte à côte avec Ambre.

– Pourquoi est-ce que tu as raconté toutes ces histoires à ton père ?

– Quelles histoires ? demanda Ambre avec surprise, en se tournant vers lui.

– Tu sais bien, s’empourpra le garçon, à propos de moi et des filles d’Ys…

– Ah ! ça, reconnut Ambre en adoptant un ton léger, je ne sais plus. Sans doute que cette idée m’a traversé la tête et qu’elle m’a amusée !

– Eh bien, ça n’a rien de marrant ! se fâcha Guillemot.

Ambre mima la surprise :

– Ah bon ? Alors ce n’est pas vrai ?

Guillemot se renfrogna. Il était impossible de discuter sérieusement avec cette fille.

Consciente d’être allée un peu trop loin, elle essaya de relancer la discussion :

– Ta mère est vraiment gentille de nous recevoir tous les quatre pendant deux mois !

– Oui, c’est vrai, acquiesça Guillemot. Pour rien au monde elle ne voudrait que je sois malheureux ; et ç’aurait été le cas, si j’avais dû passer l’été loin de vous.

– Flatteur ! rétorqua Coralie qui s’était rapprochée

d’eux, laissant Romaric expliquer avec de grands gestes à Gontrand l’entraînement qu’il s’était imposé pour son examen d’entrée à la Confrérie.

– Ma mère a toujours l’air si triste ! On dirait qu’elle se sent coupable d’avoir laissé partir mon père et de ne pas m’avoir donné de frères et sœurs… soupira Guillemot.

– Et moi qui donnerais tout pour être fille unique ! s’exclama Ambre que sa sœur fusilla du regard.

– Le principal, c’est qu’elle t’aime, non ? conclut Coralie gentiment.

– Oui, oui, tu as raison, dit Guillemot évasif, comme pour chasser les mauvaises pensées qui auraient pu venir gâcher le bonheur de ses journées.

Ils parvinrent bientôt en vue des falaises de calcaire blanc qui se dressaient au-dessus de l’océan, géantes fragiles, changeant constamment d’aspect sous les assauts de la mer, du vent et de la pluie, s’érodant lentement ou s’effondrant par pans entiers. Elles étaient moins spectaculaires que celles des côtes de la Lande Amère ou des Montagnes Dorées, là où s’était produite la déchirure quand la grande tempête avait arraché Ys au continent. Mais elles restaient malgré tout imposantes.

Ils prirent le chemin menant à la plage de galets, après un coup d’œil vers Guillemot qui les rassura avec un sourire : ce n’était pas parce qu’une fois des Gommons s’étaient attaqués à lui qu’il lui fallait fuir à jamais les plages d’Ys !

En chemin, Guillemot décrivait à ses amis étonnés la vie qu’abritaient ces falaises à première vue inhospitalières lorsque la pente était douce, des pelouses se développaient, fleuries de fétuques rouges et d’achillées mille-feuilles, attirant les papillons et parfois les hérissons. Dans les fissures de la paroi abrupte nichaient des mouettes, des goélands argentés et des faucons crécerelles.

– Ne me dis pas que c’est à l’école que tu apprends tout ça ! le coupa Gontrand alors qu’ils marchaient sur les galets du bord de mer.

– Non, c’est avec Maître Qadehar… Cela fait partie de mon apprentissage, révéla Guillemot.

– Et la magie, dans tout ça ? demanda Coralie curieuse.

– Je vous l’ai répété, répondit-il, je ne dois absolument jamais aborder ce sujet, même avec vous. Je l’ai promis.

– On sait, on sait, bougonna Romaric. Coralie disait ça sans réfléchir, c’est tout.

– C’est sa spécialité, laissa tomber Ambre, avant de lancer joyeusement à la cantonade : faisons plutôt de l’escalade ! Qui relève mon défi ?

Sa proposition ne provoqua pas beaucoup d’enthousiasme. Chacun savait qu’il était impossible de grimper aussi bien qu’elle. Comme d’habitude, Romaric fut le seul à relever le défi. Sans doute un réflexe idiot de futur Chevalier ! se moqua Gontrand. Ils s’assirent pour assister au spectacle.

Romaric grimpait tout en puissance, et chaque geste lui arrachait un grognement. Ambre se déplaçait gracieusement et s’élevait sans effort apparent. On aurait dit qu’elle dansait sur la paroi, cherchant ses prises de main et de pied à l’aide de souples mouvements de balancier. Elle le distança rapidement. Elle parvint bientôt au sommet du rocher qu’elle avait choisi, sous les applaudissements des autres restés en bas. Malgré le ressentiment qu’il éprouvait encore à son égard, Guillemot était ému. Il se demandait s’il avait déjà vu un spectacle aussi beau que celui d’Ambre caressant et apprivoisant la falaise.

Romaric, quant à lui, soufflant et transpirant, la rejoignait seulement. Elle lui tendit la main pour l’aider dans le dernier mètre, et il l’accepta de bon cœur. Juchés tous les deux sur le même rocher, ils crièrent leur victoire, les bras levés. Gontrand, Coralie et Guillemot leur répondirent d’en bas. C’est alors qu’Ambre hurla :

– LÀ ! LÀ ! GUILLEMOT ! ATTENTION !

Toute pâle, elle désignait en s’agitant des buissons proches de la mer. Romaric se mit lui aussi à crier et à gesticuler. Les trois autres restés sur la plage se retournèrent. Ils virent une ombre se profiler sur les galets non loin d’eux, une ombre large et trapue.

Coralie se mit à hurler. Guillemot, figé, tenta un moment d’appeler à lui le Graphème qui l’avait sauvé la dernière fois, mais abandonna rapidement : c’était Thursaz qui était venu tout seul, et non lui qui l’avait fait venir. Il baissa la tête, subitement honteux de ses vantardises auprès de ses amis, puis la releva, prêt malgré tout à se défendre farouchement. Il vit Gontrand extirper en tremblant de sa poche un étrange sifflet et, bien qu’il n’en sortît pas un son, souffler dedans à s’en faire exploser les poumons.

Soudain, dans un grincement effroyable et un jaillissement d’étincelles, un rocher tout proche d’eux sembla s’ouvrir et Qadehar apparut. En chancelant, il se précipita entre Guillemot et l’ombre qui n’avait pas bougé, adoptant une posture magique de défense. Le temps sembla se figer. Personne ne bougeait, ni même n’osait respirer. Un instant après, le Sorcier se détendit et éclata de rire.

– Approche ! N’aie pas peur !

Des buissons où il se cachait sortit celui dont le soleil projetait l’ombre sur la plage.

– Je n’ai pas peur, bougonna une voix que tous reconnurent avec stupeur.

Apparut alors, les mains dans les poches et la mine contrariée, Thomas de Kandarisar ! Le garçon, large et trapu, s’avança vers le petit groupe en boitant et en tramant les pieds.

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