Romaric sentit du sable sous ses pieds. Comme Guillemot, Coralie et Ambre au même moment, il écarquilla les yeux dans l’obscurité.
La première chose qu’il vit fut une grande plage bordée de part et d’autre de rochers. La deuxième, une Porte aux trois quarts enfouie, que la mer venait lécher par intermittence. La troisième, c’est qu’il était seul. Une série de jurons oscillant entre l’à peu près convenable et le carrément grossier s’ensuivit, tandis qu’il marchait de long en large pour se calmer. Dès qu’il remettrait la main sur son inconscient de cousin, il lui ferait passer l’envie de refaire de la sorcellerie ! Il s’était trompé, tout à l’heure, au Pays d’Ys : Guillemot n’était pas seulement fou, il était aussi dangereux.
Soudain, le garçon entendit du bruit à une extrémité de la plage. Il médisait depuis tout à l’heure, alors que ses amis étaient là, à quelques centaines de mètres, s’inquiétant à son sujet et certainement à sa recherche ! Il se sentit soulagé. Tout joyeux, il allait se précipiter dans leur direction quand son instinct lui ordonna de se méfier. Est-ce qu’il s’agissait vraiment de ses amis ? Qui d’autre, sinon, aurait pu se promener, en pleine nuit, sur une plage du
Monde Incertain ? Il cessa de respirer. La réponse lui parut évidente : des Gommons…
Des Gommons pouvaient tout à fait se trouver, à cette heure, au bord de la mer, dans le Monde Incertain, puisque… puisque c’était là qu’ils vivaient ! Romaric étouffa un nouveau juron. Il se hâta d’effacer du mieux qu’il put les traces de ses pas dans le sable et marcha au bord de l’eau, en faisant le moins d’éclaboussures possible, vers les rochers à l’autre extrémité de la plage. Le trajet lui parut interminable.
Malgré ses craintes, il atteignit la zone rocheuse sans encombre. Il vérifia que l’endroit était bien désert, puis trouva une cachette, une petite grotte creusée dans un énorme rocher. Il ôta ses chaussures, ses chaussettes et son pantalon qui était mouillé jusqu’aux genoux. Il s’allongea sur le sol sec et se roula dans la chaleur du manteau de Virdu.
Les vagues venaient frapper la côte un peu plus bas, se retiraient en abandonnant de l’écume puis revenaient, inlassablement. Les bruits de la mer n’apaisaient pas le garçon. Il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il était trop énervé. Les pensées se bousculaient dans son esprit, allaient de ses parents à son oncle Urien, d’Urien à Guillemot et de Guillemot à ses amis. Il ne réussit à s’assoupir qu’au petit matin, et dormit par à-coups, se réveillant à chaque fois qu’une vague plus grosse que les autres s’écrasait au pied des rochers.
Le soleil était déjà haut lorsqu’il se leva. Il enfila ses vêtements encore humides en faisant la grimace. Il prit ensuite le temps de manger ; ses provisions étaient réduites et il aurait dû se contenter de grignoter, mais il lui était impossible de commencer une journée le ventre vide.
Surtout après une nuit pareille. Puis il inspecta prudemment les alentours avant de quitter son abri et de s’avancer sur la plage.
Il se rendit près de la Porte à demi enfouie dans le sable. Son cœur s’accéléra : là où il avait marché en ruminant sa colère, la veille, d’autres empreintes marquaient le sol. Et ces empreintes, larges et profondes, n’étaient pas humaines.
– C’étaient bien des Gommons, murmura Romaric.
Il l’avait échappé belle ! Des histoires horribles circulaient à propos de ces monstres et de leurs habitudes alimentaires ; ils ne rechignaient pas à se nourrir d’humains, lorsque l’occasion se présentait. Il frissonna. Une fois de plus, son instinct l’avait sauvé.
– Romaric, mon vieux, il s’agit de ne pas tramer ici !
Tournant le dos à la mer, il grimpa sur les dunes et,
quelques dizaines de minutes plus tard, il longeait un champ de blé.
Plus loin, il rencontra sous un arbre deux vieux paysans. Ils étaient en train de boire à une gourde à l’abri des premiers rayons du soleil, et le dévisagèrent sans manifester de surprise excessive.
Romaric passa une main dans ses cheveux pour leur donner un air présentable et engagea la conversation en ska. Il apprit bientôt qu’il se trouvait au nord de la cité des prêtres de Yénibohor. Une ville qu’il valait mieux éviter lorsque l’on était jeune et en bonne santé, car, racontait-on, les prêtres avaient la conversion rapide et le sacrifice facile.
– Mais cela, tu dois le savoir mieux que nous, n’est-ce pas, mon garçon ?
L’homme avait fait un clin d’œil à son compagnon.
– Pourquoi est-ce que je devrais le savoir ? demanda candidement Romaric.
– Oh ! répondit le second paysan en souriant, ce n’est pas la première fois qu’un novice s’échappe de cette ville infernale pour trouver refuge sur les côtes.
– Nous, on les voit, mais on ne dit rien, renchérit le premier. Pourquoi est-ce qu’on aiderait ces maudits prêtres, à qui l’on paye déjà la dîme ? dit-il à l’intention de son comparse.
– Y a pas de raison de leur dire quoi que ce soit, confirma l’autre en hochant la tête. Par contre, à toi, mon garçon, rien ne nous empêche de te donner ce conseil : retourne sur la côte, près de la mer, et attends qu’un bateau passe pour lui faire signe.
– Mais, objecta le garçon d’Ys, et les Gommons ?
– Les Gommons sont préférables aux hommes de Yénibohor, expliqua le premier paysan. Et tu auras toujours plus de chance de t’en sortir par la mer que par la terre : les prêtres au manteau blanc contrôlent la péninsule.
Les deux hommes lui offrirent de boire le vin coupé d’eau de leur gourde et de manger un peu de pain. Romaric ne refusa pas. Tout en mastiquant l’énorme tranche qu’ils lui avaient coupée, il décida de se rendre aux conseils des paysans.
Il allait rebrousser chemin et les quitter, après les avoir chaudement remerciés, lorsqu’il se rappela le bijou que leur avait montré Thomas, juste avant qu’ils ne s’engagent dans la Porte. Il dessina le symbole dans la poussière. Les deux hommes se regardèrent.
– C’est le blason de la ville de Yâdigâr, qui se trouve au sud du Désert Vorace. Elle n’a pas bonne réputation. C’est de là que tu viens ?
– Non, c’est là que je compte aller… Dites donc, s’étonna Romaric, pour des paysans, je trouve que vous savez beaucoup de choses !
– C’est une insulte ou un compliment ? répondirent les deux hommes en riant. Tu crois qu’il faut nécessairement être un crétin pour cultiver la terre ou s’occuper des bêtes ?
– Non, bafouilla le garçon, non… Je voulais dire que vous semblez avoir beaucoup voyagé, c’est tout !
– On n’a pas toujours besoin de voyager pour s’instruire ! ironisa le premier paysan. Il y a un peu l’école, beaucoup les livres.
– Et puis les récits de ceux qui voyagent ! s’esclaffa le second.
Romaric les salua longuement puis reprit le chemin de la plage.
Il retrouva sans plaisir la mer, le sable et les rochers. L’endroit était toujours désert. La prudence aurait commandé qu’il s’abritât dans les rochers, mais l’attente n’était pas son fort ni la patience sa principale qualité ! Il trompa le temps en faisant des exercices d’assouplissement, et en répétant les mouvements qu’il connaissait du Quwatin, l’art martial en usage à Ys ; puis il marcha un moment sur la grève. Dans le lointain, il apercevait une terre qui pouvait être une île et, dessus, une montagne fumante qui devait être un volcan. Jamais il ne tiendrait, à ronger son frein, sur cette plage. Combien de temps le pourrait-il, d’ailleurs ? Il n’avait de provisions que pour deux jours encore. Sa décision fut prise aussitôt : il donnerait deux jours à un bateau pour se montrer ! Passé ce délai, il tenterait sa chance par voie de terre. Et au diable les prêtres de Yénibohor ! Il préférait vendre chèrement sa peau en entreprenant quelque chose, plutôt que la perdre bêtement en ne faisant rien.
Il retourna dans la grotte où il avait passé la nuit et se mit à étudier longuement la carte du Monde Incertain, recopiée à l’abri d’autres rochers, en ces temps meilleurs où il était encore dans son cher Pays d’Ys, entouré de ses amis.