Un soleil brûlant s’était installé dans le ciel. Les deux garçons, prisonniers de la Bokht, la large plaque de roche qui les protégeait du Désert Vorace, commençaient à ressentir cruellement l’effet de la soif. Guillemot avait tiré de son sac le manteau de Virdu qui était resté en trop, lorsqu’il avait partagé ses affaires avec ses amis à Ys, et il l’avait donné à Kyle pour qu’il s’abrite dessous. Celui-ci, assis les genoux relevés, la tête au creux de ses bras, ne bougeait pas. Guillemot était debout et balayait l’horizon les mains en visière sur le front, pour éviter d’être ébloui par la lumière crue.
– De la visite ! lança-t-il soudain. On dirait que des hommes approchent !
Kyle se dressa d’un bond et fixa le désert dans la direction que lui montrait son ami. En effet, une troupe d’hommes vêtus de bleu et portant de longs fusils se dirigeait droit sur eux.
– Cette fois, on est perdus, grimaça Guillemot. Ce sont sûrement des miliciens de Ferghânâ lancés à notre poursuite !
Kyle resta silencieux.
– Bon sang, et on ne peut même pas quitter cette pierre !
Pris au piège ! Coincés comme des rats ! Ça te fait rire, toi ? dit Guillemot en colère à Kyle, qui effectivement souriait en regardant son ami s’agiter.
– C’est la perspective de bientôt pouvoir boire qui me réjouit ! lui lança tranquillement le garçon.
– Tu parles, gémit Guillemot. Boire de l’eau dans un cachot, en croupissant et en attendant d’être pendu, moi je n’appelle pas ça une perspective réjouissante !
Les hommes bleus avançaient lentement. Guillemot remarqua leur équipement étrange : un ingénieux système de courroies maintenait leurs pieds sur de larges pierres qu’ils utilisaient comme des raquettes sur la neige et ils s’aidaient dans leur progression avec des bâtons dont les rondelles étaient remplacées par des galets.
– Voilà comment ils font ! s’exclama Guillemot en se frappant le front. Dire que j’ai pensé m’enfuir de la Bokht, il n’y a pas cinq minutes, en les voyant avancer sans se faire engloutir par le sable !
– Cela aurait été une erreur fatale, commenta laconiquement Kyle qui avait l’air de bien s’amuser. Les Hommes des Sables ont leur truc pour se déplacer en plein jour sans être avalés par le désert !
– Ce ne sont pas des marchands de Ferghânâ ? s’étonna l’Apprenti.
– Des marchands ? Dans le Désert Vorace, en plein jour ? Non, tu peux me croire : ce sont des Hommes des Sables ! De la tribu bleue, pour être précis.
Soudain, une excitation s’empara des étranges marcheurs et, tout en tendant le bras dans leur direction et en poussant des cris, ils brandirent leur fusil au-dessus de leur tête.
– Ils vont nous faire du mal ? s’inquiéta Guillemot
– Je crois bien que non, sourit Kyle.
Kyle ne mentait pas. Le petit groupe d’Hommes des Sables manifesta bruyamment, en sifflant et en criant, leur joie de les avoir découverts ; ils entourèrent le jeune esclave et Guillemot de mille marques d’attention. Guillemot ne parvenait pas à comprendre ce qui leur valait de tels honneurs, mais il remarqua bientôt le respect que tous ces hommes témoignaient à son ami. On leur donna à boire une eau légèrement salée. Puis on les installa sur les épaules des plus robustes de leurs sauveurs, et le groupe se remit en marche. La Bokht qui les avait recueillis fut rapidement hors de vue.
– Je n’ai pas eu l’occasion de te le dire, expliqua Kyle pour répondre à l’étonnement qu’il devinait dans les yeux de Guillemot, mais je suis le fils des chefs de tribus du peuple des Sables !
– Comment ça, le fils des chefs ?
– C’est-à-dire, expliqua Kyle qui s’efforçait, imité par son ami, de bouger le moins possible afin de ne pas déséquilibrer son porteur, que l’on m’a trouvé près d’un de nos puits lorsque j’étais un bébé. Les points d’eau sont sacrés pour mon peuple. Alors les Hommes des Sables ont décidé que c’étaient les dieux qui m’avaient confié à eux et, pour les honorer, ils ont demandé à leurs chefs de prendre soin de moi… Voilà comment je suis devenu le fils des chefs des trois tribus qui composent mon peuple !
– Ça veut dire que tu ne sais pas qui sont tes vrais parents ? demanda Guillemot.
Kyle s’assombrit. Il répondit d’une voix sourde :
– Non.
– Eh bien, ça nous fait presque un point commun, dit Guillemot sur un ton qui se voulait réconfortant. Enfin, un demi-point : moi, c’est mon père que je n’ai jamais connu…
Cette pensée douloureuse plongea Guillemot dans le silence. Le visage souriant de sa mère lui apparut soudain, et lui rappela brutalement que tout ce qu’il aimait, tout ce qui faisait sa vie, était à des années-lumière de ce désert…
Il fut rappelé à la réalité par son porteur qui se plaignit de son manque d’équilibre.
Quelques heures plus tard, ils parvenaient à un grand campement de tentes, réparties sur une immense Bokht au centre d’une cuvette.
Leur apparition déclencha l’effervescence.
– Pas fâché d’arriver, grommela Guillemot. Ça donne vraiment mal au cœur d’être sur le dos de quelqu’un qui marche en se dandinant !
– Ça ne va pas ? lui demanda Kyle hilare. Tu es tout blanc !
– Et ton œil, il va être tout noir dans une seconde si tu n’arrêtes pas tout de suite de te moquer de moi !
– Au lieu de te plaindre, pense à celui qui te portait sur ses épaules !
Pendant qu’ils se chamaillaient gentiment, heureux du dénouement de leur aventure, un attroupement s’était constitué autour d’eux. Sortant des rangs, un homme très grand et très maigre, enroulé comme les autres dans une étoffe bleue, prit Kyle dans ses bras et le serra contre lui. Le garçon lui dit quelques mots et l’homme se tourna dans la direction de Guillemot :
– Tu as aidé mon fils à s’enfuir. Ma tribu est ta tribu.
Il avait parlé en ska, d’une voix posée et grave. Guillemot en déduisit qu’il devait être l’un des trois chefs des Hommes des Sables, et par conséquent l’un des trois pères de Kyle. Des hommes, des femmes et des enfants se pressèrent autour de lui et lui firent fête. On le conduisit jusqu’à l’une de ces grandes tentes qui ressemblaient à des huttes. On le fit asseoir, et on lui apporta de quoi manger et boire.
Quelque temps plus tard, Kyle le rejoignit. Ses chaînes avaient été enlevées et il portait le vêtement des Hommes des Sables, à ce détail près que le bleu foncé était accompagné de rouge sang et de blanc.
– Les trois tribus sont miennes, expliqua le garçon qui avait fière allure dans sa nouvelle tenue. C’est normal que je les honore toutes les trois en portant leurs couleurs.
– Bon, maintenant, quel est le programme ?
– Ah ! oui, fit Kyle, s’arrachant à ses pensées. Eh bien, ce soir, la tribu donne une fête en ton honneur.
– Bon, très bien. Mais… est-ce que demain quelqu’un pourra me mettre sur la route de Yâdigâr ? Ne m’en veux pas de jouer le rabat-joie, mais les jours passent et je n’ai que peu de temps.
– Je te conduirai moi-même, le rassura Kyle. Mais je ne sais pas si c’est une très bonne idée. Yâdigâr est assez mal fréquentée.
– Ce n’est peut-être pas une très bonne idée, reconnut Guillemot, mais c’est bien la seule.
– Bah ! on verra ça demain, lui dit Kyle. Pensons plutôt à la fête !
Guillemot convint qu’il avait raison et retrouva son sourire.
– De quoi vit ton peuple ? demanda Guillemot à Kyle qui se trouvait assis à côté de lui sur l’un des petits tabourets de bois et de peau disposés autour de la grande table basse où s’amoncelaient boissons et nourriture.
La nuit était tombée, et la fête, débordant de chaque côté de la Bokht sur le désert endormi, battait son plein. Des filles de leur âge exécutaient des danses du désert. Non loin, sous les encouragements, un homme tirait des sons magnifiques d’une flûte en métal noir.
– Mon peuple vit essentiellement du commerce des Gambouris, ces cristaux pourpres en forme de fleur que l’on trouve dans le sable du désert, répondit Kyle après un moment de silence. Cela lui permet de s’acheter ce dont il a besoin pour subsister. Il peut ainsi poursuivre son existence nomade, de Bokht en Bokht, de point d’eau en point d’eau.
– Je vous envie, soupira Guillemot. Vous avez l’air heureux.
– Tu sais, tout n’a pas toujours été comme cela, reprit Kyle. On raconte chez les Hommes des Sables qu’autrefois, il y a bien longtemps, nos tribus appartenaient à un peuple qui voyageait de Monde en Monde, comme nous le faisons-nous de puits en puits. Un jour, les trois tribus, qui alors n’en faisaient qu’une, se trouvaient dans le Monde Incertain. Le Passeur, celui qui savait comment on changeait de Monde, mourut brutalement, emportant son secret avec lui. C’est depuis cette époque que nous serions condamnés à vivre dans ce désert dangereux.
– C’est une belle histoire ! s’emballa Guillemot. Mais est-ce seulement une histoire, ou bien un événement qui s’est réellement passé ?
– Personne ne le sait. Mais nous avons conservé quelque chose de ces temps très anciens : la cérémonie de la Lune Morte. Tu verras ça ce soir, c’est bientôt l’heure. Le cycle a commencé.
Les deux garçons bavardèrent encore un moment. Puis la flûte se tut ainsi que les chants et les rires.
A l’appel de leur chef, les membres de la tribu se levèrent et se regroupèrent sous le ciel étoilé. Ils se prirent tous la main. En tête, la longue silhouette du chef commença à adopter différentes positions que les autres imitaient à tour de rôle. On aurait dit que le cordon humain était animé d’une vie propre, comme un serpent. Puis l’homme se mit à entonner une mélopée sourde, avec des mots que plus personne ne comprenait depuis longtemps, ainsi que Kyle l’avait avoué. L’étrange rituel dura une dizaine de minutes, puis chacun retourna à ses occupations et la fête reprit.
– C’est notre façon à nous de ne pas tout oublier du lointain passé, expliqua Kyle en reprenant sa place sur le tabouret.
Mais Guillemot ne l’écoutait plus.
Il avait ouvert son carnet à la couverture de cuir noir, et il notait fébrilement tout ce qu’il avait vu et entendu lors de la cérémonie.