– M’man ! C’est moi ! Je suis rentré !
Guillemot se précipita à la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Il en sortit du beurre qu’il posa sur la table à côté du pot de Nutella. Il découpa une belle tranche de pain dans la miche qui trônait sur le buffet, se confectionna une énorme tartine et se mit à la dévorer.
Les émotions, cela creusait ! Au moins autant que les douze kilomètres qu’il était obligé de faire à pied lorsqu’il ratait la carriole du ramassage scolaire !
– C’est toi que j’ai entendu, mon chéri ? Où es-tu ?
– Ichi, à la cuijine ! crachota Guillemot, la bouche pleine.
Sa mère entra d’un pas vif dans la pièce, en souriant.
Elle avait la taille fine, serrée dans une robe noire (d’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, Guillemot l’avait toujours vue habillée de noir), de longs cheveux d’or légèrement bouclés qui lui tombaient sur les reins et de grands yeux couleur du ciel. Alicia était bien une Troïl ! Guillemot, avec sa faible stature, ressemblait davantage à son père, c’est du moins la conclusion à laquelle il était arrivé, personne jusqu’à présent (malgré ses demandes fréquentes) n’ayant daigné évoquer son père autrement que superficiellement
– Tu as passé une bonne journée ? demanda Alicia de Troïl en posant un baiser sur le front de son fils.
– Pas plus mauvaise qu’une autre, éluda le garçon d’une voix terne en s’emparant du programme télé qui traînait sur une chaise. Oh, génial ! Il y a un film, ce soir !
Un large sourire illuminait à présent le visage de Guillemot. Madame de Troïl se contenta de le regarder d’un air amusé, les bras croisés.
– Pas de télé ce soir, Guillemot.
Guillemot se détendit comme un ressort et sauta de sa chaise. Les films étaient rares parmi les programmes recomposés par la Commission culturelle de la Prévosté d’Ys, qui privilégiait les reportages et les documentaires. Il se sentait donc prêt à entamer l’une de ces longues disputes qu’il avait parfois avec sa mère à propos de la télévision ! Mais elle le coupa dans ses intentions d’un geste de la main.
– Tu as oublié ? C’est l’anniversaire de ton oncle Urien ce soir. Je sais, je sais, tu ne l’aimes pas beaucoup, mais toute la famille sera chez lui. Toute la famille et… quelques amis !
Elle avait prononcé les derniers mots avec une intonation mystérieuse. Guillemot avait d’abord entrouvert la bouche pour protester, puis s’était figé.
– Tu veux dire qu’il y aura…
–… ton cousin Romaric, avec ton ami Gontrand, et les jumelles, Ambre et Coralie ! Romaric et les filles devraient d’ailleurs passer te prendre ici. Tu n’as qu’à les attendre. Quant à moi, il faut que je parte en avance pour aider mon frère à recevoir ses invités.
Madame de Troïl regarda un instant, avec tendresse, son fils sauter de joie dans la cuisine. Puis elle s’esquiva pour finir de se préparer.
Guillemot grimpa les marches quatre à quatre et déboula dans sa chambre. Un coup d’œil lui rappela qu’il ne l’avait pas rangée depuis au moins une semaine. Il soupira et entreprit d’y mettre un peu d’ordre. C’était dans sa chambre qu’ils se réunissaient toujours, avec ses amis, et ils n’iraient pas chez son oncle avant d’y avoir passé un moment !
Il referma son ordinateur portable qui tramait sur un tabouret et le glissa dans un tiroir du bureau, replaça les livres éparpillés sur le tapis dans les rayonnages de sa bibliothèque, secoua le dessus-de-lit avec lequel il cacha sa couette toute chiffonnée…
Quelqu’un frappa à la porte d’entrée.
– Guillemot ! C’est nous !
– Montez ! hurla Guillemot en poussant sous l’armoire les derniers vêtements qui traînaient par terre.
Une porte claqua, il y eut des rires, et un bruit de cavalcade : deux filles et un garçon déchaînés prirent d’assaut la chambre.
– Je suis tellement content de vous revoir ! s’exclama Guillemot.
– L’anniversaire de l’oncle Urien doit être important cette année, pour qu’on nous fasse manquer l’école deux jours entiers ! déclara Romaric de Troïl, le cheveu blond et l’œil bleu volontaire, qui paraissait aussi costaud que son cousin semblait fragile.
– Tu ne vas pas t’en plaindre, quand même ! Depuis combien de temps est-ce qu’on ne s’est pas vus ? demanda avec un de ces sourires dont elle avait le secret et qui faisaient fondre les garçons, Coralie de Krakal, une ravissante fille brune, au corps élancé et aux yeux bleu océan.
– Depuis les vacances de Noël, répondit Ambre en dardant sur Guillemot un regard insistant qui le fit rougir jusqu’à la racine des cheveux.
Semblable en tout point à sa sœur jumelle, Ambre s’en distinguait par une coupe de cheveux et une allure très garçonnes. Son tempérament lui attirait la méfiance de la plupart des garçons, mais elle s’en moquait, et même s’en amusait ! Elle aimait tout particulièrement taquiner Guillemot. Avec lui, cela marchait toujours, et malgré ses efforts pour rester impassible à ses provocations, Guillemot sentait à chaque fois son visage s’empourprer. Cependant, Ambre était une fille fidèle en amitié, qui n’avait jamais froid aux yeux, et sur laquelle on pouvait vraiment compter.
– Et Gontrand ? demanda Guillemot pour échapper aux yeux moqueurs d’Ambre. Il n’est pas venu ?
– Si, bien sûr ! le rassura Romaric. Mais il a dû monter directement au château, pour aider ses parents à porter leurs instruments. Tu aurais vu ce cirque quand on est partis ! Tout le monde croyait qu’ils déménageaient !
Romaric et Gontrand habitaient l’un près de l’autre, à l’autre bout du Pays d’Ys, dans la petite ville de Bounic, à deux jours de carriole de Troïl. Ambre et Coralie un peu moins loin, sur la côte est de l’île, dans le village de Krakal dont leur père, Utigern, était à la fois le maire et le Qamdar. Un Qamdar, c’était un chef de clan. Utigern était donc le Qamdar du clan des Krakal, tout comme Urien, l’oncle de Guillemot et de Romaric, était celui du clan des Troïl. C’était pour cela que les Krakal avaient été conviés à la soirée d’anniversaire.
Quant aux parents de Gontrand, ils étaient les plus grands musiciens d’Ys ! Comment aurait-on pu ne pas les inviter ?
– Je regrette d’avoir raté ça ! s’exclama Guillemot.
Gontrand transformé en mule… Je l’imagine tout à fait râler à voix basse, en se recoiffant avec la main !
– Ça l’endurcira un peu, cette mauviette ! lança Ambre avec une moue en jetant un regard noir sur sa sœur qui faisait sa coquette devant une vitre de la fenêtre.
Ils rirent tous ensemble.
– Papa a dit qu’il y aurait tout le gratin d’Ys à cette soirée, lança gaiement Coralie en rejoignant les autres déjà allongés sur le tapis épais en poil de chèvre.
– Et pas seulement les alliés du clan des Troïl, renchérit Ambre. Urien a aussi envoyé des invitations à des familles ennemies. Histoire d’essayer de calmer les tensions.
– Des familles ennemies… comme les Balangru ou les Kandarisar ? demanda Guillemot dont le visage s’était rembruni.
– Ne me dis pas que cette saleté d’Agathe et ce déchet de Thomas continuent de t’embêter ? lâcha Romaric avec emportement. Bon sang, si je pouvais prendre ta place ne serait-ce qu’une fois ! Je leur ferais passer le goût de s’en prendre aux faibles !
Romaric se mordit la lèvre et regretta immédiatement ses paroles. Guillemot sourit tristement.
– De toute façon, reprit Romaric avec la ferme intention de réparer sa maladresse, ce soir tu ne seras pas seul ! Qu’ils essayent un peu de se frotter à notre clan !
A peine eut-il terminé qu’Ambre poussa un hurle ment de guerre, sauta sur ses pieds et improvisa une danse d’indiens. Dans un rugissement, Romaric la rejoignit :
– Approchez, Agathe le Squelette et Thomas la Belette, venez-vous mesurer à Romaric aux muscles d’acier, à Gontrand le Rusé, à Coralie la Fée, à Ambre Sans Pitié et à Guillemot le Chevalier !
Coralie applaudit au spectacle, puis elle annonça, les yeux brillants :
– J’ai hâte d’être au bal ! J’adore danser, moi aussi !
– Tu adores surtout voir les idiots se bousculer pour t’inviter à danser, précisa Ambre avec un mépris calculé. Moi, j’espère qu’il y aura des Chevaliers… des vrais !
– Moi, fit à son tour Romaric, je me contenterai du buffet. Sacrée cuisine que celle de l’oncle ! Et toi, Guillemot ?
– Moi, soupira Guillemot qui ne pouvait s’empêcher de penser à son médaillon et qui n’éprouvait pas de joie particulière à aller chez son oncle, je préférerais qu’on reste là, entre nous, loin d’Agathe et de sa bande.
– Mais réagis, sacré nom ! Nous sommes ici en terre Troïl, c’est elle qui devrait se sentir mal ! lui lança Ambre en le secouant gentiment par l’épaule. Et puis arrête un peu de penser à cette Agathe, il y a d’autres filles, non ?
Elle lui décocha un nouveau regard qui eut pour effet de le faire rougir une fois de plus et de provoquer un fou rire chez les autres.
– Ça va être l’heure, annonça Romaric après avoir consulté sa montre. Si je me pointe en retard, ça sera ma fête et plus seulement celle d’oncle Urien…
– Oh, pauvre petit chéri ! minauda Coralie.
– Son papa va le gronder ! se moqua Ambre en le bourrant gentiment de petits coups de poing.
– Arrêtez, quoi, c’est pas drôle… se défendit Romaric en jetant un coussin sur le plus proche de ses assaillants.
Chose à ne jamais faire quand on est seul contre trois et qu’il reste encore plusieurs coussins dans la chambre !
A demi assommé par les autres, il demanda bientôt grâce.