18 LA CURIOSITÉ EST PARFOIS PAYANTE
Plusieurs jours encore avaient passé. Ce matin-là, Guillemot était resté dans son lit plus longtemps que d’habitude. Il aimait, parfois, rester couché et laisser ses pensées s’en aller en rêveries vagabondes. L’une d’elles les mettait en scène, Ambre et lui, sur la lande, près du feu ; elle lui demandait pardon pour toutes les méchancetés qu’elle lui avait faites ! Lui, magnanime, pardonnait à la jeune fille, et la prenait même dans ses bras, pour bien montrer qu’il ne lui en voulait pas… Rêvasser était agréable. Mais ce n’était finalement ni plus ni moins que tromper l’ennui, tout comme c’était pour tromper l’ennui qu’il avait investi l’ordinateur central, et qu’il errait du gymnase aux bibliothèques, des bibliothèques à la chambre.
Romaric, Gontrand, Coralie, Ambre lui manquaient.
Que faisaient-ils en ce moment ? Comment se déroulaient ces soirées à la belle étoile auxquelles il ne participait pas ? Il se dressa et sauta à bas du lit. Il fallait agir ! En parler avec Qadehar ! Le Sorcier était venu une première fois à son secours, chez le Prévost, pour sauver ses vacances : il le ferait certainement une deuxième fois ! Il prit sa sacoche de toile et partit à la recherche de son Maître dans le monastère.
Gérald, à qui il s’adressa, lui apprit que Qadehar se trouvait dans le bureau du Grand Mage, mais regretta de ne pouvoir lui en indiquer le chemin : les Apprentis n’y avaient pas accès. Comme son insistance ne faisait pas fléchir le Sorcier informaticien, Guillemot prit congé. Vérifiant qu’il était seul, il sortit de son sac le plan du monastère volé dans l’ordinateur qu’il n’avait pas pris encore le temps de consulter correctement. Il trouva sans peine, grâce aux indications précises données par les légendes, le bureau de Charfalaq, dans la tour nord, tout en haut d’un interminable escalier en colimaçon.
Il décida de s’y rendre, se collant contre le mur au moindre bruit, silencieux comme un chat.
Au fur et à mesure qu’il gravissait les marches de la tour qu’il avait atteinte sans encombre, le garçon se sentit devenir hésitant. En même temps qu’il se surprit à remettre en cause la justesse de sa démarche, il eut l’impression que sa volonté s’émiettait. Était-ce la peur d’approcher le Grand Mage ? Ou bien un Galdr, un sortilège ? Dans le doute, Guillemot appela doucement en lui Naudhiz, pour neutraliser un sort éventuel, et plus vigoureusement Isaz, le Graphème de Glace aidant à renforcer la volonté. Ce dernier brilla et le secoua intérieurement ; il sentit son énergie se condenser. Puis il reprit son ascension.
Guillemot parvint enfin devant la solide porte cloutée ouvrant sur les appartements du Grand Mage. Elle était restée entrouverte. Il s’apprêtait à frapper, quand il entendit les voix du Mage et de son Maître qui s’échappaient de l’intérieur. Il eut l’idée de tendre l’oreille :
–… états d’âme de votre Apprenti ne pèsent pas lourd dans la balance, mon cher Qadehar. Ce gamin restera ici le temps qu’il faudra. Un mois, un an si besoin ! J’en prends la responsabilité auprès du Prévost.
– Réfléchissez, Grand Mage, je reconnais que j’ai un peu sous-estimé le danger, mais…
– Un peu ? continua la voix éraillée. Le gosse a été à deux doigts d’être enlevé, et vous osez dire : un peu ?
Le Grand Mage eut une quinte de toux. Lorsqu’elle se fut calmée, il reprit :
– Non, il ne sera jamais autant en sécurité qu’à Gifdu. La discussion est close. Enfin, Qadehar, vous savez que l’Ombre convoite ce garçon, non ? Et vous voudriez le lui donner ?
– Non, non, bien sûr. C’est pour cela que nous l’avons pris sous notre aile si rapidement. Cependant, vous pensez réellement que l’Ombre viendra le chercher ici ?
– Elle le veut à tout prix, c’est certain. Ce qui nous a sauvés pour l’instant, c’est la bêtise des Gommons. Celui que nous avons fait parler nous a avoué qu’ils avaient été envoyés à Ys pour récupérer un enfant portant un soleil en pendentif. Je pense que cette indication était la seule qu’ils pouvaient comprendre ! Qui sait comment cette fille s’est retrouvée en sa possession ? En tout cas, cette confusion nous a laissé un répit, et le garçon est devenu notre principal atout contre l’Ombre. S’il reste ici, elle sera obligée de venir elle-même le prendre : car ni Gommon ni Ork ne se risqueront jamais à Gifdu !
– Votre raisonnement est juste, soupira Qadehar. Je crains seulement que ce ne soit pas du goût de Guillemot…
– Stupide ! C’est la meilleure chose qui puisse lui être offerte. N’a-t-il pas ici les plus grandes bibliothèques d’Ys à sa disposition ? Les gens les plus savants ?
– Vous ne vous rappelez plus ce que c’est que d’être un enfant, Grand Mage. A cet âge, on ne raisonne pas comme un adulte. Et c’est d’autant plus vrai quand on s’appelle Guillemot.
– Absurde. Vous vous inquiétez pour votre élève, alors que l’on ne comprend toujours pas comment l’Ombre parvient à envoyer ses monstres où bon lui semble, en se moquant bien de la Porte !
Les voix se rapprochèrent. Guillemot n’attendit pas davantage. Il fit demi-tour et dévala l’escalier le plus silencieusement qu’il put.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Finalement, le Gommon avait parlé et la Guilde n’en avait même pas informé le Prévost ! Le Pays d’Ys était en péril, l’Ombre voulait l’enlever, lui Guillemot, pour des raisons obscures, et, par sa faute, Agathe croupissait quelque part dans le Pays Incertain… En outre, il était retenu prisonnier dans le monastère, il l’avait entendu de la bouche même de Charfalaq ! Pour sa sécurité ou tout ce que l’on voudrait : n’empêche qu’il était bel et bien captif. Guillemot ne put retenir ses larmes. Et son Maître n’avait rien pu faire… Son cœur se serra davantage. A cause de sa gentillesse, pour lui avoir laissé sa liberté à Troïl, Qadehar avait été désavoué, et cet horrible vieillard avait même osé le réprimander ! Cette affaire allait décidément un peu trop loin. Le sentiment que tout le monde, autour de lui, lui mentait le remplit d’amertume. Il y avait maintenant deux façons possibles de réagir : faire ce qu’on lui disait et ce qu’on attendait de lui, comme un petit garçon bien sage ; ou bien désobéir et suivre son intuition.
Guillemot passa sans s’arrêter devant la bibliothèque de la Nature. Il gravit quatre à quatre les marches conduisant au pigeonnier du monastère. On le traitait en captif ? Il réagirait en captif !
Il s’approcha sans bruit de la vaste pièce carrée qui bruissait des battements d’ailes et du roucoulement de centaines de pigeons acheminant partout dans le pays la correspondance secrète de la Guilde. Le Sorcier Eugène lui avait expliqué le fonctionnement du système, un jour où il l’aidait à trier le courrier…
Par chance, la pièce était déserte !
Guillemot s’approcha du bureau du Sorcier, rédigea rapidement un message sur le papier spécial ultraléger et le glissa dans un petit tube de métal qu’il scella avec de la cire bleue. Il y joignit une étiquette sur laquelle il inscrivit • « Romaric de Troïl, chez Alicia de Troïl ».
Sans cesser de surveiller le couloir, il attrapa l’oiseau qui occupait la niche portant le nom de « Troïl », le caressa et fixa tube et étiquette à sa patte. Enfin, il s’approcha de la fenêtre et lança le pigeon dans le vide. Là-bas, au pigeonnier de Troïl, quelqu’un réceptionnerait le message frappé du sceau confidentiel de la Guilde et irait, sans poser de question, le porter en main propre à son cousin.
L’oiseau déploya ses ailes et ne fut bientôt plus qu’un point dans le ciel.