24 L’IRTYCH VIOLET

Ce devait être le début de l’après-midi. Depuis une heure environ, Ambre ne cessait de se retourner : il lui semblait qu’on la suivait. Elle sentait derrière elle une présence, et éprouvait le sentiment désagréable d’être surveillée à son insu. Mais, à chaque fois, elle ne voyait rien. Elle continua à marcher sous les grands arbres, sans pouvoir se débarrasser de son appréhension.

La veille, comme Guillemot sur sa colline et Coralie sur son radeau, elle s’était retrouvée plongée dans la nuit. Sans s’affoler, elle avait attendu que ses yeux s’habituent à la pénombre. Un peu plus tard, elle avait distingué des formes gigantesques et immobiles autour d’elle et, au-dessus de sa tête, la lune masquée par de lourdes masses mouvantes.

« Bon, je suis dans une forêt, s’était-elle rassurée en s’approchant d’un arbre et en en touchant l’écorce. C’est pour cela qu’il fait aussi sombre. »

Elle avait jeté un rapide coup d’œil autour d’elle, et avait constaté que ses compagnons n’étaient pas avec elle. Elle n’avait pu alors retenir un profond soupir. Que s’était-il passé ? Rien de bon, c’était certain. Peut-être que

Guillemot s’était trompé et qu’il existait plusieurs Portes dans le Monde Incertain ? Mais est-ce qu’il n’y aurait pas eu une formule pour qu’ils restent unis pendant le

passage ?

« Pour le savoir, il faudrait le retrouver, cet Apprenti Sorcier ! » avait-elle bougonné.

Ensuite, elle avait imaginé sa sœur, elle aussi seule devant une Porte, complètement désemparée. Ses poings s’étaient serrés.

« Si quelqu’un s’amuse à lui faire du mal ! Oh ! Guillemot, Guillemot ! Pourquoi ? »

Elle s’en était voulu de sa confiance aveugle, comme elle s’en était voulu d’avoir poussé les autres à le suivre ! Mais se lamenter ou se laisser aller aux regrets ne servait à rien. De défi, elle avait redressé son menton et, les mains sur les hanches, avait observé l’endroit où elle se trouvait.

Elle avait fini par découvrir, sculptée dans le tronc d’un chêne immense, la Porte qui l’avait amenée ici. Comme il faisait trop noir pour s’aventurer dans l’exploration de la forêt, elle s’était hissée jusqu’à la première grosse branche de l’arbre, où elle s’était blottie en se roulant dans son manteau de Virdu.

« Au moins, je serai à l’abri des bêtes dangereuses s’il y en a ! »

Ambre n’avait pas peur. Après une dernière pensée pour sa sœur, elle avait fini par s’endormir, épuisée par les efforts et les tensions de la journée.

Aux toutes premières lueurs du jour, elle avait ouvert ses grands yeux bleus. Pendant la nuit, elle s’était réveillée à plusieurs reprises. Elle avait entendu un bruit étrange au pied de l’arbre et, plus tard, elle avait senti quelque chose la frôler. Elle ne s’en était pas inquiétée, sachant bien que la forêt vivait plus encore sous le regard de la lune que sous celui du soleil. Des trilles d’oiseaux avaient salué son réveil, et elle s’était étirée paresseusement, assise sur sa branche, les jambes pendantes.

Elle était montée en haut du chêne, et un regard lui avait appris qu’elle se trouvait en plein cœur de la forêt : des arbres et encore des arbres, à perte de vue. Elle s’était ensuite glissée le long du tronc, atterrissant sur le sol en souplesse. Un coup d’œil sur la carte du Monde Incertain lui avait indiqué qu’elle se trouvait certainement dans la région de l’Irtych Violet. Où qu’elle se trouvât, il lui fallait se diriger plein ouest !

« La première chose à faire est de sortir de là et de gagner un lieu habité, où je pourrai me renseigner et réfléchir à un plan d’action pour retrouver les autres », avait-elle conclu.

Elle avait observé la position du soleil, et s’était mise en route en direction de l’ouest, jusqu’au moment où elle avait eu le sentiment que quelqu’un la suivait.

Elle chemina encore un long moment, ne pouvant se débarrasser de cette désagréable impression, au milieu des vieux chênes aux troncs craquelés, dont les ramures s’étendaient au-dessus d’elle comme la voûte d’une cathédrale. Elle aimait cette forêt, qui lui rappelait celle de Paimperol, au Pays d’Ys, où elle allait souvent marcher avec son père. Ambre se sentait toujours bien au milieu de la nature, et plus particulièrement de la forêt. Au Pays d’Ys, il n’y avait pas ces forêts domestiquées par les hommes comme il y en a tant dans le Monde Certain. Elles étaient toutes sauvages, mystérieuses et peuplées de créatures aussi nombreuses qu’étranges, et l’homme qui s’y aventurait n’était qu’une de ces créatures parmi tant d’autres. Il y avait du respect, et même une certaine forme de complicité entre la nature et les habitants du Pays d’Ys. C’était comme un pacte ancien, conclu si loin dans le temps qu’une mémoire humaine ne pouvait s’en souvenir.

Ambre atteignit bientôt une vaste clairière. Des restes de bois calciné ainsi que les ruines d’une hutte indiquaient clairement que des charbonniers, qui fabriquaient du charbon de bois à partir des arbres, y avaient séjourné une saison plus tôt. Tout à sa joie de découvrir des traces de présence humaine, Ambre s’avança au milieu de l’espace dégagé C’est alors que son intuition lui cria de prendre garde. La jeune fille se figea et blêmit. Qu’elle était donc stupide ! Il fallait qu’elle regagne la forêt, et vite ! Si c’était un animal qui la suivait depuis tout à l’heure, pourquoi ne l’avait-il pas encore attaquée ? Sûrement à cause des arbres qui la protégeaient ! Les arbres où elle pouvait se réfugier ! Elle rebroussa chemin et se mit à courir. Mais il était trop tard… Surgissant de la lisière, un animal d’une taille impressionnante se précipita dans sa direction en grondant ; il avait le corps et les pattes d’un sanglier, et la tête d’un chien ! Il était suivi par une horde de créatures de la même espèce. Ambre fit demi-tour en hurlant et courut vers l’ancienne hutte des charbonniers. Elle se baissa pour ramasser une branche et réussit à grimper sur le toit de poutres branlantes.

Quelques instants plus tard, la maison était encerclée par les bêtes qui bavaient, aboyaient et montraient leurs crocs.

– Allez-vous-en ! Couchés ! A la niche ! commanda Ambre d’une voix tremblante, en les menaçant de son bâton.

Elle ravala les larmes qui lui venaient. A quoi bon ? Seul importait à présent de défendre chèrement sa vie.

– Allez, les toutous, venez tâter de mon bâton ! Allez, horribles cochons, finissons-en ! s’écria-t-elle dans un ultime élan d’ironie.

A ce moment, le chef de la meute parvint à escalader une des poutres et à s’avancer prudemment sur ses sabots instables en direction d’Ambre. Celle-ci lui flanqua avec sa branche un grand coup sur la gueule qui le fit choir dans les décombres.

– Et d’un ! A qui le tour ?

La meute hurlait. Dans quelques minutes, elle s’élancerait à l’assaut de la hutte. Ambre le savait, mais curieusement ne ressentait pas de peur. Seulement une excitation, une volonté farouche de se battre jusqu’au bout, jusqu’à la limite de ses forces ! Soudain, un son de corne retentit et des cavaliers firent irruption dans la clairière. Les bêtes manifestèrent leur mécontentement de voir leur proie leur échapper, hésitèrent puis finalement détalèrent. Les hommes à cheval s’approchèrent de la hutte sur laquelle Ambre était restée juchée, le bâton toujours à la main.

Ils étaient une dizaine et étaient revêtus d’une armure de métal léger, aux reflets violets ; leur heaume arborait en cimier le crâne d’un animal de la forêt. Ils portaient un épieu de chasse en bandoulière et une épée au côté. Leurs chevaux étaient robustes. Sur la croupe de certains d’entre eux pendait le corps d’une bête qui ressemblait à un cerf. Celui qui devait être le chef descendit de sa monture, aussitôt imité par les autres qui mirent devant lui un genou à terre.

Il s’avança vers Ambre et ôta son casque, qui était surmonté d’un crâne d’ours.

– Une femme ! s’exclama la jeune fille qui en lâcha son bâton de surprise.

Le heaume avait libéré une longue chevelure blonde et

découvert un beau visage éclairé par de lumineux yeux verts.

– Mon nom est Kushumaï. Kushumaï la Chasseresse.

Elle tendit la main à Ambre et l’aida à quitter son refuge

instable.

– Moi, je m’appelle Ambre. Ambre de Krakal…

La Chasseresse lui sourit et continua, toujours en langue ska :

– Eh bien, Ambre, bienvenue dans la redoutable forêt de l’Irtych Violet !

La jeune femme, à laquelle ses compagnons semblaient manifester le plus grand respect, avait pris Ambre sur son cheval. Ils chevauchaient depuis une bonne heure en silence. Ambre décida de le rompre. Trop de questions la harcelaient !

– Excusez-moi, madame, mais… où allons-nous ?

– Appelle-moi Kushumaï. Je t’ai donné mon nom, tout à

l’heure. Tu as le droit de t’en servir.

– Pardon, heu, Kushumaï… alors, où va-t-on ?

– Chez moi, dans mon château de Gor.

Les réponses de Kushumaï étaient laconiques. Cela gêna Ambre, qui n’en continua pas moins à poser ses questions.

– Vous étiez en train de chasser quand vous avez entendu les monstres aboyer ?

– On ne peut rien te cacher. Ces monstres, qui portent le nom de Roukhs, ne sont jamais très discrets !

– Et ces… Roukhs, d’où est-ce qu’ils sortent ?

– Des villes, où ils sont entraînés au combat. Les vainqueurs sont choyés, les perdants sont tués, ou abandonnés et contraints de survivre dans les forêts.

– Vous voulez dire qu’ils ne sont pas sauvages ?

– Ce sont de pauvres bêtes, inventées par des magiciens sans scrupules. Elles ont en elles la folie de l’homme, et c’est pour cela qu’elles sont méchantes. Le monde sauvage est dur, cruel parfois, mais il n’est pas méchant. La nature n’est ni bonne ni mauvaise : elle existe au-delà des notions de bien et de mal.

Ambre réfléchit un moment à ce que venait de dire Kushumaï, puis continua :

– Enfin, heureusement que vous passiez par là. Si vous m’aviez vue courir, complètement perdue, dans la clairière !

– Mais nous t’avons vue, répondit Kushumaï tranquillement.

Ambre resta interloquée.

– Vous… vous m’avez vue ? Alors vous étiez là ?

– Depuis le début, termina à sa place la cavalière.

– Pourquoi ? Alors pourquoi ? bégaya Ambre.

– Parce que nous voulions voir si tu valais la peine d’être secourue, expliqua la Chasseresse en éclatant d’un grand rire. Si tu avais renoncé, si tu t’étais effondrée devant les Roukhs, ceux-ci auraient hérité d’un bon repas et cela aurait été bien pour eux. Seulement tu n’as pas baissé les bras, tu t’es battue et tu m’as donné envie de venir t’aider ; cela a été bien pour toi.

– C’est monstrueux ! s’insurgea Ambre.

– Je te l’ai dit, termina Kushumaï d’une voix douce mais ferme : Comme la nature ma mère, je suis au-delà du bien et du mal.

La Chasseresse éperonna sa monture et ils chevauchèrent bientôt au milieu des grands arbres.