14
C’est de nouveau la nuit. La brume étend son linge blanc sur la plage tandis qu’une brise facétieuse hulule au fond des roseaux pour faire croire que l’endroit est hanté. Malgré la pleine lune, quelque chose de lugubre fausse la quiétude du dépotoir. Dans le ciel exsangue, les étoiles font des grimaces par-dessus une mer bosselée d’humeurs massacrantes. Au loin, le phare rappelle un cyclope surplombant la falaise, guettant quelque Ulysse que la tempête aurait dévoyé.
Junior est désemparé. Ach a changé. Il n’arrête pas de grogner, et lorsqu’il lui arrive de chanter, il a l’air d’en vouloir au monde entier… Le plus alarmant : le Musicien n’a pas dit un traître mot depuis le coucher du soleil. Son œil sain est presque aussi éteint que son œil crevé et sa barbe rappelle un saule pleureur. Chaque fois qu’il tente de relever la tête, sa nuque fléchit si vite que son dos en frémit.
— Demain, promet Junior avec un enthousiasme discutable, c’est moi qui sortirai la tente jaune. Je la mettrai face à la mer et je filtrerai le sable autour. Comme ça, quand on s’allongera, on sera pas obligés de se gratter ou de remuer.
Le mutisme d’Ach déçoit sans décourager Junior qui s’enhardit pour surmonter l’inquiétude grandissante en train de s’ancrer en lui.
— T’auras rien à faire, Ach. Je m’occuperai de tout. On aura le soleil plein les yeux, et on regardera plus loin que l’horizon. On n’entendra ni les bêtes ni personne car on sera que nous deux sur terre.
— …
— T’auras rien à me raconter, tient à préciser Junior. J’sais que t’as pas envie de papoter ces derniers temps, et je te demanderai pas d’histoires et pas de leçons sur la vie. D’ailleurs, tu m’as tout expliqué.
— …
— Des fois, quand je parle, c’est toi que j’entends. T’es le meilleur des frères, Ach, le meilleur des hommes. Si t’as envie de te taire, c’est ton droit. Quand tu te tais, c’est que tu réfléchis et, moi, je respecte, parce que je sais que c’est important.
— …
— Tu te mettras à côté de moi sur le sable. On passera nos mains par-dessus la nuque et on matera la mer jusqu’à prendre la crête blanche d’une vague pour une baleine en train de se marrer, comme tu dis… Purée ! T’as de ces visions ! Comment tu te débrouilles pour rendre jolis des trucs que les autres ne remarquent même pas ? Moi, j’aurais pas fait le rapprochement entre une trombe d’eau et un cachalot…
— Tais-toi, Jr.
Junior est choqué.
C’est la première fois qu’Ach l’appelle Jr.
— Ji-èr ?… C’est la meilleure, celle-là… Et depuis quand, tiens ?…
Ach froisse un bout de chiffon. On dirait qu’il cherche à étrangler un serpent. Son bras vibre d’une force effarante et ses lèvres frétillent comme si elles luttaient contre l’évacuation des colères qu’il rumine et qui risqueraient, en une seule giclée, d’engloutir le terrain vague.
Junior rentre le cou, misérablement. Le malaise de son protecteur semble l’exclure de la plage et du reste du monde.
— Il a peut-être pas plus de courtoisie qu’un sanglier, Bliss, mais, avec lui, on n’a pas l’air de s’adresser à un mur…
— Pour l’amour du ciel, Jr, tais-toi, supplie le Musicien.
Junior se dresse furieusement.
— Je m’en vais me défigurer sur l’aile d’un tacot, menace-t-il.
Ach se lève à son tour, exaspéré.
— Inutile de te fatiguer. J’vais le faire à ta place.
Sur ce, il s’éloigne dans l’obscurité, semblable à un paquebot à la dérive, laissant son compagnon planté tel un pieu dans la cour.
Toute la nuit, assis sur un baril, Junior a attendu le retour du Musicien en se rongeant les ongles. Plus le temps passe, et plus il fléchit sous le poids des mauvais pressentiments. Il s’imagine déjà orphelin. Livré à lui-même. Sans personne avec qui parler. Imperceptible au milieu de ce terrain vague qui lui tourne le dos. Atrocement démuni face à cette ville-ogresse qui, de loin, le nargue.
Jamais Ach ne l’avait laissé seul la nuit.
Ach remonte de la plage, à l’aube. Tellement mal en point que Junior s’abstient de courir à sa rencontre. Junior est soulagé certes, mais le chagrin du Musicien ternirait une fête impériale. Il se contente de rester assis sur le baril et d’observer de guingois le Borgne qui a choisi d’occuper une grosse pierre à mi-chemin entre la plage et la maison, incapable de décider s’il lui fallait rentrer ou repartir.
Junior sait qu’il ne doit pas brusquer les choses. De toute façon, il ignore quelle attitude adopter. De son côté, Ach ne se rend pas compte du désarroi de son protégé. D’ailleurs, il semble ne se rendre compte de rien. Il fait corps avec la pierre sur laquelle il s’est affaissé… Longtemps après s’être interdit le moindre signe de vie, il repose enfin son banjo et lève un œil chagrin vers le ciel. Le terrain vague a cessé de titiller sa muse. Le roulis de la mer, les senteurs du varech et la sérénité tintinnabulante de la ferraille ne le divertissent plus. Ach a de la grisaille sur la figure. Lui, le poète écorché que d’infimes détails interpellaient, le voilà qui doute de la dévotion des chiens. Ses guenilles lui font honte. La souffrance d’un Horr ne l’émeut plus. Son vieux cœur de banni s’est refermé comme un poing.
Les heures défilent. Le soleil cogne dur. Le sable brûle. Ach n’en a cure. La fournaise l’effleure à peine. Il ne daigne même pas essuyer la sueur qui dégouline sur son front.
Junior n’en peut plus d’attendre. Il s’arrache au baril incandescent, va tourner autour du Musicien, ensuite, mine de rien, il se laisse choir à côté de lui. Il creuse des trous d’une main distraite, s’allonge, fiche les coudes dans le sable et remue significativement les orteils à travers ses savates déchiquetées puis, ne parvenant pas à faire réagir son protecteur, il se remet sur son séant, replie les genoux sous le menton et laisse son regard se noyer dans la mer…
Quand le soleil amorce son déclin, il soupire.
— C’est encore ce foutu passage à vide ?
Ach met une éternité avant de se moucher sur son poignet. À croire qu’il pleurait en son for intérieur.
— J’suis triste, avoue-t-il.
— Ça crève les yeux. Ça va durer jusqu’à quand ? Parce que, moi, j’en ai plein le dos.
Ach se retranche derrière ses soucis.
Junior se lève et feint de s’éloigner.
— J’vais trouver Bliss… J’ai pas envie de tenir compagnie à un type qu’a pas de considération pour les sentiments des autres.
Ach ne fait rien pour le dissuader. Il sait que son protégé n’ira pas plus loin que le rocher à une vingtaine de mètres. En effet, Junior s’arrête à hauteur du rocher et, sans se retourner, il s’applique à piocher dans le sable avec la pointe de ses chaussures.
— Fais pas de chichis, Junior.
Junior hausse les épaules.
— Reviens par ici, tête de mule.
— J’suis pas une tête de mule, grogne Junior uniquement pour sauver la face.
Et il revient.
Le Musicien l’ignore déjà. Il repose la tête contre son banjo et se laisse aller avec les notes qu’il égrène. Loin, par-delà le phare, on peut distinguer les immeubles de la ville. Par moments, on perçoit le tintamarre des rocades.
— Tu t’rappelles l’autre soir, la fête dans la cité ?
Junior fronce les sourcils, à l’affût du piège.
— C’est pas un jeu pour demeuré, le rassure Ach.
Junior se détend un peu et plisse les yeux pour se souvenir.
— La nuit des tas d’étoiles filantes ?
— C’était épatant, pas vrai ?
— Ah ça, oui, c’était pas mal.
Ach redresse la nuque et lisse sa barbe. Il dévisage longuement son protégé, le trouve maigre comme un girofle, pathétique comme tout et lui confie :
— Eh bien, ça a été tout drôle pour moi aussi… comme si je sortais d’un profond coma. D’un coup, ça m’est revenu.
— Qu’est-ce qui t’est revenu, Ach ? J’aime pas le son de ta voix.
Ach respire un bon coup et dit :
— Le passé, Junior, le passé. J’ai revu le patelin où je créchais autrefois, les voisins, les boutiques, l’agent du coin, les jeunes qui frimaient avec leurs bagnoles la stéréo à fond la caisse, les jours de fête et les jours d’enterrement. Je me suis rappelé les détails si minuscules que ça a failli me fissurer le crâne… Puis j’ai revu, un à un, les membres de ma famille.
Junior est ahuri.
— Arrête, Ach, j’vais tomber dans les pommes.
— C’est la vérité.
— Y en a combien, de vérités ? Tu disais que t’avais personne d’autre que moi sur terre…
— Je voulais oublier.
— Tu disais que t’étais un môme de la rue…
— La rue m’a adopté à un âge très avancé, Junior. J’avais perdu une bonne partie de mes dents et j’avais du blanc dans les cheveux quand elle m’a recueilli.
Junior plisse les yeux, certain, cette fois-ci, que le Borgne cherche à le mener en bateau.
— Y a un coup tordu, je le sens. Ne me force pas la main si je veux pas mordre à l’hameçon. Ce serait pas régulier.
Ach le considère avec infiniment de tendresse.
— Sais-tu que j’ai été marié ?
— Pas toi, Ach, s’écrie Junior en se jetant en arrière, la main sur le cœur.
— Je t’assure que c’est vrai.
— À d’autres ! Ces histoires ne sont pas pour toi. T’es au-dessus de ça.
— Pourquoi veux-tu que je sois au-dessus de ça ?
— T’es Ach, et c’est pas donné. T’es pas n’importe qui. T’as tourné ta bosse, bourlingué d’un bout à l’autre. C’est suffisant pour ne pas se mettre la corde au cou. C’est toi qui trouvais archinul de prendre femme, que c’est du délire, que le ménage est aussi mortel qu’un asile de cinglés, que c’est du n’importe quoi…
— Et pourtant, c’est la vérité. J’ai même été papa d’une adorable petite gosse mignonne à ravir. J’avais une maison dans un quartier peinard, et une guimbarde, et un jardin qui donnait sur la rue. Le soir, alors que j’observais les voisins depuis ma véranda, ma femme m’apportait un verre et on restait côte à côte jusqu’à c’que la fraîcheur de la nuit nous oblige à rentrer.
Junior l’estoque du doigt.
— Le soleil a fait fondre ton cerveau, Ach.
Ach est emporté par ses évocations. Il poursuit son récit, le visage flamboyant, pareil à un mioche devant un aquarium.
— C’était pas la vie de château, mais on en était à deux doigts. On était heureux. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, mon index perçoit encore les petites morsures de ma fille quand elle essayait ses premières dents dessus…
— Arrête, arrête, s’affole Junior, t’es en train de dérailler. Tu pouvais pas être un pantouflard, c’est pas ton genre. T’avais pas besoin de maison, ou de femme, ou de gosse. T’avais le monde à tes pieds. Tu me soûles avec ça depuis des années. T’es pas né pour t’encombrer de parents qui vivraient à tes crochets, ou de rejetons qui grandiraient à tes dépens. Tu vaux beaucoup plus que ça. T’es né libre. « Pour voir du pays et traquer le soleil. » Je connais par cœur ta légende, Ach.
Il lui prend les poignets, les étreint avec force.
— T’es mal, ces derniers temps. J’suis pas aveugle. Ça crève les yeux que t’es pas bien. Je te sens. On est aussi proches l’un de l’autre que les frères Zouj. Mais, quand je t’entends retourner la veste, Ach, quand tu pousses le bouchon jusqu’à t’inventer une femme, et des trucs de nuls, j’suis pas d’accord…
— Junior, Junior…
— Non, j’veux pas de tes ragots. J’en ai jusque-là. (Il se lève.) C’est moi qui vais sur la plage, cette fois. Je reviendrai quand tu seras calmé.
— Tu peux aller où tu veux ; ça changera rien. J’ai bel et bien été quelqu’un d’autre. C’est parce que j’étais pas fichu de mériter mon bonheur que j’ai échoué par ici… Souvent, on s’en rend pas compte. La chance nous sourit tous les matins, le bonheur nous accueille tous les soirs, et on s’en rend pas compte. On s’y habitue et on pense que ce sera tous les jours ainsi. On fait pas gaffe à ce que l’on possède puis, hop ! d’un claquement de doigts, on s’aperçoit que l’on a tout faux. Parce qu’on croit avoir décroché la lune, on veut croquer le soleil aussi, et c’est là que l’on se crame les ailes…
Ach baisse la tête. La misère de la terre entière semble lui peser sur la nuque. Ses mains tremblent ; sa respiration cafouille ; il suffoque.
— Une cousine à ma femme venait régulièrement passer ses vacances chez nous. Elle était belle, et ses yeux me troublaient. Je te jure que j’avais lutté, mais elle revenait sans cesse à la charge, certaine qu’elle allait m’avoir à l’usure… En rentrant d’une fête scolaire, ma femme nous avait surpris dans la chambre… Si le sol s’était dérobé, ce jour-là, je me serais jeté dedans. J’aurais donné ma vie pour remonter le temps et lutter encore, et encore. Mais on ne remonte pas le temps, Junior… Ma femme ne nous avait pas engueulés. Sans un mot, elle était ressortie avec la gosse, et plus jamais je n’ai réussi à retrouver leurs traces… J’étais fou de rage et de chagrin. C’était si bête. Un moment de faiblesse, et une vie entière tombe lamentablement à l’eau. La glace, dans la chambre, me renvoyait l’image du minable que j’ai été. J’ai détesté mon reflet. Je m’étais jeté dessus la tête la première. C’est comme ça qu’un bris de verre m’a éborgné… pour que jamais je n’oublie comment j’ai bousillé mon bonheur de mes propres mains…
Junior est sur le point de dégueuler. Un malaise insondable lui enchevêtre les tripes.
— Je te crois pas, Ach.
— Qu’est-ce que ça change ?
Junior a brusquement du dédain pour son ami. D’un doigt tremblant d’indignation, il montre les immeubles dressés dans le lointain, semblables à des stèles avilissantes.
— Tu viens de là-bas…
— Nous venons tous de là-bas, Junior.
Junior shoote dans le sable, s’éloigne en gesticulant, rebrousse chemin, repart vers la plage, tourbillonne tel un frelon, peste à droite, crache à gauche, puis, lessivé, vidé du dépit qui lui dévore le ventre, il revient en s’épongeant le front sur son avant-bras, les yeux blancs d’écœurement.
— T’es qu’un arracheur de dents, Ach. Tu peux me bassiner avec tes fariboles autant que tu veux, j’suis pas preneur.
— Je suis le Musicien, explose Ach. C’est moi qui ai fait de vous des Horr – c’est-à-dire des hommes authentiques, qui vivent en marge de la société, des vaccins et des recensements, qui ne reçoivent pas de courrier et qui n’entendent parler ni d’impôts, ni de redevances, ni d’autres saloperies… Des hommes qui vivent comme les premiers hommes de la préhistoire.
— J’suis d’accord. Alors pourquoi tu tournes casaque ?
Ach relève la tête. Son visage n’est qu’un masque avachi.
Après un silence abyssal, il lâche :
— Je veux te laisser tenter ta chance.
Son ton grave et touchant émeut Junior qui avoue d’une voix détimbrée :
— J’sais que tu penses à mon bien.
— Alors, ouvre tes oreilles. Y a un tas de trucs que tu ignores. J’ai vécu parmi les gens de la ville, puis j’suis venu vivre parmi les Horr, les détraqués et les périmés. Je suis mieux placé pour savoir lequel des deux mondes est meilleur.
— Celui des Horr est le meilleur.
— Faux !
Junior déglutit, incrédule.
— T’avais de la haine pour les gens de la ville. Tu disais que ce sont des monstres sans cœur et sans conscience.
— J’étais pas sincère.
— Tu disais qu’un Horr est aussi sain et libre qu’une herbe folle, que notre vie est droite, lisse comme une anguille tandis que les gens de la ville connaissent tellement de hauts et de bas que le temps de les croire arrivés, ils sont déjà partis. Tu disais que nous, on n’a pas besoin de flics, ni de syndics, ni de scrutins pour survivre, qu’il nous suffit de nous réveiller le matin pour nous retrouver en plein dans la vie…
— Je vous ai menti…
Junior bondit en arrière, estomaqué et outré à la fois.
— Je voulais me persuader que je pouvais cocher d’une croix mon passé, poursuit le Musicien… Les Horr et les gens sont issus d’un même moule, d’une même pâte. Il y a des faux-jetons par endroits, et des types sympa un peu partout.
Junior réfléchit. Son front se ramasse autour d’une ride horrible. La volte-face du Musicien ne lui dit rien qui vaille ; elle sature l’air d’un fâcheux présage, sonne telle une oraison funèbre. Il y perçoit comme la volonté arbitraire d’un vague testament, le signe avant-coureur d’un grand chagrin en gestation, l’annonce à peine voilée d’un deuil en perspective. Son inquiétude se mue subitement en une peur qui jette aussitôt son filet sur son cœur avant de s’étendre, tentaculaire et glaçante, à travers son être…
Sa pomme d’Adam se coince quand il s’entend bredouiller :
— Pourquoi tu flanches aujourd’hui, Ach ? Est-ce que tu sens que t’es en train de mourir ?
Ach lui prend les mains et les broie presque.
— On meurt un peu à tous les instants, Junior. C’est vivre qui doit nous importer. Essaye de comprendre ce que je suis en train de t’expliquer et oublie ce que je te racontais avant. C’est vrai, c’est flippant, mais c’est pas une raison pour s’entêter à repousser ce que je te propose. Il ne s’agit pas d’un troc. Il est question d’une réalité, et on ne négocie pas avec la réalité… Est-ce que tu penses que je suis capable de te vouloir du tort ?
— Impossible. Quoi que tu fasses, c’est toujours pour mon bien.
— Alors, aie confiance… T’as à peine une trentaine de berges. La vie est encore devant toi. T’as largement le temps de revoir ta copie…
— Oui, mais comment ?
— Va en ville…
Junior croit recevoir un coup de massue sur la trogne.
— Tu disais qu’un simplet n’a pas plus de chances de se faire de vieux os en ville qu’un mouton le jour du Seigneur.
— C’était pour te garder auprès de moi.
— T’en as assez de moi, maintenant ?
— C’est pas ça. Je veux que tu tentes ta chance. Tu es si jeune. Ça te donne le temps de te ressaisir, la jeunesse, de recommencer depuis le début.
— Quel début ?
Ach l’attire violemment contre lui, puis le repousse pour le fixer dans les yeux. Sa voix devient pressante, aussi envoûtante que dans les chansons.
— Tu ne peux pas savoir ce que c’est d’avoir une vraie maison, Junior. Un p’tit chez-soi où il fait bon vivre même quand c’est pas tous les jours dimanche. Ça te fait quelque chose. Tu peux ne pas valoir le détour dans la foule… une fois chez toi, t’es un homme à part entière. T’as du poids, et de la visibilité. Ta femme t’écoute, tes gosses t’aiment comme leur propre dieu. T’as beau avoir froid dans tes chairs, quand t’as une famille, t’as le cœur constamment au chaud. En fin de semaine, Junior, tu t’offres le repos du guerrier. Tu prends tes marmots par la main et tu les emmènes dans le square d’à côté pour les voir gambader… On a beau te faire croire que t’es un moins que rien, que t’es un raté, ou une chiffe molle ou c’qu’on voudra, quand t’as une famille, tu te fous du monde entier.
— T’es sérieux ?
— Je ne l’ai jamais été autant.
— Tu veux vraiment que j’aille là-bas ?
— Oui.
Junior se laisse choir sur une dune, pose les coudes sur les genoux et la tête entre les mains ; il réfléchit, réfléchit… Après avoir fait le tour de l’ensemble des interrogations qui le chiffonnent, il dévisage le Musicien comme s’il n’arrivait pas à le remettre. Ensuite, en s’aidant de ses dix doigts, il s’enquiert :
— C’est quoi au juste une femme, Ach ?
Ach médite un instant, pris au dépourvu par la question de Junior. En une fraction de seconde, sa figure devient un vague miroir sur lequel défile une multitude d’évocations lointaines. Il dit, d’une voix criblée de trémolos :
— C’est quelque chose qui arrive rarement deux fois dans la vie d’un homme. Si tu ne la saisis pas au vol pour la garder précieusement, tu t’en mordrais les doigts jusqu’au coude que ça ne t’éveillerait pas à toi-même.
Junior est exaspéré par la réponse du Musicien. Il s’écrie :
— Ça me fait une belle jambe. Je te pose une question claire et nette, et toi, tu me sors des trucs bidons avec de la philosophie dedans. Je te demande pas de me dresser un tableau. C’est quoi une femme, putain ? C’est pourtant pas compliqué.
Ach va chercher au plus profond de son être un souffle assez consistant pour déclarer :
— Tout.
— C’est-à-dire ?
— Exactement ce que ça veut dire… La femme est amour. Et l’amour est la plus belle tuile qui puisse tomber sur quelqu’un. Avant l’amour, y a pas grand-chose. Après l’amour, il reste plus rien. L’amour est l’essence de la vie, son sens et son salut. S’il vient vers toi, garde-le et ne le lâche plus. S’il te fuit, cours-lui après. Si tu ne sais pas où le trouver, invente-le. Sans lui, l’existence n’est qu’un gâchis, un passage à vide, une interminable chute libre.
Junior est sonné. Des bribes de confidences l’assiègent, pirouettent dans sa mémoire, s’effrangent, fusionnent ; il reconnaît les voix de Ben Adam, de Dib, d’Aït Cétéra, des vagabonds perdus de vue depuis des lustres, enfin de ces gens qui lui avaient tenu, l’espace d’un moment de grâce, un langage sur la ville autre que celui d’Ach ; un langage coloré, équilibré, quasi jouissif auquel il n’avait pas daigné prêter attention. D’un coup, des histoires ressurgissent parmi ses souvenirs, fracassantes de bruit et de fureur, cocasses par endroits, tragiques et sublimes à la fois, jalonnées d’amours auxquelles on a renoncé, hantées de proches que l’on a reniés, de vocations gâchées, d’idylles muselées, de rêves éconduits, de regrets, de remords – tout un tsunami de larmes et de soupirs déferle sur son petit esprit. Mille mots ricochent sur ses tempes, se pourchassent à travers un délire fracturé, vont et viennent, puis flambent avant de s’éteindre, dénués de sens et d’échos. Junior essaye de s’agripper aux uns, de se défaire des autres, s’embrouille dangereusement. Il se reprend la tête à deux mains pour contenir le tohu-bohu qui y sévit, se focalise sur une seule idée, une seule pensée et s’applique à faire le vide autour.
Lorsqu’il se met à voir plus clair, il déclare :
— C’est dingue. Tu dis une chose et son contraire, et t’as raison à chaque coup. Pourtant, même si j’arrive pas à cadrer ton nouveau charabia, je suis emballé. Me demande pas par quoi ni par qui ; j’ai pas la réponse. Si mon futur rejoint ce que tu racontes, sûr que ça me botterait de tenter ma chance. Je commence à trouver le temps long, par ici. Tu attends demain ; demain s’amène, et t’as l’impression d’être hier et les jours d’avant. T’as même pas le sentiment de vieillir… Quelque chose me dit que c’est p’t-être pas une si mauvaise idée qu’ça, retourner la veste pour voir c’qu’il y a en dessous…
Puis, après avoir pesé le pour et le contre, il hasarde :
— Tu m’en voudrais si je t’avouais une tromperie, Ach ?
— Crevons l’ensemble des abcès.
Junior rougit de gêne, mais trouve la force d’aller au bout des aveux.
— Quand tu croyais que j’étais sur la jetée, c’était pas toujours exact. Des fois, j’allais à l’autre bout de la plage voir Mama se baigner à poil. Et j’en chopais des bizarreries au corps et j’avais des durcissements. J’étais content sans comprendre comment…
— Tu vois ?
Junior acquiesce de la tête pour se donner de l’entrain.
Il pense à voix haute.
— Ouais, pourquoi ce serait pas une bonne idée ? Ça doit fonctionner autrement, le fait d’avoir une femme, et une maison avec des fenêtres, et une porte qui ferme à clef, et un jardin depuis lequel on observe les voitures qui passent dans la rue… (Son visage s’illumine au fur et à mesure qu’il énumère ces commodités qui paraissent essentielles et qui n’ont guère compté pour lui.) Les jours seront forcés d’être différents. C’est obligé… Ait Cétéra disait que s’il avait encore son bras, il serait au volant d’un camion à essayer de rattraper le temps perdu… Avoir une femme, des gosses, une piaule, et des voisins qui ont des familles, et des bagnoles garées contre le trottoir, et de la pelouse de part et d’autre des allées, des jours de fête et des jours d’enterrement, et des livreurs qui viennent jusqu’à chez toi t’apporter des gâteaux… Tu t’rends compte, Ach ? Des gâteaux ! La dernière madeleine que j’ai ramassée sur un banc, elle remonte si loin dans la nuit des temps que j’suis incapable de me rappeler quel goût elle avait…
— Qui ne tente rien n’a rien, décrète Ach avec philosophie.
— Ouais, s’enhardit Junior en serrant les poings. Qu’est-ce que je perds au change, finalement ?… Ce serait chouette… J’aurais une femme, une piaule, des gosses…
— T’auras mon doigt au fion !
Les deux amis sursautent. Bliss est debout derrière eux, la bouche froissée sur sa face de zombie.
— Barre-toi, le menace Ach. Junior et moi, on discute sérieusement.
— J’ai entendu. T’arrêtes pas de lui bourrer le crâne avec des boniments, à ce pauvre cervidé.
— J’suis pas un cervidé, crie Junior. J’ai pas d’instruction, mais j’ai du chien.
— Einstein en cherche justement un pour ses expériences. Avec lui, au moins, tu servirais à quelque chose.
Ach se fâche ferme lorsqu’il s’aperçoit que Bliss a une nouvelle ceinture, lui qui se contentait habituellement d’un bout de ficelle pour retenir son pantalon.
— C’est pas la laisse que je t’ai offerte ?
— Change pas de disque, le Borgne. Qu’est-ce que tu es en train de lui raconter encore ? Pourquoi tu veux l’expédier là-bas ! S’il te dérange, si t’en as assez de lui, donne-le-moi.
— Junior n’est pas un chiot.
— J’suis pas un chiot, proteste Junior sans saisir vraiment l’enjeu du débat.
— Pauvre imbécile ! s’énerve Bliss. Cette vieille serrure rouillée cherche à t’envoyer au lynchage.
— Barre-toi ! crie Ach.
— Barre-toi ! répète Junior.
— Non, s’insurge Bliss, je te laisserai pas l’envoyer à l’abattoir…
— Mais qui te parle d’abattoir ? fait Junior avec dédain.
— La ville, c’est de la mort-aux-rats, s’insurge Bliss, les lèvres effervescentes de bave. Les clodos, on les blaire pas, là-bas. Et puis, Junior n’a pas toute sa tête. Il irait où, avec la boussole détraquée qui lui tient lieu de cervelle ? Il mangerait comment ? C’est à peine s’il arrive à se torcher seul. Non, j’suis pas d’accord. Là, franchement, Ach, tu dépasses les bornes.
Junior fronce les sourcils, désarçonné par l’opposition farouche de Bliss. Ach lui reprend les mains et se dépêche de le détourner.
— Bliss est jaloux de ta veine. Il est dépassé et a déjà un pied dans la tombe. Il a épuisé ses recours et n’a pas plus d’avenir que de présence d’esprit. Vise-le bien et tu verras que c’est un macchabée itinérant qu’aucun fossoyeur ne daigne prendre en charge. Toi, tu pètes le feu. T’es jeune et t’as toutes tes dents pour mordre dans la vie comme dans une cuisse de poulet. T’as droit aux erreurs parce que tu peux te rattraper. Le temps est de ton côté. Quand on a un tel allié dans son camp, on est en mesure de mettre à genoux son destin. Je t’ai menti des fois, mais j’ai toujours pensé à ton bien. Aujourd’hui plus qu’avant. Et aujourd’hui, ton heure est arrivée. T’as une chance et tu ne la laisseras pas te filer sous le nez… Si j’en étais pas absolument convaincu, je ne t’enverrais nulle part… Va confiant… Va te dégotter un brin de femme et refile-lui une bonne douzaine de mouflets.
Bliss renverse la tête en arrière et libère un rire monstrueux.
— C’est ça. Il aura qu’à se pencher pour le ramasser, ton brin de femme.
— C’est pas tes oignons, dit Ach.
— C’est pas tes oignons, dit Junior. Les jaloux, ils pourront rien changer. J’aurai des mômes, et tout, et en fin d’semaine je m’offrirai le repos du guerrier.
Bliss saisit Junior par le bras et le traîne jusqu’au rocher pour l’éloigner de l’influence du Musicien. Ach tente de s’interposer, mais sa paresse le retient au sol.
Bliss prend Junior par les épaules, l’ajuste de façon à le regarder droit dans les yeux et lui dit :
— T’as aucune chance. On te fera la peau au premier tournant. Comme les autres. Ils sont partis et ils n’sont jamais revenus. Tu t’rappelles le Boiteux. C’était un numéro, çui-là. Il se payait notre tronche sans débourser un sou. Il n’est pas revenu. Et Papa Awid, le roi des filous, qui trouvait son compte jusque dans les banqueroutes, est-ce que quelqu’un sait où il est à l’heure qu’il est ? Y avait pas plus calculateur que lui. Il mettait jamais le pied quelque part sans avoir passé au peigne fin les alentours. Il était capable de traverser un champ de mines les yeux fermés. Eh ben, il s’est fait avoir comme un novice, lui aussi… Et la Chouette ? C’était un coriace, la Chouette. Il avait fait la caserne, la taule, le bagne. Il avait tout connu et survécu à toutes les vacheries. Même le Pacha le respectait. Pfuit ! volatilisé… Où c’qu’ils sont tous passés, tiens ? Tu peux me dire c’qu’ils sont devenus ?…
— Le Boiteux est parti à cause de Dib, lui signale Junior.
— C’est faux. Le Boiteux était parti s’approvisionner dans les poubelles de rupins et comptait revenir à la base. C’était pas son genre de laisser tomber les potes.
— Si, il en avait sa claque de Dib et il était parti pour de bon. Il disait qu’il préférerait vivre au milieu d’une meute d’hyènes qu’à proximité d’un saligaud.
— Et Babay, tiens. C’était un chic type, Babay. Le plus gentil cordonnier de la Terre. Il était allé en ville chercher de la glu et des clous pour nos chaussures. Juste de la glu et des clous. Il ne demandait pas la lune, putain ! Il est pas revenu, et depuis nos savates prennent l’eau et on est obligés de rafistoler nos semelles avec des bouts de lacet… Non, Junior, la ville, c’est pas pour nous. Nous, on n’a peut-être pas de la classe, mais on a de la fierté… Ach est poète ; et un poète, ça divague quelquefois et ça s’en rend pas compte.
— J’ai envie d’une vraie maison, supplie Junior comme si le bonheur en entier dépendait du seul consentement de Bliss.
— Y a rien pour toi, là-bas. Ta place est ici. C’est ici que t’as des amis. La ville, c’est un colis piégé, un pays ennemi.
— Ach dit que lorsqu’on a une famille, le reste, c’est du toc.
— Alors pourquoi il retourne pas là-bas, lui d’abord, pour voir ? Pourquoi il reste là pendant qu’il t’expédie dans cette jungle en béton, toi qu’as pas plus de jugeote qu’une carpe affamée ?
Junior se gratte énergiquement derrière l’oreille. La pertinence des remarques de Bliss le renvoie vers le Musicien.
— C’est vrai, Ach. Pourquoi tu y retournes pas ?
— J’suis trop vieux.
Cela suffit pour chasser le doute chez Junior qui, de nouveau enthousiasmé, s’enquiert :
— T’es sûr que ma vie va changer ?
— Puisque je te le dis.
Junior ne se le fait pas répéter une fois de plus, au grand dam de Bliss.
Bliss refuse d’abdiquer. Il se penche sur le Musicien et lui crie :
— Trop vieux ?… Trop facile ! T’es même pas fichu de trouver une dérobade qui vaille la peine. À croire que tu t’es levé, le matin, en oubliant une bonne partie de ton crâne sur l’oreiller. Ton discours est naze et tes raccourcis aussi nuls que tes histoires à l’eau d’rose.
— Casse-toi, oiseau de mauvais augure.
— C’est fou comme t’as régressé, Ach. Je te croyais plus digne. Plus inspiré. Une maison où il fait chaud au cœur, et une femme brioche qui fondrait sur le bout de la langue, et des mômes qu’on prend par la main en fin de semaine… que du bonheur à portée de n’importe quelle bourse. Comme s’il suffisait de se servir…
Ach lui tourne le dos et, d’une main hautaine, le chasse.
Bliss le contourne pour se mettre en face de lui. Il le charge.
— Où t’es allé chercher tout ça ? Quand t’as une famille, tu te fous du monde entier. Sans blague ? La femme, c’est tout. Ah bon ? L’amour est une tuile. T’as p’t-être pas tort, là-dessus. Ça s’invente comment, l’amour, tiens ? À partir de quelle recette ?… Et puis quoi encore ?… Tu parles d’une révélation !… Même un moutard avec deux doigts dans le nez ne te prendrait pas au sérieux.
Ach pivotant de nouveau sur son postérieur, Bliss se rabat sur Junior.
— Il te refile du réchauffé, mon p’tit gars. Ça ne se passe pas comme ça. Ce vieux grigou déphasé te conte fleurette. Il radote.
Junior est déjà ailleurs, cramponné à son horizon flambant neuf pavoisé de guirlandes alléchantes et de promesses. Il porte ses mains à ses oreilles pour signifier à Bliss qu’il s’interdit de l’écouter et tournoie sur lui-même afin d’esquiver les bras décharnés qui tentent de le convaincre. Sa décision prise, il se sent prêt à résister aux bourrasques, à supplanter le mauvais œil et les envieux, à briser les amarres qui l’empêcheraient de courir ventre à terre vers un ciel où les gens fleurent le jasmin, où les jours sont forcément différents, où l’on a droit à l’erreur, où il fait tellement bon vivre que l’on voudrait devenir éternel…