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Il a plu durant la nuit, et le toit du panier à salade qui sert de taudis à Ach et à Junior a cédé, déversant sur les deux dormeurs des trombes d’eau. Ach était fou furieux. Il a râlé à s’arracher la glotte sans pour autant chercher à se mettre à l’abri. Ach, quand il roupille, aucune grue ne pourrait le déplacer. Mais dès les aurores, trempé jusqu’aux os, il a passé au peigne fin le toit du fourgon et a fini par localiser une méchante fissure qui s’étend d’un bout à l’autre de la tôle. N’ayant ni chalumeau ni fer à souder, et pas la moindre idée pour colmater la brèche, il a foutu Junior dehors afin de pouvoir réfléchir à tête reposée.
Junior est allé se morfondre sur la plage jusqu’au lever du soleil, ensuite, sans s’en rendre compte, il s’est surpris en train de flemmarder du côté de la jetée. Il s’est dit pourquoi ne pas se joindre au Pacha et à sa clique. Bien que râleurs et imprévisibles, il leur arrive d’être fréquentables lorsqu’ils daignent s’en donner la peine. Et puis, ils ont toujours été corrects avec lui. Quand ils ne l’invitent pas à casser la croûte, ils l’abreuvent d’un tord-boyaux à rendre dingue une bourrique… Bien sûr, Ach ne serait pas d’accord. Il n’aime pas voir son protégé traîner avec ce ramassis de prédateurs sans principes ni code de conduite, ces faux-culs qui se targuent d’être d’authentiques marginaux ayant définitivement divorcé d’avec la civilisation et qui ne se gênent pas pour écumer les poubelles ennemies à la périphérie de la ville… Mais Ach se méfierait de sa propre ombre. Il est tout le temps à chercher des poux aux chauves, et Junior est fatigué de l’avoir sans arrêt sur le dos.
Ce matin, la bande se terre dans son trou, entremêlée dans un sommeil comateux, et ronfle comme des porcs empiffrés, ivre de délires et d’empuantissement.
Dans ses « quartiers » – une vaste guitoune à base de sacs de jute et de bâches que l’on appelle pompeusement le Palais –, le Pacha, qui est le chef parce qu’il gueule plus fort que le tonnerre, est couché sur le dos, son souffre-douleur Pipo tendrement blotti contre lui. Les autres se recroquevillent çà et là, plus morts que vrais…
Seul Négus se tient droit sur ses pattes de gnome, la tronche à moitié avalée par un casque de combat, promenant un œil écœuré sur la porcherie.
Négus n’est pas commode pour un sou. Autrefois, il rêvait de s’engager dans l’armée, brûler les échelons de la hiérarchie à la vitesse d’une météorite, faire sauter quelques cervelles récalcitrantes pour calmer la concurrence puis, à la tête d’un état-major aussi dévoué que terrorisé, créer une situation de guerre à partir de n’importe quel fait divers et lancer ses troupes à la dévastation du monde. Il s’imaginait sur son cheval blanc, le casque brodé d’or et d’argent, la poitrine croulante de médailles et la figure rutilante de fureur et de soif de conquête, incendiant les capitales désertées, ravageant les plaines et les vallées, mettant à feu et à sang les montagnes et les champs, et à genoux les souverains et les nations. Rien d’autre ne l’éblouissait autant que ces fresques extatiques qui le tenaient en haleine de jour comme de nuit… Il lui suffisait de fermer les yeux sur ses projections funestes pour que, d’un coup, des clameurs explosent à ses tempes tandis qu’il s’élevait dans les airs tel un moine en lévitation… Mais Négus est à peine plus haut qu’une baïonnette et aucune caserne n’a voulu de lui. Après avoir essuyé un tas d’éliminations systématiques lors des innombrables campagnes de recrutement auxquelles il s’était présenté, il dégringola dans sa propre estime, sombra dans des beuveries minables puis, fatigué des rafles et des moqueries des putains, il se rabattit sur le terrain vague où toutes les hontes sont bues comme sont tus les plus horribles secrets.
En vérité, Négus n’a pas renoncé à ses ambitions de dictateur. Depuis qu’il a trouvé ce maudit casque rouillé sur la plage, il a renoué avec ses fantasmes et passe le plus clair de son temps à former des bataillons imaginaires et à leur botter le cul dans la pestilence hallucinatoire des décharges publiques. Il avait même élevé un chiot au rang de caporal avant de le limoger pour insubordination caractérisée.
Junior craint Négus. D’ailleurs tout le monde craint Négus. Maigre et noir comme un clou, moche comme un pou, Négus est malin à tenir à distance un contingent de singes. Lorsqu’il a une dent contre quelqu’un, il ne le lâche plus. La rancune tenace, les coups bas imparables, malheur à l’imprudent qui se mettrait en travers de son chemin. Le Pacha en personne le redoute. Quand ce dernier l’engueule, Négus ne réagit pas ; il se contente de dire « d’accord » en se retirant ténébreusement, mais son « d’accord » reste planté à l’endroit où il se tenait, tel un mauvais présage. Il a une façon de le prononcer qui donne la chair de poule, si bien que le Pacha est obligé de lui courir après pour l’amadouer.
Junior n’aime pas être seul avec Négus. Ce dernier est capable de l’emmener derrière le dépotoir et de le faire marcher au pas cadencé jusqu’à ce qu’il tombe dans les pommes. Ensuite, il l’obligerait à tirer avec des bouts de bâton sur des cibles fictives, à ramper sous les balles ennemies et à donner l’assaut tous azimuts. Il pourrait même le traduire en cour martiale et le passer par les armes.
Pour rebrousser chemin en douce, Junior feint de se rappeler une urgence, se frappe le front avec le plat de la main, pivote sur ses talons et file ventre à terre vers la plage. Une fois hors de portée d’un ordre ou d’une sommation, il s’arrête pour reprendre son souffle, plié en deux, la poitrine saturée et la gorge en feu.
— T’as le diable aux trousses ? lui demande Haroun le Sourd qui passe par là, nu comme un ver, son caleçon à la main.
— Non.
— Alors pourquoi tu détales à cette allure ?
— T’es à poil, Haroun, dit Junior pour changer de sujet.
— C’est à cause des morpions. Y en a au moins un million dans ma culotte… Moi, je me rappelle très bien, j’ai dormi avec ma culotte. J’suis catégorique. Et ce matin, je me réveille, et j’suis tout nu. C’est vrai que l’orage a pété les plombs durant la nuit, que le vent a dépassé les bornes, mais rien dans mon terrier n’a bougé. J’ai pas compris pourquoi j’avais plus ma culotte sur moi ni pourquoi elle traînait par terre. Ce n’est qu’en la ramassant que j’ai pigé. Ça grouille là-dedans. T’es libre de ne pas me croire, Junior, mais c’sont bien les morpions en se déplaçant qui m’ont retiré ma culotte.
— Ils voulaient faire quoi avec ?
— Je leur ai pas demandé, grogne Haroun irrité par l’ineptie de la question.
Et il gravit une dune pour contourner la barrière rocheuse.
— Où tu vas, Haroun ?
— Je cherche une fourmilière.
— Pour quoi faire ?
— Tu comprendras après.
Les deux hommes pataugent dans les monticules d’ordures gorgés d’eau de pluie, ensuite ils débouchent sur la plage en train de fumer sous le soleil. Haroun regarde par terre en remuant les herbes avec un bout de roseau. Junior le suit de très près en essayant de deviner ce que le Sourd a derrière la tête.
Ils tombent enfin sur une fourmilière.
Haroun s’accroupit et observe de minuscules fourmis noires en train de s’affairer frénétiquement autour de leur repaire.
— Elles sont trop petites, constate Haroun en se relevant.
Ils cherchent encore, et encore, tombent sur des trous infestés de bestioles effarouchées. Un moment, fatigué, Junior songe à retourner auprès du Musicien, mais sa curiosité l’en dissuade.
— Tiens, y en a une qui me paraît convenable, dit enfin Haroun en s’affaissant devant une agitation effrénée de fourmis rouges autour d’un furoncle de sable.
Il étale aussitôt son caleçon à proximité de la fourmilière et attend. Rapidement, les fourmis rouges investissent le sous-vêtement. Au bout d’un va-et-vient vertigineux, Haroun se détend et, subjugué, il se met à se trémousser d’aise.
— Tu vas voir, Junior. Ces braves fourmis vont mettre moins de temps à assainir mon slip que les services d’hygiène à dératiser une cave. Tiens, en voilà deux qui embarquent un morpion manu militari, ajoute-t-il extasié en montrant du doigt une curieuse empoignade livrée par un groupe de fourmis rouges à un pou boursouflé.
— Purée ! admet Junior émerveillé par le spectacle. Même Ach, qui sait tout, n’aurait pas eu une idée pareille.
Haroun ne l’écoute plus. Il est fasciné par les fourmis rouges s’engouffrant dans les replis du caleçon et délogeant méthodiquement la colonie de morpions qui s’y est établie. Le ballet s’intensifie au fur et à mesure que l’offensive rapporte ; bientôt des caravanes de fourmis rouges chargées de captifs se mettent à converger victorieusement droit sur la fourmilière.
— En moins de deux, elles auront tout ratissé. Elles emporteront jusqu’aux larves. Et après, j’aurai plus qu’à secouer ma culotte avant de l’enfiler.
— Juuunioooor !
Les deux hommes redressent la tête. Ach vient de surgir sur le Grand Rocher. Il agite ses bras à la manière d’un moulin à vent.
— Il peut pas te lâcher une seconde, ce guignol ?
— C’est pour mon bien, dit Junior avec gratitude.
— Il te colle trop, si tu veux mon avis. C’est mauvais. T’es pas son ombre.
— Ach veille sur moi. J’ai beaucoup, beaucoup de chance, ici. Ailleurs, on me ferait pas d’cadeau.
— C’est lui qui te bourre le crâne avec ces foutaises ?
— C’est pas des foutaises. C’est la vérité plus vraie que la sainte vérité.
Junior se relève et adresse de vastes signes au Musicien pour lui signifier qu’il arrive. Avant de prendre congé de Haroun, il se penche sur le ballet des fourmis rouges et confie :
— Je me demandais à quoi ça sert les fourmis. Maintenant, je sais.
Ach montre fièrement le travail qu’il a accompli pour colmater la fissure dans le toit de la « maison » – un panier à salade rouillé et désossé, aux sièges arrachés, sans tableau de bord ni portières : il a étalé une vieille bâche sur la toiture du fourgon qu’il a ensuite jonchée de grosses pierres, de pneus décharnés et de barres de fer pour l’empêcher de s’envoler.
— Ça te va comme ça, Junior ?
— Ouais…
— Maintenant, ferme les yeux et suis-moi.
— Cette fois, tu risques pas de me doubler, dit Junior avec suffisance. Comment veux-tu que je te suive les yeux fermés ?
— C’est pas un piège à cons, Junior. J’ai une surprise pour toi.
— Oui, mais ça dit pas comment je vais te suivre avec les yeux fermés, s’entête Junior, ragaillardi par sa présence d’esprit.
— Très bien, reconnaît Ach. Donne-moi la main si t’as pas confiance.
Sans attendre la permission de son protégé, Ach saisit Junior par le poignet et le conduit derrière le fourgon.
— Maintenant ouvre les yeux.
— Wahou ! s’écrie Junior en découvrant une petite tente presque intacte dressée à l’ombre du fourgon ; une belle tente de camping à deux places, toute jaune, joliment déployée dans la « cour ».
— Ce sera notre résidence d’été, décrète Ach avec fatuité. Quand il fait beau, on peut s’y installer. On fichera nos coudes dans le sable, on allongera les jambes plus loin que notre regard et on passera notre temps à remuer nos orteils au soleil. On s’la coulera douce jusqu’à se prendre pour une source.
Junior est aux anges.
— Tu l’as achetée où ?
La figure d’Ach se désintègre. Son sourire et son enthousiasme s’estompent d’un coup, remplacés par une expression outragée.
— Acheter, Junior ?
— Ben…
Ach porte ses poings à ses hanches, fortement vexé.
— Acheter, c’est pas dans nos habitudes. C’est une hérésie, un acte contre nature. Tu dois proscrire ce mot de ton esprit, le gommer de ta mémoire, le conjurer. C’est pas un mot pour nous, Junior. Combien de fois faut-il te le rappeler ?
— Ben…
— Y a pas de ben qui tienne. À quoi ça sert un enseignement si on ne le retient pas ?… Dis voir, d’abord, c’est quoi la vraie liberté, Junior ?
— C’est ne…
— Non, dis toute la phrase, depuis le début.
— La vraie liberté est ne rien devoir à personne, récite solennellement Junior.
— Et la vraie richesse ?
— La vraie richesse est ne rien attendre des autres.
Satisfait, Ach se décomprime un tantinet. Il assène :
— Un Horr n’achète pas puisqu’il vit sans le sou. Il prend ce que le hasard lui propose… Un Horr se sert avec modération, sans calcul et sans intérêt. La frugalité est sa singularité… Qu’est-ce qu’il fait un Horr quand il tombe sur un billet de banque, Junior ?
— Il lui crache dessus, Ach.
— Pourquoi un Horr crache-t-il sur un billet de banque, Junior ?
— Parce que l’argent est source de tous les malheurs, Ach.
— Tout à fait, Junior. L’argent est la plus vilaine des vacheries. Quand tu le sers, il te dérobe les yeux ; et quand il te sert, il te confisque le cœur. Ce que tu gagnes d’une main, tu le gâches de l’autre. Ça t’appauvrit à ton insu, t’ampute de tes vrais potes et te greffe des profiteurs en guise de prothèse. Comme un sablier, il te vide pendant qu’il te remplit…
— Ça va, Ach, tu vas pas encore m’embarber avec tes histoires de sainteté… C’était juste une question. Si, chaque fois que je te demande quelque chose, je dois me faire taper sur les doigts, je mettrai un bâillon sur la bouche et puis c’est tout. J’ai pas demandé la mer à boire, quand même.
Ach s’assagit. C’est bien d’être à cheval sur les principes, mais il faut savoir mettre pied à terre de temps en temps.
Il passe l’éponge et emprunte un autre ton.
— Cette tente, c’est le hasard qui l’a déposée sur mon chemin. J’étais sur la décharge en train de chercher de quoi réparer le toit de la maison quand je la trouve dans son sac marin, placée là à mon attention, comme si le bon Dieu, pour s’excuser de nous avoir arrosés durant la nuit, voulait se racheter… Elle est pas jolie ?
— Elle est jolie, concède Junior d’une petite voix.
— On vivra dedans comme des nababs. Seuls, toi et moi, bien couchés sur le dos, le nez dans le ciel et les orteils au soleil. Et personne ne viendra nous faire chier. On sera les rois du monde.
— Tu disais qu’on se fout du monde entier, Ach. Dieu le Père, j’veux bien, mais rois des gens qu’on blaire pas…
— C’est juste une expression, Junior. Si elle te convient pas, je la retire. L’important est qu’à deux, dans cette tente, on va s’éclater à ne rien foutre, et on sera mieux lotis que tous les veinards de la Terre… T’es content, Junior ?
— Ouais, très…
— Eh bien, si t’es content, je le suis aussi. Il faut que tu te visses ceci dans le crâne : ici, c’est notre Olympe, et t’es ma part d’éternité. À nous deux, nous sommes le monde. T’es l’œil qui me manque, je suis la raison qui te fait défaut. Alors, s’il te plaît, tâche de ne pas trop t’éloigner. Je parie que t’es allé sur la jetée, ce matin. Que tu t’affiches avec Haroun, ça passe, c’est un Horr. Mais que tu te mêles aux gars de la jetée, qui font le contraire de ce qu’ils promettent, qui crachent sur la ville et qui se gênent pas de fouiller dans ses poubelles, ça, c’est pas réglo. Ces zigotos sont capables de t’entraîner avec eux jusqu’en ville et…
— J’irai jamais en ville, tranche Junior comme s’il prêtait serment. J’suis pas fou. Ici, c’est ma patrie. J’fais avec, j’fais sans, c’est pas important. Ici, j’suis Dieu le Père si je veux. Et maintenant qu’on a une tente qui en plus est jolie à regarder, le reste, c’est ni mes oignons ni mon problème.
— Juré, Junior ?
— Un Horr, c’est comme un canon. Lorsqu’il donne du ton, il revient point sur sa parole.
Attendri et heureux à la fois, Ach prend son protégé à bras-le-corps et le serre fortement contre lui.