5

Ach est intrigué.

Le soleil est punaisé à ras l’horizon, et il ne se passe rien sur la jetée.

D’habitude, à cette heure-ci, on peut entendre les cris de sommation de Négus et entrevoir quelques silhouettes indolentes en train de se prendre pour des ombres chinoises.

Or, c’est le calme plat.

Ach a beau scruter les parages, il n’y décèle aucun signe rassurant.

— C’est pas normal, dit-il.

— Qu’est-ce qui s’passe ? fait Junior du fond du fourgon.

— On dirait que les gars de la jetée ont foutu le camp.

— Ils sont peut-être en train de pioncer.

— Pas à cette heure-ci.

Junior aperçoit la petite gueule fuselée d’une souris sous le réchaud à pétrole. Il s’aplatit davantage sur sa couche pour l’observer, mais l’animal s’éclipse, renversant dans son repli une vieille boîte de conserve vide que le Musicien utilise comme gobelet.

Ach marche jusqu’à la barrière rocheuse, grimpe sur une dune et, la main en visière, surveille la jetée qui évoque un territoire sinistré.

— C’est pas normal, répète-t-il, de plus en plus inquiet.

Le matin, Mama, qui fait bande à part derrière le dépotoir, a quitté sa réserve, Mimosa, son vieux compagnon, entassé sur une brouette. Mimosa est un soûlard permanent qui fait régulièrement sur lui. Mama est obligée de le transporter jusqu’à la plage pour le nettoyer. Elle le jette dans l’eau, le remue dans tous les sens, manquant parfois de le noyer, ensuite, elle le traîne par les pieds sur le sable et l’étend sur les rochers. Elle revient le chercher tard dans l’après-midi, une fois qu’il a séché au soleil.

Hormis le petit manège de Mama, il ne se passe rien sur la plage ni sur la jetée. Un moment, Ach a songé à aller demander de quoi il retourne à Mama, mais il a craint de l’indisposer. Mama est un bout de sucre ; on la mettrait dans un verre d’eau qu’elle fondrait, sauf qu’elle est un peu parano. On lui demanderait l’heure qu’il est qu’elle y décèlerait une insinuation désobligeante et, après, on ne pourrait plus l’arrêter. Ach l’appelle « la boîte de Pandore ». La meilleure façon de la garder fermée est de ne pas lui adresser la parole.

— Et si on sortait notre tente dans la cour, Ach ? propose Junior. On fichera nos coudes dans le sable et on remuera nos orteils au soleil…

— Il va bientôt faire nuit.

— C’est pas un empêchement.

— Sans blague ! Tu comptes remuer comment tes orteils au soleil dans le noir, Junior ?

Junior se frappe le front avec le plat de la main.

— C’est vrai, c’que j’suis con.

— T’es pas con, Junior. Tu oublies seulement de réfléchir avant de parler.

Junior opine du chef.

— T’as raison… Comment tu fais, toi, pour réfléchir dans la seconde où tu parles ? J’ai jamais réussi, moi.

— Ça va venir avec l’âge… Tu peux te rendre utile ?

— Ça dépend.

— J’aimerais que tu ailles jeter un œil chez le Pacha.

Junior éclate de rire.

— Tu me feras pas marcher cette fois, Ach.

— C’est très sérieux. Il se passe des trucs louches sur la jetée.

Junior se met sur son séant et commence à gamberger en s’aidant de ses doigts. Ses sourcils montent et descendent sur son front à force de concentration. Depuis qu’il s’est fait avoir avec cette histoire de « main-poing » – dont il n’a toujours pas déchiffré le code – il se tient sur ses gardes.

— Attends, attends, dit-il, y a quelque chose qui coince, là. Tu m’interdis de traîner avec ces faux jetons, et maintenant tu veux que j’aille voir ce qui cloche chez eux.

Ach vient se mettre en face de la portière.

Junior lit dans l’œil sain du Musicien de la sévérité. À contrecœur, il enfile ses savates et sort du fourgon en prenant soin de s’écarter ostensiblement du Musicien.

— C’est pas régulier, proteste-t-il. Tu me tends un hameçon, et quand je refuse de mordre dedans, tu me forces la main.

Et il dévale la dune, à petits pas, certain d’entendre le Musicien pouffer dans son dos. Ach ne pouffe pas. Junior atteint la barrière rocheuse sans être rappelé. Il continue de s’éloigner et ne décide de relever la tête qu’une fois de l’autre côté du dépotoir. Lorsqu’il arrive à la hauteur de la hutte de Mama, il s’aperçoit qu’il a oublié les raisons qui l’ont conduit de ce côté du terrain vague. Mama, qui était en train de savonner vertement son vieux compagnon, rentre aussitôt chez elle, signifiant à l’intrus qu’elle n’est là pour personne. Quant à Mimosa, il gît à proximité de la hutte, tel un bonhomme en chiffons.

Junior se souvient qu’il doit aller voir ce qui se trame sur la jetée, rebrousse chemin jusqu’à la plage, emprunte un raccourci à travers les rochers nains que les vagues tourmentent. Le vent, à cet endroit, rugit comme une meute d’hydres éplorées. Junior doit se cramponner aux pierres pour ne pas perdre pied.

Il débouche sur la crique et, là, il surprend Clovis juché sur un énorme galet en train de regarder tranquillement Haroun le Sourd barbotant dans les flots tumultueux. Ce dernier est ballotté avec une rare férocité ; on ne voit que sa tête noire au milieu de l’écume en ébullition.

— Mais il est en train de se noyer, s’écrie Junior en portant ses mains à ses tempes dans un geste d’effroi.

Clovis hausse les épaules, arc-bouté contre ses genoux, pareil à un ogre penché sur son festin.

— Je lui ai dit de ne pas y aller, se justifie-t-il sur un ton monocorde.

— Qu’est-ce qu’il fiche là-dedans ?

— Il voulait récupérer des oursins. Je lui ai dit que c’était pas une bonne idée avec la tempête qui se lève, il ne m’a pas écouté.

Haroun tente désespérément d’atteindre le récif, mais les vagues tourbillonnantes l’entraînent vers le fond. De temps à autre, des ressacs le catapultent à travers une multitude de gerbes blanches contre les rochers et, avant que le pauvre diable ne trouve un support pour se hisser sur la terre ferme, les flots se replient et le ramènent au milieu de leur furie.

Junior s’assoit à côté du géant et, tous les deux, comme devant un fait accompli, ils assistent à la noyade de leur voisin.

— Tu penses pas qu’il faudrait le sortir de là ? s’enquiert Junior.

— J’ai peur de l’eau, dit simplement Clovis.

— Moi aussi… Il est en train de se noyer depuis longtemps ?

— Ça fait déjà une bonne plombe. Pourtant, il sait très bien qu’il fait pas le poids devant cette mer démontée. Au lieu d’en finir, il s’entête. J’espère qu’on va pas y passer la nuit. J’ai pas que ça à faire.

— M’est avis qu’il faut aller chercher de l’aide.

— Ça servirait à rien. Il écoutera personne. Et puis, tous les gars sont partis à la recherche de Pipo.

— Qu’est-ce qu’il est arrivé à Pipo ?

— Il est pas rentré de la ville.

— C’est pas un endroit pour nous, la ville.

— Le Pacha pense qu’il est arrivé malheur à Pipo, et ils sont tous partis à sa recherche. Y a que Négus qui est resté sur la jetée. Négus a dit qu’il faut quelqu’un pour garder la base. Il est en embuscade, là-haut. Il a failli me faire la peau parce que j’avais pas le mot de passe.

Junior acquiesce de la tête et, tous les deux, ils se remettent à observer la détresse de Haroun qui ne se bat presque plus tant il est lessivé.

— Pourquoi il fait que des conneries, Haroun ? dit Junior.

Clovis ne répond pas. Il étale ses larges mains replètes et velues sur ses genoux, contracte les épaules et fixe patiemment le naufragé, décidé à ne plus rien dire jusqu’à ce que Haroun disparaisse pour de bon de la surface des flots.

Une vague plus grosse que les précédentes arrive de très loin, dans un roulement mécanique spectaculaire, domine le large au point de cacher l’horizon et se met à déferler lourdement sur le rivage. On dirait une interminable muraille mouvante déterminée à raser tout sur son passage. Elle monte, monte, engrossée de fiel et de vertige. Soudain, elle se dégonfle à quelques brasses de la crique et s’affaisse lamentablement, semblable à la montagne accouchant d’une souris. Dans un ultime soubresaut d’orgueil, elle tente de se reprendre en main, happe Haroun au passage, le soulève si haut qu’il lui échappe de la crête et tombe sur les rochers. Lorsqu’elle se retire, bredouille et ridicule, le naufragé reste accroché au récif, disloqué et sonné, et ne remue plus. D’autres vagues rappliquent pour le reprendre, giclent furieusement dans les anfractuosités et ne parviennent qu’à l’éclabousser par endroits.

— Même la mer ne veut pas de lui, dit Clovis avec dégoût en se levant.

Sur ce, il remonte jusqu’au sommet de la colline et disparaît.

Resté seul, Junior continue d’observer Haroun qui ne bouge pas, puis il se souvient que la nuit ne va pas tarder et se dépêche de rejoindre Ach qui doit s’impatienter.